La question des territoires délaissés participe d’une problématique d’inégalités socio-politiques entre, d’un côté, des centres qui accaparent l’essentiel des capitaux politiques, économiques et socio-culturels et, de l’autre, des périphéries marginalisées qui en sont dépourvues et qui, de fait, ne disposent pas des ressources nécessaires pour répondre aux problèmes auxquels elles font face. Sur la période récente, ces dynamiques ont été renforcées par les processus de globalisation et les restructurations de l’État – qui combinent décentralisation, réformes organisationnelles néo-managériales et austérité budgétaire –, creusant davantage encore ce fossé entre un nombre réduit d’institutions et de grandes métropoles, et de nombreux espaces locaux dépendants de transferts politiques et financiers. Les territoires ultra-marins s’inscrivent assurément dans ce schéma inégalitaire. Ils sont dominés par un centre politique qui pilote à distance une action publique racialisée[1] héritée de la colonisation et de l’esclavage. Ces territoires de périphéries éloignées sont en outre affectés par des crises socio-économiques et environnementales structurelles qui nécessitent autant qu’elles justifient une action publique dérogatoire (pollutions, eau potable, déchets, aménagement de l’espace, etc.). Mais cela fait-il des outre-mers des territoires délaissés ? Et dans l’affirmative, s’agit-il de territoires délaissés et dépendants comme les autres ?

La réponse à ces questions est plus difficile qu’il n’y parait. Elle nécessite de se départir d’une vision surplombante et misérabiliste de territoires inexorablement en retard de développement et dont les politiques publiques seraient décidées ailleurs. Derrière la domination de Paris, unilatérale et subie, se jouent en effet des processus locaux d’appropriation du politique et de l’action publique. Les problèmes locaux, le statut institutionnel et les futurs souhaitables font l’objet de débats et de luttes dans les territoires ultra-marins. Ces derniers sont vécus par leurs habitants comme des espaces sociaux et culturels spécifiques. Ils sont politisés comme tels par les citoyens et leurs représentants dans leurs rapports ordinaires au pouvoir de l’État. Cette relation est au cœur des mobilisations politiques – parfois contestataires. Ainsi, les transformations contemporaines de l’action publique ne sont pas que l’expression de cette dépendance héritée. La décentralisation et les politiques européennes ouvrent même aux acteurs locaux des possibilités renouvelées d’appropriation des politiques publiques.

Si les territoires ultra-marins ne doivent donc pas être considérés uniquement comme des dépendances dont sont extraites les ressources utiles à l’État (souveraineté, influence, matières premières), les dynamiques d’action publique qui les caractérisent restent incertaines dans leurs logiques et leurs effets. Elles continuent notamment d’être marquées par les ambivalences des acteurs et par les rapports de domination issus de l’histoire et de la construction de l’État français. Si les situations varient bien évidemment d’un territoire à l’autre, trois dynamiques peuvent être identifiées dans les rapports centre-périphérie. Premièrement, la relation de l’État français avec ses outre-mers est celle d’une décolonisation ambivalente entre continuité du pouvoir politique, enjeux de souveraineté et une mémoire occultée de l’esclavage. Ensuite, cette ambivalence favorise des relations de dépendances économiques historiques et favorisées par des pratiques clientélistes complices. Enfin, cette ambivalence, pour être comprise, doit être resituée dans les leviers contemporains des politiques publiques que mobilisent les élus locaux pour mettre en relation les agendas politiques locaux et les programmations européennes et nationales.

Une décolonisation ambivalente : souveraineté nationale, pouvoir métropolitain, mémoire occultée

 Dans une perspective socio-historique longue, la décolonisation de la relation de l’État aux territoires d’outre-mer apparaît ambivalente. Tant au plan souverain que territorial et mémoriel, les outre-mers semblent être assujettis à des considérations métropolitaines déconnectées des attentes locales et des stigmates du passé.

Tout d’abord, cette relation aux territoires d’outre-mer est structurée par des enjeux de souveraineté et de sécurité pour la France. Ces « vieilles colonies », issues du premier empire colonial français, font de la France le deuxième espace maritime mondial, derrière les États-Unis, et ce au voisinage d’une trentaine de pays dans le monde. Cette présence internationale constitue un atout stratégique pour intervenir sur différents théâtres opérationnels et renforcer des partenariats de sécurité dans un système international déstabilisé par le terrorisme, les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient ou encore par la politique extérieure de la Chine.

