Entretien avec Elsa Fayner, auteure de “Et pourtant je me suis levée tôt…”, sur les conditions de travail des salariés précaires. Un univers absurde, aux gratifications irrationnelles, qui ne débouche sur aucune velléité de révolte. 

Pendant trois mois, vous avez été télévendeuse dans un centre d’appel, serveuse de hot-dog à la cafétéria d’Ikea et femme de ménage dans un hôtel. Vous en avez fait un livre. Pourquoi avoir choisi de travailler ainsi, en immersion, au côté de jeunes salariés précaires ?

C’était en janvier 2007, la campagne présidentielle avait commencé. Il y avait de gauche à droite, un consensus pour « réhabiliter » le travail et la « valeur travail », pour lutter contre « l’assistanat ». Autour de moi, plusieurs trentenaires voulaient partir travailler à l’étranger. La France était-elle sclérosée ? Y avait-il vraiment des gens démotivés, désincités à travailler ? Pendant la campagne on a aussi beaucoup parlé du SMIC, Nicolas Sarkozy affirmant : « Les classes moyennes sont désincitées à travailler pour gagner à peine plus que le SMIC, qui, lui, augmente chaque année, sans rapport avec les efforts des salariés qui le touchent… ». J’ai voulu aller y voir de plus près. J’ai travaillé en intérim, en CDD puis en CDI, mais toujours pour un SMIC. J’ai d’abord pensé à demander l’autorisation aux entreprises de venir enquêter en leur sein, mais je craignais qu’on ne me montre que ce qu’on voulait bien me montrer. Une série d’entretiens ? Il est souvent difficile de parler de son travail. J’ai donc opté pour l’immersion, en sachant bien sûr qu’il était hors de question de « se mettre dans la peau » de salariés précaires, mais juste de voir sous un autre angle leurs situations.

De l’ANPE aux entreprises, comment le monde du travail voit-il les jeunes ? Dans votre livre, la conseillère de votre agence d’intérim vous annonce que vous êtes prise pour quelques mois dans un centre d’appel : « Tu es contente ? » insiste-t-elle, comme si vous ne lui manifestiez pas assez votre reconnaissance… De page en page, on a l’impression d’une déresponsabilisation de ces jeunes, d’une infantilisation…

La moyenne d’âge de mes collègues était de 20, 25 ans. Les conseillères des agences d’intérim, les « managers » des centre d’appel avaient quasiment le même âge que les télévendeuses. Mais eux-mêmes infantilisaient les jeunes à qui ils avaient à faire ! J’ai été très étonnée de voir qu’ils croyaient à ces méthodes de management. Ils intégraient la méfiance de leurs aînés : « C’est un enfant, c’est un tire-au-flanc, ou un voleur » . Mais aussi : « Ce sont des enfants, donc nous allons les motiver en leur faisant des cadeaux. » Quand les télévendeurs parvenaient à vendre beaucoup d’abonnements téléphoniques aux clients qu’ils appelaient tout au long de la journée, ou quand ils gagnaient des « challenges » contre les plateformes de télévendeurs d’un autre centre d’appel, on leur offrait une boîte de Dragibus (de petits bonbons de toutes les couleurs, ndlr), des tickets à gratter de la Française des jeux, des pots de confiture… J’étais frappée par cette absence de rationalité. Les nouveaux arrivants étaient eux aussi choqués. À chaque fois que quelqu’un faisait une bonne vente, ou que l’équipe dépassait un certain objectif, nous devions tous applaudir. Je me souviens qu’un jour, une jeune arrivante, comme moi, ne l’a pas fait. La superviseur lui a lancé : « Vous voulez que je vous achète des mains ? ». Et du tac au tac elle a répondu : « C’est vrai que ça serait plus facile pour gratter les tickets de jeux… ». Mais les plus anciens – c’est-à-dire les salariés présents depuis six ou sept mois – adhéraient de plus en plus aux produits qu’ils devaient vendre. Si une cliente n’en voulait pas, ils parvenaient à se convaincre que c’était de sa faute à elle, qu’elle avait tort. Au fur et à mesure, les défenses tombaient. ll est plus facile de croire que si on ne gagne rien, c’est de la faute du client. Pas celle du manager.
La situation était parfois absurde : ces superviseurs de moins de 30 ans étaient parfois eux-mêmes en intérim… Et les jeunes que ces managers grondaient ou félicitaient avaient, à 22 ou 23 ans, un bac ou un bac +2 et déjà des longues expériences de travail. La plupart ont commencé à travailler dès le bac en poche, parfois pour financer des études plus longues. Et depuis 5 ou 6 ans, ils enchaînent les missions d’intérim d’un mois ou un peu plus, ce qui finit par faire pas mal d’expériences… Mais le rapport à l’autorité reste compliqué. Quand une superviseure nous a très sérieusement dit, que son surnom sur le plateau était « FBI », il y avait vraiment de quoi rire… mais parmi les jeunes téléopératrices personnes n’a ri. Il s’agissait de payer son loyer.

