Le 20 novembre dernier, en votant à la quasi-unanimité[1] la prolongation pour trois mois[2] de l’état d’urgence décrété 6 jours plus tôt, le parlement français a signalé son fort soutien à la réaction militariste et sécuritaire du gouvernement face aux tueries du 13 novembre 2015. C’est la première fois depuis la guerre d’Algérie (lors des putschs de 1958 et 1961 à Alger) que l’état d’urgence est décrété en France sur tout le territoire métropolitain. Sa prorogation s’est accompagnée d’une révision du texte de la loi du 3 avril 1955 qui en détaillait les dispositions. Ces modifications ne se sont pas limitées au toilettage des références à l’Algérie. A l’exception de la suppression du contrôle des médias et de l’introduction du droit pour les parlementaires à être informé.e.s « sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence »[3]la loi de 2015 étend considérablement les pouvoirs accordés à l’exécutif.

La nouvelle loi permet désormais de dissoudre « par décret en conseil des ministres les associations ou groupements de fait qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent ». Ces dissolutions sont définitives et ne prennent pas fin à la levée de l’état d’urgence. La loi permet également le blocage des sites internet « faisant l’apologie » d’actes de terrorisme. Elle autorise les services de police lors des perquisitions à copier les données numériques saisies (ordinateurs, téléphones) et à les conserver même si celles-ci ne révèlent pas d’infraction.

L’assignation à résidence se retrouve alourdie d’injonctions supplémentaires[4]. Davantage de latitude est accordée à l’exécutif pour définir la nature de la « résidence », non plus « une circonscription territoriale ou une localité déterminée » (1955), mais « le lieu [que le ministre de l’intérieur] fixe » (2015). Une assignation peut frapper non plus  « toute personne (…) dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics » (1955),  mais « toute personne (…) à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » (2015).

Les peines encourues sont aggravées Les contrevenant.e.s ne risquent plus « un emprisonnement de huit jours à deux mois et [une] amende de 11 euros à 3 750 euros ou [l’une] de ces deux peines seulement » (1955), mais « six mois d’emprisonnement [et] 7 500 € d’amende » pour une violation de l’interdiction de circulation, de séjour ou de la fermeture d’un lieu public, « un an d’emprisonnement  [et]  15 000 € d’amende » pour le défaut de pointage au commissariat ou la violation de l’interdiction d’entrer en contact avec d’autres personnes, et « trois ans d’emprisonnement  [et] 45 000 € d’amende » pour une violation de l’assignation à résidence.

À l’horreur du massacre s’ajoute donc la fuite en avant dans la répression. De nombreuses voix se sont levées dès le début pour faire valoir que ces dispositions légales exceptionnelles ne serviraient pas tant à lutter contre le terrorisme qu’à museler la société civile. Les événements survenus depuis confirment en effet la manière dont l’exécutif se sert sans complexe de ces nouvelles dispositions  pour assommer toute contestation.

Interdiction et répression des manifestations, notamment celle du 22 novembre place de la Bastille à Paris en faveur des droits des migrant.e.s et celle du 29 novembre place de la République à Paris à l’occasion de la COP21  (317 garde à vues); 24 assignations à résidence prononcées contre des militant.e.s de la cause climatique (dont certaines assorties d’une obligation de pointer trois fois par jour au commissariat, comme c’est le cas pour Joël Domenjoud, membre de l’équipe juridique de la Coalition Climat 21); multiplication des perquisitions arbitraires et violentes; blocage de manifestant.e.s venu.e.s de province, comme la tracto-vélo de Notre Dame des Landes; expulsion ou refoulement à la frontière de nombreu.x.ses étranger.e.s; fermeture de l’Université Paris 7 où des étudiant.e.s voulaient organiser des rencontres autour du climat les 28-29 novembre; expulsion manu militari de militant.e.s du « salon du greenwashing » au Grand Palais le 4 décembre…. la liste des abus policiers s’allonge d’heure en heure.

