La Linière à Grande-Synthe, premier véritable camp de réfugiés en France », titre RFI, en mars 20161, jour de l’ouverture officielle du premier lieu d’accueil humanitaire en France qui, grâce à la volonté du maire de Grande-Synthe, Damien Carême et avec le concours de différentes associations et collectivité locales2, a succédé au bidonville du Barosch. Pendant toute l’année universitaire 2016-2017, la promotion d’étudiant•e•s en DUT « Carrières sociales/Gestion urbaine »3 de l’université Paris 13 a mené un projet d’étude et d’expérimentation au camp de La Linière4. Une expérience pédagogique menée avec 23 étudiant•e•s  futur•e•s gestionnaires urbains sous forme d’une recherche-action-formation sur la ville de Grande-Synthe, en étudiant en détail les relations entre les habitant•e•s du camp de réfugié•e•s de La Linière, aujourd’hui disparu5, et le reste de la ville et en proposant des actions concrètes dans le champ de l’action sociale et socio-culturelle. L’objectif de ce projet était à la fois de permettre aux étudiant•e•s de construire et mener un projet qui leur tenait à cœur, tout en mettant en pratique les différentes compétences que la formation les aide à développer. L’hypothèse de cette expérimentation est que les étudiant•e•s développent d’autant plus de savoirs et de compétences que le processus d’apprentissage est nourri d’un désir d’apprendre. Désir profondément lié à leurs expériences et à la société dans laquelle ils vivent et qui les questionne.

Une expérience pédagogique collective, des présupposés aux réflexions qu’elle a permis de mettre en œuvre.

L’idée de réaliser un voyage-projet pédagogique sur une ville accueillant un camp de réfugiés découle directement de l’enseignement dans lequel il a été élaboré. Nous avons ainsi voulu que ce voyage-projet soit intégralement collaboratif, en adéquation avec les pédagogies actives de type Freinet6 que nous mobilisons au quotidien et en nous inspirant des pratiques de pédagogie engagée développée par bell looks7 : l’idée centrale est bien de co-construire certains enseignements avant les étudiant·e·s, en partant de leur désir d’apprendre. Il n’a donc pas été imposé par nous, enseignant·e·s, mais imaginé collectivement par les étudiant·e·s, sur proposition d’un étudiant en particulier, qui avait à cœur de « se rendre sur un lieu très peu relayé par les médias, où les conditions de vie des populations venant chercher refuge en France sont honteuses. (…) Avec la pérennisation des conflits dans le monde et l’augmentation des catastrophes naturelles dues au réchauffement climatique (…), l’immigration ne peut qu’augmenter. Il est donc intéressant d’analyser les moyens mis en œuvre pour accueillir ces populations dans le besoin (…) Ce projet englobe plusieurs thématiques, telles que la thématique du social (…), de l’économie (…), du sanitaire (…), de l’urbain (logement précaire) » (Dossier de présentation du voyage, Nicolas Poinsot, Septembre 2016). Diverses destinations autres que Grande-Synthe ont été proposées, présentées et argumentées par les étudiant·e·s et la décision finale l’a emporté au consensus. Grande-Synthe et son camp seront ainsi choisis, non sans débat, fin septembre 2016. À la demande des étudiant·e·s, le projet va alors s’organiser autour de voyages exploratoires qui prépareront la semaine de déplacement réalisée elle en mars 2017. En effet, et à raison, les étudiantes n’envisagent pas de ne partir qu’une fois, sur un lieu aussi complexe, simplement en observateurs et observatrices. Elles et ils insistent sur la nécessité de découvrir progressivement le site, en réalisant des observations préalables, pour in fine, proposer un projet d’intervention sociale d’une envergure certes modeste, mais dont les finalités sont réfléchies.

De notre côté, malgré notre intérêt pour la thématique de par nos engagements personnels et nos professionnel, aucun de nous deux n’est spécialiste de la question des camps ou des trajectoires de migration. Notre immersion progressive dans le quotidien de la Linière va nous permettre d’approcher cette réalité qui n’était jusqu’ici visible, pour nous, qu’au travers de nos lectures ou des images renvoyées par les médias.

