DOSSIER GRENELLE “OGM”. Conservation contre préservation : le mouvement de défense de la nature est né d’un schisme philosophique opposant partisans de l’utilisation “avisée” de la nature aux défenseurs de la “wilderness”. Le 22 octobre 2007.

C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle que les nations industrialisées, des deux côtés de l’Atlantique, se préoccupent d’une protection de la nature. Elle n’a, jusqu’alors, fait l’objet d’aucune intention délibérée, d’aucun projet cohérent.

En Europe, particulièrement en France, on se soucie d’abord de préserver des paysages (les « séries artistiques » de Fontainebleau font l’objet de mesures de protection en 1853, 1861, 1892, 1902) ayant une valeur patrimoniale, culturelle et artistique. Aux États-Unis l’attention s’oriente plus directement vers une protection de la nature sauvage, celle que l’avancée des pionniers tend à faire disparaître. Lincoln prend en 1864 la décision de protéger, en Californie, la vallée du Yosémite, décision suivie par la création, le 1er mars 1872, du parc national de Yellowstone, élément majeur d’un vaste réseau de 36 parcs nationaux couvrant 1 % du territoire américain. En Europe, ce n’est qu’après la deuxième Guerre Mondiale que l’on se souciera de protéger, de façon comparable, des espaces naturels.

Mais, si l’Amérique du Nord a joué un rôle pionnier, on n’y trouve pas pour autant une philosophie unique de la protection de la nature. Son histoire est, au contraire, marquée par la rupture entre ses deux fondateurs, John Muir et Gifford Pinchot.

Tout avait pourtant bien commencé. Quand ils se rencontrent en 1896, à l’occasion d’un voyage d’études de l’Association forestière américaine, Muir et Pinchot se retrouvent dans un même amour de la nature, qui les entraîne à faire, ensemble, de longues randonnées en forêt. Mais l’idylle ne devait pas durer. De formations différentes, les deux hommes, même s’ils partagent la volonté de sauver les forêts de la coupe à blanc, n’ont pas des projets identiques.

Pinchot a été formé, comme Forestier, en Europe (Allemagne, France) où il apprend les méthodes grâce auxquelles les Européens reconstituent et maintiennent un couvert forestier que les défrichements ont fortement fait régresser dès la fin du Moyen-âge. Ce qui a mis en péril la satisfaction des besoins en bois de nations européennes dont le développement technique (pour des raisons militaires autant qu’économiques) s’accélère. En revenant aux États-Unis (où il va fonder l’école de foresterie de l’Université de Yale) Pinchot tient à assurer le renouvellement de ressources disponibles pour le développement national en pratiquant une gestion rationnelle des peuplements forestiers, informée par des connaissances scientifiques.

Il ne déplore pas l’usage, pour les besoins humains, de la forêt, mais son mauvais usage, dénonçant ainsi l’égoïsme à courte vue de ceux qui font disparaître les arbres pour leur intérêt personnel, il en appelle à une utilisation sage (« wise use »), avisée ou raisonnée, des ressources forestières pour la nation entière et non pour une minorité d’intérêts privés. Un tel raisonnement utilitariste vise d’abord une finalité économique.

Or, ces considérations équivalent, pour John Muir, à transformer une cathédrale gothique en entrepôt de marchandises. Il rappelle alors les principes transcendantalistes de Thoreau et d’Emerson, dont il est le disciple, attaché à la valeur spirituelle, esthétique et religieuse, de la nature. Sa polémique avec Pinchot l’entraîne à assumer le rêve d’une nature préservée dans sa pureté originelle – à l’état sauvage (« wilderness ») qui implique d’interdire sa destruction ou sa modification.

S’opposant à Pinchot sur la question du pâturage des moutons en forêt, que celui-ci acceptait, il s’opposait violemment à ce que l’accès à la forêt soit autorisé à ceux qu’il qualifiait de “sauterelles à sabots” (hoofed locusts”).

Tel est le schisme qui partage le mouvement de défense de la nature. Sous la bannière de la conservation se rangent ceux qui, avec Pinchot, défendent un usage raisonné des forêts, afin d’en ménager durablement les ressources. Sous celle de la préservation, on trouve les partisans de Muir, défenseurs d’un état sauvage, où la nature est préservée dans son intégrité.

D’un côté, un souci de l’efficacité rationnelle, tant technique qu’économique, et une référence explicite à l’utilitarisme, c’est-à-dire à la philosophie morale qui transpose au niveau collectif la recherche individuelle du bien-être.

De l’autre, un souci de la nature, sentimental et religieux, qui s’alimente dans la version américaine du romantisme, qu’il s’agisse du transcendantalisme d’Emerson et de Thoreau, des peintres américains du sublime, comme Cole, ou de la poésie de Walt Whitman.

Cette dualité n’est pas propre aux États-Unis. Elle divise également l’Angleterre victorienne, opposant d’une part, la vision romantique de Ruskin, critique de l’industrialisme et défenseur d’une vision idyllique de la nature, aux positions utilitaristes de John Stuart Mill tant morales qu’économiques de ce partisan de l’état stationnaire qui se préoccupe aussi de la protection de la nature – à laquelle, cependant, il refuse d’accorder quelque valeur morale.

