Le passage dévastateur du cyclone Chido sur Mayotte a agi comme un révélateur des vulnérabilités plurielles qui caractérisent le 101ème département français. Le manque criant d’infrastructures en matière de production et de distribution d’eau potable[1], les difficultés structurelles du système éducatif mahorais[2] ou encore l’ampleur de l’habitat construit à partir de matériaux précaires et exposé aux aléas ont été violemment mis en lumière par le cyclone. De notre point de vue de jeunes chercheur·ses[3], les jours et les semaines qui ont suivi le passage du cyclone ont également révélé la marginalité épistémique dans laquelle Mayotte est maintenue.
Cette marginalité épistémique se révèle dans le contraste entre l’emballement médiatique qu’a connu le territoire immédiatement après le passage du cyclone et la place réduite qu’il occupe dans les productions médiatiques en temps « ordinaire ». Elle s’illustre tout autant dans la baisse rapide de l’intérêt des médias nationaux pour la situation mahoraise qui s’est ensuivie, l’effervescence médiatique décroissant à mesure que les visites ministérielles s’espaçaient. Elle se traduit enfin dans le faible niveau de connaissances relatives à la situation mahoraise d’une grande partie de la sphère journalistique auquel nous nous somme trouvé·es confronté·es dans la déferlante de sollicitations que nous avons reçues dans les jours suivant le passage de Chido. Cette configuration n’est certes pas propre à Mayotte : nombreux·ses sont les chercheur·ses à en faire l’expérience lorsque leurs objets de recherche se trouvent propulsés en tête de l’actualité. Mais, dans le cas de Mayotte, cette ignorance ordinaire est sans aucun doute exacerbée en raison de la place marginale occupée par le territoire dans l’ensemble français, malgré son statut de département.
Cette marginalité épistémique n’est pas sans effet sur la gestion de la crise provoquée par Chido et c’est sur ce lien que nous souhaitons revenir dans cette tribune : Mayotte est un territoire dans lequel l’action gouvernementale et la production de l’ignorance entretiennent une relation spécifique. Un territoire dont, dans l’Hexagone, on ne sait pas grand-chose, ce qui facilite la production de discours politiques porteurs d’une violence épistémique en ce qu’ils invisibilisent les expériences vécues par des groupes en situation subalterne, à différents niveaux. Un territoire dans lequel les cadrages réducteurs des problèmes publics conduisent à occulter la contribution des acteurs publics à la production de vulnérabilités. Un territoire, enfin, gouverné dans « l’à peu près », c’est-à-dire dans lequel les approximations et le non-savoir font partie de l’ordinaire de la conduite de l’action publique.
« Vous êtes contents d’être en France ! Si ce n’était pas la France, vous seriez 10 000 fois plus dans la merde. »
Emmanuel Macron, président de la République française, le 19 décembre 2024
Cette phrase, prononcée par Emmanuel Macron à une femme mahoraise qui déplorait le manque d’aide de l’État quelques jours après le cyclone, a suscité de nombreux commentaires. Beaucoup d’entre eux ont souligné le mépris du président de la République à l’égard d’une population sinistrée et traumatisée. Mais ce qui est dénoncé comme de l’arrogance de la part du président n’est pas un simple faux-pas politique. Cela traduit plus largement la place marginale de Mayotte dans la pensée politique française, qui elle-même découle d’une construction historique, politique et sociale qu’il est important de rappeler.
« Confettis d’empire », « territoires d’exception », « laboratoires de la République », les expressions ne manquent pas pour qualifier les Outre-mers comme des territoires à part. Ces derniers sont largement considérés comme des marges[4]. Cette marginalité s’entend relativement à l’Hexagone, considéré comme le centre politique et économique, mais aussi au regard des autres territoires ultra-marins. Sur ce point, à bien des égards, Mayotte peut être considérée comme une marge parmi les marges. En effet, dans cette catégorie « outre-mer » – objet de débats en sciences sociales ces dernières années[5] – Mayotte se situe en bas des classements établis à partir d’indicateurs socio-économiques (accès à l’éducation, vulnérabilités sanitaires, taux de chômage, taux de pauvreté, etc.). Au regard de cette situation, l’idée selon laquelle les habitant·es du territoire seraient des citoyen·nes de seconde zone qui ne mériteraient pas l’attention du gouvernement est solidement ancrée à Mayotte. C’est bien cette conviction-là que confirme et alimente le discours du président de la République en répondant à la question de l’acheminement de l’aide de l’État par une sortie de route arrogante.