Le camp de la Linière a ouvert durant l’hiver 2015-2016. C’est Damien Carême le maire de Grande-Synthe qui l’a souhaité  pour offrir des conditions plus acceptables d’accueil aux réfugié·e·s qui s’entassaient jusque-là dans un camp insalubre semblable à la jungle de Calais, sur le territoire de sa ville. Avec l’aide de Médecins du Monde (MDM) et d’une association bretonne, Utopia 56, près de quatre cent petites baraques en bois ont été construites. L’Etat s’était opposé à l’ouverture de camp, mais quelques mois plus tard, il a souhaité en assurer la gestion et a signé une convention tripartite avec Grande Synthe et MDM. Cette convention précisait deux éléments : d’une part, qu’à chaque départ de migrants et chaque fois qu’une baraque se vide, celle-ci soit démontée pour éviter que ne se réinstallent d’autres réfugié·e·s et que suite logique à cette disposition, le camp soit fermé rapidement. Finalement, MDM et Utopia 56 ont cessé leur collaboration, dénonçant les conditions d’accueil des réfugié·e·s par les services de l’Etat et le tri opéré pour autoriser ou on à séjourner dans le camp. Désormais et après ce double départ, la gestion du camp est reprise par l’Association Flandres Education Formation Jeunes Insertion, l’AFEJI.

Cette première partie de notre projet débute à l’automne 2016 avec une série de week-ends au cours desquels les étudiant·e·s (accompagné·e·s de nous-mêmes pour une partie), vont s’intégrer, après accord d’une professionnelle, membre de la coordination du camp, aux équipes de bénévoles et réaliser de longues phases d’observation participante. C’est ici que Marie8 nous accueille:

« C’est une femme qui semble avoir une petite quarantaine d’années. Elle a été bénévole pour une association qui est intervenue sur le camp et travaille à présent pour la mairie. Elle adopte un discours très pragmatique, valorisant l’action avant tout « les gens qui viennent pour regarder, ça me dérange vraiment ». Elle s’étonne aussi de certains comportements de la part de ses collègues « dans l’humanitaire, c’est dingue, il y a de la concurrence ». Elle évoque que les besoins, sur le camp, sont partout, que ce qui est compliqué c’est de gérer un collectif, un groupe, tout en n’oubliant que dans ce groupe, il y a des individus. Elle dit qu’il faut arrêter de parler « des migrants » parce que ce sont avant tout « des personnes, comme vous et moi ». Marie évoque certains projets qui ont pu être réalisés sur le camp : la « fête de la musique grâce à laquelle à cette occasion, des hommes du camp ont pu aller jouer de la musique traditionnelle avec les habitants de Grande-Synthe. Un tournoi de foot s’est également bien déroulé mais a été très coûteux pour elle d’un point de vue logistique. Elle dit que les projets sont souvent intéressants sur le papier mais doivent être pensés en lien avec la réalité du camp. Marie explique que l’Angleterre est présentée comme l’aboutissement du parcours migratoire. (Journal de terrain, Zoé Rollin, enseignante, Novembre 2016).

« On a fait la rencontre de certains bénévoles. J’ai pu constater que la plupart venaient de l’étranger, majoritairement anglophone mais d’autres viennent du Mexique, d’Australie, d’Allemagne etc.). Ils s’occupent principalement de la distribution des repas et des vêtements. Ils nous ont laissé un image très humaine avec les habitants du camp, pas d’actes de dominances ni d’humiliations ». (Guita et Narimane, journaux de terrain, novembre 2016)

Ces premières observations et entretiens informels vont colorer le voyage d’étude de manière irréversible puisqu’ils soulignent deux éléments fondamentaux : premièrement, la nécessité de déconstruire certaines catégories (migrants) et l’importance cardinale de mêler action et réflexion dans le processus de mise en place des projets d’intervention sociale. C’est à partir de cette introduction que la découverte du lieu va pouvoir se mettre en place.

