Retour sur l’histoire d’une impasse technologique. A. Gras, Le choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007. Compte-rendu par François Jarrige.

Depuis plusieurs années Alain Gras, socio-anthropologue des techniques à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, s’attache à détruire les mythes de la société industrielle et technicienne contemporaine. Après avoir analysé le mythe du progrès technique et ses conséquences sur l’imposition d’une vision linéaire et évolutionniste du progrès (Fragilité de la puissance, Fayard, 2003), il s’attache dans cet essai à questionner les origines de la crise climatique actuelle. Pour cela, il propose une interprétation originale de la manière dont la machine fondée sur la transformation de la chaleur en travail a installé son règne. Alain Gras part du constat que notre civilisation industrielle a fondé son destin sur l’un des quatre éléments, le feu, aux dépens de l’eau, de l’air et de la terre. Or, que ce soit la combustion des énergies fossiles ou les grandes chaudières que sont les centrales nucléaires, ce choix menace désormais l’avenir de l’humanité. À partir de ce constat, il propose d’examiner comment le feu a pris une place, matérielle et symbolique, aussi déterminante dans notre civilisation ; comment notre civilisation a choisi de s’affranchir des limites naturelles de la puissance en choisissant la machine thermique ; quelles sont les conséquences du choix du feu sur la mobilité généralisée de nos sociétés ?

Pour répondre à ces questions, Alain Gras n’écrit pas un livre d’histoire, il propose une description socio-anthropologique des conditions matérielles et culturelles qui ont permis la mise en place de la civilisation du feu. Au lieu de faire de la société industrielle et des technologies contemporaines le résultat d’une évolution inéluctable ou d’un perfectionnement continuel, il part en quête de la bifurcation anthropologique qui a marqué la naissance du monde contemporain. En tant que socio-anthropologue des techniques, introducteur et théoricien en France de la notion de « macro-système technique », et qui s’est fait depuis plusieurs années une spécialité de la critique de tous les déterminismes technologiques, Alain Gras choisit de voir dans l’adoption de la machine à vapeur au XIXe siècle, un moment charnière dans l’ordre économique, social, et symbolique. En cela il prolonge la théorie de la bio-économie de l’économiste Georgescu-Roegen –l’un des pionniers de la pensée de la décroissance dans les années 1970– popularisée en France par Jacques Grinevald, pour qui la révolution « thermo-industrielle » marque une nouveauté radicale dans l’histoire occidentale. Cette révolution « thermo-industrielle » repose sur la puissance du feu qui s’est imposée au XIXe siècle contre d’autres énergies possibles.

La première partie, intitulée « La chaleur au quotidien ou la singularité de la société thermo-industrielle », propose un vaste panorama de la place du fait thermique dans le monde contemporain. Le fait primordial réside bien sûr dans le constat du réchauffement climatique dont l’auteur rappelle les données principales. Ce réchauffement est le résultat d’une explosion de la consommation énergétique du fait de l’industrialisation généralisée, de l’artificialisation de l’agriculture, et de la croissance exponentielle des transports. L’ubiquité du feu dans notre vie quotidienne et dans notre imaginaire semble à ce point évidente qu’elle est rarement questionnée. Pourtant, rappelle Alain Gras, cette société thermo-industrielle est récente. Dans la deuxième partie du livre, « Les origines imprévues ou la chaleur incertaine », l’auteur étudie l’origine de cette société thermo-industrielle qui introduit une coupure radicale avec le monde antérieur dominé par les énergies renouvelables. Avant la « Révolution industrielle » des XVIIIe et XIXe siècle, le feu ne possédait pas de primauté particulière, l’eau et l’air étaient largement utilisés pour actionner des mécanismes divers. C’est seulement progressivement que le concept scientifique du feu a émergé dans sa forme actuelle pour triompher au XIXe siècle avec les machines à vapeur et le principe thermodynamique. La thermodynamique classique a pris son essor comme science des machines thermiques ou science de la puissance motrice du feu avec Sadi Carnot et ses Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance (1824). La thèse de Gras est que cette « prise en considération du feu comme moyen de puissance fut un saut intellectuel dans l’inconnu, l’occasion à la fois d’une rupture avec un pacte implicite d’agression mesurée de l’environnement et de la fermeture d’autres voies technologiques non thermiques » (p. 157). Au début du XIXe siècle en effet, les chemins possibles étaient multiples, la machine à vapeur souffrait de nombreux défauts qui la rendaient difficile à utiliser. L’énergie hydraulique continuait de dominer et de bénéficier de nombreux avantages comparatifs. Au cours du siècle, le charbon va peu à peu triompher, sa combustion sert à l’obtention du gaz et de l’électricité qui sont les supports de la deuxième vague d’industrialisation de la fin du XIXe siècle. Alain Gras n’est pas un historien. À ce titre, il ne s’embarrasse pas des débats complexes qui traversent l’historiographie. Il existe pourtant de nombreux travaux, comme ceux de Crosbie Smith, qui ont éclairé le contexte culturel de l’essor et de l’affirmation de la thermodynamique dans l’empire britannique au XIXe siècle. De même, alors que l’histoire économique des trente dernières années tend à nier l’existence d’une révolution industrielle en insistant sur la continuité de la période 1700-1850, la lecture surplombante de Gras propose de retrouver ce qui fait l’irréductible singularité du monde issu du XIXe siècle. En cela il rejoint malgré tout, sans forcément les citer, certaines approches nouvelles de l’histoire économique soucieuses de relativiser l’idée d’un chemin unique vers l’industrie moderne au profit d’une attention plus grande aux multiples trajectoires possibles et oubliées, comme aux formes alternatives d’organisation de la production. Dans la dernière partie, « le feu, moteur de la mobilité généralisée », Gras revient au monde contemporain pour questionner les liens étroits qui relient cette nouvelle société thermo-industrielle et l’utopie de la vitesse et de la mobilité. Gras est l’auteur de travaux sociologiques importants sur le système aéronautique qu’il connaît bien. Aujourd’hui, l’avion représente le « stade ultime du rêve thermodynamique » né au XIXe siècle. L’histoire de l’avion constitue en effet une forme de résumé de l’évolution de la société thermo-industrielle et de ses apories actuelles.

Cet essai touffu, parfois trop lacunaire dans certaines de ses analyses historiques, est d’abord un texte de combat. Il cherche à interroger les récits classiques du progrès, et ce qu’ils peuvent avoir d’aveuglant, pour mieux libérer l’avenir. Même si, reprenant le titre d’un ouvrage de M. Löwy consacré à Walter Benjamin, Alain Gras veut faire de son livre un « avertissement d’incendie », il ne s’agit pas d’un simple pamphlet catastrophiste comme il y en a tant. L’auteur est résolument optimiste et confiant dans la créativité sociale qui peut surgir des crises de la société thermo-industrielle. Pour Gras, le « passé interrogé de la technologie thermique nous montre qu’elle fut –qu’elle est– un accident et non une nécessité dictée par l’évolution générale des techniques » (p. 242). Dans ces conditions, face à l’incendie, on peut penser d’autres trajectoires, imaginer d’autres futurs. C’est ce que certains tentent avec la notion de « décroissance » que Gras résume en un principe : « briser la thermodynamique des flux » et poser comme principe de régulation la mise en place de circuits courts. Ce texte restera sans doute incompréhensible à tous ceux qui ne pas voient pas de salut en dehor
s de la sphère de l’économie libérale et de son appareillage techno-scientifique, il éclairera en revanche tous ceux qui s’interrogent sur la crise actuelle et ses racines.