Cette présence internationale passe cependant par un contrôle souverain de ces espaces et l’usage de la puissance. Ainsi, la souveraineté française sur les îles Éparses est contestée par Madagascar, l’île Maurice et les Comores. La diplomatie régionale et des opérations militaires sur ces îles inhabitées en rappellent le statut de possessions françaises. D’une autre manière, la Polynésie française est mise en avant comme un espace maritime de 4,5 millions de km2, apportant à la France une zone économique exclusive plus grande que l’Union européenne (4,2millions de km2). Si 900 militaires y sont déployés pour assurer la continuité de la présence française et protéger la biodiversité maritime contre la pêche illégale, la Polynésie reste la périphérie désignée – après l’indépendance de l’Algérie en 1962 – pour conduire les essais nucléaires français de 1966 à 1974, puis en 1996. Enfin, les 2000 militaires des Forces armées de Guyane ont pour mission d’assurer la sécurité du centre spatial de Kourou et de surveiller les frontières avec le Brésil et le Surinam. Ils interviennent par ailleurs contre la pêche illégale en mer, le narcotrafic à destination d’Europe et des Etats-Unis et enfin contre l’orpaillage illégal. Cette dernière mission représente, depuis la fin des opérations au Mali, le premier poste de dépenses opérationnelles pour le ministère des Armées.

Ensuite, l’État a pu être réformé pour apparaître progressivement comme un interlocuteur auprès duquel les acteurs locaux peuvent faire valoir des problématisations singulières et contextualisées de l’action publique. Pour autant, cette relation reste socialement et politiquement perçue comme inégale, distante et autoritaire. Ainsi, le positionnement des territoires d’outre-mer dans l’architecture gouvernementale révèle la difficulté pour les exécutifs successifs à qualifier la relation à ces espaces. La même année 1946, par exemple, le Gouvernement provisoire de la République française créé un ministère dédié à la France d’outre-mer en remplacement du ministère des colonies. Simultanément, avec la loi consacrant le statut de département aux anciennes colonies de Guadeloupe, Martinique, Guyane et La Réunion, ces territoires sont rattachés au ministère de l’Intérieur. En 1959, la création du ministère du Sahara et des départements et territoires d’outre-mer associe à nouveau les statuts de départements ultra-marins et les statuts de colonies. C’est à la fin des guerres d’indépendance de l’Algérie en 1962 qu’est créé un ministère des territoires et départements d’outre-mer. Alterneront ensuite des ministres, ministres délégués et secrétaire d’État. Sous la présidence Sarkozy, les outre-mers seront à nouveau rattachés au ministère de l’Intérieur. Il en sera de même sous la présidence Macron avec les gouvernements Borne et Attal. Des problématiques transversales peuvent certes être traitées avec d’autres ministères comme ceux de l’Écologie et de la Cohésion des territoires. Pour autant, le rattachement au ministère de l’Intérieur est à chaque fois vécu dans les outre-mers comme un retour en arrière en réduisant le traitement politique de ces territoires au seul volet sécuritaire. La nomination, en 2024, par le gouvernement Barnier d’un ministre aux Outre-mer attaché au Premier ministre puis, à nouveau, d’un ministre d’État aux outre-mer par le gouvernement Bayrou continue d’illustrer cette alternance des regards sur ces territoires.