A quoi ressemble donc la Linière ? Pour répondre à cette première interrogation, enseignant·e·s et étudiant·e·s vont essayer de trouver des mots qui ne relaient pas les stéréotypes que l’on cherche à déconstruire. Décrire le camp, c’est d’abord parler de son positionnement dans la ville : un espace relativement reculé, entre une zone commerciale et une autoroute, aux frontières de Grande-Synthe, sur un territoire industriel en déshérence, occupé précédemment de manière partielle. On y arrive en voiture, par un chemin bordé de camions de CRS. Les véhicules garés, toute personne souhaitant se rendre dans le camp doit s’inscrire, auprès d’un check-point. Les entrées sont contrôlées par le port d’un bracelet de couleur, mesure mise en place pour réguler le flux d’arrivées sur le camp. Néanmoins, et à chaque fois que nous viendrons sur place, nous ferons toujours fait l’objet d’un contrôle assez sommaire : vérification des papiers d’identité et inscription sur une liste d’entrée.

Une fois l’entrée franchie, nous arrivons dans une vaste cour. Immédiatement après, sur la  gauche, se trouve un hangar, équipé de dizaines de prises électriques servant principalement à recharger les téléphones portables. Cet objet est quasiment l’unique moyen de communication reliant les réfugiés au monde extérieur, souvent à leur famille ou amis restés dans leur pays d’origine. Le lieu lui, battu par les vents malgré le fait qu’il soit abrité, est presque toujours occupé par des dizaines de personnes, presque exclusivement des hommes qui discutent entre eux et attendent le chargement de leur mobile.

À proximité du hangar, on trouve une laverie et un espace de distribution de liquide de chauffe. Sur le côté droit de la cour, sont installés plusieurs préfabriqués : un bloc sanitaire et le « bureau » des bénévoles, modeste cahute composée de quelques tables et chaises où sont entreposés sur le sol et les étagères, des ordinateurs, des téléphones portables et quantité d’autres objets de la vie quotidienne. En ressortant du bureau des bénévoles, on découvre sur le reste du terrain de La Linière, les cabanes en bois (que tout le monde ici appelle par leur nom anglais « shelter », autrement dit les abris) où vivent les réfugié·e·s, disposées en rangs serrés, au milieu desquelles ont été disposées des cuisines collectives, les « community kitchen ».

« Tout en nous parlant, Marie, nous conduit vers les cuisines communautaires : là, plusieurs fois par jours, sont distribués gratuitement les aliments de base pour cuisiner des plats se rapprochant de ce que mangeaient ces familles avant de fuir leur pays : lentilles, riz et autres légumineuses. Chacun peut ensuite cuisiner sur des gazinières son repas. Dans le même temps, un camion, sorte de « foodtruck » tenu par des bénévoles venus de toute l’Europe, fait office de petit restaurant en distribuant de plats confectionnés avec les aliments de base de la cuisine syrienne ou irakienne. Au moment où nous passons devant, c’est l’heure du repas. Plusieurs hommes sont attablés ensemble et tout en mangeant, jouent et chantent des airs traditionnels avec les instruments emportés sur la route de leur exil. » (Journal de terrain, Antoine Lagneau, enseignant, Novembre 2016).

Au centre du terrain, deux espaces réservés : le Women center et le Children center.

Les familles sont situées à l’avant du camp et les hommes célibataires sont à la fin du camp ce qui est dérangeant pour eux puisqu’ils doivent faire tout le chemin du camp. Ils sont vraiment isolés du reste des migrants. J’ai remarqué que lors de la parade, les musiciens ne sont pas allés au bout du camp et les hommes n’ont pas pu profiter de ce spectacle. En tout cas pas s’ils n’ont pas avancés. (Narimane, étudiante, Novembre 2016)

Au-delà de ces aspects strictement topographiques, la première approche du camp reste un souvenir particulièrement fort. Si Grande-Synthe a été voulu comme un premier pas vers l’hospitalité, le paysage qui s’offre aux yeux reflète pourtant l’inenvisageable. Découvrir ce lieu fait l’objet d’une expérience relativement proche entre enseignant·e·s et étudiant·e·s, comme le montrent les extraits de journaux de terrain, ci-dessous :

« On peut difficilement imaginer le camp sans s’y rendre physiquement ». Les photos et les récits ne remplaceront pas le terrain. Dans l’ensemble, tout est très sommaire. Nous marchons dans ce qui apparaît en premier lieu dans un espace très sombre. Tout est gris, le ciel est gris les cailloux sont gris, les silhouettes que nous croisons sont faites de vêtements usés et de visages fatigués. Antoine me dit que « c’est un paysage de guerre ». Les abris semblent bien fragiles et le camp coincé entre des lignes hautes tension et une autoroute. Il faut se répéter, se marteler, que l’on est bien en France, pour ne pas l’oublier ». (Journal de terrain, Zoé Rollin, enseignante, Novembre 2016).

