Le 27 mars 2020, le confinement à peine installé, dix-huit responsables d’organisations environnementales, de syndicats et d’associations dont Greenpeace, la CGT et Attac rendaient publique une tribune1 invitant à se saisir de la crise pour penser le « jour d’après » et la reconversion sociale et écologique en France et dans le monde. Cette tribune n’était que l’une des premières initiatives qui tout au long de la première vague épidémique visaient à profiter de la mise entre parenthèse du quotidien des politiques économiques néo-libérales résultant de la pandémie et de l’urgence sanitaire pour faire avancer le mouvement de convergence entre réponses à la crise sociale et réponses à la crise écologique. Trois acteurs de cette coalition inédite nous parlent de cette initiative, de ses origines et du plan de sortie de crise qu’elle a élaboré.2
Mouvements : Est-ce que vous pourriez revenir sur la genèse de cette initiative ? Est-ce que vous aviez déjà travaillé ensemble ? Comment vous avez réussi à constituer ce collectif d’organisations syndicales et associatives autour de « Plus jamais ça » ?
Jean-François Julliard (J.-F. J) : Pour commencer, notre première rencontre date d’avant la pandémie : c’était au Contre-sommet du G7 à l’été 2019. Attac faisait partie des coorganisateurs du Contre-sommet et nous avait convié à une table ronde à laquelle participaient la CGT, Solidaires, Greenpeace et le LAB, un syndicat basque. Pour ma part, c’était la première fois que je rencontrais Philippe Martinez, et la première fois qu’on a, chacun, pris l’engagement public – puisque c’était une discussion publique – de poursuivre la discussion et de ne pas s’arrêter à ce qui pouvait être des points de vue divergents et différents sur un certain nombre de sujets. Parce qu’il est évident qu’on n’a pas forcément les mêmes positions sur tout, que ce soit avec la CGT, avec Solidaires ou entre différentes associations. C’est logique, on n’a pas les mêmes missions, donc on n’a pas forcément les mêmes positionnements sur tous les sujets. Mais cette rencontre a permis de se dire qu’il y avait suffisamment de choses qui nous rassemblaient, suffisamment de points de convergence, à la fois dans nos envies, dans nos ambitions, dans nos attentes, dans nos cultures et nos identités militantes, pour aller plus loin. Suite à ce Contre-sommet, on s’est revus un certain nombre de fois, en particulier à l’occasion des universités d’été des partis politiques qui voulaient aussi discuter des liens entre justice sociale et justice environnementale.
Cet événement a eu lieu à la suite du mouvement des Gilets Jaunes, où s’était exprimée une envie de creuser les discussions et d’aller plus loin que le slogan « fin du monde, fin du mois : même combat », pour le dire vite. Dans ce contexte, il y a eu beaucoup d’initiatives pour que débattent ensemble les syndicats, les associations environnementales et les mouvements sociaux, et voir ce que cette alliance un peu inédite, un peu atypique, pouvait produire politiquement. C’est au fil des discussions et des rencontres, qu’est venue l’idée de formaliser ce collectif autour de huit organisations – quatre syndicats (CGT, Confédération Paysanne, FSU, Solidaires) et quatre associations (Amis de la Terre, Attac, Greenpeace, Oxfam) – qui constituent aujourd’hui encore le noyau dur de ce qu’on appelle désormais « Plus jamais ça ». Le contenu revendicatif s’est peu à peu étoffé au fil des discussions et des propositions. Cela a commencé avec une tribune3 à l’occasion du Sommet de Davos en janvier dernier. Ensuite, on a travaillé autour d’un plan de sortie de crise, pendant le confinement. A chaque fois, on a essayé d’élargir un peu le nombre de structures, on parle aujourd’hui d’une quarantaine d’organisations, avec un noyau dur de huit, et un fonctionnement relativement souple. Par exemple, à chaque fois qu’on propose un outil, une tribune, une prise de position publique, une communication publique, ou le plan de sortie de crise, chaque organisation peut choisir de signer et de soutenir. Actuellement, ce collectif continue d’avancer et s’est peu à peu solidifié et enrichi.