Cette relation verticale de l’État s’incarne par ailleurs dans la figure du préfet, chargé d’assurer l’interface entre le territoire et l’exécutif parisien. Il n’est certes plus un gouverneur colonial1, les différentes phases de la décentralisation l’ayant repositionné dans un rôle de coordinateur interministériel. Pour autant, le préfet reste un exécutant en charge de l’ordre public. Il incarne l’autorité de l’État et, avec elle, les choix de la réponse de l’exécutif aux mouvements citoyens, souvent au risque d’une escalade de la violence. Comme l’ont montré les mobilisations en 2022 contre la vie chère en Guadeloupe ou contre la réforme constitutionnelle en Nouvelle Calédonie en 2024, les outre-mers ne sont pas épargnés par la répression violente des mouvements sociaux qui s’observe en France hexagonale (Zones à défendre, réforme des retraites, Gilets jaunes, émeutes de banlieue…). Comme ailleurs, cette réponse répressive brutale suscite une forte défiance. Elle est à chaque fois interprétée comme le choix de l’exécutif de stigmatiser les parties prenantes, de refuser le débat démocratique et de reconnaître des demandes locales. Mais, dans les outre-mers, ce refus est aussi vécu comme une négation du droit à l’autodétermination de territoires issus de la colonisation2.

Enfin, cette relation aux outre-mers est abîmée par une mémoire de la colonisation et de l’esclavage qui fait cruellement défaut. Cette absence de mémoire favorise ainsi une occultation du lien constitutif de la domination de l’État sur les outre-mers. Pire, cette mémoire peut aussi être niée et instrumentalisée dans des discours sur les “bienfaits de la colonisation”, comme en 2005 au Parlement français. La nécessité des politiques de mémoire[2] est pourtant largement reconnue et régulièrement réaffirmée dans nombre de domaines de la vie sociale et politique. Dans ce contexte, la mémoire de la colonisation et de l’esclavage restent largement mises de côté et euphémisée. Elle reste aujourd’hui très discrète et tardive avec la reconnaissance publique, dans les années 2000, du rôle des ports négriers de Nantes et de Bordeaux ou des politiques de peuplement en Nouvelle Calédonie et en Guyane. Cette reconnaissance comme l’ouverture de musées – à l’instar du Mémorial ACTe[3] à Pointe-à-Pitre – est l’indispensable corolaire d’une mémoire collective à fabriquer, en France et entre la France et les outre-mers. Ce travail de mémoire reste par ailleurs à faire pour d’autres pans de l’action de l’État dans les outre-mers, à l’image de la politique conduite par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’Outre-mer (BUMIDOM). Créé en 1963, il a organisé jusqu’en 1982 la migration d’une main d’œuvre peu qualifiée vers la France métropolitaine. Il a, par exemple, orchestré avec les services sociaux le déplacement de 2000 enfants de La Réunion vers la métropole à des fins de repeuplement de départements souffrant de l’exode rural[4].

Des problèmes locaux accentués par la dépendance économique et le clientélisme

 La relation de dépendance à la métropole est indéniablement produite par le temps long de l’histoire de la colonisation qui a permis à des communautés de pouvoirs économiques et politiques de se structurer. Ces communautés de pouvoirs hérités associent des économies de rente à des formes de clientélisme politique. Cette oligarchie ultramarine se donne à voir par la figure des békés, héritiers des anciens colons maîtres d’esclave. Plus largement, elle désigne les bénéficiaires des situations quasi-monopolistiques associées au commerce transatlantique et à la décentralisation. En miroir de cette oligarchie, la dépendance se traduit, pour les populations ultra-marines, par une accumulation de problèmes complexes à gérer dans le quotidien d’une “France en souffrance”[5]. Trois problèmes illustrent cette articulation entre structures sociales héritées et marginalisation contemporaine des outre-mers : la pollution au chlordécone, la « vie chère », les « tours d’eau ».

Dans les Antilles françaises, la pollution massive des sols, des eaux de surface et du littoral au chlordécone est devenue un problème de santé publique majeur. La dangerosité de ce pesticide phytosanitaire est pourtant connue depuis 1969. Interdit aux Etats-Unis dès 1976, il a été autorisé dans les Antilles françaises jusqu’en 1990 et utilisé massivement dans les bananeraies, et plus marginalement dans les plantations de canne à sucre, en Guadeloupe et Martinique. Son usage a même été prolongé par dérogation ministérielle jusqu’en 1993. Les effets de cette pollution se font toujours sentir aujourd’hui. Outre les terres rendues incultes et le littoral interdit à la pêche, en sud Basse-Terre en Guadeloupe par exemple, 90% de la population née aux Antilles et âgée de plus de 30 ans est imprégnée de chlordécone[6]. Ces territoires connaissent aujourd’hui le taux le plus élevé au monde de cancer de la prostate.

