Pour accompagner la publication du dossier « Politiques des territoires délaissées », Mouvements a organisé une table ronde avec cinq chercheurs et chercheuses qui ont investi différents types de territoires délaissés au fil de leurs parcours personnels et de leurs travaux scientifiques. Yaëlle Amsellem-Mainguy, Benoît Coquard, Elie Guéraut, Valérie Sala Pala et Fanny Vincent débattent  de cette notion de « territoires délaissés » et des enjeux qu’elle recouvre.

 

Mouvements : Pour commencer cette table ronde consacrée aux territoires, est-ce que chacun et chacune d’entre vous peut présenter son parcours, personnel et scientifique, sous cet angle territorial ?

Valérie Sala Pala : Je suis née à Brest, dans une famille de classe moyenne blanche, avec des parents profs, puis ma famille a déménagé dans une petite commune périurbaine. Après le bac,  je pars faire Sciences Po Rennes, j’y reste en DEA puis en thèse de science politique. Au départ, je souhaite travailler sur la lutte contre l’exclusion par le logement en France et au Royaume-Uni. En allant faire du terrain  au Royaume-Uni, je découvre à la fois une société qui a une longue histoire de lutte contre les discriminations, et les race and housing studies britanniques. Cela m’amène à réorienter ma thèse vers la construction des frontières ethniques par les politiques du logement social. Après un post-doc à l’INED, je suis recrutée à l’Université de Saint-Etienne en 2007 comme maîtresse de conférences en science politique. J’intègre une équipe qui travaille sur la néolibéralisation des politiques urbaines et je découvre un nouveau terrain, Saint-Etienne, ville anciennement industrielle, en décroissance,  ce qui m’amène à travailler  sur les stratégies urbaines des villes en déclin. Le fil rouge de mes recherches reste l’articulation entre politiques et mobilisations urbaines et construction d’un ordre socio-spatial inégalitaire.

Elie Guéraut : J’ai une socialisation résidentielle multi-située, avec une partie de ma famille à Paris et l’autre partie à Nevers. Mes parents sont dans la fonction publique territoriale : ma mère est directrice d’un service Petite Enfance dans la Nièvre, mon père directeur d’un CCAS à côté de Bordeaux. J’ai fait ma scolarité à Nevers avant d’aller à Paris pour mes études, mais je garde des liens très importants à Nevers. C’est d’ailleurs le sujet de ma thèse. À la base, j’avais proposé de travailler sur les mobilités résidentielles des étudiant·es. Et puis, en 2014, il y a les élections municipales qui mettent à 43 années de pouvoir socialiste à Nevers. Cela me conduit à travailler sur la question de la culture, de la transformation de la scène associative locale, en lien avec les changements politiques locaux, ce qui aboutira à ma thèse intitulée “Ascension et fragilisation d’une petite bourgeoisie culturelle, une enquête ethnographique dans une ville moyenne en déclin”. Je suis recruté en 2021 à l’Université Clermont Auvergne. Depuis, j’ai notamment participé à l’évaluation du programme Émile, une politique nationale dont l’objectif est de déplacer des ménages mal-logés d’Île-de-France vers des départements ruraux.

Yaëlle Amsellem-Mainguy : J’ai grandi dans l’Est parisien, mais je n’ai découvert le reste de la capitale qu’il y a une dizaine d’années ! Je fais plutôt partie des classes populaires mais en termes de capital culturel, j’explose une grande partie des classes supérieures, car ma mère travaille dans le monde de la culture. J’ai soutenu ma thèse de sociologie en 2007, qui portait sur les usages de la contraception d’urgence des jeunes femmes de moins de 25 ans. Parallèlement à mes terrains de thèse, j’ai aussi participé à une enquête sur les déplacements des collégien·nes dans la ville. Après, j’ai fait pas mal d’enquêtes sur la sexualité et je suis partie enquêter pour mon livre “Les filles du coin”, en reprenant l’hypothèse de Didier Breton qui avait interrogé la similarité d’insularité entre les personnes qui vivent dans les départements d’outre-mer et les personnes qui vivent dans les espaces ruraux. En ce moment je travaille sur l’entrée dans la vie affective, relationnelle et sexuelle des jeunes adultes à l’INED.

Benoit Coquard : Je viens de la Haute-Marne. Mes parents ont tous les deux commencé à travailler très tôt, après le collège. Mon père était facteur puis guichetier à la Poste. Ma mère a été ouvrière et, après avoir obtenu la nationalité française, elle est devenue aussi guichetière à la Poste. Le “haut” des classes populaires rurales en somme, sans capital scolaire et avec de faibles salaires, mais une stabilité de l’emploi et la propriété de leur maison. Côté scolaire, je n’étais pas un bon élève, j’ai eu le bac de justesse et ne me suis pas investi dans les études durant ma licence. J’avais un emploi de facteur et une petite entreprise à côté, de commerce ambulant. C’est après avoir lu Marx et Bourdieu que tout à changé, j’ai eu la révélation de ma propre condition et me suis mis à bosser comme un fou. j’ai fait un master 1 de philo, puis, un master 2 à l’ENS en socio. Cette dernière année m’a formé à la compétition académique élitiste au moment le plus important.  Stéphane Beaud m’a conseillé d’aller étudier les jeunes ruraux. J’étais réticent, car je me disais “dans ma campagne, ça vote FN, ça tient des propos racistes”, je n’avais pas encore vu ce type de réalité dans les livres de sciences sociales. Donc j’ai réalisé un mémoire sur les jeunes de cité, là où j’habitais à l’époque. Mais je retrouvais des choses communes avec mes copains d’enfance. Ils avaient beaucoup en commun au fond. J’ai ensuite fait ma thèse sur les jeunes ruraux et j’ai eu la chance, contrairement à beaucoup de précaires dans la recherche aujourd’hui, de travailler sur mon sujet pendant très longtemps, de 2010 à 2019.  En ce moment, j’essaye de vérifier des hypothèses issues de ce long travail  ethnographique, en m’intéressant aux socialisations amicales et à la manière dont se structurent les appartenances.