Marie Buisson (M. B.) : A mon avis, cette démarche collective présente quelques spécificités, notamment l’idée d’essayer de partir de ce qui nous rassemblait et pas de ce qui nous éloignait les uns des autres, comme l’a dit Jean-François. Il y a évidemment un certain nombre de sujets sur lesquels, par exemple, la CGT et Greenpeace ne sont pas toujours d’accord ou ont des débats. Mais en travaillant ensemble depuis maintenant une année, on s’est rendu compte que ce qui nous rassemble est vraiment beaucoup plus important que nos points de divergence, ce qui fait une bonne base de travail. L’autre idée forte, c’est que ce dialogue entre associations, syndicats, à partir de nos visions, de nos cultures différentes, est indispensable pour élaborer une réponse à la hauteur de ce qu’on partage, c’est-à-dire l’urgence de ce qu’on porte. Et cette dernière année a renforcé notre conviction sur la nécessité d’envisager l’entrecroisement des crises, avec l’urgence environnementale, la crise sanitaire, mais aussi la crise sociale qui est indissociable de l’épidémie de Covid-19.
Cela souligne d’autant plus l’intérêt d’essayer de croiser nos regards sur ces différentes crises. Pour la CGT, cela implique de prendre en compte plus fortement les questions d’urgences écologiques et environnementales, mais aussi d’associer les travailleurs et les travailleuses à cette réflexion autour de l’idée partagée entre nous que la transition écologique ne se fera pas sans, ou contre, eux et elles. L’intérêt de croiser nos regards, c’est qu’on apporte des visions complémentaires sur ces questions-là. Avec les organisations du collectif, on partage aussi la conviction que la réponse à cette double urgence sociale et écologique implique un changement radical d’organisation de la société. On doit aller au-delà du lobbying ou des petites mesures : il s’agit bien de transformer notre façon de produire, notre façon de financer nos services publics, etc. C’est une base commune très forte, qui s’appuie sur l’idée qu’on n’obtiendra rien sans créer des rapports de force afin d’imposer un certain nombre de mesures qui vont à l’encontre de logiques financières et économiques à l’œuvre dans notre société.
Julien Rivoire (J. R.) : Il y a aussi eu des précédents d’actions, ou en tout cas de cadres dans lesquelles nous nous retrouvions. Je pense notamment à la Coalition climat 21, au moment de la COP 21, qui réunissait plus de 100 organisations, autour de quelques actions communes. Ces expériences ont participé du cheminement collectif, même si à l’époque, l’alliance se discutait à un certain niveau de généralité en termes de propositions, parce que chaque organisation conservait son agenda propre. Les organisations syndicales travaillaient davantage sur les enjeux de la transition juste pour les salarié.es, tandis que les organisations environnementales se concentraient davantage sur tel ou tel aspect revendicatif centré sur l’environnement. Il s’agissait donc d’un cadre commun, sans agenda partagé en termes de propositions. Les choses ont bougé depuis, et c’est intéressant de l’analyser. L’accélération des crises économiques et environnementales joue évidement un rôle. L’émergence ou le renforcement des mouvements sociaux aussi, en nous obligeant à réfléchir autrement. Je pense aux Gilets jaunes, mais aussi au renforcement du mouvement climat avec l’engagement massif des jeunes générations. Tout cela bouscule les organisations syndicales qui voient qu’il se passe quelque chose dans la société, qu’il y a une attente à laquelle il faut aussi répondre. Mais l’émergence du mouvement des Gilets Jaunes, l’accélération de la crise sociale ou l’augmentation des inégalités ont aussi contribué à radicaliser un certain nombre d’organisations environnementales sur la critique du capitalisme.
Ces différentes évolutions, y compris dans nos propres organisations, nous amènent aujourd’hui à assumer la confrontation. Et quand j’utilise ce terme de « confrontation », Marie parlait « de croiser nos regards », pour moi c’est synonyme : c’est une confrontation positive, pas une opposition. On confronte nos points de vue autour de la conviction qu’on n’arrivera pas à avancer chacun dans son couloir.
Mouvements : Pourriez-vous revenir sur la crise des Gilets Jaunes, et l’impact que ça a eu en termes de nécessité de retravailler sur cette articulation entre les enjeux de la transition écologique et les enjeux de la crise sociale, et des répercussions de la première sur la seconde.