Largement analysée comme la conséquence d’un « sous-développement », la situation de Mayotte est surtout le résultat d’un sous-investissement historique et chronique de l’État, qui se perpétue depuis les origines de la relation coloniale qui lie ce territoire à la France. Pour rappel, la France achète l’île en 1841 et en fera une colonie dans laquelle l’État investit peu, comme dans les autres îles de l’archipel, colonisées en 1886. Ce sous-investissement perdure à l’issue de la fin officielle de la colonisation. En 1946, les quatre îles deviennent un Territoire d’Outre-Mer. À partir de la fin des années 1950, naît le mouvement départementaliste, qui se renforce progressivement jusqu’à l’indépendance des Comores en 1975, à laquelle les Mahorais·es ont refusé d’accéder pour échapper à la domination des grandes îles, Anjouan et la Grande Comore. Par consultation et référendum, en 1974 puis en 1976, les Mahorais·es affirment leur volonté de « rester Français·es pour être libres » et, malgré les condamnations de l’ONU, la France entérine cette décision. Comme le souligne N. Roinsard, cette contestation de la souveraineté de la France sur Mayotte provoque d’abord un malaise parmi les dirigeant·es français·es : Valéry Giscard d’Estaing puis François Mitterrand n’excluent pas le retour de Mayotte dans le giron comorien[6]. Cette situation produit une forme d’attentisme qui fait perdurer la faiblesse des investissements de l’État à Mayotte qui caractérisait la période coloniale : il s’agit d’« en faire le moins possible[7] ». Les moyens accordés par l’État à l’administration du territoire mahorais n’augmentent réellement que lorsque la perspective de la départementalisation s’affermit, jusqu’à son effectivité en 2011, lorsque Mayotte devient 101ème département français. Aujourd’hui encore, « l’égalité réelle » avec les autres départements est loin d’être atteinte et les dépenses publiques par habitant·e restent bien inférieures à celles observées ailleurs en France[8].
L’invisibilisation des défaillances de l’État caractéristiques de la période coloniale et postcoloniale à Mayotte s’inscrit dans un contexte où l’émergence de débats sur l’empreinte contemporaine du passé colonial français rencontre des résistances fortes dans l’ensemble de l’espace national et particulièrement à Mayotte. Ces résistances participent d’une forme de production d’ignorance, qui, en retour, facilite la circulation de discours violents à l’encontre d’une population sommée de réitérer son allégeance à la « Métropole » au moment où le sentiment d’abandon par celle-ci est au plus haut.
Ainsi, alors qu’à Mayotte, on revendique un « département ordinaire »[9] au plus près du modèle hexagonal (ou réunionnais), l’État en retour ne cesse de rappeler à ses habitant·es que ces dernier·ères se situent à la marge. Lorsqu’Emmanuel Macron s’énerve et lâche « vous êtes contents d’être en France » (on ne peut s’empêcher de relever qu’il ne dit pas « d’être Français »), il invisibilise le faible investissement de l’État dans les infrastructures du territoire, qui a conduit à exacerber les vulnérabilités des habitant·es de Mayotte à la violence d’événements climatiques de l’intensité de Chido. Au passage, il ravive une inquiétude statutaire extrêmement forte à Mayotte, forgée dans le creuset d’une relation postcoloniale tortueuse brièvement rappelée ici.
Dans la gestion de crise de l’après-Chido, l’invisibilisation des manquements de l’État et de sa participation active à la vulnérabilité des habitant·es de Mayotte s’est aussi manifestée dans des cadrages spécifiques de problèmes publics qui font de l’immigration la cause unique des maux de l’île : il en va ainsi de la question de l’habitat construit en matériaux précaires.