Fanny Vincent : J’ai passé toute ma vie dans un petit village savoyard, où ma famille habite depuis des générations. Je viens d’un milieu d’agriculteur·rices, et même si mes parents n’en sont plus, cela a été très important dans ma construction identitaire. Je suis partie en ville pour faire mes études, mais je continue de me définir comme quelqu’un de la campagne, de mon village. C’est aussi pour ça que j’en suis venue à travailler sur le territoire, après un parcours universitaire à l’IEP de Grenoble où j’ai fait un master sur les politiques de santé, puis à Dauphine où j’ai fait une thèse sur la banalisation du travail en douze heures d’affilée à l’hôpital, parmi les infirmièr·es et les aides-soignant·es. Ensuite, j’ai fait un post-doc sur les conditions de travail des médecins hospitaliers au CNAM, et un autre à l’INSERM sur le prix des médicaments contre le cancer. J’ai été recrutée à l’Université de Saint-Étienne en 2020, où je continue à travailler sur les transformations du système hospitalier, notamment la place que prennent les acteurs privés et les promesses d’avenir pour le service public hospitalier dans les territoires ruraux. Ça m’amène à m’intéresser aux fermetures et aux privatisations de certains services, à la mobilisation des usager·es dans deux hôpitaux de la Loire, à Feurs et Montbrison.

Mouvements : Le dossier de Mouvements porte sur le thème des « territoires délaissés ». Est-ce que ce qualificatif, qui nous permet de réunir des territoires qui sont souvent opposés dans le débat public -les quartiers défavorisés de banlieue des métropoles, les villes moyennes en déclin et les territoires ruraux en déprise-, vous paraît pertinent pour qualifier les territoires sur lesquels vous avez enquêté ?

Fanny Vincent : J’ai entendu ce terme de délaissement dans les mobilisations que j’ai étudiées. Dans les discours de la population, des élu·es, des usager·es et des soignant·es du territoire sur lequel j’enquête, c’est assez présent. Le mot résonne avec mépris, non-reconnaissance ou déconsidération. Ces gens se sentent vraiment délaissé·es par « ceux ou celles d’en haut », qui laissent dépérir les services publics ou les ferment, qui décident de leur mode de vie, qui ne comprennent pas les territoires : comment on se déplace en voiture, comment on se gare en ville, comment on trouve une place quand on va à l’hôpital… Mais le territoire sur lequel j’enquête dans la Loire n’est pas en déclin, comme le sont d’autres territoires ruraux marqués par une surreprésentation des couches populaires et des retraités. Il n’est pas, objectivement, délaissé par les pouvoirs publics, l’État n’y est pas absent. Simplement, il leur applique un traitement particulier en organisant le retrait des services publics ou leur privatisation.

Valérie Sala Pala : Pour ce qui concerne les villes en déclin, c’est quelque chose que j’ai beaucoup entendu du côté des acteurs stéphanois du logement, ce sentiment que les politiques se décident à Paris, qu’elles sont pensées pour les métropoles attractives et qu’elles sont inadaptées à une ville comme Saint-Etienne qui rencontre des problèmes spécifiques, comme la proportion de logements vacants ou la paupérisation accentuée du logement social. Et si on parle des quartiers périphériques des métropoles, , le sens de l’expression “territoires délaissés” demanderait à être précisé: délaissés par qui ? On y observe certes un retrait de certains services publics mais pas de tous : la police y est bien présente ! Il y a aussi un surinvestissement symbolique de ces quartiers, traités comme des problèmes et même des menaces. Pensez au dispositif des “Quartiers de reconquête républicaine” mis en place par l’Intérieur en 2018…

Benoit Coquard : Je n’aime ni le mot territoire ni le mot délaissé ! Je préfère la notion d’espace social que de territoire. J’enquête sur le “quart en bas à droite” de l’espace social[1], ce monde des ouvrier·es, de petits artisan·es et de petits patrons, qui restent à distance des populations diplômées. Ce qui m’intéresse, c’est la polarisation de cet espace social qui s’inscrit aussi dans l’espace géographique. Territoire délaissé, c’est plus un vocable d’acteur public qui résonne avec les théories de la fracture territoriale et de la France périphérique qui ont habilement réussi à établir une frontière symbolique entre les classes populaires rurales et les classes populaires urbaines. C’est utile pour des élu·es qui prétendent représenter et défendre les “territoires oubliés” face aux “bobos des villes”, mais qui ont une vraie distance sociale avec leur population. Dans un papier récent, on montre avec Clara Deville que l’État, qui s’éloigne et se dématérialise, n’abandonne pas les gens[2]. Au contraire, il les cible, il les trie. Et c’est ce tri qui crée un sentiment de concurrence au sein des classes populaires, qui fait qu’on ne regarde pas tant vers le haut que vers le bas, et qui alimente en partie la xénophobie des certaines fractions des classes populaires qui cherchent à se distinguer en se mettant à distance de la figure des immigrés, des assistés.