« Ce premier séjour à Grande-Synthe fut tout d’abord émotionnellement fort. Pas que la pauvreté soit une première à mes yeux mais les différents articles sur le camp de la Linière le présentant comme un camp qui respecte la dignité humaine m’avait forgé une représentation d’un camp « presque parfait ». En arrivant, notre représentation a été quelque peu remise en question. Les conditions météorologiques remettent en question les conditions de vie des habitants du camp. » (Guita Nilavananne, étudiante, Novembre 2016)

« Dans le camp, les shelter sont alignés de part et d’autre d’une allée centrale. Là au milieu de cette allée, nous restons sans voix. Nous sommes en France, en 2016, mais ce bout de terre sur lequel nous nous trouvons ce jour là pourrait tout aussi bien se situer dans l’un de ces pays déchirés par la guerre que fuit celles et ceux qui sont autour de nous. L’impression de dénuement est extrême malgré la promesse d’offrir des conditions humanitaires dignes. L’odeur acre qui se dégage des poêles à pétrole, le mauvais état de la plupart des shelter abîmés par l’humidité et la pluie, l’environnement industriel qui tout autour ramènent bruits fumées et odeurs, rien n’est humain ici. Rien, sauf ceux qui y vivent et ceux qui les aident à survivre » (Journal de terrain, Antoine Lagneau, enseignant, Novembre 2016).

Dès le début du projet, nous avons insisté sur l’importance fondamentale de partager nos ressentis sur le projet pour transmettre à nos étudiant·e·s ce qu’est l’écriture ethnographique, et ce en quoi, la mise en visibilité des émotions participe de la compréhension des processus sociaux. Pour ce faire, nous n’avons pas cherché à nous positionner en tant que « sachant·e·s insensibles », alors que concrètement, les émotions associées à la découverte de ce lieu étaient aussi intenses, pour les étudiant·e·s et pour nous. Ce point est important car il peut interroger le paradigme de la « bonne distance » tel qu’il est formulé en travail social ou en pédagogie. Nous nous appliquons ce que la grande pédagogue bell hooks formule très bien: « cet empowerment ne peut avoir lieu si nous refusons d’être vulnérables tout en encourageant les élèves à prendre des risques. Les professeur·e·s qui attendent que les élèves partagent des récits d’expérience personnelle “confessionnal narratives” mais refusent d’en partager, exercent un pouvoir coercitif »  9 .

L’une de nos préoccupations était aussi de souligner l’importance de mettre en dialogue permanent découvertes de terrain et lectures, pour construire du sens, mettre des mots sur les situations et penser des projets d’action sociale, répondant à des problématiques identifiées avec les acteurs et actrices de terrain.

