Quoi, de la classe sociale ou du cadre bâti, conditionne davantage la vie des personnes? Ce qui est certain, c’est que le traitement du cadre urbain par les pouvoirs publics fait étrangement écho au degré de considération accordé à ses habitant.es, faisant dire à une militante des Groux : « Est-ce le bâti qui n’est pas beau, ou ses habitants? ». Cette imbrication, rendue fertile par la lutte, est particulièrement manifeste dans cet ouvrage issu d’un ensemble de trois collectifs : Alternatives pour des Projets Urbains Ici et à l’Internationale (APPUII), ; Tenaces ; Renaissance des Groux. Au fil des pages, on découvre d’autres collectifs et d’autres mouvements, notamment l’opposition au projet de la ZAC Ivry Confluences, dont le soutien par un collectif d’habitants, d’architectes et de chercheurs donnera lieu à la naissance d’APPUII en 2012 ; le collectif Habita! pour le quartier Quinta de Lage à Lisbonne, menacé par la construction d’un technopôle, ou encore le Collectif du 5 novembre – Noailles, né à la suite de l’effondrement de deux immeubles dans le centre-ville de Marseille. L’ouvrage se nourrit aussi d’exemples européens : service ambulant de soutien local créé au Portugal suite à la dictature, notion de sécurité sociale du logement présidant aux politiques publiques en matière de logement à Vienne, collectif Kraftwerk pour l’habitat partagé à Zurich, des histoires d’approches efficaces pour intégrer pleinement les habitant.es à la conception de leurs logements.
Ces multiples histoires convergent autour d’une lutte racontée de façon chronologique, celle de l’opposition des habitant.es à la démolition de la cité des Groux située à Fresnes, proche des projets promus par l’Agence nationale de renouvellement urbain (ANRU). La cité de Groux n’est pas de celles qui défrayent la chronique, mais un quartier banal et sans histoire, plein de vie et d’engagements divers, complètement à la merci de décisions de l’État. Le livre apparaît ainsi comme un porte-voix des territoires relégués, délaissés, contraints par la présence de grandes infrastructures de transports et d’équipements, d’où s’élève la parole des habitant.es invisibilisé.es ou diabolisé.es. Dans cet ouvrage, la parole est donnée à tous.tes et à chacun.e – militant.es associatif.ves et habitant.es, universitaires et architectes, employé.es et retraité.es – sur un pied d’égalité, sans sacraliser, hiérarchiser ou dévaloriser qui que ce soit, à travers des portraits où on retrouve des éléments similaires : trajectoires personnelles et familiales, souvenirs de la cité, vie actuelle, initiatives et désirs d’habiter. ]. Le foisonnement des histoires et des luttes en fait de cet ouvrage un livre puzzle, plein de croquis et d’images. Ces multiples entrées permettent de voir la complexité d’un rapport de force entre d’un côté l’ANRU, dont les visées croissantistes continuent à appliquer, implacablement, une doctrine de démolition/ reconstruction dénuée de considération pour les habitant.es, leurs souvenirs, leurs affects, leurs besoins, leur rationalité, leur expérience, et de l’autre un collectif – Renaissance des Groux -, d’abord balbutiant puis de plus en plus sûr de son fait.
Mais le livre est aussi un manuel, un mode d’emploi pour la lutte : inscrivant cette lutte locale dans un l’histoire nationale du logement social, il donne des clés pour agir en indiquant par le menu comment créer un collectif, chercher des alliés, revendiquer et communiquer, activer la mémoire du quartier, mais aussi consulter les documents d’urbanisme, pétitionner-manifester-occuper. Ce manuel donne à voir une alliance de classes: entre les classes populaires qui habitent et s’engagent et les classes moyennes éduquées qui tendent à faire levier, en mettant à disposition leurs compétences et leurs outils, pour s’opposer à des classes dirigeantes représentées ici par l’État et les bailleurs. L’action de l’APUII traduit un consensus autour de différents éléments : une approche sobre préférant la réparation à la démolition, l’attention portée aux classes populaires, la vivacité du lien social, la question du droit au logement et le contexte culturel du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues dont Renaissance des Groux est l’héritier. Ce tout compose un livre joyeux et poignant, accessible à beaucoup et utile pour tous.tes, qui donne à voir la richesse et le potentiel d’émancipation des personnes, leur capacité à sortir de leur condition pour prendre du pouvoir sur leur destinée. Il relate aussi la mémoire politique de la cité, avec l’engagement d’un groupe communiste local et l’assassinat par la police de l’enfant Malika Yézid, 8 ans, en 1973.
À l’heure où une partie des professionnel.les de la production de l’espace interroge ses méthodes d’intervention sur le bâti, aucune collectivité, aucun.e décideur.euse politique ne peut se targuer de porter une démarche aussi horizontale que celle relatée par dans l’ouvrage. Malgré l’issue incertaine du projet des Groux, l’efficacité politique de l’alliance entre les collectifs va à l’encontre de toutes les bonnes intentions participatives dont on se gargarise dans les projets d’aménagement, notamment en rappelant la violence symbolique ou réelle que représente l’institution – l’État, la mairie, le bailleur – pour les personnes, racisées ou non, issues des classes populaires.