Dans le centre d’appel, quel était le rapport de ces jeunes femmes au travail et à la précarité ?

Elles avaient besoin d’un salaire, et pas trop le temps de s’appesantir sur leur « rapport au travail ». La plupart avaient un rapport problématique à l’école. On les sentait mal à l’aise sur les bancs de la formation de quelques jours, obligatoire avant la mission d’intérim. Comme si d’un côté il y avait ceux qui avaient l’autorité, et de l’autre, elles. Quand je leur ai fait lire le livre, avant sa parution, la plupart m’a dit : « Il faut que tu dises que ça va beaucoup mieux pour nous aujourd’hui ! ». En fait beaucoup étaient encore en intérim, mais elles veulent sans cesse positiver et ne se voient pas du tout comme des Cosettes. Sans doute parce qu’autour d’elles, tout le monde est à peu près dans la même situation, il y a peu de modèles alternatifs. Et malgré leur statut précaire, elles sont intégrées à la société de consommation, ne se vivent pas comme des exclues. Ce mode de vie précaire est devenu une habitude : elles vont à l’ANPE, à l’agence d’intérim, puis vont faire leurs courses au centre commercial à côté. La précarité n’est pas vue comme quelque chose de ponctuel. Certaines me faisaient part de leur expérience : « A l’agence (d’intérim, ndlr) d’Armentières, il n’y a rien, du coup, j’ai été à Lille. Moi je te recommande celle de tel endroit… ». Elles ont fait l’apprentissage de ce système d’emplois précaires, elles en ont une pratique régulière. Même si ça n’a pas été simple : l’une d’elle m’a confié qu’au début de son parcours de précaire, elle ne savait pas comment s’y prendre : « Une conseillère d’une agence d’intérim m’a expliqué qu’il fallait venir tous les jours la harceler, plutôt que de se contenter de laisser un CV et d’attendre d’être contactée. Il faut le savoir. Pour moi, ça ne se faisait pas, c’était du non-respect. »

On a l’impression à vous lire, que ce n’est pas tant un travail qu’on leur demande, qu’un « savoir-être », une expression qui revient souvent dans la bouche des conseillères ANPE ou intérim. Il faut réapprendre à parler, « se remettre en cause »… Une conseillère ANPE répond à un employeur, à propos d’un jeune candidat à l’embauche : « Il est parfait en savoir-être et je le recommande en savoir-faire, vraiment, c’est un bon petit gars ! »

Il faut bien « présenter », être ponctuel, savoir parler, résister au stress, savoir répondre à des situations conflictuelles avec les clients… mais ces compétences, plutôt relationnelles, si elles sont inscrites dans les annonces d’emploi, ne sont pas rémunérées. Comme si elles étaient innées. Au contraire, bien sûr, elles s’apprennent. Chez Ikea, on joue beaucoup là-dessus : « Ton savoir-être est unique » . Un exemple : « Ah ? tu aimes le dessin ? et bien on va te mettre au tableau du magasin ». Comme si ces postes ne relevaient pas d’une compétence technique. Du coup, s’il y a un problème à ton poste, c’est toi qui es en cause, c’est toi qui es atteint dans ton être.

Qu’avez-vous vu de la souffrance de ces salariés précai
res ?