Les recherches montrent une convergence, pas complète bien entendu, des situations des milieux populaires des quartiers urbains désindustrialisés et des campagnes désindustrialisées. Mais les travaux de sociologie peinent à être entendus dans le débat politique. Même à gauche, le vote rural est perçu comme un bloc homogène à aller chercher, ou au contraire à classer dans les irrécupérables. Ça conduit à des stratégies misérabilistes ou populistes, qui sont des impasses selon moi.

Élie Guéraut : Je rejoins ce que vient de dire Benoît, même si la notion de territoire délaissé mérite d’être prise au sérieux, car son usage a des effets sur les représentations, y compris politiques. Qu’est-ce que produit sur la position sociale et sur la valeur symbolique d’une personne le fait de venir d’un de ces espaces dits délaissés ? Dans la petite bourgeoisie culturelle que je rencontre à Nevers et dans d’autres villes moyennes aux caractéristiques semblables, il y a vraiment une crainte que le déclassement de leur territoire puisse avoir des effets sur leur position sociale. Après, même si on récuse leur pertinence, il est important de considérer les termes qui structurent le débat public et l’action publique. C’est le cas de la “France périphérique”, qui rencontre un vrai succès chez les élu·es locaux·les, qui la mobilisent pour dénoncer le retrait de l’Etat et réclamer des moyens supplémentaires, qu’ils et elles ont partiellement obtenus avec les programmes Action Cœur de Ville ou Petite Ville de Demain. Mais il y a une vraie ambivalence car ces mêmes élu·es sont dans une forme de déni, refusant de parler de déclin urbain ou de se penser comme un territoire déclassé. Le maire de Nevers va jusqu’à refuser de parler de « ville moyenne » et revendique l’appellation de « ville médiane »…

Yaëlle Amsellem-Mainguy : Les filles du coin ne qualifient jamais leur territoire de « délaissé ». Elles vont parler d’absence des services publics, citer des éléments de première nécessité qui ont disparu, comme la boulangerie, l’endroit où on peut refaire sa carte d’identité, l’accès aux gynécos… Par ailleurs, quand elle est appliquée aux espaces ruraux cette notion de délaissement est porteuse d’une vision excessivement homogénéisante et misérabiliste de situations très contrastées. J’ai enquêté sur quatre intercommunalités où toutes les filles expriment un besoin d’être dans des bourgs où il y a des transports en commun, sans pour autant désigner leur espace comme délaissé. Elles vont souvent dire qu’elles sont dans un endroit “où il n’y a rien”, tout en le valorisant parce qu’elles y ont grandi et en sont fières. Elles disent souvent qu’il leur manque peu de choses, qu’il faudrait rajouter un McDo dans le village. Elles veulent rester dans un entre-nous qui est rassurant.

Sur  mes terrains, il y a des quartiers plus en difficulté que d’autres, des cités d’habitat social, qu’on n’identifie pas du tout à la campagne. Vivre dans un habitat social de grande hauteur, là où dans le centre-bourg, on voit plutôt des maisons de deux étages est source de disqualification sociale. Les jeunes filles ne s’inscrivent pas non plus dans la perspective de la France périphérique, parce que ça voudrait dire qu’elles font partie d’une population qui serait mise à l’écart. Mais mise à l’écart de quoi et de qui ? A 14 et 25 ans, elles vivent les meilleures années de leur vie, et ces années-là sont au cœur de leur vie. Dans deux intercommunalités où j’ai enquêté, il y a du tourisme, et elles voient se déployer les moyens de l’action publique pour une partie de la population qui a du capital économique. C’est plutôt ces disparités de classes qu’elles vont dénoncer.

Mouvements : Dans ce terme de délaissement, il y a l’idée qu’il y aurait une forme d’abandon par rapport à une situation originelle qui était autre. Est-ce qu’on ne peut pas introduire une distinction entre le discours des jeunes et de celles et ceux qui le sont moins ?

Yaëlle Amsellem-Mainguy : Le « c’était mieux avant » porté par les parents, est discuté par les filles qui savent que la génération de leurs mères n’a pas non plus connu le TER qui s’arrête dans le village et qui a souffert d’inégalités de genre plus marquées encore qu’aujourd’hui. Elles ne s’y retrouvent pas sauf quand elles ont accès aux récits idéalisés de leurs grands-mères,  relatant des formes de solidarité familiale et de solidarité de classe, un passé où il y avait du travail pour tout le monde et où les femmes avaient une place reconnue.