« Nous espérons ne plus jamais être confrontés à autant de morts et de blessés. C’est pourquoi nous demandons que, désormais, les bidonvilles, dans lesquels vivent aussi des immigrés légaux, soient strictement interdits à Mamoudzou. »
Ambdilwahedou Soumaila, maire de Mamoudzou (LR), le 28 décembre 2024[10]
Le cyclone a entraîné la démolition de la majeure partie des logements construits en matériaux précaires (bois, tôle et terre). En 2017, ces logements représentaient 40 % des résidences principales et y vivaient environ 110 000 personnes, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee)[11]. Des quartiers entiers ont ainsi été détruits. Dans les jours et les semaines qui ont suivi le passage du cyclone, les habitant·es de ces quartiers ont entrepris de redresser les tôles et les poutres de bois couchées par le vent et de remettre sur pied leurs logements. Ces réédifications ont provoqué une réaction politique immédiate. Très rapidement après le passage du cyclone, « l’interdiction des bidonvilles » a été martelée par les élu·es locaux·ales, les ministres en déplacement sur l’île, et dans le cadre des débats autour de la loi d’urgence pour Mayotte.
Dès le lendemain du passage du cyclone, le 15 décembre, le préfet est interrogé par un journaliste local : « On a vu déjà des anciens habitants commencer à reconstruire, à remonter les tôles, les bambous, les bois. […] Est-ce qu’il y a des interventions qui sont prévues pour empêcher la reconstruction de ces habitations informelles ? » En visite sur l’île, le président de la République annonce le 19 décembre que la reconstruction des bidonvilles doit être interdite et promet de nouvelles mesures législatives en ce sens. Le 28 décembre, le maire de Mamoudzou appelle l’État à légiférer rapidement sur cette question. Le 30 décembre, le premier ministre François Bayrou réaffirme la mise en place de nouveaux moyens pour empêcher la reconstruction des bidonvilles.
Cette interdiction de la reconstruction des bidonvilles apparaît anachronique puisque les habitats précaires dans les quartiers les plus touchés par le cyclone sont alors déjà reconstruits par les habitant·es, en réponse à l’urgence du besoin de s’abriter. En outre, sa traduction opérationnelle reste encore très opaque et se limite pour le moment à des pratiques restrictives visant l’achat de tôle. Le 4 janvier, un arrêté interdisant la vente de tôle aux particuliers qui ne pourraient se prévaloir d’un justificatif d’identité et de domicile est publié par la Préfecture, mesure confortée par la loi du 24 février 2025 d’urgence pour Mayotte.
Cette interdiction semble avant tout relever d’une stratégie discursive de promotion d’une ville normalisée et régularisée et de reconquête foncière engagée par l’État et les acteurs locaux[12]. Elle s’inscrit également dans une tendance plus large, dans laquelle « habitat illégal », « immigration clandestine » et « insécurité » se trouvent étroitement articulés dans les discours des responsables politiques étatiques et des élu·es locaux·ales. Dans une tribune parue dans Le Figaro quelques jours après le passage de Chido, trois ministres déclaraient ainsi : « […] dans cette tragédie, les désordres migratoires ont tout aggravé. Car les ‟bangas”, ces bidonvilles de tôles où s’est concentrée l’immigration clandestine, ont été littéralement soufflés par le cyclone.[13] » Si elle a récemment bénéficié de la communication gouvernementale déployée dans le cadre de l’opération « Wuambushu » en 2023, cette représentation s’inscrit dans une tendance de fond, avec la co-construction par l’État et les élites politiques mahoraises, à partir des années 1990, de la question migratoire comme fléau essentiel de l’île qu’il s’agirait de combattre à tout prix[14].
Alors même que le cyclone Chido a exposé et accentué la grande vulnérabilité des habitant·es de ces quartiers aux risques naturels, l’interdiction des bidonvilles met l’accent sur l’illégalité des logements construits et de la situation des habitant·es au regard du droit au séjour, en dépit des données existantes donnant à voir une situation bien plus complexe[15]. Cette rhétorique, qui fait peser la faute sur les premières victimes de la situation, invisibilise aussi bien la place centrale que joue l’habitat précaire dans le marché résidentiel local que l’incapacité des acteurs publics à construire une réponse adaptée aux caractéristiques de la population qui s’y loge.
