« Qui avait prévu ce qui allait se passer ? » faisait mine de s’interroger Emmanuel Macron lors d’une réunion avec des élus locaux à Pau, dix jours après la mort de Nahel Merzouk, 17 ans, survenue le 27 juin 2023. Cette question aussi naïve que cynique apparaît d’autant plus hors sol que les acteurs politiques et associatifs de banlieue alertaient depuis des mois sur les tensions grandissantes dans les quartiers populaires. De fait, la seule inconnue était de savoir quand et d’où l’émeute allait partir.
À bien des égards, la séquence émeutière de 2023 n’est qu’une répétition de celle de 2005. Le déclencheur est identique et les dynamiques comparables. Mêmes réactions des pouvoirs publics avec le déploiement massif des forces de police dans les quartiers et fermeté excessive sur le plan pénal. Il en va de même pour « l’émeute de papier » qui accompagne l’embrasement des quartiers. Le flot de commentaires produit une troublante sensation de déjà-vu : perte d’autorité à l’école et dans les familles, affaiblissement du civisme au profit du consumérisme, déficit d’intégration et l’extrême droite, rejointe par une partie de la droite, qui prophétise la menace d’une guerre civile ethnique…
Pourtant, malgré ces parallèles frappants, il faut aussi reconnaître que la situation de 2023 diffère pour partie de celle de 2005. Durant les deux décennies qui séparent ces moments de révolte des quartiers populaires, nous avons assisté à une extrême droitisation de la vie politique et du débat public, à l’imposition des thèmes du grand remplacement, de « l’ensauvagement de la société » ou d’un pseudo-processus de « décivilisation ». Cette dérive a été renforcée par les transformations de l’espace public liées à l’emprise croissante des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux. La guerre culturelle polarise les grilles de lecture et renforce la disqualification des révoltes sur un mode culturaliste caricatural.
Une autre différence notable réside dans la diffusion des images de l’interpellation meurtrière. En 2005, la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré n’avait pas été captée en vidéo, ce qui a permis à la version policière de leur mort de se transformer en mensonge d’État. En revanche, celle de Nahel M. a été filmée, exposant immédiatement les falsifications policières et forçant l’exécutif à reconnaître rapidement un acte « inexcusable, inexplicable » selon les termes d’Emmanuel Macron. Cependant, la parole du président et de son ministre de l’Intérieur s’est limitée à la reconnaissance d’une faute policière rendue incontestable par l’image.
La comparaison avec le discours de Jacques Chirac après trois semaines d’émeutes en 2005 atteste de l’incapacité de l’actuel exécutif à se confronter à un racisme institutionnel dont la dimension systémique est évacuée. Chirac avait exprimé la nécessité de combattre le racisme, l’intolérance et les discriminations, assurant « aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République ». Macron a préféré camper dans le déni, incriminant les familles et les réseaux sociaux plutôt que de faire face aux causes structurelles et systémiques des émeutes.
Enfin, les émeutes de 2005 venaient deux ans après le lancement du Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) qui avait marqué un réinvestissement massif dans les quartiers, certes limité au cadre résidentiel. Il en va tout autrement aujourd’hui, après six ans de désinvestissement de la politique de la ville, amorcé dès l’été 2017 par les coupes dans les budgets de cette politique, des HLM et des emplois aidés, et prolongé par l’enterrement du rapport Borloo en mai 2018.
Ces révoltes s’inscrivent également dans une dynamique politique longue de dérive autoritaire. Elles surviennent après une série de crises sociales et politiques – mouvement des Gilets Jaunes, manifestations contre les réformes des retraites, protestations contre les violences policières et les mobilisations écologistes de Sainte Soline –, qui ont fait l’objet d’une répression violente. Cette dynamique autoritaire est accentuée dans les quartiers populaires : la « loi confortant le respect des principes de la République » (dite aussi « contre le séparatisme »), adoptée en 2021, a jeté la suspicion sur les mobilisations dans les quartiers et disqualifié l’action de nombreuses associations. Après six ans de présidence d’Emmanuel Macron, l’exécutif, en déficit lourd de légitimité, apparaît plus que jamais dépendant de l’appareil policier. En position de force face à un pouvoir affaibli, les syndicats corporatistes (en particulier ceux partageant les idées de droite et d’extrême droite) sont en position de définir les missions et les conditions d’exercice de la police, et surenchérissent pour neutraliser toutes critiques et remises en cause.