« Guita et moi avons passé plus d’une heure dans le women center. On nous a demandé de plier des vêtements provenant de dons sur des étagères de manière à ce que des femmes viennent les prendre, pour elles et leurs enfants. Des vêtements, placés dans des sacs, se trouvaient dans un placard. On nous a donné ces sacs en nous demandant de ranger les vêtements. Il y avait quantité de vêtements au préalable sur les étagères qu’il a d’abord fallu débarrasser pour les plier à nouveau. Régulièrement, alors que nous réalisions cette tâche, des femmes ou des enfants essayaient de rentrer dans le couloir en question. Des bénévoles britanniques présentes, disaient « it’s close now, you can’t enter ». Au bout d’une bonne demi-heure, des femmes ont commencé  à entrer, passant en revue rapidement les vêtements proposés, en en reposant certains. Les femmes me sourient, souvent d’un air que j’interprète comme gêné, disent « thank you ». Je me place au fond du couloir, là ou les habits des enfants sont présents. Plusieurs enfants cherchent des chaussures, surtout un tout petit garçon qui doit avoir 2/3 ans et qui est accompagné d’un garçon plus âgé (son grand frère ?) qui me demande explicitement de l’aide. Je fouille alors dans les cartons en cherchant puis trouvant finalement une paire de chaussures qui semble plaire au plus petit. Celui-ci cherche à les enfiler. Je lui dis que ce serait mieux avec des chaussettes, qu’il aurait moins froid. Je cherche longuement des chaussettes et l’aide à les enfiler. Je lui enfile les chaussettes, reproduisant alors des gestes que je réalise tous les jours sur ma propre fille, le chatouillant malgré moi, nous échangeons des sourires. J’aide une mère à trouver un manteau à son petit garçon, je suis gênée de fouiller dans ces affaires déjà portées, un peu sales ».(Journal de terrain, Zoé Rollin, enseignante, Novembre 2016).

Ces premiers instants d’exploration ethnographiques, croisés aux lectures ont été fort importants dans cette expérience pédagogique car ils ont permis d’éviter deux écueils : la seule théorisation et l’action non réfléchie devant mécanique. L’exploration sensible des lieux de vie des réfugié·e·s permet alors de nourrir des éléments de réflexion, qui vont devenir progressivement des ferments de l’action. Concernant ce volet « action », les étudiant·e·s savent depuis le début qu’aucune intervention n’aura d’effet miracle. Néanmoins chacun·e est convaincu·e qu’en s’impliquant concrètement, les observations n’en seront que plus riches, donneront naissance à des projets incarnés, provenant de situations observées sur le terrain. Il faudra donc essayer de comprendre, toujours plus finement, ce qui se joue sur le camp, en matière de processus sociaux, pour proposer des projets modelés en fonction de la réalité sociale observée. De ce processus d’apprentissage très progressif, qu’est-ce que les étudiant·e·ssemblent avoir particulièrement retenu ?

Au-delà des migrants, des personnes destinataires d’un projet d’action sociale.

Premièrement, c’est sur le vocabulaire employé pour désigner le « public » censé être destinataire de ces projets que les étudiants réfléchissent. Guita, une étudiante très engagée dans le projet, écrit dans un de ses comptes-rendus :

Cette journée nous a permis de passer outre les représentations médiatiques que subissent les réfugiés. Ils sont souvent présentés comme un groupe homogène. Pendant ces quelques heures sur le camp, ce sont des femmes, hommes et enfants que nous avons rencontrés avec leur pluralité, leurs richesses et leur dignité. Pas d’hommes violents, de femmes soumises, mais des êtres humains déracinés qui luttent tant bien que mal contre une situation qui les dépasse sûrement. » (Guita Nilavananne, étudiante, Novembre 2016).

Cette réflexion fait écho aux propos tenus par Marie, l’une des coordinatrices du camp qui expliquait aux étudiants : « il faut arrêter de parler de migrants, ce sont avant tout des personnes, comme vous et moi». (réunion, novembre 2016). Cet élément est fondamental car il participe à un objectif crucial en sciences humaines, et tout particulièrement en sociologie : la déconstruction des catégories et des représentations.

Le processus cognitif à l’œuvre est bien plus puissant qu’une simple lecture ou étude de cas, les étudiant·e·s observent d’eux même l’écart entre la représentation médiatique d’un public censé être homogène et une réalité bigarrée et très diverse. L’intérêt du processus va au-delà de la simple déconstruction puisqu’il sert directement l’action. C’est en direction de personnes, diverses et sujets, et non pas d’un « public spécifique », que l’action va être pensée.

Décision est prise en classe de nommer ces personnes « les habitants du quartier de la Linière », non pas pour faire acte de discours politiquement correct, mais bien pour prendre au sérieux le pouvoir performatif du langage. Ce questionnement s’est également étendu à la vulnérabilité des « migrant·e·s », que l’on présente souvent comme un trait indiscutable, essentialisé.

Des personnes vulnérables ou des processus de résilience à l’œuvre ?