Au lieu de « répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance » comme y invitait le premier ministre norvégien Jens Stoltenberg après la tuerie d’Utoya du 22 juillet 2011, les décideur.euse.s français.e.s ont donc choisi la voie de la répression. L’organisation d’élections dans un tel climat montre le peu de cas qui est fait par ces responsables de la voix de la société civile. A un moment où, comme le manifestent les résultats du premier tour des élections régionales, la classe politique au pouvoir fait l’objet d’une désaffection extrême (50% d’abstention, 28% des suffrages exprimés pour le Front National), l’état d’urgence est une façon commode de se protéger contre la critique citoyenne.

Les premières victimes de cette surenchère sécuritaire sont les minorités racisées: noir.e.s, arabes, Rroms, musulman.e.s., réfugié.e.s. La lecture quasi-exclusive qui est faite des événements du 13 novembre suppose que les attentats entretiennent un rapport évident avec l’islam. Le débat public, qui accorde au sujet de  « l’islam » une place hors de toute espèce de proportion et s’articule autour d’une distinction entre « musulman.e.s modéré.e.s » et « musulman.e.s radic.aux.ales », est ainsi violemment islamophobe. Les nombreux appels à l’unité nationale, la thématique omniprésente du « choc des civilisations » (y compris dans ses expressions les plus mièvres et consensuelles), la mobilisation d’une « laïcité » agressive et partisane dans les institutions publiques, la proposition de loi de déchoir les auteurs d’actes terroristes de leur nationalité française… sont autant de témoignages d’une progression de l’islamophobie en France.

Ce repli réactionnaire et sécuritaire contredit ouvertement la rhétorique dont ses champions se réclament. En réalité, les attaques du 13 novembre ont été des actes de guerre, un tragique rappel à la réalité des agissements impérialistes de la république française. Quelle politique mène la France au Moyen-Orient ? Le manichéisme illuminé des discours tranche avec la confusion complète qui règne sur le terrain des opérations. Pour le gouvernement, les crimes de guerre comme le bombardement de Raqqa font fonction de réflexion stratégique.

Ces développements politiques s’inscrivent dans la droite ligne du traitement inhumain infligé aux réfugié.e.s, dont le nombre est sans égal depuis la deuxième guerre mondiale. Les attentats du 13 novembre sont venus renforcer leur criminalisation et justifier une fermeture des frontières plus hermétique encore pour celles et ceux qui en grande partie fuient justement les exactions de l’État Islamique. Si des « valeurs » sont bel et bien attaquées, ce sont clairement celles d’ouverture et d’accueil, pourtant censées être au fondement du projet d’Union Européenne.

Nous refusons de cautionner ces choix parce que, aujourd’hui comme hier, rien ne peut justifier ni l’état d’urgence, ni la désignation d’un ennemi de l’intérieur, ni la guerre, ni la remise en cause du droit du sol, ni l’abandon de milliers de personnes sur les routes de l’exode. La levée de l’état d’urgence est nécessaire pour qu’un débat public ouvert ait lieu sur les raisons de ces attentats, seule condition pour qu’ils ne se reproduisent plus.

Le comité de rédaction de Mouvements

[1] Nombre de votants : 558 ; 551 pour ; 6 contre et 1 abstention. Les député.e.s ayant voté contre sont: Isabelle Attard (EELV), Sergio Coronado (EELV), Noël Mamère (EELV), Pouria Amirshahi (PS), Barbara Romagnan (PS), Gérard Sebaoun (PS).

[2] A compter du 26 novembre 2015.

[3] « L’Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l’état d’urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l’évaluation de ces mesures. »

[4] « Le ministre de l’intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence :

1° L’obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie (…),

2° La remise à ces services de son passeport ou de tout document justificatif de son identité (…), [l’interdiction] par le ministre de l’intérieur de se trouver en relation, directement ou indirectement, avec certaines personnes. »