Ce problème de santé publique illustre les effets dévastateurs pour un territoire et sa population d’une politique de type “extractive” fondée sur les seules exportations d’une filière agricole dominante, parfois en collusion avec les élus locaux et les représentants de l’État. Cette filière historiquement très atomisée se transforme rapidement durant la deuxième moitié du 20ème siècle. Dans le contexte d’un enjeu de sécurité alimentaire, la préférence nationale est donnée aux productions des territoires d’outre-mer. La politique agricole commune apporte, pour sa part, les aides directes à la production. En miroir de cette utilisation des fonds agricoles européens, une action coopérative est structurée par les producteurs. L’objectif est de capter des subsides publics pour soutenir le développement de la filière et le fret maritime bananier vers l’hexagone[7]. Du côté de l’ingénierie agricole, la monoculture en bananeraie repose massivement sur des intrants phytosanitaires, dont le chlordécone. Son autorisation se négocie directement avec les services de l’État. Aujourd’hui, mais de manière trop tardive, le scandale de la chlordécone est au cœur des agendas antillais. Sous l’effet croisé de l’écologisation des politiques publiques (Plan Ecophyto de 2008), de la concurrence internationale des productions en agriculture biologique et de la défiance des populations locales, la filière banane a dû s’engager dans une transition agro-écologique. L’utilisation des intrants phytosanitaires a été réduite de 60% et des pratiques en biodynamie ont été développées. Mais cela ne dit rien des conséquences des pollutions et des responsabilités de la filière. La responsabilité juridique de l’État est écartée en 2022 au motif de la prescription des faits. La responsabilité politique est inscrite en 2023 dans un projet de loi toujours en examen au Sénat fin 2024. La seule réponse sanitaire vient de l’administration. Une campagne de sensibilisation et de prévention permet de mesurer le niveau de pollution des sols foyer par foyer. Elle informe sur les pratiques de prévention. Elle permet de diagnostiquer les personnes et à assurer le suivi médical des individus contaminés.

Un autre problème consubstantiel de la dépendance ultramarine est celui de la “vie chère”[8]. Il désigne un coût plus élevé de la vie dans les outre-mers qu’en métropole, avec un différentiel, estimé par l’INSEE, allant de 16% en Guadeloupe à 9% à La Réunion en 2023. Ce différentiel est particulièrement fort pour les produits alimentaires, allant de 37% à la Réunion à 42% en Guadeloupe[9]. Cet écart tient en partie à l’éloignement et au coût du transport mais l’explication par la dépendance des populations locales aux importations n’est pas suffisante. Il s’explique aussi par les situations de quasi-monopole des békés et de groupes métropolitains sur les enseignes de la grande distribution et les transports maritimes[10]. Le commerce quasi-exclusif avec l’hexagone représente 60% des échanges avec les outre-mers, dont 90% passe par les ports. Ainsi, cette dépendance met en relation des groupes familiaux (par exemple la famille Hayot) qui dominent le tissu économique local avec des groupes maritimes métropolitains qui dominent le fret maritime transatlantique (par exemple le groupe CMA CGM). En réponse aux critiques sur ces distorsions de concurrence, ces groupes font valoir les effets positifs de leurs investissements sur les économies, l’emploi et les infrastructures locales et ce, par opposition à la faiblesse supposée de l’intérêt des investisseurs pour des territoires isolés et à risques, éloignés des principaux axes du commerce international.

La « vie chère » s’explique aussi par l’octroi de mer, une taxe issue de l’Ancien Régime. Au départ pensée comme une mesure protectionniste pour favoriser les productions locales contre les importations, cette taxe devait en outre permettre le financement des collectivités locales. Elle porte cependant aujourd’hui sur l’ensemble des biens et services marchands distribués. En dépit de ses effets négatifs sur les prix, les élus locaux défendent cette taxe jugée illégale au niveau communautaire, dont il ont obtenu le maintien jusqu’en 2027. L’octroi de mer constitue en effet une des principales ressources des collectivités territoriales : en 2022, cette taxe avait généré 1,64 milliard d’euros de recettes pour les cinq départements et régions d’outre-mer, soit 32% des ressources des communes[11]. Le débat sur la « vie chère » porte aujourd’hui à la fois sur l’encadrement des prix, la réforme de l’octroi de mer et la capacité de financement des collectivités locales, soit trois domaines qui ne peuvent être traités sans l’intervention régalienne.