Objectivement, les conditions matérielles sur le camp sont très modestes, proche du dénuement et les situations de pauvreté explicites. Les habitant·e·s ont peu de ressources, sont le plus souvent pauvres et toujours précaires, leur existence et leur destin ne tenant souvent qu’à peu de choses. Mais ces éléments descriptifs ne suffisent pas à résumer les personnes qui ont été rencontrées à la Linière. Chacun de nos déplacements à la Linière nous montre que chaque individualité rencontrée respire la force, la fierté et tout semble réalisé à contre-pied d’une volonté d’instiller un sentiment de pitié quelconque chez l’observateur ou l’observatrice. Il n’est pas rare que les personnes rencontré·e·s sur le camp viennent à notre rencontre lors de nos venues, nous accompagnent et se montrent d’une grande hospitalité, nous invitant à partager un thé sous la tente.

« En marchant dans le camp, les propositions de boire un thé se font régulières. Et on se retrouve, un peu empruntés, assis sur des bancs couverts de couvertures usées, à boire un thé, et à se voir proposer de la nourriture. L’intérieur des tentes est décoré et toute visibilité vers l’extérieur est éliminée. Il nous semble qu’il est recherché de vouloir gommer l’exil dans ces espaces, recréer, le temps d’un moment, le pays perdu » (Zoé Rollin, Journal de terrain, 9 Mars 2017).

Ces gestes sont d’autant plus remarquables qu’ils contrastent avec le peu de considération que notre pays porte à leur égard. Car ce qui aura été imaginé et souvent dépeint comme un « lieu d’accueil exemplaire », est un lieu d’une rare indigence, où seule la survie peut être atteinte.

Dans ce décor extrême, entouré par les torchères des complexes gaziers qui ne cessent de cracher leurs flammes dans le ciel couvert, une haute tour se détache au lointain, sur laquelle est inscrit en gigantesques lettres bleues, le nom du propriétaire : Arcelor Mittal. Il y a, dans cette proximité spatiale, une forme de provocation : d’un côté ce géant mondial du capitalisme industriel pour qui les êtres humains ne sont que des variables d’ajustement et de l’autre, ces populations qui fuient la misère et la guerre.Pourtant, ce qui frappe ici, c’est le calme apparent qui règne. Comme si, après ces milliers de kilomètres parcourus au prix d’immenses douleurs, tous trouvaient à La Linière quelques instants de répits et d’apaisement. Mais il ne faut pas s’y tromper nous dira un peu plus tard Laura. D’apaisement, il n’y en a point. Car tous ici ne rêvent que d’une chose : fuir, reprendre la route, en direction de l’Angleterre.» (Antoine Lagneau, Journal de terrain, novembre 2016).

Ainsi, rares sont les activités ludiques ou culturelles proposées aux habitant·e·s, à l’exception de quelques initiatives bénévoles à destination des enfants et des femmes. Les étudiant·e·s en arrivent donc rapidement à la conclusion que les projets doivent donc être pensés dans une perspective d’empowerment et de valorisation des savoirs-faire des personnes réfugié·e·s.

Quatre projets vont donc être imaginés, financés avec les moyens du bord, puis menés pendant la première semaine de mars 2017. Chaque intervention va être innervée par des réflexions préalablement mises en œuvre et discutés en lien avec la mairie de Grande-Synthe et les acteurs du camp. Deux d’entre elles seront conçues pour les enfants 10, au regard du faible nombre d’actions qui leur sont destinées même si ils peuvent aller à l’école primaire tous les après-midis de la semaine. Une navette les emmène. Les enfants n’ont pas cours le matin, car une forte activité nocturne est présente sur le camp du fait des tentatives répétées de passage en Angleterre.