M.B. : En tant que militants et militantes, syndicalistes à la CGT, le mouvement des Gilets jaunes nous a évidemment interpelé.es. On voit alors émerger un mouvement collectif de gens qu’on n’entendait pas beaucoup et qui reprenaient en main des questions importantes de pouvoir d’achat et de précarité. Et même si ces thématiques sont traditionnellement portées par la CGT, le mouvement a été déstabilisant parce qu’il s’est développé en-dehors de nos cadres syndicaux habituels, et il a donc engendré beaucoup de débats chez nous. C’est à la fois très positif, et ça fait écho à une question qui traverse le syndicat depuis longtemps : comment répondre aux attentes d’un monde du travail qui évolue, qui est en mutation ? Et donc comment rester utile à l’ensemble des travailleurs et travailleuses de ce pays dans le cadre de ces mutations ?
Pour nous ça renforçait cette idée que la transition écologique ne doit pas être dissociée des préoccupations du monde du travail, incluant les conditions de travail, le rapport au travail, le statut des salarié.es, les enjeux de protection ou de formation. C’est un ensemble. Dans ce cadre là, les discussions ont commencé avant la crise sanitaire : le processus a été engagé à la suite du Contre-G7, et on a commencé à se rencontrer à partir d’octobre 2019. Une première tribune est sortie au mois de janvier 2020, pour affirmer une démarche commune et la volonté de travailler ensemble. La crise a joué un rôle d’accélérateur évidemment, puisqu’il y a eu la pétition, la tribune, et ensuite le plan de sortie de crise. Mais c’est la continuité d’une démarche en cours, parce que le sentiment d’urgence était déjà présent pour nous.
J.R. : Comme le dit Marie, cette volonté commune précédait la crise sanitaire. La crise sanitaire – et la formule est un peu provocatrice – nous a donné raison, d’une certaine façon… En tout cas, cette crise sanitaire révèle des dysfonctionnements du modèle de production, de la division internationale du processus productif, de la division internationale du travail, de l’incapacité de nos sociétés à accéder en temps voulu à des biens essentiels, tels que des masques ou des tests, etc. Cette crise met crûment en lumière le fait que la régulation par le marché ne fonctionne pas, et qu’on a besoin d’une planification qui ne soit pas guidée par la logique de profit mais bien par les besoins sociaux et environnementaux. Évidemment, cette grille de lecture n’est clairement pas partagée par le gouvernement ou par les fractions dominantes du capital… Mais cette crise révèle des dysfonctionnements que nous pointions déjà. Au fond, la crise sanitaire a contribué à accélérer notre agenda commun, en particulier parce qu’on sait très bien, pour l’avoir vécu en tant que militant.es dans la période qui suit la crise de 2008, que les crises sociales, économiques, politiques sont aussi l’occasion pour les dominants de reprendre la « stratégie du choc ». Ces réagencements du capitalisme sont d’autant plus dramatiques pour la majorité de la population s’il n’y a pas de lutte, s’il n’y a pas de mobilisation sociale et politique d’ampleur. C’est aussi ça le sens de « Plus jamais ça » : plus jamais, cette inconséquence du libéralisme, cette incapacité d’un modèle à gérer des crises et à répondre aux besoins sociaux environnementaux. Mais plus jamais non plus cette stratégie qui consiste à se servir des crises pour approfondir les inégalités, l’exploitation de la nature par le capital, etc. C’est aussi une promesse qu’on se fait de se donner les moyens de réagir pour que ça ne soit pas les populations et la nature qui paient le coût de cette crise économique. Et l’on part du constat qu’en termes de réponse collective des mouvements sociaux on a peut-être échoué en 2008-2011…
J.-F. J. : Pour Greenpeace, les Gilets Jaunes ont joué un rôle de catalyseur et de déclencheur autour de l’intégration des dimensions sociales de la crise environnementale. Ça fait longtemps que l’on discute, en interne, de la question des alliances et d’une meilleure intégration des questions de justice climatique, sociale et environnementale. Au cours des grandes mobilisations climatiques et des négociations internationales, cela s’est par exemple traduit par le slogan : « Il n’y a pas d’emploi sur une planète morte ». Donc il y avait déjà cette volonté de mieux travailler ensemble, mais ça restait très général. « Il y n’a pas d’emploi sur une planète morte », c’est vrai, et on est tous et toutes d’accord là-dessus. Mais une fois qu’on a dit ça, on n’a pas beaucoup avancé. Ce qui nous a obligés — dans le bon sens du terme — à mieux intégrer la dimension sociale dans notre discours environnemental, c’est aussi le fait qu’au cours des dernières années, on a lancé de nouvelles campagnes, comme on les appelle chez Greenpeace, qui ne pouvaient pas atteindre leurs objectifs si on n’intégrait pas la dimension sociale.