La distribution d’eau potable en Guadeloupe est le dernier exemple de cette combinaison délétère des facteurs de dépendance et de clientélisme. La Guadeloupe est plongée depuis maintenant plus d’une dizaine d’années dans une crise systémique sur l’eau et l’assainissement : 25 % de la population n’a plus accès à l’eau courante de manière régulière, 80 % des stations d’épuration ne sont pas conformes et 70% de l’eau est perdue durant son acheminement à cause du délabrement du réseau[12]. Pour faire face à cette situation, des « tours d’eau » sont organisés. La distribution d’eau est coupée sur certaine partie du réseau pour permettre à d’autres d’accéder à la ressource. Ces « tours d’eau » étaient initialement prévus pour faire face à des situations exceptionnelles. Ils sont aujourd’hui hebdomadaires, voire quotidiens.

L’État avait historiquement favorisé une approche technocratique du réseau avec des entreprises dominant le secteur au niveau national. De 1946 à 2008, la Générale des Eaux (future Vivendi) gérait l’ensemble du réseau par le biais d’une délégation de service public. Le syndicat intercommunal d’alimentation en eau et d’assainissement de la Guadeloupe (SIAEAG), pour autant créé en 1977, reste à l’écart de cette délégation. Le syndicat est certes propriétaires des captages et des infrastructures de distribution de l’eau mais leur gestion continue d’être confiée à la Générale des Eaux. Suite aux lois successives de décentralisation et de réforme territoriale, la délégation de service public avec la Générale des Eaux est finalement dénoncée par les collectivités locales de Guadeloupe. Le nouveau marché public est alors confié en 2010 à un autre délégataire, jusque-là non présent sur le territoire et moins bien dimensionné pour les enjeux propres aux réseaux guadeloupéens. La délégation nourrit ainsi des soupçons de corruption dans son attribution mais sans qu’aucune procédure ne soit entamée. Le SIEAG récupère enfin la gestion du réseau. Ce faisant, la déliquescence du réseau tient dans plusieurs explications. Tout d’abord, c’est celle de l’incapacité technique et managériale des nouvelles équipes à gérer et à entretenir le réseau sur la durée. Les changements de délégation et les requalifications des personnels se traduisent par des mouvements sociaux, des blocages et des sabotages. L’autre explication réside dans la faillite du SIAEAG dont les finances sont substantiellement grevées. En 2010, des problèmes de facturation et des erreurs entraînent de nombreux retards de paiement, parfois sur plusieurs années. En 2014, ce sont 14 millions d’euros d’indemnités qui sont versés à la Générale des Eaux suite à la rupture de la délégation de service public. Plus encore, des communes, comme Pointe-à-Pitre, quittent le SIAEAG, le privant encore de 10 millions d’euros de contribution. Enfin, ce sont 2,5 millions d’euros de dépenses événementielles qui sont décidées par l’ancien président du SIAEAG de 1997 à 2014 pour organiser toute une série de manifestations et voyages associant des élus et des entreprises. Ce dirigeant a été jugé personnellement responsable et condamné en 2019 pour détournement de fonds publics, organisation d’événements sans lien avec des missions de service public et favoritisme dans l’attribution des marchés liés à ces événements. Cette faillite financière et politique met d’autant plus le réseau en tension qu’elle prend place dans un contexte d’une consommation d’eau soutenue et d’un fort étalement urbain.

La dégradation constante de la situation a conduit la préfecture à réquisitionner, en 2020, les services du SIAEAG. L’objectif a été de piloter directement le diagnostic du réseau et la réparation des infrastructures avec des entreprises locales elles-mêmes réquisitionnées. Dans le but de sortir de ses dérives localistes, le SIAEAG a été dissout en 2021, remplacé par un syndicat unique qui réunit l’ensemble des intercommunalités de Guadeloupe. Depuis janvier 2023, l’État met à disposition, pour une période de 3 ans, une équipe d’assistance technique composée de hauts-fonctionnaires et d’experts techniques afin d’accompagner la remontée en compétence des postes et de l’organisation ainsi que la programmation des politiques publiques de l’eau en Guadeloupe.