 Valérie  Sala Pala : Ce “c’était mieux avant” renvoie à ce que disait Elie tout à l’heure:  certains territoires se déplacent dans les hiérarchies symboliques et matérielles. On le voit pour les cités HLM : les aîné·es font référence à une période dorée, où l’habitat social était synonyme d’accès à un certain confort, un statut social valorisé, avant le tournant des années 70 qui marque le début de leur dégradation et du changement de leur peuplement. Dans notre enquête à Firminy-Vert, ce qui est beaucoup revenu dans les paroles des jeunes habitant·es, ce n’est pas tant le fait que “c’était mieux avant” que  le sentiment d’une partie de ces jeunes d’être considéré·es et traité·es comme des citoyen·nes de seconde zone, mais avec des variations importantes en fonction de leur position dans les rapports sociaux car il y a une forte hétérogénéité sociale au sein du quartier. C’est parmi les jeunes hommes racisés que ce discours était le plus présent et ils le relient beaucoup à leur expérience de la police.

Fanny Vincent : Sur mes terrains, les mobilisations autour de l’hôpital sont plutôt le fait de populations au-delà de 60 ans et beaucoup travaillent dans les services publics. Et je n’ai pas l’impression que c’était “mieux avant”, dans le sens où la difficulté à attirer des médecins et la question du financement de l’hôpital , existent depuis sa création. Le nouvel établissement existe depuis les années 1970 et il a permis de maintenir une offre de soins publique sur le territoire. Le changement, c’est le rôle qu’ont pu avoir les mobilisations des usager·es. Jusqu’aux années 2010, ces mobilisations ont permis de bloquer les projets de rapprochement avec le secteur privé. Aujourd’hui, elles ne parviennent plus à empêcher l’emprise du privé sur l’hôpital. Sachant que la financiarisation a changé la nature de ce secteur privé : ce n’est plus la clinique du médecin, mais le grand groupe coté en bourse qui vient mettre la main sur l’hôpital.

Benoît Coquard : Sur mes terrains dans le Grand Est, quand j’entends “c’était mieux avant”, c’est lié à l’industrie, à des formes de sociabilité disparues, aux fêtes populaires, aux bals, plus qu’à l’Etat et aux services publics. Les gens n’ont pas envie d’être aidé·es par l’État, ou plus exactement, c’est très mal vu de le dire. Ce que demandaient les Gilets jaunes, ce n’était pas l’implantation de services publics. S’y exprimait plutôt l’idée que tout dysfonctionne et que “t’as plus rien qui march”, que “t’attends de plus en plus” à la CAF, à la Poste. Sur mon terrain, chez ces classes populaires qui penchent clairement à droite, j’entends peu dire : c’est parce qu’on est à la campagne qu’il y a moins de services publics, mais plutôt, le problème aujourd’hui, c’est qu’il y a trop de « cassos ».

Élie Guéraut : C’est vrai qu’on a un prisme très centré sur l’État et l’action publique. Dans un territoire comme la Nièvre, l’emploi industriel et l’emploi ouvrier continuent à diminuer. Ce délaissement, si on l’appelle ainsi, est aussi celui du pouvoir économique qui restructure ses activités et les délocalise. On a souvent tendance à associer la désindustrialisation aux années 1970, mais dans le cas de Nevers, elle continue aujourd’hui.

 Mouvements : La question territoriale occupe une place importante dans les débats politiques nationaux, autour notamment de cette mise en opposition entre métropoles et “France périphérique”. Cette opposition s’exprime-t-elle aussi sur vos terrains ? A-t-elle des effets sur la manière dont se construisent les identités et les mobilisations politiques localement ?

Fanny Vincent : Ce sont des oppositions qui sont à plusieurs niveaux : entre le national et le local, mais aussi entre le territoire rural sur lequel j’enquête et Saint-Étienne, la grande ville dont l’hôpital attirerait des patient·es et des médecins qui déserteraient les petits hôpitaux. Mais il y a aussi des concurrences intra-rurales, entre Montbrison et Feurs, ou au sein des intercommunalités. Donc on a une sorte de mosaïque d’oppositions. Les politiques hospitalières sont engagées dans une territorialisation très paradoxale. D’un côté, le territoire, c’est la proximité, et, de l’autre, c’est l’échelon de la rationalisation, des fusions, des regroupements autour des plateaux techniques, avec l’idée de rendre le système plus performant. On promeut la coopération territoriale entre les établissements, voire entre le public et le privé, pour faire face aux pénuries et pour limiter les inégalités d’accès, et en même temps on met en concurrence les hôpitaux par des logiques gestionnaires, on les incite à faire des économies et à se positionner stratégiquement afin de se distinguer.