Pour prendre un exemple très concret, en 2013, on a lancé une campagne sur l’agriculture et l’alimentation, une thématique peu présente chez Greenpeace jusque-là, en tout cas en France. La campagne s’articulait autour de l’idée qu’il faut une agriculture plus respectueuse des populations, plus respectueuse de l’environnement, et qui permette à chacun de se nourrir de manière saine et équilibrée. Ce discours-là met logiquement en avant l’agriculture biologique dont on sait qu’elle n’est pas accessible à tous et toutes. Donc, si on n’avait pas pris en compte cette enjeu d’accessibilité économique, notre discours allait forcément être mal compris, voire serait rejeté, ce qui ne permettrait pas d’atteindre nos objectifs de transformation du modèle agricole français. Il fallait forcément intégrer une dimension sociale ! De la même manière, quand on a lancé il y a trois ans une campagne sur la pollution de l’air et la question des transports, la dimension sociale était incontournable. Les populations les plus défavorisées et les plus démunies sont en effet celles qui sont les plus affectées par la pollution de l’air, parce qu’elles vivent souvent dans les zones les plus polluées, à proximité des sites industriels, à proximité des bretelles d’autoroute urbaine, etc. On a donc cartographié ces enjeux-là pour montrer la forte corrélation entre les populations les plus démunies et leur exposition aux questions de pollution de l’air. Dans les solutions qu’on met en avant, il fallait aussi intégrer une dimension sociale. On peut viser à réduire l’utilisation de la voiture individuelle, mais on sait bien que tout le monde ne peut pas se passer de sa voiture du jour au lendemain, et que tout le monde ne peut pas remplacer sa voiture polluante du jour au lendemain. Un autre exemple : quand on demande à se désintoxiquer des énergies fossiles, on sait qu’aujourd’hui dans l’immense majorité des pays, comme en France, beaucoup d’emplois en dépendent. Si on devait sortir des énergies fossiles, des centaines de milliers d’emplois disparaîtraient du jour au lendemain. Donc forcément, ça implique une transition, un accompagnement, des financements alloués, de la reconversion professionnelle, etc. Et on sait que cette expertise-là, on ne l’a pas nécessairement à Greenpeace, en tout cas pas tout, et qu’on a besoin d’aller la chercher notamment auprès de ceux qui travaillent sur ces questions-là, les syndicats et d’autres associations, d’autres mouvements sociaux.
Le mouvement des Gilets Jaunes a mis ces différents enjeux en exergue, cela a été une occasion supplémentaire de se dire qu’on devait systématiser la dimension sociale dans nos messages environnementaux. Par exemple, Greenpeace ne doit plus formuler une proposition, même si elle est positive d’un point de vue environnemental, si elle consiste aussi à accroître les inégalités sociales par exemple. Ce n’est plus possible et ce n’est plus entendable. Cela nous amène à revoir un certain nombre de nos propositions, sur les questions du transport aérien par exemple, autour desquelles on a commencé à avoir les discussions avec les syndicats. Réduire le transport aérien, c’est bon pour le climat, mais si la dimension sociale n’est pas intégrée, cela entraînera une casse sociale importante dans un pays comme la France où beaucoup d’emplois dépendent de ce secteur.
Mouvements : Au-delà des éléments d’analyse partagés sur les évolutions du capitalisme, les conséquences des politiques néolibérales, est-ce que l’irruption de la Covid-19 vous a amené à réfléchir sur ce que peuvent être les spécificités de cette crise sanitaire, et du coup à enregistrer un certain nombre de surprises ou d’éléments inattendus ?