Plus généralement, on peut se demander si cela ne traduit pas une dualité constitutive de la sensibilité écologique : Donald Worster en fait la généalogie, lorsqu’il distingue, aux origines mêmes de l’écologie, dès le XVIIIe siècle, deux courants opposés : la vision d’Arcadie, du pasteur rural anglais Gilbert White, et le projet rationaliste et gestionnaire de Linné, celui d’une « économie de la nature ».

L’histoire ultérieure de ces deux courants, préservation et conservation est contrastée. John Muir n’a pas été seulement le fondateur du Sierra Club, l’une des plus puissantes organisations de défense de la nature des États-Unis, il est l’inspirateur des éthiques environnementales contemporaines. Celles-ci se sont développées aux États-Unis et dans les anciennes colonies anglaises de peuplement, à la fin des années 1970, autour de deux questions soulevées par Muir : celle de la valeur intrinsèque de la nature (par opposition à sa seule valeur instrumentale, au service des besoins humains) et celle de l’état sauvage (« wilderness »), comme modèle d’une nature à protéger.

On a ainsi vu se développer une philosophie morale originale qui, remettant en cause ce qu’elle appelle anthropocentrisme a posé que la vie comme telle, dans sa globalité ou dans ses composantes élémentaires, a une valeur morale, que nous devons respecter. C’est le biocentrisme (tout le vivant mérite une considération morale) ou l’écocentrisme (idée que tous les êtres, humains compris, font partie de communautés biotiques, génératrices de devoirs moraux).

L’héritage de la préservation n’est pas seulement théorique. Le Wilderness act de 1964 (loi-cadre qui fixe, au niveau national, les règles de la protection de la nature) enregistre la victoire des partisans de la préservation (qui ont participé à son élaboration et à sa rédaction) sur ceux de la conservation.

L’état sauvage y est ainsi présenté : “par opposition aux espaces dominés par l’homme et ses œuvres, le présent document le désigne comme un espace où la terre et la communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même n’est qu’un visiteur qui ne reste pas”.

Le document continue en exigeant que cet état conserve “son caractère primordial” et soit protégé et géré de telle sorte qu’il continue à “apparaître comme étant essentiellement affecté par les forces de la nature”. La nature apparaît ainsi comme une altérité radicale à préserver des empiétements humains nécessairement nocifs.

Mais, s’ils ont été supplantés aux États-Unis au sein du mouvement pour la protection de la nature, les conservationnistes l’ont emporté au niveau mondial. Dès les années 1950, l’une des plus grandes ONG internationales de protection de la nature, l’actuelle UICN (Union internationale de conservation de la nature) a changé le P (pour Preservation) originel de son sigle pour le C de la Conservation.

Gifford Pinchot qui, à la différence de John Stuart Mill n’était pas partisan de l’état stationnaire, mais posait en principe que « le fait majeur de la conservation, c’est qu’elle implique le développement » pourrait être considéré comme l’instigateur des éthiques du développement durable.

Il est sans doute l’un des premiers à s’être soucié des générations futures puisqu’en reprenant la formule classique des utilitaristes (« le plus de bien-être pour le plus grand nombre ») il l’a étendue dans le temps : « le meilleur, pour le plus grand nombre, dans la plus longue durée ».

Les définitions du développement durable (celle du rapport Brundtland, rapport de l’ONU de 1987, comme celle de la Déclaration de Rio, en 1992, à l’issue du premier Sommet de la Terre) n’emploient pas le terme de « nature », et ne parlent de l’environnement que comme d’un « besoin » : elles sont indiscutablement anthropocentriques, et n’envisagent que la valeur instrumentale de la nature (le besoin des « ressources naturelles »), au détriment de sa valeur intrinsèque.

Faut-il en conclure que la victoire du principe du développement durable s’accompagne d’un abandon des objectifs les plus radicaux de protection de la nature et que celle-ci est finalement sacrifiée à l’égoïsme humain ?

L’opposition entre conservation et préservation n’est peut-être pas irrémédiable, ni indépassable. Elle est d’autant plus tranchée que l’on s’en tient à une vision statique de la nature, celle d’équilibres à préserver, vision à laquelle la notion écologique de « climax » peut donner consistance : il s’agit alors d’exclure l’homme de la nature, pour laisser celle-ci retrouver son état d’équilibre, à la suite d’une série de successions. Telle a été la conception dominante de la protection de la nature (des deux côtés de l’Atlantique) tant que l’écologie systémique, introduite par Tansley et exposée par les frères Odum dans les Fundamentals of ecology (1962) a servi de référence.

Cette vision d’une nature en équilibre avec de grands mécanismes régulateurs de circulation des flux d’énergie a guidé une protection de la nature réglée par un principe de naturalité, en référence à une nature laissée à sa spontanéité et tenue à l’écart de l’homme. Il s’agit, à la fois, de protéger les équilibres existants (le climax est posé en idéal d’écosystème), et de préserver l’intégrité des écosystèmes (en les mettant à l’écart des perturbations humaines) en laissant la dynamique des successions secondaires reconduire au climax après abandon de la mise en valeur. La nature que l’on souhaite ainsi protéger, ou préserver est essentiellement, la forêt – qui occupe les territoires dont les hommes se sont retirés.