Yaëlle Amsellem-Mainguy : Les filles qui habitent en campagne insistent sur l’importance de pouvoir aller en ville, dans les plus grandes métropoles qui sont proches de chez elles. La ville, c’est un espace de consommation, un espace de possibilités. Quand elles font du shopping, tout le monde sait qu’elles viennent de la campagne, du fait de leurs manières d’être en ville, d’y paraître perdues. Les manières de se vêtir, de se comporter entre groupes de filles dans la ville les assignent à leur classe et à leur genre. Pour elles, les deux figures repoussoirs, c’est la bourgeoise d’un côté et la racaille de l’autre. Il y en a aussi dans leur village, mais les racailles du village on les connaît ! Celles de la ville, elles ne maîtrisent pas leurs codes et elles vont donc adopter des représentations collectives de rejet. Sur la question des oppositions de territoires, y compris entre deux villages très proches, on voit qu’il y a des tensions mais elles sont vues comme portées par les adultes. À cause d’eux, il faut qu’on se tape trois quarts d’heure de bus scolaire parce que c’est eux qui ont décidé de fermer notre collège. Enfin, ce qui ressortait beaucoup c’était la stigmatisation de l’assistanat : il y a des formes d’opposition renforcées parce qu’il y a des villages où il y a plus de « cassos » que d’autres.

Benoit Coquard : Dans les espaces ruraux des régions industrielles, on a des bourgs-usines. On dit alors que le centre-bourg, largement vidé de ses commerces, c’est pour les “cassos”. Les couples de petits propriétaires, eux, ont fait construire dans le nouveau village pavillonnaire à l’écart, proche de la 4 voies qui t’amène au travail : c’est le quartier des lotissements neufs avec des grandes maisons qui paraissent beaucoup plus respectables.

Valérie Sala Pala : On voit bien que les oppositions territoriales sont multiples et irréductibles aux clivages binaires. Dans sa thèse racialisante, Guilluy fait comme si les habitant·es des quartiers périphériques des métropoles, donc pour une grande part les segments racisés des classes populaires, étaient privilégié·es par les politiques publiques. Cela ne correspond pas à la réalité, et le succès de cette grille de lecture doit pousser les chercheurs et chercheuses en sciences sociales à mieux rendre compte de l’intrication des rapports sociaux de pouvoir : la classe, le genre, mais aussi les rapports sociaux de race. Sinon on s’interdit de comprendre les recompositions et les oppositions socio-spatiales. Dans le cas de Saint-Etienne, ville qui a perdu 50 000 habitant·es en 50 ans alors que ses périphéries grossissaient, on voit à quel point les mobilités résidentielles sont à la fois socialement et racialement sélectives. La « fuite » des classes moyennes blanches vers certaines communes périurbaines ou rurales s’articule à une mise à distance des classes populaires, et surtout de leurs segments racisés En même temps, ces communes périphériques sont elles-mêmes très hétérogènes socialement, ce qui se traduit nettement sur le plan politique et électoral.

Élie Guéraut : Je déplore évidemment ces oppositions binaires. Sur certains terrains, la notion de France périphérique fait écho à une certaine réalité, mais pas sur le mien ! Après ma thèse, j’ai été observer des villes moyennes, des préfectures de départements ruraux. Pour Guilluy, ce sont des exemples types de la France périphérique. Or si on prend une aire urbaine comme Nevers, 100 000 habitant·es, avec une très grande mixité sociale mais aussi raciale, on voit que ça ne marche pas. À Nevers, on a des quartiers d’habitat social dont la composition socio-démographique est très semblable à celle des quartiers d’habitat social du 93 ou des quartiers nord de Marseille. Donc même dans les représentations de mes enquêté·es et des élu·es locaux·les, cette histoire de France périphérique de petit·es Blanc·hes ne fonctionne pas vraiment, parce qu’il y a une altérité raciale extrêmement forte dans ce territoire. Une altérité qu’on retrouve aussi dans les espaces ruraux : il y a aussi des immigré·es, des cités.  Si je parle de mes enquêté·es de la petite bourgeoisie culturelle, c’est un groupe social qui circule entre Nevers et Paris, qui est à deux heures de train. Leur champ des possibles se réduit à Nevers parce qu’ils et elles ne peuvent plus avoir de logement à Paris. Ils et elles adhèrent complètement à cet ordre symbolique qui disqualifie ces territoires. Ça peut produire des effets assez forts sur leur sentiment de réussite ou d’échec.

Mouvements : Vous avez tous et toutes travaillé, à des degrés divers, sur différentes catégories de territoires et vous récusez les oppositions binaires entre ceux-ci. Qu’est-ce que vous voyez finalement comme éléments de convergence et de différenciation entre les situations des banlieues défavorisées des métropoles, des villes moyennes en déclin et des espaces ruraux en déprise ?

Valérie Sala Pala : On parlait tout à l’heure de la construction des hiérarchies symboliques et matérielles des territoires. Ces différents territoires partagent le fait d’y être mal positionnés. Cela dit, ils ne sont pas tous positionnés au même endroit. Dans les hiérarchisations symboliques, les habitant·es des campagnes peuvent être désigné·es comme des ploucs, des beaufs, mais pas comme un danger, tandis que les  segments racisés des classes populaires sont désignés comme suspects, dangereux, comme une menace pour la “République”. La différence centrale dans la construction de ces différentiels d’illégitimité, c’est la position dans les rapports sociaux de race. L’autre différence que je perçois, c’est la répression particulièrement intense des mobilisations des habitant·es des quartiers périphériques des métropoles. Du fait de cette répression, leurs problèmes restent invisibilisés. Aujourd’hui, le problème de la destruction des services publics a acquis une légitimité dans le débat public mais on a encore un blocage considérable dans la reconnaissance des discriminations ethnoraciales et de l’islamophobie.