M.B. : Ça a plutôt eu un effet d’accélérateur, en venant renforcer un certain nombre de constats qu’on avait commencé à établir. En particulier sur la question des services publics et de leur financement, que ce soit l’hôpital, l’éducation, ou les services publics de proximité. Face à une crise sanitaire et sociale qui creuse les inégalités, et qui s’inscrit dans la durée, on en voit plus que jamais la nécessité. Mais plus fondamentalement, je n’ai pas l’impression que l’épidémie a renversé nos points de vue. Disons que ça a renforcé l’impression d’urgence et la nécessité de travailler ensemble de manière constructive afin d’apporter des réponses et des solutions porteuses d’espoir. Ce que la crise a révélé aussi, c’est la fluidité, la facilité et même le plaisir du travail en commun : il n’y a pas de conflit, il y a beaucoup de respect, beaucoup d’intérêt, et oui, du plaisir à faire ce travail ensemble. Et ce n’est pas anecdotique ! Cette évidence nous conforte dans l’idée que c’était le bon moment et la bonne façon de prendre des choses.
J.-F. J. : Ça n’aurait effectivement pas fonctionné aussi bien si les discussions avaient été tout le temps dans la tension ou l’opposition. Dès le début, on s’est montrés chacun respectueux des identités et des cultures propres à chacune de nos organisations. Moi, j’ai beaucoup appris sur la culture syndicale, que je connaissais mal. Pour répondre à votre question, je dirais que cette crise a amené Greenpeace à élaborer un discours nouveau autour des questions liées à l’attribution des fonds publics. Ce n’est pas la première fois que l’État vient à la rescousse d’entreprises ou de secteurs industriels entiers, mais c’est exacerbé avec cette crise-là. Et jusque-là, Greenpeace n’intervenait pas sur ces sujets. L’alliance autour de « Plus jamais ça » nous a permis d’élaborer un discours sur la notion de contrepartie sociale et environnementale dans l’attribution des aides publiques. C’est nouveau pour nous, et on n’aurait certainement pas travaillé autant ces enjeux s’il n’y avait pas eu la crise, et s’il n’y avait pas eu l’alliance « Plus jamais ça ». Greenpeace n’avait pas pour habitude de suivre avec autant d’assiduité les débats parlementaires autour des projets de Loi de finances rectificatives, par exemple, et là on a des équipes qui y passent quasiment tout leur temps. Dans ce cadre-là, on a beaucoup travaillé aussi avec l’expertise d’autres associations, groupes ou syndicats plus à l’aise sur ces enjeux, comme Attac
Mouvements : Pourriez-vous revenir plus en détail sur les propositions que vous portez, et notamment comment vous avez travaillé, comment vous avez élaboré ces propositions ? Comment avez-vous réussi à faire ce plan de sortie qui propose effectivement des mesures concrètes, porteuses d’espoir, ou en tout cas qui permettent de penser à un changement de société à différentes échelles ?
J.R. : On s’est dit qu’il était indispensable d’essayer d’apporter des réponses ensemble et pas simplement de signer des tribunes. On est partis aussi du constat que la gauche politique était fortement absente dans l’espace public au printemps. L’objectif était donc de se positionner sur des dimensions assez larges, systémiques, pour prendre en compte les crises dans leur ensemble, environnementales, sociales et sanitaires à ce moment-là, mais aussi de manière transversale, les dimensions politiques et démocratiques de ces crises. L’enjeu était évidemment aussi d’être lu et de réussir à parler largement, à partir de revendications très concrètes : on n’envisageait pas de sortir un livre de 300 pages. Il s’agissait donc d’une démarche à la fois ambitieuse dans le périmètre abordé et pragmatique, en assumant, du coup, qu’il y aurait des manques ou des points aveugles. Ce qui nous semble important à travers cette démarche, c’est de susciter une dynamique d’appropriation et de débats dans la société, mais aussi au sein de nos organisations et des mouvements sociaux, sans prétendre apporter des réponses à tout, mais avant tout pour donner l’envie de se projeter, de discuter des combats communs à mener, des revendications et des modes d’action pour y parvenir.
Ça nous a permis de dégager un horizon, autour d’un certain nombre de principes, tout en essayant de les décliner sur des revendications crédibles et chiffrées, puisqu’on a cette expertise-là. En travaillant d’abord autour de cet horizon souhaitable – et non simplement sur un minimum commun revendicatif – on s’est rendu compte qu’on avait beaucoup de choses à dire en commun. Le contexte nous a poussés à sortir de notre « zone de confort », en quelque sorte, et de dépasser un certain niveau de généralité habituel dans ce genre de coalition.