Les conservationnistes n’avaient pas toujours tort de reprocher aux adeptes de la preservation de verrouiller (« lock up ») ou de geler (« freeze ») les espaces naturels qu’ils entendaient protéger. Une vision plus dynamique de la nature s’est imposée, à partir des années 1990. Se déprenant de l’écologie odumienne, focalisée sur les « équilibres de la nature », les scientifiques tendent à adopter une conception dynamique de l’écologie et intègrent les perturbations comme facteurs de structuration des communautés biotiques.

On admet désormais que les milieux qui nous entourent sont le produit d’une histoire : celle des perturbations qu’ils ont subies ou que les milieux eux-mêmes avec lesquels ils interagissent ont subies. La plus ou moins grande richesse spécifique, comme la structure des mosaïques d’écosystèmes, résultent donc d’un processus historique où s’articulent perturbations naturelles et perturbations d’origine humaine. Cela conduit à transformer la manière de concevoir les activités humaines, car les perturbations dont les hommes sont responsables ne sont pas nécessairement plus désastreuses que les perturbations naturelles.

Si la nature a une histoire, si elle co-évolue avec les sociétés humaines, on ne peut plus considérer l’homme comme le grand perturbateur des équilibres naturels. On peut intégrer les activités et les constructions humaines dans le champ de l’écologie. Conjointement, on assiste au développement de différentes spécialités (écologie du paysage, biologie de la conservation) qui débouchent sur des pratiques de génie écologique, grâce auxquelles on peut restaurer des milieux, orienter la dynamique des communautés biotiques, renforcer certaines populations ou réintroduire des espèces disparues dans une région donnée.

L’écologie a désormais pour ambition d’aider à gérer la nature. L’objectif n’est plus nécessairement de laisser les milieux se fermer et la forêt regagner l’espace ; on peut maintenir des espaces ouverts où la biodiversité est plus grande.

Parallèlement à ces transformations de l’écologie scientifique, la notion de biodiversité, ou de diversité biologique, a pris une importance croissante. Depuis Aristote au moins, on s’émerveille de la diversité de la nature : on s’est efforcé d’inventorier les espèces, de les classer. L’entreprise ne sera sans doute jamais terminée (et toute disparition d’espèce, pour ceux qui en font l’étude, est un drame) mais, depuis les années 1980, la conception de la diversité biologique s’est considérablement transformée. De statique et quantitative, elle est devenue dynamique et qualitative, et s’étendait considérablement.

Nous savons maintenant que la diversité biologique ne s’appréhende pas seulement au niveau des espèces, mais qu’elle concerne l’intégralité du monde vivant, des gênes à la biosphère, incluant la diversité génétique des populations, la diversité spécifique des groupes fonctionnels (peuplements, niveaux trophiques), la diversité fonctionnelle des systèmes écologiques, l’hétérogénéité des paysages (mosaïques d’écosystèmes). La biodiversité peut être définie comme un système en devenir, situé dans la dynamique de l’évolution, et apprécié dans ses fonctions : la diversité biologique semble être un facteur d’adaptabilité du vivant, qui garantit la poursuite des processus évolutifs. Elle peut ainsi devenir une norme (c’est le cas dans la loi Barnier de 1994, loi de protection de l’environnement) qui oriente, de façon nouvelle, la protection des espaces naturels, en permettant de passer du principe de naturalité à la gestion de la biodiversité.

La conception de l’état sauvage (« wilderness ») a joué un grand rôle dans l’histoire de la protection de la nature. Et sans doute a-t-elle encore des adeptes. Il paraît cependant difficile de s’y tenir. Elle est très contestable en Amérique du Nord où elle a conduit à protéger des espaces naturels dont on avait, au préalable, expulsé les Indiens qui s’y trouvaient. Elle est inapplicable dans la majorité des pays non occidentaux où la création de parcs naturels, sur le modèle de l’état sauvage, consisterait, de fait, à mettre en place des espaces récréatifs pour touristes occidentaux dont les populations locales seraient exclues.

Elle n’a pas grand sens en Europe, d’où les dernières forêts primaires ont disparu depuis longtemps et où le projet organisateur des parcs naturels n’a jamais été une protection de la nature sauvage (même si, de fait, ces espaces sont finalement traités comme une nature sauvage).

L’objectif d’une gestion de la biodiversité a le mérite de mettre fin à l’opposition entre l’homme et
la nature (opposition que les éthiques de l’état sauvage tendent à dramatiser) et à rechercher des modes, nécessairement divers, de cohabitation harmonieuse des hommes dans des espaces naturels. Un tel objectif s’appuie non seulement sur les connaissances scientifiques actuelles mais permet également de mobiliser des savoirs locaux.

Ces pratiques d’écologie intégrative peuvent s’accorder avec des objectifs de développement durable sans sacrifier la protection des espaces naturels.