Les agendas politiques des outre-mers : mobilisations, décentralisation et autonomisation des régions ultra-marines

Pris ensemble, les enjeux de souveraineté, la dépendance économique et le clientélisme continuent d’interroger les formes « d’habiter colonial »[13], à savoir la prolongation du système colonial extractiviste par les moyens renouvelés par la décentralisation politique et de la libéralisation des économies. Les choix d’intervention et de non intervention pourraient être analysés comme le corolaire d’un délaissement par l’État laissant les acteurs locaux gérer les problèmes, si ce n’est de ses complicités, au moins passives, vis à vis des monopoles et de la dépendance. En d’autres termes, ce dernier laisserait à distance les problématiques sociétales et écologiques pour n’intervenir discrétionnairement que dans l’urgence de situations comportant des risques pour ses propres priorités. Cette affirmation conduirait néanmoins à sous-estimer l’existence d’une scène locale d’action publique. Les parties prenantes savent constituer des rapports de force partisans et politiques[14].

C’est d’abord la société civile qui se mobilise pour tenter d’influencer les contenus de l’action publique et les agendas politiques locaux et nationaux. L’autodétermination, les dénonciations de la « vie chère », de la profitation[15] ou l’appel à ce que l’État reconnaisse sa responsabilité coloniale et esclavagiste en sont autant d’exemples. S’il serait très artificiel de les cloisonner, trois catégories d’entrepreneurs de causes peuvent être appréhendées. Il y a les groupes qui combinent à la fois des revendications syndicales et identitaire comme l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG), la Confédération Générale Travail Martinique (CGTM) ou, en Guyane, le mouvement des « 500 frères » apparu en 2017 contre « la vie chère ». D’autres, défendent une cause, identitaire et anticoloniale, héritée de l’esclavage. C’est le cas de Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP – Collectif contre l’exploitation outrancière) en Guadeloupe, de l’Union Syndicale des Travailleurs Kanaks et des Exploités (USTKE) en Nouvelle-Calédonie ou encore, en Martinique, du Rassemblement pour la Protection des Peuples et des Ressources Afro-Caribéennes (RPPRAC). Enfin, ce sont les communautés natives qui s’organisent collectivement pour incarner des identités et des droits coutumiers contre un État assimilateur, à l’image de l’Organisation des Nations Autochtones de Guyane ou des « Hurleurs de Guyane » contre l’orpaillage illégal. Ces mobilisations interpellent tout autant les collectivités locales que les représentants de l’État. Elles savent occuper l’espace public sur le long terme. Elles produisent des effets.  Dans ce double mouvement de dénonciation du néocolonialisme et de la dépendance favorisés par la métropole, elles ont abouti, par exemple, à ce que les prix du carburant soient concertés et encadrés par la préfecture. Elles ont aussi obtenu des collectivités qu’elles sortent les petites productions locales du champ de l’octroi de mer et, pour le reste, qu’elles définissent les taux produit par produit avec des réductions pour ceux de première nécessité ou encore que les élus locaux mobilisent les arènes législatives nationales pour mettre en responsabilité l’État dans le scandale du chlordécone.

Les collectivités locales font pour leur part l’apprentissage des transformations de l’État et de l’intégration européenne. Elles ne sont pas de simples destinataires des politiques publiques conçues hors sol. Au contraire, elles sont en première ligne pour concevoir des politiques et les mettre en œuvre. Une telle décentralisation a ainsi pour corolaire d’exacerber le poids de l’agenda politique local dans la construction des problèmes sectoriels, leur mise à l’agenda et leur régulation politique tant nationale qu’européenne[16]. Ainsi, l’usage des programmes et des ressources de l’action publique est débattu localement. Les luttes partisanes et la hiérarchisation des problèmes prioritaires à traiter expliquent les contenus locaux des politiques publiques descendantes qu’elles soient communautaires, à l’exemple de la politique agricole commune ou de cohésion des territoires, ou nationales, par exemple dans la définition locale des dispositifs de lutte contre le changement climatique tels les Plans Climat Air Energie Territoriaux.