Élie Guéraut : Dans les villes moyennes en déclin, il reste quand même des centralités économiques, administratives avec une présence de l’État importante, même si elle est en retrait dans certains cas. C’est très différent des espaces ruraux sur lesquels a enquêté Benoît où la petite bourgeoisie culturelle peut être présente, mais vit en retrait des sociabilités locales. On n’est pas non plus dans les quartiers d’habitat social où beaucoup des agent·es de la main gauche de l’État vont intervenir. Et les villes moyennes demeurent assez mixtes socialement. Elles se singularisent aussi par la manière dont leurs difficultés sont abordées par les politiques publiques, qui se focalisent sur la dévitalisation des centres ville, marqués par la vacance des logements et la vacance commerciale. Ces politiques visant à répondre au déclin des villes moyennes font largement l’impasse sur cette question sociale, alors qu’elle est centrale dans la politique de la ville qui vise les cités de banlieue, et que le mouvement des Gilets jaunes l’a remise sur l’agenda politique pour les espaces ruraux.

Yaëlle Amsellem-Mainguy : On pourrait ajouter les territoires ultramarins. Après “les filles du coin”, je me suis retrouvée dans un projet de documentaire sur la situation des filles à la Réunion. On voit que le genre et la classe sociale sont des paramètres bien plus pertinents pour l’analyse que le fait de grandir loin des grandes villes. Les filles réunionnaises vont décrire les mêmes conditions de vie parce qu’elles viennent d’abord des mêmes classes sociales et qu’elles sont des filles. Que ça soit sur la formation, l’entrée dans le travail, la loyauté vis-à-vis des employeurs, l’importance d’accéder à l’emploi, la place des familles, la place des mobilités, la construction du couple, y compris sur un territoire identifié comme particulièrement concerné par les grossesses à l’adolescence, on va retrouver assez rapidement des discours communs au regard des propriétés sociales qu’elles partagent avec les filles des territoires ruraux.

Fanny Vincent : Parmi les éléments qui distinguent les territoires ruraux dont on parle ici, il y a la composition socio-démographique et notamment le poids des retraité·es. Il y a aussi la problématique de l’accès aux services publics qui n’est pas exactement la même que du côté des banlieues : dans les espaces ruraux de faible densité, la question de l’accès à la santé, à l’école et plus largement à tous les services publics se pose notamment en termes de moyens et de temps de transport, de conditions de circulation.

Benoit Coquard : Au-delà des points communs et des différences objectives entre ces territoires, il faut souligner l’importance des images sociales de chacun d’entre eux. Qu’ils soient ruraux ou urbains, les espaces populaires ont généralement été construits par l’industrialisation et par les migrations. Dans le Grand Est, la part des immigré·es et de leurs descendant·es dans les cantons ruraux est parfois supérieure à celle des villes du Grand Ouest. Mais j’ai l’impression que les jeunes des classes populaires urbaines se préoccupent peu des jeunes ruraux·ales, alors que ces dernier·es ont une forme d’attirance / répulsion vis-à-vis des premiers. D’un côté, ils et elles suivent les codes vestimentaires et musicaux des espaces populaires urbains ; de l’autre, ils et elles se construisent contre cette “minorité du pire” que sont les jeunes de cité dans les médias, dans le champ politique… Parmi les jeunes que j’étudie par exemple, il y a des binationaux algériens qui m’expliquent qu’ils doivent redoubler d’efforts pour ne pas être assimilés à ces jeunes des cités et ne pas eux-mêmes subir le racisme. On se définit contre ces banlieues pour dire qu’on se comporte toujours mieux qu’eux, qu’on est moins assisté qu’eux, même quand on touche des aides sociales. C’est un ressort politique très fort : dans les campagnes en déclin, on peut subir le déclassement social, connaître la pauvreté, mais le fait est qu’on pourra toujours trouver une figure encore plus négative que la sienne avec les jeunes issus de l’immigration dans les quartiers populaires. Et cela fait que l’opposition entre ces jeunesses, construite à la base par les médias et les politiques je le répète, y trouve un écho. Le tournant social du Rassemblement national, avec Marine Le Pen qui se présente comme la défenseuse de la “France des invisibles”, prend appui sur cette manière de se définir dans l’opposition entre le « eux » et le « nous ». Et ce lexique performatif  fonctionne pour mettre en opposition des populations qui partagent des histoires assez comparables sur le plan économique et ont en commun de ne plus arriver à finir les fins de mois.

Mouvements : On voit bien qu’il y a un piège territorial qui s’est refermé sur les partis politiques dans la manière de construire les solutions politiques. François Ruffin parle de faire l’union entre la France des bourgs et celle des tours. Est-ce que cette stratégie politique d’alliance des couches populaires urbaines et rurales vous paraît pertinente et surtout crédible ?