En effet, l’annonce de « l’interdiction des bidonvilles » occulte un point fondamental : l’absence d’alternatives pour les résident·es de ces logements, qui rend la disparition de cet habitat illusoire. Or cette absence d’alternative est en grande partie construite par des choix politiques. L’expansion de l’habitat précaire est en effet le produit de la rencontre entre des dynamiques démographiques spécifiques, un marché résidentiel « en dur » insuffisant et inadapté au regard des niveaux de loyers, et des politiques publiques migratoires et sociales excluantes qui maintiennent dans un statut administratif et économique précaire une large partie de la population de Mayotte. Pour les populations en situation de grande pauvreté et n’ayant pas accès au foncier, l’habitat précaire constitue bien souvent la seule possibilité de se loger, quand bien même cet habitat induit une vulnérabilité forte aux risques naturels. Symptôme de cette absence d’alternative, les initiatives visant à rénover ces quartiers se heurtent à l’absence de solutions de relogement disponibles pour la grande majorité des habitant·es de ces quartiers. D’une part, le parc locatif social est extrêmement récent et restreint à Mayotte : au 1er janvier 2024, il représentait 4,7 % des résidences principales (contre 17,5 % au niveau national), dont plus d’un tiers de moins de 5 ans[16]. D’autre part, les personnes en situation irrégulière n’y sont pas éligibles et les loyers qui y sont pratiqués le rendent de toute façon inabordable pour la majorité de la population mahoraise. En effet, d’après les estimations établies par le service de l’État en charge de l’aménagement et du logement à Mayotte, seule la moitié la plus riche des ménages est suffisamment solvable pour accéder aux logements locatifs très sociaux[17].
En réalité, l’interdiction de la reconstruction des bidonvilles s’inscrit dans une logique déjà éprouvée lors de la mise en œuvre de la politique intensive de démolitions menées sur le fondement de l’article 197 de la loi ÉLAN depuis 2019 et médiatisée par l’opération « Wuambushu » : dégrader les conditions de vie des habitant·es des bidonvilles afin d’envoyer un message d’inhospitalité en direction des potentiels candidat·es à la migration en provenance des autres îles de l’archipel et ainsi lutter contre un supposé « appel d’air »[18]. Cette logique est sous-tendue par l’illusion d’un territoire dont la trajectoire historique et sociale serait déconnectée de son environnement régional et fait fi des logiques réelles qui motivent les migrations.
S’obstinant à faire de la question migratoire le prisme essentiel à travers lequel l’ensemble des problèmes de l’île sont appréhendés, le Gouvernement et les élu·es locaux·ales projettent l’idée fantasmée d’un territoire normalisé et débarrassé de ses éléments indésirables. Ils masquent ainsi les différents mécanismes qui, parce qu’ils entravent l’accès de ces habitant·es à des formes d’habitat plus sécurisées, participent à produire le problème qu’il s’agit aujourd’hui non de résoudre, mais « d’interdire ».
Au-delà de ces cadrages déformants qui empêchent de penser les problèmes sociaux de l’île en dehors de la question migratoire, l’après-Chido a mis en évidence une autre facette de la production de l’ignorance à Mayotte : le caractère toléré des approximations et de l’à peu près sur des sujets critiques.
« Je n’imagine pas que nous n’ayons pas plus de victimes, que je ne pourrai pas décompter, je le dis de manière officielle »
François-Xavier Bieuville, préfet de Mayotte, le 15 décembre 2024[19]
L’estimation du nombre de morts causés par le cyclone est un exemple de ce gouvernement de « l’à peu près ». En effet, le nombre de morts s’est initialement imposé comme le principal objet de débats dans les premières journées suivant le cyclone. Les premières déclarations issues de la Préfecture, en une curieuse expression d’incapacité, renonçaient à établir le décompte précis des morts à Mayotte. Cette reconnaissance de l’impuissance de l’administration à assurer ses responsabilités s’est accompagnée d’explications portant sur le fait que les familles, conformément aux principes établis par la religion musulmane, décident d’enterrer les dépouilles rapidement et sans en référer aux services publics.
