Ce portfolio tiré d’une enquête menée par Rémi de Bercegol et Shankare Gowda s’intéresse au recyclage informel des déchets en Inde. A travers des exemples photographiques pris à Delhi au mois de Janvier 2016, les deux chercheurs illustrent l’importance économique, l’inventivité technique et la vitalité sociale d’un secteur disqualifié malgré les possibles environnementaux et sociaux qu’il recèle.

Puissance désormais incontournable sur la scène internationale, avec un taux de croissance à faire pâlir d’envie les pays européens, l’Inde peine à contrôler les effets pervers d’un développement économique rapide sur son environnement urbain. Contribuant à 60-65% du PIB, les villes sont les vitrines du pays mais croulent littéralement sous leurs déchets. Il est ainsi estimé que les volumes à traiter dépassent les 125 000 tonnes par jour et, à Delhi par exemple, ce ne sont pas moins de 9000 à 10 000 tonnes qui doivent être gérées quotidiennement par la municipalité. Or, la capitale de l’Inde, peuplée de plus de 16 millions d’habitant·e·s en 2011, manque cruellement d’espace pour le traitement de ces immenses volumes de déchets. Depuis 1975, une vingtaine de décharges y ont déjà été fermées. En 2014, quatre grandes décharges restent en activité, dont trois sont surexploitées et ont déjà largement dépassé leur durée de vie (de dix à vingt années), créant de véritables montagnes de déchets de plusieurs mètres de hauteur. Dans ce contexte, les technologies d’incinération des déchets apparaissent comme une panacée d’autant plus salvatrice qu’elles permettent en plus une valorisation énergétique avec la production d’électricité issue de la combustion des matériaux. Le gouvernement a donc récemment fait appel à des entreprises privées pour gérer trois nouvelles usines de déchets-énergie. Mais ces technologies, d’inspiration occidentale, restent controversées à Delhi. D’une part, en termes environnementaux, elles produisent d’importants rejets atmosphériques et risquent encore d‘aggraver une situation sanitaire déjà catastrophique (la concentration de particules fines – moins de 2,5 microns – étant déjà près de 15 fois supérieure aux normes de l’OMS). D’autre part, en termes techniques, les déchets entrants sont en majorité  biodégradables car une partie des meilleurs combustibles de type papier et plastique sont récupérés informellement en amont. La faible valeur calorifique qui en découle amoindrit leur potentiel énergétique.

Cette stratégie de l’incinération rentre directement en concurrence avec le recyclage des déchets, une alternative encore peu reconnue à Delhi comme dans d’autres villes indiennes. Améliorer l’efficacité et les conditions de travail de ce recyclage pourrait pourtant fortement contribuer à réduire la masse des déchets. Désormais en concurrence avec les entreprises privées de collecte et d’incinération, le secteur continue tant bien que mal à récupérer et à retraiter de grandes quantités de matériaux papiers, plastiques, verres et métaux. Chintan, une ONG de défense des ramasseur·se·s informel·le·s à Delhi estime ainsi qu’en évitant la mise en décharge, le secteur ferait économiser 4 millions de dollars à la municipalité et contribuerait à réduire les émissions de carbone à hauteur de 900 000 tonnes de Co2 par an. Difficilement quantifiables, il est estimé qu’un minimum de 50 000 travailleur·se·s informel·le·s parcourent quotidiennement la ville pour récupérer une quarantaine de kilos chacun·e, soit au moins 2000 tonnes en moyenne par jour. A cela s’ajoute encore une partie des volumes des déchets des zones industrielles de la ville et parfois même des États voisins. Une régularisation et un soutien adéquat (avec un tri à la source) pourraient encore nettement augmenter les masses de matériaux potentiellement recyclables. De plus, une meilleure intégration du secteur garantirait l’emploi et les conditions d’activité de ses travailleur·se·s, du·de la ramasseur·se en bas de la chaine à l’industriel·le en haut de la pyramide, en passant par toute la myriade de métiers, spécialisés dans la collecte, le triage, la revente, le nettoyage, le broyage, la transformation des matériaux.