Valérie Sala Pala : Je vais encore insister sur le fait que pour moi, plus qu’une alliance des classes populaires des différents territoires, la question est d’abord  celle de l’alliance des segments des classes populaires situés de part et d’autre des rapports sociaux de race. Dans leur livre, Julia Cagé et Thomas Piketty[3] soutiennent que le vote RN résulte d’un sentiment d’abandon socio-économique et non d’un rejet des “immigré·es”. François Ruffin marginalise lui aussi la question du racisme et des discriminations. C’est pourtant un fait attesté qu’un des principaux ressorts du vote RN, c’est la xénophobie et le racisme, dont Félicien Faury[4] montre bien comment ils s’articulent à des rapports de classe. L’ampleur des discriminations ethno-raciales institutionnelles est elle aussi solidement établie. Donc construire une alliance suppose de s’engager de façon très claire à la fois sur des mesures antiracistes et sur des mesures unifiantes, qui favorisent l’émancipation de l’ensemble des classes populaires – et des classes moyennes en déclassement – comme l’accès aux services publics. Cela fait longtemps que les habitant·es des quartiers populaires et les personnes racisées se mobilisent certes pour les services publics mais aussi contre le racisme, les discriminations et les violences policières et judiciaires, parce que c’est au cœur de leur vie.  Ces enjeux ne peuvent pas être traités politiquement comme secondaires.

Benoit Coquard : Dans les deux cas, on a affaire à ce que Bourdieu appelait une “classe objet”[5] : on parle en leur nom avant même qu’elles puissent s’exprimer. Même François Ruffin, qui se pose en représentant des classes populaires rurales, n’en est pas lui-même issu. Il en va de même pour les couches populaires racisées dans une certaine mesure. Il faut travailler à une vraie démocratie par le bas, pour construire des agendas qui partent des problèmes que vivent les gens. Mais est-ce que les gens ont eu l’occasion de dialoguer ? Est-ce qu’on a pris le temps de démocratiser l’accès à la parole publique et politique ? Il y a des initiatives intéressantes en la matière du côté des quartiers populaires des grandes villes, mais rien en milieu rural. On dirait que le simple fait de venir de la campagne fait de vous un dominé, un transfuge de classe… Mais par exemple, ces classes populaires des centres-bourgs dont je parlais, on ne les entend jamais.

Ensuite, dans la vraie vie, il me paraît indispensable de trouver des gens qui arrivent à tenir tête dans l’espace local, surtout dans les campagnes gagnées par l’extrême droite. Or la polarisation identitaire et l’hégémonie politique du RN est tellement forte dans certains espaces ruraux que personne n’ose plus ouvrir sa gueule. Critiquer le RN, cette doxa politique local et national, c’est prendre le risque d’être taxé d’assisté·e, d’être mis à l’écart, et donc de ne plus trouver de boulot. Dans ces campagnes où la gauche n’est plus présente, il n’y a plus personne pour contredire les discours stigmatisants sur les cités et les immigré·es par exemple. Il n’y a plus personne non plus pour défendre celles et ceux qui galèrent. La petite bourgeoisie économique qui encadre les clubs de foot, les associations de chasse, celle qui fait les fêtes du village, a endossé massivement la vision du monde du FN. “Ces gens bien » comme le dit Raphael Challier dans son bouquin[6], ceux qui ont plus d’argent que vous et sont parfois vos supérieurs au travail, quand ils parlent, vous la fermez. Vous êtes un ouvrier précaire, une jeune femme mère au foyer, vous vous taisez. Ou bien si vous parlez, vous allez être calomnié en retour, subir les ragots. Les mécanismes d’exclusion des dominés vis-à-vis de la parole politique sont très puissants en ce sens. Même dans le mouvement des Gilets jaunes, les jeunes femmes ou des mères divorcées qui s’étaient mobilisées sur les péages près de chez moi, n’ont jamais acquis le statut de représentantes, c’était réservé à des mecs barbus.

Yaëlle Amsellem-Mainguy : Au risque de marquer contre mon camp, je voudrais dire que le féminisme n’est pas la préoccupation première des jeunes, notamment des jeunes femmes, en milieu rural. Leur question, c’est d’avoir du boulot. Je mène actuellement une enquête sur la manière de se revendiquer ou pas féministe des ces espaces et on voit que les discours politiques qui viennent d’en haut ne fonctionnent plus. Le militantisme est fragilisé par la précarisation de l’emploi salarié et l’affaiblissement des syndicats : on n’est plus dans la même boîte aux mêmes moments ; telle figure importante qui socialisait son entourage professionnel à la question du militantisme, n’est plus présente dans le quotidien. La question de la mobilisation lycéenne est encore plus compliquée. Certain·es jeunes vont se mobiliser dans les actions lycéennes, d’autres vont suivre mais la majorité ne va pas s’engager dans ces mobilisations collectives qu’elle ne comprend pas, parce que ces lycéen·nes ne font plus partie d’une même classe : ils et elles sont dans des options qui individualisent leur parcours. Or il y a besoin d’un nous pour s’opposer.