Si les collectivités d’outre-mer disposent aujourd’hui de compétences spécifiques, celles-ci ne leur sont pas non plus échues “naturellement” grâce aux lois de décentralisation. Les élus locaux sont allés les prendre. En 1997, la Commission européenne reconnaît un statut de « Régions Ultra Périphériques » aux territoires d’outre-mers. Jusque-là, et depuis les premiers instruments de la politique régionale européenne des années 1960, ces territoires n’entraient dans les politiques communautaires que par l’intermédiaire de tractations gouvernementales. Ce nouveau statut a été obtenu à la fois par un travail de médiation à Paris et à Bruxelles, allant jusqu’à la création de bureaux de représentation permanente dans la capitale européenne, parfois communs aux outre-mers. En 2014, lorsque l’autorité de gestion des régions est consacrée dans la mise en œuvre des fonds structurels de la politique régionale de l’Union européenne, les outre-mers obtiennent des compétences et des financements propres au titre de l’éloignement et des spécificités climatiques. La politique agricole commune se voit doter d’un Programme d’Options Spécifiques à l’Éloignement. Les mesures agroenvironnementales et climatiques sont négociées et mises en œuvre localement.

D’autres exemples permettent d’illustrer cette régulation politique selon des instruments originaux. En Guadeloupe, le Conseil régional a obtenu en 2009 une habilitation législative du Gouvernement et du Parlement en matière de politique énergétique. Cette habilitation permet d’impulser et piloter les politiques de transition énergétique et de définir des règles spécifiquement applicables sur son territoire. Jusqu’en 2018, 94% de l’électricité y était encore produite avec des énergies fossiles. La transition énergétique en cours, impulsée par le Conseil régional et le soutien des services de l’État avec divers opérateurs d’énergies renouvelables a fait baisser ce taux à 66% en 2021[17].

Dans ce contexte d’autonomisation – relative –, les outre-mers sont fréquemment présentés comme des laboratoires des transitions socio-écologiques et des territoires d’innovation. L’insularité et l’isolement sous d’autres latitudes sont désormais problématisés comme des leviers pour développer de nouvelles technologies et solutions locales fondées sur les ressources propres et originales. Plus encore, de telles innovations auraient vocation à circuler entre les outre-mers et vers l’hexagone[18]. Cette nouvelle manière de cadrer les problèmes pour combiner développement économique, justice sociale et écologie a donné lieu à des assises de l’outre-mer organisées sous l’égide du ministère des Outre-mer en 2017. Derrière ce nouveau cadrage des problèmes publics, il faut certes voir la tentative de « réenchanter » un rapport centre-périphérie marqué historiquement par une forte conflictualité. Les solutions aux risques socio-écologiques pourront être fabriquées par le bas et non plus commandées par le haut. C‘est également une tentative de décentrer les regards sur l’État en déplaçant la mise en responsabilité vers le local[19] des choix et des trajectoires empruntées.

 

Conclusion

La dichotomie entre des territoires délaissés et des territoires intégrés est utile à la condition de combiner une double entrée. Si des problèmes et des institutions contraignent les marges de manœuvre des individus, cela ne leur enlève pas toute possibilité de choix et capacité d’action. Ainsi, l’approche par les problèmes permet de comprendre comment s’accumulent des contraintes exogènes et endogènes sur des parties prenantes dans un espace donné. L’approche par les acteurs permet de comprendre comment ces parties prenantes font de ces problèmes des enjeux singuliers à inscrire sur les agendas politiques locaux et nationaux, soit dans un mouvement de repli, qui peut conduire à un isolement et à une marginalisation accentuée par la concurrence avec les autres périphéries et les centres de pouvoirs, soit par l’apprentissage des formes renouvelées des luttes partisanes multiniveaux, de l’action publique contemporaine, ses formes programmatiques et ses jeux d’échelles.