Il faudra prendre le temps de l’analyse de cette séquence et des éventuelles réponses politiques qui lui seront apportées. Malgré toutes les différences par rapport à la situation de 2005, il nous est cependant apparu que nombre d’analyses produites après celle-ci ont gardé leur pertinence, et peuvent aider à penser l’événement. Et pour cause, comme nous l’écrivions dans l’éditorial du numéro anniversaire des 10 ans des révoltes de 2005 : « Les leçons n’ont pas été tirées ». Ce constat reste malheureusement d’actualité, presque 20 ans après.
Afin de marquer cette continuité, et de (re)prendre le recul nécessaire à la compréhension, la rédaction de Mouvements a choisi de mettre en avant une sélection d’articles publiés depuis 2005, ici présentés dans l’ordre chronologique, qui éclairent la situation actuelle, complétée par plusieurs contributions rédigées récemment.
Sommaire
Contributions de 2023 [à paraître]
Nicolas Haeringer, « Les soulèvements de Nanterre », juillet 2023
Paul Le Derff, « L’usage de la force létale policière devient-il enfin un réel enjeu de débat public ? », juillet 2023
Sélection du numéro « Émeutes, et après ? » 2006/2 (n° 44)
Bacqué Marie-Hélène, Denjean Jean-Marc, « Les émeutes urbaines, signe d’échec de la politique de la ville ? ».
Simon Patrick, « Discriminations négatives : Pour une politique contre le délit de faciès ».
Sélection du numéro « La France en situation postcoloniale ? » 2011 (Hors-série n°1)
Sauvadet Thomas, « À la recherche d’une révolte postcoloniale. Socio-ethnographie d’une émeute de novembre 2005 »
Sélection du numéro « Ma cité a craqué » 2015/3 (n° 83)
« Les révoltes de 2005, une prise de conscience politique », Entretien avec Mohamed Mechmache.
Zerouala Faïza, « Médias en banlieue, de l’autre côté du miroir ».
Jobard Fabien, « La police en banlieue après les émeutes de 2005 ».
Epstein Renaud, « La démolition contre la révolution : Réactualisation d’un vieux couple ».
Sala Pala Valérie, « Une ville après l’émeute ».
Talpin Julien, « Los Angeles, de l’émeute à l’auto-organisation des quartiers populaires ».
« Transmettre l’histoire de nos luttes », Entretien avec Saïd Bouamama.
Sélection du numéro « Ma cité s’organise » 2016/3 (n° 83)
« Le community organizing en France : quel projet politique ? », Table ronde avec Laëtitia Nonone, Adrien Roux et L. Real.
Sélection du numéro « Se protéger de la police, se protéger sans la police » 2017/4 (n° 92)
Recoquillon Charlotte. « Se protéger de la police aux États-Unis : Pratiques militantes du mouvement Black Lives Matter ».
Pregnolato Anthony, « L’espace des mobilisations contre les violences des forces de l’ordre en France depuis les années 1990 ».
Truc Gérôme, Truong Fabien, « Cinq femmes fortes. Faire face à “l’insécurité” dans une “cité de la peur” ».
« Du bidonville algérien de Nanterre à la jungle de Calais », Entretien avec Emmanuel Blanchard ».
Sélection du numéro « Classe ! » 2019/4 (n° 100)
« Construire une expérience politique commune. Comment le Comité Adama a rejoint le mouvement des Gilets jaunes », Entretien avec Youcef Brakni.
« L’antiracisme politique et la classe », Table ronde avec Sihame Assbague, Wissam Xelka, Saïd Bouamama, Nacira Guénif, Maboula Soumahoro.
Sélection du numéro « Emancipation in the USA » 2022/2-3 (n° 110-111)
« Généalogies politiques, contradictions et horizons du mouvement Black Lives Matter », Entretien avec Donna Murch.