J’ai vu le visage des filles du télémarketing se creuser de plus en plus. Elles étaient épuisées moralement, elles avaient du mal à dormir la nuit. Leïla, une de mes collègues femmes de chambre, m’a dit un jour : « Je me sens vieille physiquement et moralement. » Elle avait des douleurs au poignet à force de frotter, elle avait mal aux jambes à force de rester debout. Moi-même je ne la considérais pas comme une « jeune ». J’ai appris qu’en réalité, elle n’avait que 28 ans. Dans le foyer de jeunes travailleurs où je logeais, je voyais chaque jour plus de personnes avec des bras dans le plâtre, des problèmes physiques. Oui ce sont des jeunes, mais plus tant que ça…

Quelles sont leurs perspectives d’avenir ?

Décrocher un CDI, passer manager, passer du sous-traitant à la maison mère. Pour certaines téléopératrices : travailler à la Redoute. Le siège est beau, c’est une vieille entreprise, c’est rassurant. Quand je leur demandais de me dire où elles se voyaient dans 10 ans, la plupart me répondaient « mariées ». Mais elles n’espéraient pas des boulots incroyables. Rien qu’un petit mieux, un salaire un peu plus élevé, un temps plein… Un poste stable surtout, et qui leur plaise.

Est-ce que vous avez perçu des envies de révolte ?

Aucun des jeunes que j’ai rencontré n’était militant. À l’hôtel, faute de syndicaliste, c’est le directeur adjoint qui était délégué du personnel, et également trésorier du CE. Un jour, un serveur a lancé à la cantonade, lors de la pause : « J’ai lu dans la convention collective qu’on devait nous donner une bouteille d’eau gratuitement pour le service ». Aucun de ses collègues n’a réagi. Il a fini par replonger le nez dans son assiette en disant : « C’est pas grave après tout. C’est bien comme ça ». Les filles du télémarketing votaient plus à gauche, mais plutôt par habitude. Dans l’hôtellerie, les jeunes étaient plus libéraux. Dans chacun des secteurs où j’ai travaillé, je n’ai pas vu de révolte. Les critiques portaient plutôt sur les personnes, jamais sur le système, jamais sur l’exploitation par les plus riches. Ces salariés étant eux-mêmes dans la consommation, à leurs yeux, ce n’est pas critiquable d’avoir de l’argent. Chez Ikea, comme souvent dans les grands magasins, les employés sont les premiers clients. Ils comprennent donc tout à fait que les visiteurs veuillent être servis et conseillés rapidement, qu’ils râlent s’ils doivent attendre ou si les produits s’avèrent de mauvaise qualité. Les supérieurs n’ont qu’à invoquer du coup le désir du client-roi, pour tout faire accepter au personnel. Comme dans la télévente, les “chefs” peuvent alors devenir des “managers”, qui “conseillent”, “aident” les employés à accomplir leurs tâches au mieux, au plus vite. Plus personne ne semble avoir donné l’ordre, l’autorité est diluée. Il est donc difficile de s’y opposer, de le contester. D’autant moins que les nouvelles organisations du travail insistent sur l’autonomie, la prise de responsabilité, la polyvalence, la faculté de chacun à atteindre les objectifs qui lui ont été fixés. Les mouvements ne sont plus chronométrés, il n’y a plus besoin de contremaître pour surveiller, chacun se débrouille comme il peut pour remplir ses missions, même si les moyens nécessaires ne lui ont pas été alloués. Conséquence : le salarié pense être personnellement responsable en cas d’échec, il a l’impression de ne pouvoir s’en prendre qu’à lui-même. Culpabilisation, dépressions parfois, s’ensuivent. On peut parler d’individualisation des contraintes, des risques. Les emplois du temps, les pauses sont également individualisés. Ce qui rend plus 
difficile les rencontres avec les collègues, le partage des expériences, les comparaisons. Et si ces risques individualisés sont réels, si la pression est bien accentuée, les tâches, elles, restent répétitives et pauvres en contenu dans une entreprise comme Ikea. L’autonomie promise, la prise de responsabilité ne concernent en réalité que les décisions aux conséquences limitées : l’ordre des tâches dans la journée, la répartition des instruments sur son plan de travail, bref des aménagements. Les décisions cruciales sont, elles, au contraire prises par des cercles de dirigeants de plus en plus restreints. Si certains clients confient admirer la “gestion démocratique d’Ikea” chacun se sert, les produits sont bon marché, l’ambiance est familiale, etc.-, il s’agit en réalité d’une image marketing savamment suggérée, et moins d’une véritable émancipation des salariés.

Propos recueillis par Sonya Faure.