Dans un pays marqué par de très fortes inégalités, la structuration complexe de cette chaine proto-industrielle de valorisation reste un véritable pourvoyeur d’emplois. Il s’agit d’une ressource première pour de très nombreux·ses travailleur·se·s qui en dépendent directement, impliqué·e·s aux différents niveaux de la collecte au tri en passant par les multiples étapes de transformation des matériaux. Cette économie de la récupération assure ainsi un revenu de base à des centaines de milliers de familles et alimente in fine en bout de chaine les industries formelles de production de biens de consommations. Il faut donc dépasser l’image misérabiliste d’un secteur, certes imparfait à bien des égards, car sa relégation dans l’informalité tend à favoriser des situations d’exploitation parfois brutale, qu’elles profitent aux « patrons » informel·le·s ou formel·le·s, parce qu’il offre aussi une solution à la fois sociale et environnementale au problème majeur de la gestion des déchets.

La collecte

Hanuman Mandir (au centre de South Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Hanuman Mandir (au centre de South Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

La base du recyclage informel repose sur la tournée matinale des ragpickers qui, à l’aide de charrettes à pédales (que l’on aperçoit sur cette photographie), sillonnent la ville chaque matin pour ramener au bidonville les déchets recyclables. Ce travail de collecte, non reconnu par la municipalité, peut néanmoins être rémunéré par les habitant·e·s qui le souhaitent, généralement entre 1€ et 1,5€ par mois et par foyer.

Le tri

Hanuman Mandir (au centre de Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Hanuman Mandir (au centre de Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

L’après-midi, les chiffonnier·ère·s trient la collecte matinale, séparant les matériaux selon leur type : papier, verres, plastiques, etc. Il·elle·s revendent ensuite les matériaux récupérés, comme cette chaussure en caoutchouc synthétique, à l’un des grossistes du bidonville. Les prix de rachat sont extrêmement variables selon les matériaux (1 roupies par bouteille de verre, 15 roupies le kilogramme de papier, etc.) mais permettent d’assurer un revenu journalier de 4 à 7 € en moyenne.

Tri des déchats plastiques et électroniques. Mundka, PVC market (nord est de Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

L’homogénéité

Okhla (au Sud de Delhi) , Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Okhla (au Sud de Delhi) , Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Les déchets sont ensuite revendus vers un autre centre de ségrégation hors du centre-ville. Là, des ouvrier·ère·s affinent peu à peu le tri des diverses cargaisons afin d’obtenir une homogénéité des matériaux comme le chargement de ce camion, composé exclusivement de chaussures récupérées à travers Delhi par les chiffonniers.

L’importance des volumes

Mundka, pvc market (nord-est de Delhi), Janvier 2016

Mundka, PVC market (nord-est de Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

La marge de revente des matériaux entre les différents ateliers d’affinage du tri ne dépasse pas 1 à 2 roupies en moyenne par kilogramme. Les entrepreneur·se·s doivent donc revendre de grosses quantités, de l’ordre de plusieurs tonnes par mois pour certain·e·s d’entre eux·lles, pour dégager un bénéfice. Cela aboutit à des volumes impressionnants, comme on peut le voir sur cette photographie de chaussures.

Un travail manuel

Mundka, pvc market (nord-est de Delhi), Janvier 2016

Mundka, PVC market (nord-est de Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Outre la collecte et le triage des déchets, le secteur repose sur une importante main d’œuvre qui retravaille et valorise les matériaux récupérés. A l’aide d’un simple morceau de verre aiguisé, cette ouvrière à Mundka, au nord-ouest de Delhi, s’affaire ici à séparer les semelles de caoutchouc (à droite sur la photographie) des lanières chaussures (à gauche).  Payée à la productivité, elle ne gagne qu’aux alentours de 300 à 400 roupies par jour selon les quantités de semelles récupérées.

La valorisation industrielle

Zone industrielle de Narela (nord de Delhi), janvier 2016

Zone industrielle de Narela (nord de Delhi), janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Lorsque le tri est suffisamment affiné, les déchets sont prêts à être transformés. Par exemple, la cargaison de semelles est amenée dans une usine de traitement d’une zone industrielle au Nord de Delhi. Là, le caoutchouc est broyé, lavé et refondu à l’aide d’une machine spéciale, que l’on aperçoit ici en arrière-plan. Les ouvrier·ère·s gagnent généralement aux alentours de 250 € par mois. Il·elle·s travaillent sans protection malgré les émanations toxiques et la dangerosité du travail.