Par exemple, on a avancé des éléments sur la réduction du temps de travail, qui n’est pas un enjeu sur lequel Greenpeace ou les Amis de la terre se positionnent habituellement. L’appel avance des éléments sur les enjeux de bifurcation écologique, sur lesquels la FSU, la CGT ou Solidaires n’avaient pas forcément de position bien définie. On est cependant conscients des manques : c’est aussi tout l’enjeu des mois qui viennent que de poursuivre les débats dans nos organisations et dans la société. Il manque notamment plein de choses sur la protection sociale, sur les services publics, sur les enjeux démocratiques, sur le racisme, etc. Cette démarche est vraiment une invitation à la production et à la construction du commun, à tous les niveaux.
M.B. : Effectivement on n’est pas partis en se disant « mince, qu’est-ce qu’on va pouvoir dire ensemble ? », mais plutôt « de quoi a-t-on besoin ? Sur quoi devons-nous nous exprimer ensemble ? ». Et ça a globalement très bien fonctionné, même si ça a nécessité parfois quelques ajustements pour que ça convienne à tout le monde. Le travail d’écriture a toujours été mené en binôme ou en trinôme syndicat/associations et/ou ONG, ce qui permet d’aboutir plus facilement à du commun, en vue de la relecture des autres partenaires.
L’idée de base est de croiser les regards autour d’un certain nombre de réponses immédiates aux crises. Sur la démarche, on avait envie de proposer un modèle, c’est-à-dire de montrer que ce croisement-là était faisable et enrichissant. D’ailleurs, entre le moment où on a décidé de le faire et le moment où il est paru, il a dû y avoir 15 jours ou trois semaines. Cette rapidité est assez inédite, à mon avis, pour un texte qui associait autant d’organisations. Il importait ensuite de contribuer à la diffusion et l’appropriation de ce plan de sortie, via nos différentes structures, pour qu’il soit débattu par les citoyen.nes et les salarié.es localement. C’est-à-dire d’aller dans des lieux d’expérimentation concrets : une fermeture d’usine, un problème de service public, une ouverture de ligne SNCF, des choses comme ça, et d’aller porter nos propositions, de les discuter, de voir ce qui manquait. Pour nous, ce texte était vraiment un point de départ, pas un objet fini.
On a entamé cette démarche de diffusion il y a un mois à la Chapelle-Darblay, sur un site de production de papiers recyclés qui est en train de fermer et sur lequel les salariés se battent depuis des mois pour le maintien de la production. On y a été ensemble et on a dans l’idée – en fonction des circonstances sanitaires – de poursuivre cette démarche-là, et de la doubler avec la mise en place de collectifs locaux.
Mouvements : Pourriez-vous revenir un peu plus sur la façon dont les questions a priori plus problématiques – comme le transport aérien – ont été pensées et discutées entre vous, en particulier sur deux aspects qui semblent originaux par rapport à ce qui se discutait avant : la question des relocalisations et celle des besoins essentiels ?
M.B. : Concernant les besoins essentiels, la crise sanitaire nous a orientés puisqu’on est partis de l’immédiat : des masques, de l’hôpital, etc. Mais cet enjeu est aussi présent dans nos revendications syndicales depuis un moment, autour de la création d’un pôle public pour tout ce qui relève des besoins essentiels, ou de la sortie de la sphère financière de certains secteurs comme les EHPAD. Une maison de retraite ne devrait pas être voué à générer des dividendes pour des actionnaires ! Notre réflexion là-dessus s’est évidemment développée à la lumière de la crise sanitaire dans laquelle la question des besoins essentiels – et des salarié.es effectuant les tâches essentielles – a été centrale. Sur les questions du transport aérien, il est assez clair qu’il va falloir changer radicalement nos modes de déplacement… Et en même temps, ce sont des questions complexes à discuter d’un point de vue syndical parce qu’elles affectent des milliers de salarié.es, incluant, si on prend en compte les sous-traitants, des emplois marqués par la précarité et un faible niveau de revenu. On ne peut donc pas traiter ces questions à la légère. Il n’y a pas de solution simple à la question de l’opposition transition/maintien de l’emploi. Pour la CGT, c’est l’une des questions qui se pose à nous de manière cruciale et quotidienne, parce qu’une grave crise économique et sociale se profile derrière la crise