Dans le même temps, ce renoncement à un décompte exhaustif s’est accompagné d’estimations particulièrement lourdes, le nombre de vies humaines s’élevant à « plusieurs centaines » de morts, selon la projection donnée par le préfet au lendemain du passage du cyclone. Il ajoutait alors : « Peut-être approcherons-nous le millier, voire quelques milliers ». La combinaison de l’annonce de l’impossibilité d’établir un bilan précis et exhaustif des décès et les estimations de pertes humaines lourdes a alors entraîné la diffusion de rumeurs non fondées, parfois fantaisistes, augmentant ainsi la confusion des premiers jours post-Chido. Alors que le bilan officiel faisait état de 31 morts, le 19 décembre 2024, un reportage de la chaîne d’information Réunion la 1ère transmettait l’estimation de 60 000 morts. Ce chiffre a été par la suite relayé par différent·es député·es de tous bords politiques, ainsi que des acteurs associatifs, à l’exemple de l’association ATTAC. La députée de Mayotte Estelle Youssouffa interpellait ainsi Emmanuel Macron lors de sa visite du 19 décembre en affirmant l’existence de « charniers à ciel ouvert ». Au travers de cette expression, l’élue mettait en avant la lenteur de la réponse publique et humanitaire, mais dramatisait aussi l’ampleur des pertes humaines.
Cependant, dans les semaines qui ont suivi, un nombre moindre de morts a été relevé, limité à ceux recensés par l’hôpital. Le 30 décembre, le premier ministre François Bayrou évoquait alors des « rumeurs infondées ». Dans le même temps, aucune autre donnée fiable n’était communiquée par l’État. Pour cause, aucune méthode réaliste ne semble avoir été mise en place pour recenser les personnes décédées et aucun appel à la population et aux mosquées pour signaler les décès aux autorités publiques n’a été passé. Cette séquence de communications contradictoires a ainsi montré à la fois les limites de la capacité (et de la volonté ?) de l’administration à répondre à des enjeux fondamentaux relevant de sa responsabilité et le caractère banalisé de « l’à peu près » quand il s’agit de populations situées à la marge de l’État, pauvres et minorisées racialement.
Les rumeurs qui circulent après Chido ne se limitent pas au nombre de morts : le nombre officiel de vivants est également mis en doute. En effet, depuis plusieurs années, les chiffres du recensement sont régulièrement contestés à Mayotte, au détriment de la production scientifique de l’Insee. Lors de la même interpellation du président Macron par la députée Youssouffa, l’élue mahoraise débutait ainsi son propos : « L’Insee évalue à plus de 300 000 la population à Mayotte, ce que tous les élus ont toujours contesté, on était a minima à un demi-million de personnes. » De son côté le premier ministre, François Bayrou, affirmait le 31 décembre : « Il faut qu’on parle sur des chiffres sérieux et vérifiés. Pour l’instant, il n’y a pas de recensement fiable à Mayotte. Nous allons faire ça. » Ces deux citations ne sont qu’un exemple de la vaste entreprise de contestation des chiffres du recensement de l’Insee. Là encore, ces déclarations au sommet de l’État viennent cadrer le débat public post-cyclone sur la pression démographique et sur l’immigration.
Il est vrai que la croissance démographique de Mayotte est la plus importante de France. Le recensement de la population réalisé par l’Insee illustre très nettement l’ampleur de l’accroissement démographique du territoire, dont la population a augmenté en moyenne de 3,8 % par an entre 2012 et 2017. C’est plus du double par rapport à l’augmentation observée en Guyane sur la même période (1,6 %), et bien plus que la moyenne nationale (0,3 %). Par ailleurs, bien que Mayotte ne comporte que très peu d’immeubles ou de grandes tours d’habitations, sa densité de population atteint 854 habitant·es au km² en 2024, soit une densité de population parmi les plus élevées au monde et la plus élevée de France en dehors des départements franciliens. Ces chiffres attestent donc largement du dynamisme démographique que connaît le territoire, dont la population a presque été multipliée par 5 en 40 ans.
De nombreuses affirmations, qui avancent des chiffres allant de 400 000 à 800 000 habitant·es, ne sont fondées sur aucune véritable étude, mais sur la croyance de mieux savoir que l’Insee. En étroite collaboration avec les 17 mairies de Mayotte, l’Insee fournit pourtant des chiffres issus de méthodes claires, transparentes, adaptées au territoire et reconnues par les spécialistes, et détaillées dans un entretien au journal Ouest-France par le directeur interrégional de l’Insee La Réunion-Mayotte[20]. La contestation des résultats du recensement de l’Insee souffre principalement d’un manque de confiance en dépit d’un taux de réponse au recensement plus élevé que dans l’Hexagone (seulement 2,9 % des occupant·es des logements n’ont pas répondu en 2022 à Mayotte, contre 4,8 % en moyenne nationale) et d’un meilleur taux de sondage (les quartiers informels sont recensés de manières exhaustive, ce qui augmente le taux de sondage à 70 %, contre 40 % dans l’Hexagone). Cette remise en question de l’Insee est toutefois à géométrie variable, puisque les personnes qui contestent les chiffres du recensement utilisent pourtant fréquemment celui de la part de population étrangère à Mayotte, estimée à près de 50 %, ce qui révèle l’incohérence de ces critiques.