Pour revenir à cette idée d’une alliance de la France des tours et des bourgs, il faut rappeler qu’il y a aussi des petites cités HLM en milieu rural. Pour les jeunes qui y résident, c’est très compliqué : ils et elles ne sont de “vrai·es” jeunes de cité, de “vrai·es” jeunes ruraux·ales ; ils et elles font partie d’un ventre mou inexistant socialement et politiquement. On les regarde comme les “cassos” du coin, sans qu’ils ne bénéficient de cette réputation un peu sulfureuse des “vrais” jeunes de cité. Et le contrôle social qui pèse sur eux est bien plus fort quand dans les cités des grandes villes. Après le Covid, j’étais partie dans les Ardennes et dans la Creuse faire une enquête sur la manière dont les ados et les jeunes adultes avaient vécu les confinements. Et de fait, ils avaient été confrontés aux contrôles de la gendarmerie, avec des sanctions et des pressions sur leurs parents. Quand tu vis dans un espace rural et que tu fais une connerie, le gendarme finit par arriver chez toi pour raconter ce qui s’est passé.

Élie Guéraut : Quand on travaille sur un terrain intermédiaire comme le mien, ce concept de France des bourgs et de France des tours ne fonctionne pas du tout. A Nevers, qui a basculé au centre-droit en 2014 après 43 ans de socialisme municipal, j’avais analysé les résultats à l’échelle du bureau de vote.  La gauche était restée stable à peu près partout sauf dans les quartiers d’habitat social où elle s’était effondrée. C’était l’effet Hollande. Avec Achille Warnant, on a aussi regardé les résultats du vote à la présidentielle à Nevers[7] et il s’avère que le RN fait ses meilleurs résultats dans les cités HLM, dont les caractéristiques socio-démographiques sont pourtant proches de celles des cités des grandes villes où le vote RN est relativement faible. On a deux hypothèses pour expliquer ça. La première est que certains de ces bureaux de vote intègrent des quartiers pavillonnaires. Mais en nombre de logements, ils sont quand même assez marginaux. La deuxième hypothèse est celle de la quasi-disparition des réseaux militants qui encadraient les classes populaires dans les quartiers d’habitat social des villes petites et moyennes. Des militants LFI m’ont raconté comment  ils ne pouvaient plus tracter ni afficher dans un quartier d’habitat social. Lors de leur dernière tentative de collage, un peu avant les européennes, ils se sont fait virer par les jeunes qui leur disaient : “ Vous êtes la gauche ? On n’en veut pas, c’est votre faute, regardez la cité”. Il y a des affiches RN et des partis de droite, mais la gauche n’est plus la bienvenue. Dans ces quartiers où sont surreprésentées les classes populaires racisées, le premier comportement électoral après l’abstention, c’est le vote RN qui sert à regagner de la respectabilité. Ce que j’ai vu me fait fortement nuancer la thèse de Cagé-Piketty. Et ça me rend pessimiste sur une alliance en l’état actuel des choses, sauf à voir émerger un mouvement des Gilets jaunes 2.

Fanny Vincent : De mon côté, je suis assez sceptique sur la possibilité de cette alliance, pour les mêmes raisons qui ont été évoquées. Sur mon terrain plus particulièrement, chez les élu·es, chez les habitant·es mobilisé·es, je n’ai pas l’impression que ce soit un horizon envisagé ou souhaité. Ca peut paraître caricatural mais ce qui prime, c’est au contraire cette distinction d’avec “la ville”, surtout quand elle est populaire comme Saint-Etienne, qui est entretenue, déplorée et en même temps revendiquée : pour elles et eux, ce qu’ils et elles vivent ici n’a rien à voir avec ce qui peut être vécu dans les territoires urbains, même les territoires qui sont marginalisés et où le sentiment d’abandon de l’Etat est lui aussi très fort. Ce qui ressort beaucoup, c’est la matérialité du territoire et la façon dont il marque des styles de vie qu’en ville, ailleurs, on ne peut pas comprendre, car “on n’est pas d’ici”. En gros, avant de s’allier aux tours, ce qui compte dans les petits bourgs où j’enquête, c’est d’abord de faire reconnaître son territoire et ses conditions de vie à ceux “d’en haut”. C’est un peu sur cette corde que joue François Ruffin en insistant sur cette opposition “en haut/en bas”, et en oubliant qu’il y a aussi des oppositions à l’intérieur de ces territoires populaires des bourgs et des tours, qui ont été rappelées avant. Si je pense à la très forte proportion de vote RN sur mon territoire d’enquête et au fait que de nombreux·ses habitant·es sont justement venu·es s’installer ici pour quitter Saint-Etienne où ils et elles considèrent qu’il y a trop d’immigré·es, je vois peu comment cette alliance, qui est assez désincarnée, peut advenir.

 

[1] Cf. Amélie Beaumont, Raphael Challier, Guillaume Lejeune, “En bas à droite. Travail, visions du monde et prises de position politiques dans le quart en bas à droite de l’espace social”, Politix, 122(2), 2018

[2] Benoît Coquard et Clara Deville, «Vous avez dit “sentiment d’abandon”», Le Monde diplomatique, juillet 2024

[3] Julia Cagé, Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Le Seuil, 2023

[4] Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême-droite, Paris, Le Seuil, 2024

[5] Pierre Bourdieu , “Une classe objet”, Actes de la recherche en sciences sociales, 17-18, 1977

[6] Raphaël Challier, Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, Paris : PUF, 2021.

[7] Elie Guéraut et Achille Warnant, « À Nevers, la fin d’un ancrage à gauche ? », Métropolitiques, 29 septembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/A-Nevers-la-fin-d-un-ancrage-a-gauche.html