sanitaire, mettant les questions autour de l’emploi au premier plan. Pour nous, l’enjeu est de trouver des solutions à la question de la transition avec les salarié.es des secteurs. La question est complexe, mais elle répond aussi à une demande venant des salarié.es. Un certain nombre d’entre eux et elles ne se satisfont pas des conditions de travail dégradées, des conséquences de la pollution, etc. Il y a donc une réelle ouverture à réfléchir avec les ONG et avec leurs organisations syndicales sur les manière de produire autrement, tout en améliorant leurs conditions de travail évidemment et de rémunération, de sécurité et en accédant à des formations qualifiantes. On commence à avoir de plus en plus de remontées de salariés qui souhaitent travailler sur ces questions-là, en associant les points de vue syndical et environnemental. Pour compléter avec un exemple concret, on a été sollicités par le syndicat de la CGT à la raffinerie de Grandpuits, où Total a annoncé l’arrêt de la production. Ces camarades avaient déjà pris contact avec les Amis de la terre et Greenpeace parce que Total prévoit un projet de transition en faisant un plan social, faisant passer les emplois de 400 à 200 emplois, grosso modo. Or ce qui est intéressant, c’est que ces camarades de la CGT, quelle que soit leur position sur les énergies, sur le pétrole et l’utilisation du pétrole et la gestion de la ressource, sont, dans leur immense majorité, favorables à un plan de transition. Mais ils sont pour un plan de transition sans perte d’emploi et sur un projet durable. Et donc, ce sont eux qui nous ont saisis. Ils ne veulent plus produire dans ces conditions-là, notamment parce que leurs conditions de travail et de production se sont beaucoup détériorées, et ils sont pour un plan de transition.
J.-F. J. : Pour faire suite à ce que Marie vient de dire, effectivement la question cruciale, c’est d’arriver à enclencher une transition écologique et sociale réussie. Pour paraphraser Philippe Martinez : si à la fin du mois, un ou une salarié.e se retrouve à devoir choisir entre nourrir sa famille et maintenir son emploi, ou protéger la planète, on sera tou.tes perdant.es au final, parce que c’est un choix cornélien. Il n’y a pas de choix en fait : c’est impossible et intenable. Du coup, comment arrive-t-on à éviter ce genre de situation-là, en particulier pour les salarié.es des secteurs qui contribuent à la crise environnementale et la crise climatique ? Personne ne conteste aujourd’hui la réalité de l’impact des énergies fossiles sur le climat. Comment faire en sorte que les nombreux salarié.es de ce domaine ne se retrouvent pas sur le carreau du jour au lendemain, dans des situations inextricables ? D’où l’intérêt de travailler ensemble sur cette notion de transition.
Tout le monde met plein de chose derrière ce mot de transition, mais au final, il dit bien ce qu’il veut dire. On se rejoint tou.tes, les syndicats, les associations environnementales et les autres sur le fait qu’il faut anticiper les choses, qu’il faut préparer et accompagner ces transitions, les financer et les soutenir. Dès lors qu’on dit ça et qu’on l’explique aux salarié.es des entreprises concernées, les tensions s’apaisent et on peut commencer à discuter ensemble, à réfléchir et à formuler des propositions utiles pour résoudre les crises environnementales et les crises sociales. C’est loin d’être évident dès qu’on va dans le détail de certains secteurs spécifiques. On est loin d’avoir – et on est très humbles là-dessus – toute les réponses aujourd’hui. Comment faire, par exemple, pour se débarrasser des énergies fossiles sans mettre des centaines de personnes dans une situation financière et sociale extrêmement compliquée ? Si les choses étaient faciles, il n’y aurait pas besoin qu’on passe autant de temps à discuter ensemble, et les choses se feraient sans nous. C’est tout l’intérêt de cette démarche-là d’aller sur le terrain et se confronter aux salarié.es. Comme l’a dit Marie, on l’a fait avec les salarié.es de la Chapelle-Darblay pour une première rencontre. L’approche était plus facile sur un site comme la Chapelle-Darblay qui coche déjà pas mal de cases sur l’engagement environnemental. Ce sera sûrement plus complexe pour d’autres sites. Mais l’idée est d’aller discuter ensemble avec les entreprises menacées ou qui peuvent l’être demain pour voir comment trouver ensemble de bonnes solutions pour le plus grand nombre.