Le produit recyclé

Zone industrielle de Narela (nord de Delhi), janvier 2016

Zone industrielle de Narela (nord de Delhi), janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Le produit final de transformation issu des semelles récupérées correspond à des granulés de caoutchouc synthétique (que l’on aperçoit au premier plan) auxquelles a été rajouté du carbone. L’entrepreneur revend ces granulés à des usines voisines de production de biens de consommation courante, fabriquant par exemple de nouvelles semelles. Le prix de revente de ce produit recyclé varie selon la demande et les variations des cours des matières premières. Le prix du caoutchouc synthétique a ainsi baissé de 10 centimes d’euros entre 2015 et 2016, consécutivement à la baisse du baril de pétrole.

La semelle de chaussure n’est qu’un exemple parmi de nombreux autres. Le recyclage à Delhi est une ressource économique importante pour les travailleur·se·s comme pour les industriel·le·s qu’il s’agisse du verre, du textile, du plastique, du métal ou encore de l’électronique.

Le verre

Okhla, janvier 2016

Okhla, janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Ce centre de ségrégation au Sud de Delhi est spécialisé dans le recyclage de bouteilles. Les ouvrier·ère·s trient les bouteilles selon leur marque, récupèrent les bouchons, retirent la bague et l’étiquette, les lavent et finissent par obtenir des sacs homogènes d’un même modèle de bouteille… qui seront revendus à l’usine d’embouteillement initiale. Les grandes marques de bière, de vin ou de whisky rachètent en effet leurs propres bouteilles qu’ils réutilisent, remplissent, empaquettent et revendent au consommateur.

Découpage des cols de bouteille. Okhla, janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Le textile

Okhla, janvier 2016

Okhla, janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Certains quartiers localisés près des zones industrielles bénéficient d’une spécialisation pour un type particulier de déchets. Par exemple, sur cette photographie, on aperçoit un atelier de récupération de chutes de tissus des usines de vêtements situées à proximité. Ce travailleur trie les textiles selon leur couleur et leur qualité avant de les revendre à une usine de retraitement, qui les effilera et les revendra à une chaine de production de vêtements.

Le plastique

Bophura (nord-est de Delhi)

Bophura (nord-est de Delhi) / Rémi de Bercegol

Dans cet atelier au nord de Delhi spécialisé dans le tri du plastique, le propriétaire vient d’acquérir une cargaison de déchets  plastiques d’une usine avoisinante, assurant une semaine de travail intense à ses deux employées. Pour assurer le traitement de volumes importants, les entrepreneur·se·s ne se limitent pas aux déchets domestiques et cherchent au contraire à accéder aux déchets industriels.

Le métal

Okhla (Sud de Delhi)

Okhla (Sud de Delhi) / Rémi de Bercegol

Les ferrailleur·se·s de Delhi récupèrent les différents types de métaux. Contrairement aux autres matériaux, le métal est moins facilement recyclable et nécessite de stocker des volumes importants avant de pouvoir être revendu. Là aussi, le prix des matériaux dépend du type de métal (on aperçoit sur la photographie deux catégories différentes) et est indexé sur le prix des matières premières.

Les déchets électroniques

Mundka, PVC market (nord est de Delhi), Janvier 2016

Mundka, PVC market (nord est de Delhi), Janvier 2016 / Rémi de Bercegol

Enfin, un nouveau marché en pleine expansion est celui de la récupération des déchets électroniques.  Les ouvrier·ère·s démembrent des déchets électroniques, séparant les différents éléments selon leur type (cuivre, plastique, etc.) et permettant ainsi d’homogénéiser peu à peu les matériaux. Un investissement de 1000 euros suffit pour acheter une cargaison de plusieurs tonnes de déchets, louer un espace de travail et employer quelques ouvrier·ère·s pour trier les différentes composantes des déchets récupérés.

Touchant tous types de matériaux, la récupération et la valorisation de l’ensemble de ces déchets pourrait assurer une meilleure durabilité dans le cycle production/consommation/réutilisation, limitant ainsi le recours aux matières premières. L’économie du recyclage des déchets à Delhi présente donc bien un potentiel réel d’utilité publique par ses impacts socio-environnementaux majeurs. La question de la prise en compte de ces travailleur·se·s est donc non seulement une question de justice sociale mais également de justice environnementale pour une gestion plus durable des déchets.