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Le faible niveau de connaissances relatives à Mayotte entraîne la production et la circulation de cadrages qui limitent la compréhension des problématiques sociales de l’île et invisibilisent le manque d’investissements de l’État, tant dans la période coloniale que post-coloniale. L’interdiction de la reconstruction des bidonvilles illustre cette dynamique. Au lieu de connaître, reconnaître et traiter les causes profondes des vulnérabilités à l’œuvre à Mayotte, causées par l’absence d’alternatives de logement pour les populations précaires, les discours politiques blâment les victimes et pointent un seul coupable : « l’immigration ». La production de l’ignorance se joue également dans une logique « d’à peu près » qui infuse l’action publique, ce dont témoigne le renoncement précoce de l’administration étatique à établir un bilan des pertes humaines causées par Chido. Le caractère ordinaire et banalisé de l’approximation traduit finalement la position subalterne du territoire et de ses habitant·es dans un espace national hiérarchisé.
Ainsi, c’est peut-être paradoxalement au moment où l’invisibilité ordinaire de Mayotte dans l’espace médiatique se rompt que la marginalité épistémique de ce territoire apparaît de façon la plus flagrante. Si l’attention – certes relative et éphémère – portée sur Mayotte suite au cyclone a pu constituer une sorte de tribune pour les chercheur·ses dont l’expertise était désormais sollicitée çà et là, ces prises de paroles s’accompagnent également de dilemmes et d’un certain malaise. Si nous dénonçons ici la marginalité épistémique de Mayotte, en parlant sur et depuis Mayotte, nous ne sommes pas Mahorais·es. Le champ de la recherche est donc lui aussi le reflet de cette marginalisation épistémique et reproduit malgré lui des formes de violences symboliques qu’il dénonce par ailleurs.
Le collectif des jeunes chercheur·ses engagé·es dans des recherches à Mayotte, dont :
- Mégane Aussedat, doctorante à l’Université de Rouen, Dysolab
- Sarah Bronsard, doctorante à l’Université Lumière Lyon 2, UMR Environnement ville et société
- Émile Cao-Brossard, masterant, Master Migrations EHESS/Paris 1 Panthéon-Sorbonne
- Clémentine Lehuger, post-doctorante, CURAPP-ESS
- Tanguy Mathon-Cécillon, doctorant à l’Université Paris Nanterre, CREF
- Alison Morano, anthropologue, Institut des Mondes Africains
- Pierre Schlegel, doctorant à l’université Aix Marseille
- Jim Sermeth, doctorant à l’Université Paris Nanterre, Efis/CREF
- Aude Sturma, chercheuse associée CERTOP/CNRS
[1] A. STURMA & K. GOLBERG « La vulnérabilité structurelle des services de santé à Mayotte fait craindre une surcatastrophe sanitaire », 2024 [En ligne] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/12/27/la-vulnerabilite-structurelle-des-services-de-sante-a-mayotte-fait-craindre-une-surcatastrophe-sanitaire_6469400_3232.html
[2] T. MATHON-CÉCILLON, A. MORANO, J. SERMETH & G. SÉRAPHIN, « Après le cyclone Chido, offrir une scolarité décente aux élèves de Mayotte », The Conversation, 15 janvier 2025. http://theconversation.com/apres-le-cyclone-chido-offrir-une-scolarite-decente-aux-eleves-de-mayotte-247048
[3] Le collectif rassemble des chercheurs et chercheuses engagé·es dans la recherche sur et depuis Mayotte. Composé d’une douzaine de jeunes chercheur·ses aux statuts divers, ce collectif s’est formé quelques semaines avant le cyclone Chido, en ayant pour objectif initial de favoriser la circulation de la recherche sur un territoire à la marge dans les sciences sociales et plus largement dans l’espace politique et médiatique.