J.R.: Sur les besoins essentiels, c’est un débat politique central. Et il y a aussi une bataille idéologique à mener autour de ça. Je pense qu’on est toutes et tous d’accord à « Plus jamais ça » pour dire que les besoins essentiels, ça ne peut pas être juste de produire, d’aller travailler, etc. On porte la nécessité que les besoins essentiels sont autour de la santé, de l’éducation, de la culture ou de la sociabilité. Mais ça reste un peu abstrait. De manière générale, on porte des principes communs sur la nécessité de réfléchir ensemble à ce qu’on produit, comment on le produit, et à répondre à la question : qui décide de ça ? Donc il y a des choses à réfléchir en termes d’institutionnalisation, de pouvoir des salarié.es dans les entreprises, dans les prises de décision sur les modèles productifs, en étant en lien avec les citoyen.nes et en gardant en tête les enjeux environnementaux, etc. Il y a là des choses à réfléchir, autour de propositions qui sont parfois sur la table depuis des années, mais il faut se les approprier collectivement. On se dit aussi qu’il ne s’agit pas simplement de s’adresser au pouvoir pour qu’il y ait des réponses politiques « institutionnelles ». A l’inverse, il faut qu’on incarne une dynamique sociale qui permette sur un territoire donné, à des salarié.es, à des usager.es ou à des gens qui habitent près d’une entreprise de pouvoir travailler ensemble pour répondre aux défis auxquels nous faisons face.
Le fait que les décisions ne soient renvoyées ni à un pouvoir politique ni au pouvoir économique, mais que les premiers et premières concerné.es décident de leur avenir, est un enjeu de démocratie sociale et écologique. Il faut pouvoir incarner cette exigence démocratique, et pas simplement rester dans une interpellation du pouvoir politique. L’exemple de La Chapelle-Darblay, c’est aussi ça : essayer de construire des alliances qui permettent de gérer les tensions.
Le deuxième élément qui me semble vraiment essentiel dans ce que dit Jean-François, c’est d’assumer le fait qu’on n’a pas les réponses à tout. Il reste des tensions et parfois des contradictions en termes d’intérêts immédiats, notamment parce qu’ils s’inscrivent dans des temporalités différentes. Par exemple, même si on sait qu’il y a une urgence, la bifurcation écologique ne se fera pas du jour au lendemain, tandis que la question du revenu à la fin du mois est plus immédiate. Assumer cette tension permet d’y réfléchir ensemble. Une salariée de Greenpeace, Anabella Rosemberg, qui était en charge des enjeux climatiques à la Confédération Syndicale Internationale (CSI), soulignait qu’en Allemagne la transition écologique et l’émergence d’un nouveau secteur sur les énergies renouvelables sont souvent prises en exemple par les organisations environnementales internationales. Or, les conventions collectives dans ce secteur sont catastrophiques et bien moins protectrices que dans le secteur du charbon, les mines et les énergies traditionnelles. Si on veut incarner concrètement ce slogan d’une transition juste pour les salarié.es, de l’articulation du social et de l’écologie, on ne peut pas se satisfaire d’une dégradation des droits sociaux pour les salariés à travers ces nouveaux secteurs.
Ce sont des tensions avec lesquelles nous devons réussir à travailler concrètement, y compris dans les contextes qui nous sont posés par le pouvoir. La question de la conditionnalité des aides est par exemple un enjeu majeur. On voit bien qu’il y a des moyens financiers très importants, inimaginables il y a encore quelques mois, puisque c’était l’austérité à tous les niveaux. L’agencement néolibéral a évolué très rapidement, avec une politique monétaire beaucoup plus extensive, et des milliards qui peuvent être déversés vers le secteur industriel et non uniquement vers la finance comme cela avait le cas en 2008. Un tel contexte serait l’occasion justement de bifurquer et d’ouvrir d’autres perspectives. Or là, c’est une catastrophe sociale, car les aides sont attribuées sans condition et qu’on voit bien que les plans de licenciement se préparent. Mais c’est aussi une catastrophe environnementale, car rien n’est réfléchi pour l’avenir. Ce sont des questions très politiques, face à un pouvoir qui est incapable de planifier et de penser une alternative.