Chaque nuit, recommence le même scénario, des familles quittent le camp avec l’aide de passeurs sans scrupules qui pratiquent le racket et extorquent les maigres fonds dont disposent les réfugiés. Rien ne peut endiguer cette terrible course vers un monde meilleur ou supposé tel. Pendant que nous marchons, un convoi composé de trois camionnettes de CRS traverse le camp à faible allure, rappelant soudainement le discours sécuritaire qui entoure les réfugiés. Les policiers scrutent à travers les vitres les vas et viens du camp, à l’affut du moindre signe suspect. Ils s’éloignent vers le fond, là où chaque soir les passeurs donnent rendez-vous à celles et ceux qui veulent encore une fois tenter la traversée, au prix de leur vie.Marie nous apprendra que quelques semaines auparavant, un mineur d’une quinzaine a été tué par un camion sur l’autoroute bordant le camp. (Antoine Lagneau, Journal de terrain, novembre 2016).

Les deux autres projets sont destinés aux adultes. Ces derniers reflètent d’ailleurs la volonté de promouvoir la rencontre et le partage entre réfugié·e·s et étudiant·e·s.

Deux après-midis durant, un groupe mixte réunissant étudiant·e·s/habitant·e·s va construire, en matériaux recyclés, du petit mobilier urbain, pour compléter les maigres installations disponibles sur le camp tandis qu’un autre groupe va réaliser des œuvres peintes et dessinées à partir de matériel artistique récupéré en région parisienne.

Dans ces ateliers, souvent les rôles s’inversent et la démonstration que les bénéficiaires de l’atelier avaient parfois plus de compétences que les étudiant·e·s sautait souvent aux yeux. Cet élément est important pour les étudiant·e·s qui ont pu découvrir que le rôle de coordination d’un projet est de penser ce dernier, après étude du terrain, et non pas forcément d’être un spécialiste de l’activité proposée. Penser l’ensemble de ces ateliers, trouver des solutions alternatives, négocier des dons et récupérer du matériel, en l’absence de financement conséquent a été riche d’apprentissages pour les étudiant·e·s. L’ensemble de la dynamique a pu être présentée lors de plusieurs restitutions, dont une,  publique, sur le site expérimental des Grands voisins, à Paris. Les étudiant·e·s ont donc mené, de A à Z, toutes les étapes de la réalisation d’un projet ambitieux à destination d’un public spécifique.

Cette année de projet a permis d’aller plus loin dans l’expérimentation d’une démarche pédagogique qui nous semble produire deux effets complémentaires : participer à produire des connaissances et développer des savoirs-faires. Cet objectif n’a pu être réalisé qu’au prix d’une réelle réflexion sur le positionnement pédagogique de l’équipe enseignante, en évitant toute position verticale et sachante et en privilégiant une posture d’accompagnant plutôt que de direction.

Tant sur les plans scientifiques que pédagogiques, nous soutenons aussi l’idée que ces explorations menées avec les étudiant·e·s contribuent, en partageant le quotidien des acteurs et actrices locales et en réalisant avec eux des actions concrètes, à développer une conscience renouvelée de la ville de demain. Cet ensemble permet d’aborder nos réflexions sur l’urbanisme via une entrée restée dans l’angle mort de notre approche initiale : le travail sur les multiples liens qui relient l’écosystème ville, que sont les liens spatiaux, économiques, sociaux, culturels, environnementaux.

Cette façon de penser la ville est d’ailleurs assez semblable à l’ « urbanisme anthropologique » tel que définit par le biologiste et géographe Patrick Geddes11 au début du 20èmesiècle, lequel a, sur le strict plan méthodologique, « fait entrer la démarche d’enquête de terrain dans le travail d’urbanisme ».

De cette approche, il en résulte pour nous, en prenant pour référence cette première expérience pédagogique, une profonde conviction : la nécessité, face aux enjeux écologiques et sociaux du monde urbain, d’organiser nos réflexions éducatives en prenant appui sur la notion de ville-refuge. Celle-ci incarne l’hospitalité comme le décrit tout au long de ses travaux l’anthropologue Michel Agier12 et rejoint en cela notre souhait d’imaginer avec les étudiants une ville plus juste, généreuse et accueillante, dans la perspective d’une hospitalité politique13.