[4] S. DEPRAZ, « Les territoires ultramarins, une marge entretenue ? », La France des marges. Géographie des espaces « autres », Armand Colin, 2017, p. 73-102. A. GOREAU-PONCEAUD, B. CALAS, « La France des marges : points de vues et perspectives à partir de l’outre-mer », Les Cahiers d’Outre-Mer, vol. 273, n°1, 2016, p. 251-266. N. ROINSARD. Une situation postcoloniale : Mayotte ou le gouvernement des marges. CNRS Éditions, 2022.
[5] W. BEAVALLET, A. CELESTINE, et A. ROGER. « L’État outre-mer. La construction sociale et institutionnelle d’une spécificité ultramarine », Politix, vol. 116, n°4, 2016, p. 139-161.
[6] N. ROINSARD. Une situation postcoloniale… op. cit., p. 51.
[7] Ibid, p. 52.
[8] A. MATH, Réduire les inégalités entre Mayotte et les autres régions françaises : Quel niveau de dépenses publiques ? Institut de recherches économiques et sociales (Eclairages n°22), 2022.
[9] C. LEHUGER, L’État magnégné, imaginaires, pratiques et rapports à l’État à Mayotte, thèse de doctorat de science-politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2022.
[10] E. GALIERO, « Mayotte : ‟La loi d’urgence doit inscrire l’interdiction des bidonvilles en tête de ses priorités”, demande le maire de Mamoudzou », Le Figaro, 8 décembre 2024 [en ligne] https://www.lefigaro.fr/politique/mayotte-la-loi-d-urgence-doit-inscrire-l-interdiction-des-bidonvilles-en-tete-de-ses-priorites-demande-le-maire-de-mamoudzou-20241228
[11] P. THIBAULT Quatre logements sur dix sont en tôle en 2017. Évolution des conditions de logement à Mayotte Insee (Insee Analyses Mayotte n°18), 2019 [En ligne] https://www.insee.fr/fr/statistiques/4202864
[12] S. BRONSARD, « Mayotte : récupérer les sols, normaliser la ville », Festival International de Géographie de Saint-Dié des Vosges, 35ème éditions, 5 octobre 2024.
[13] RETAILLEAU (B.), VALLS (M.), LECORNU (S.), « Sans fermeté migratoire, nous reconstruirons Mayotte sur du sable », Le Figaro, 5 janvier 2025.
[14] M. HACHIMI ALAOUI, É. LEMERCIER & É. PALOMARES, « Reconfigurations ethniques à Mayotte, frontière avancée de l’Europe dans l’Océan Indien », Hommes & migrations, vol. 1304, 2013, p. 59‑65. N. ROINSARD. Une situation postcoloniale… op. cit. J. SAKOYAN & D. GRASSINEAU « Des sans-papiers expulsés à leurs enfants ‟isolés” : Les politiques migratoires de la départementalisation à Mayotte », In Mobilités ultramarines, édité par P. VITALE, p. 119‑140, Éditions des Archives Contemporaines, 2015.
[15] M. AUSSEDAT, « Mayotte : Pour une déconstruction de l’association bidonville–illégalité–délinquance. Métropolitiques », 2024 [en ligne] https://metropolitiques.eu/Mayotte-pour-une-deconstruction-de-l-association-bidonville-illegalite.html
[16] Le parc locatif social de Mayotte au 1er janvier 2024, Ministère de la transition écologique, SDES, janvier 2025 [en ligne] https://dreal.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/parc_social/2024/mayotte/ .
[17] Direction de l’environnement, de l’aménagement et du logement de Mayotte, Rapport soumis au Conseil départemental de l’habitat et de l’hébergement, 2020, p. 23.
[18] M. AUSSEDAT, « Rendre tolérable l’absence de relogement dans l’intervention publique en bidonville, à Mayotte », Géocarrefour, vol. 97 n°2, 2023 [en ligne] https://doi.org/10.4000/geocarrefour.21826
[19] « Journal télévisé de 19h. Edition spéciale », Mayotte la 1ère, 15 décembre 2024. https://www.france.tv/la1ere/mayotte/le-19h-a-mayotte/6750589-emission-du-dimanche-15-decembre-2024.html.
[20] Bardy (C.), Wolff (L), « Entretien. Cyclone Chido : la population de Mayotte est-elle vraiment sous-estimée ? », Ouest-France.fr. 1er janvier 2025.