Dans cette dichotomie combinatoire, les territoires ultra-marins sont moins des périphéries délaissées que des espaces socio-politiques aux caractéristiques singulières et situées dans le temps long de l’histoire et de l’économie-politique. Ils sont tout à la fois des ressources d’une puissance internationale pour un pouvoir centralisateur et un espace dont les identités locales sont en luttes pour définir ce qui fait le lien à l’État. Ce paradoxe n’est qu’apparent. Cette ambivalence marque avant tout les inerties et les incertitudes des luttes et des rapports de force constitutifs des processus sociaux et politiques. Ainsi, les monopoles, le clientélisme, l’(in)action étatique, les compétences décentralisées mises en œuvre par les collectivités locales et les mobilisations de la société civile sont à étudier comme des vecteurs entremêlés qui s’influencent réciproquement pour fabriquer ce qui fait le changement ou le non changement dans une société.

Un tel constat ne doit pas conduire à invisibiliser les problèmes des outre-mers. Il ne s’agit pas non plus d’évacuer la question historique de la domination et de la racialisation de politiques publiques. C’est une invitation à ouvrir le regard sur la relation dynamique des échelles de pouvoirs dans la construction de l’action publique décentralisée, que cela soit pour prioriser les problèmes, sélectionner les instruments et négocier les formes de l’action publique locale et mettre les acteurs en responsabilité.

 

[1] Doris Buu-Sao, Clémence Léobal. « Racialisation et action publique : les intermédiaires entre appropriation et contestation des catégories ethniques et raciales ». Politix, 2020/3 n° 131, 2020. p.15-17.

[2]  Sarah Gensburger, Sandrine Lefranc, À quoi servent les politiques de mémoire ?, Les Presses de Sciences Po, 2017,

[3] Centre caribéen d’expression et de mémoire de la traite et de l’esclavage

[4] Sylvain Pattieu, « Un traitement spécifique des migrations d’outre-mer : le BUMIDOM (1963-1982) et ses ambiguïtés », Politix, 116(4), 2016

[5] Jean-Christophe Gay, La France d’outre-mer : Terres éparses, sociétés vivantes, Paris, Armand Colin, p. 135-201.

[6] ANSES, « Exposition des consommateurs des Antilles au chlordécone, résultats de l’étude Kannari », 2017

[7] Colette Ranély Vergé-Dépré, « Quinze années de conteneurisation des trafics maritimes aux Antilles françaises : éléments d’un bilan », Cahiers d’outre-mer,198, 1997, p. 151-170.

[8] Jean-François Hoarau, « La « vie chère » comme une manifestation de la vulnérabilité structurelle des Départements et Régions d’Outre-Mer français : entre faits stylisés et enseignements de la littérature académique », Géographie, économie, société, vol. 23, no 3, 2021, p. 303-339.

[9] INSEE, « Des prix plus élevés de 9 % à La Réunion, jusqu’à 37 % pour l’alimentaire », n°83, 2023.

[10] Michel Desse, « La récente transformation des acteurs économiques dans les D.O.M. : l’exemple de la Guadeloupe, Martinique et Réunion », Annales de Géographie, 106, n°598, 1997. p. 592-611

[11] Cour des comptes, « L’octroi de mer, une taxe à la croisée des chemins », mars 2024.

[12] Sources croisées, SMGEAG et Office de l’eau.

[13] Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Paris, Le Seuil, 2019, p. 51-68.

[14] Stéphane Nicaise, « Les outre-mer français à la croisée des chemins : L’exemple réunionnais », Études, n°11, 2018, p. 19-29.

[15] Christine Chivallon, « Guadeloupe et Martinique en lutte contre la  » profitation  » : du caractère nouveau d’une histoire ancienne », Justice spatiale, n° 1, 2009 ; Pierre Odin, Pwofitasyon, Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique, Paris, La Découverte, 2019.

[16] Willy Beauvallet et al., « L’État outre-mer. La construction sociale et institutionnelle d’une spécificité ultramarine », Politix, 116, no 4, 2016, p. 139‑161.

[17] OREC Guadeloupe, Chiffres clefs de l’énergie, 2022.

[18] Sylvain Roche, et al. « Rayonner par la technique : des îles d’Outre-mer au cœur de la transition énergétique française ? ». Norois, 2018/4 n° 249, 2018. p.61-73.

[19] Yann Bérard, « La politique de laboratoire : les Outre-mer face à la bifurcation écologique », HDR, Université des Antilles, 2023.