Nous avons l’intuition que cette manière de co-construire les savoirs et les dispositifs d’intervention avec les étudiant·e·s peut représenter un premier pas vers la mise sur pied d’une formation à l’hospitalité politique impliquant cette notion de ville refuge. L’exploration du terrain, les observations et les lectures permettent de nourrir chez les étudiant·e·s une véritable réflexion qui dépasse de très loin ce que de longs discours peuvent amener. Par l’expérience menée, il devient possible d’en tirer des manières de procéder qui pourront être des inspirations pour leur positionnement de demain, en tant que futur·e·s professionnel·le·s et ce sur deux plans. Premièrement, ce projet permet de montrer tout l’intérêt de recourir aux outils de l’enquête en sciences sociales pour innerver la pratique professionnelle. Deuxièmement, la démarche retenue, profondément participative, que ce soit dans son lien aux résident·e·s ou concernant la prise en compte des étudiant·e·s, peut aussi être conservée comme mode d’action dans leur futur quotidien professionnel. L’hospitalité politique, en effet, se réfléchit et doit être co-construite entre une pluralité d’acteurs et d’actrices. Enfin, sur le plan purement pédagogique, la démarche insuffle du désir : apprendre, se mobiliser, construire ensemble. Elle enseigne aussi à l’ensemble de ses protagonistes une infinie modestie. Apprendre, toujours. Aller au-delà de ses limites et de ses propres peurs, prendre sur soi, en restant vulnérables et sensibles, toujours.

[1]http://www.rfi.fr/france/20160307-crise-migratoire-liniere-grande-synthe-premier-veritable-camp-refugies-france

[2]Différentes associations vont se succéder : Médecins sans frontières, le mairie de Grande-Synthe et la communauté d’agglomération de Dunkerque ont participé à financer l’ouverture du camp, Utopia 56 a géré le camp entre mars et mai 2016, puis enfin l’Etat a mandaté l’AFEJI pour gérer le camp de mai à l’incendie final qui entraînera la fermeture, pour l’instant définitive du lieu d’accueil.

[3]Cette formation de premier cycle universitaire s’adresse à des futur·e·s professionnel·le·s de la lutte contre les inégalités sociales territoriales. Une partie de ces étudiant·e·s s’oriente vers le champ de l’urbanisme stricto sensu, d’autres vers celui plus diffus de l’intervention sociale territoriale. La formation associe deux volets : la connaissance du territoire et les références et outils de l’intervention sociale. Les enseignements dispensés se situent dans le champ des sciences sociales et associent étroitement connaissances théoriques universitaires et expertise pratique, en favorisant les pédagogies du projet.

[4]Ce projet a été lauréat d’un certificat d’excellence au prix de l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur (prix PEPS 2017), décerné par le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche (2017).

[5]Un mois après la fin de cette expérience pédagogique, le camp de La Linière a été entièrement détruit par un incendie le 10 avril 2017 et n’a pas réouvert depuis, malgré la volonté du maire de Grande Synthe Damien Carême.

[6]C. Freinet, Œuvres pédagogiques, Seuil, 1994.

[7]b. hooks, « La pédagogie engagée », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 25, 2013, mis en ligne le 18 novembre 2015, consulté le 22 janvier 2016.

[8]Les prénoms ont été changés afin de préserver l’anonymat des personnes.

[9]bell hooks, « La pédagogie engagée », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], n°25, 2013.

[10]Pour les ateliers à destination des enfants, les défis étaient en nombre : comment penser une activité ludique mais éducative, pour des enfants très fragilisés, ne parlant pas la même langue et d’âges très variés ? Pour répondre à cette difficulté, les étudiants ont fait le choix de penser une activité en deux temps : petits ateliers d’activité manuelle et cuisine, puis diffusion d’un film muet dont la société de production avait autorisé la levée des droits d’auteur. À la grande joie des étudiants, les enfants se sont beaucoup investis dans les activités et ont visiblement beaucoup apprécié le film.

[11]A. Levy, « Patrick Geddes (1854-1932) revisité», Espaces et sociétés, 2016/4 (n° 167), p. 187-203. DOI : 10.3917/esp.167.0187. URL : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2016-4-page-187.htm

[12]« Les politiques d’hébergement et d’accueil des réfugiés » – Actes du séminaire ENS-IAU – novembre 2016 –  IAU-Île-de-France

[13]F. Brugère et G. Le Blanc, La fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais, jusqu’où irons-nous ?, Flammarion, 2017.