L’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy a semblé marquer la victoire culturelle d’une droite d’un nouveau genre, revendiquant un corpus idéologique renouvelé ou tout du moins une capacité singulière à s’engager dans la « bataille des idées ». Dans une interview au Figaro le 17 avril 2007, celui qui allait devenir Président s’autocélébrait sur ce registre : « Depuis 2002, j’ai donc engagé un combat pour la maîtrise du débat d’idées. Je parle de l’école en dénonçant l’héritage de 68. Je dénonce le relativisme intellectuel, culturel, moral |…| Au fond, j’ai fait mienne l’analyse de Gramsci : le pouvoir se gagne par les idées. C’est la première fois qu’un homme de droite assume cette bataille-là ».
La référence à l’ancien leader du Parti communiste d’Italie et les idées ainsi mises en avant ne doivent cependant pas faire illusion. Car pour Gramsci, la théorie de l’hégémonie culturelle, habilement résumée dans le « pouvoir se gagne par les idées », visait surtout à expliquer les raisons pour lesquelles le prolétariat consentait à la domination, adoptant les intérêts de la bourgeoisie. Alors, victoire culturelle d’une nouvelle droite en rupture avec les références, les valeurs et les idées traditionnelles de la droite française, ou triomphe d’une communication politique qui est parvenue à présenter sous l’angle de la rupture une rhétorique réactionnaire ?
Nul ne peut aujourd’hui prédire avec certitude et précision ce que sera le mode d’exercice du pouvoir sarkozien, dans quelle mesure il réalisera le programme annoncé par le candidat au cours de sa campagne, en quoi il l’amendera ou le trahira. Notamment parce que cette évolution dépend largement de la résistance que lui opposera la gauche française (au sens large des partis de gauche, des syndicats et des mouvements sociaux), ainsi que du contexte économique mondial et de décisions prises dans des instances supranationales. Il est toutefois possible, et nécessaire, d’amorcer dès à présent une réflexion sur la nature et la portée des changements de la droite française. On peut en effet considérer qu’après l’étrange séquence électorale dont nous venons de sortir, l’entrée en matière tonitruante de la présidence Sarkozy a largement « annoncé la couleur ». Elle ne nous renseigne pas seulement sur un style – à la fois compassionnel et brutal, familier, proche des « vrais gens » et hautain – et sur une méthode – où l’omniprésence et la mise en scène de la toute-puissance visent à relégitimer le leader politique, sinon la politique. Elle en dit long aussi sur la capacité de faire du neuf avec du vieux au plan idéologique, de dire tout et son contraire pour satisfaire toutes les clientèles, en laissant penser que cette agitation communicationnelle du pouvoir obéit à une stratégie de transformation sociale.
Face à cette façon de faire de la politique, à la profusion d’annonces parfois contradictoires et à la multiplication d’initiatives provocatrices, à la théâtralisation de « l’ouverture » laissant dans l’ombre les signes de la « fermeture » (les premières lois sur la délinquance et l’immigration sont à cet égard éloquentes), il est tentant d’adopter une posture réactive. Or s’il est nécessaire de s’opposer avec force aux mesures les plus dangereuses, il nous paraît nécessaire de dépasser cette posture, qui conduit à une impasse politique. Les leçons du passé récent doivent être tirées : depuis 2002, et plus encore au cours de la campagne, Sarkozy et ses équipes ont su parfaitement maîtriser l’agenda politique, cantonnant la gauche dans un registre d’opposition, qui a donné prise aux accusations de conservatisme, tout en réduisant l’audibilité de ses propres propositions. Le slogan « tout sauf Sarko » n’a pas eu la rentabilité électorale escomptée. Il s’agit donc de prendre au sérieux non seulement Sarkozy, mais le sarkozysme – tous les sarkozysmes.
L’épreuve du pouvoir ne change que partiellement la donne. Les discours volontaristes du « Lider minimo » se heurtent à des contingences économiques internationales, institutionnelles européennes et politiques nationales avec lesquelles il doit composer. S’il ne s’agit pas de surestimer l’emprise du nouveau pouvoir sur la société française, le contrôle de nombreux leviers – au-delà du seul appareil d’Etat – lui assure une efficience redoutable, à commencer par la maîtrise de l’agenda politique et du débat public. L’utilisation qui est faite, systématisant une pratique patiemment expérimentée au cours des dernières années, est profondément déstabilisante pour les forces d’opposition, plongées dans un état mêlant fascination, sidération, aveuglement et découragement – même s’il est vrai que leur dispersion n’arrange rien !
Pour sortir de l’impuissance, retrouver prise sur les débats et l’action, deux démarches analytiques complémentaires sont ici proposées : comprendre comment s’est opérée la conquête du pouvoir par la droite, et les règles du jeu politique qu’elle révèle, d’une part ; identifier les fondements des politiques en cours d’élaboration et analyser par anticipation les transformations qu’elles vont initier, d’autre part. Ceci afin d’être en mesure de refonder un projet alternatif à la fois audible et crédible, indexé sur les enjeux de transformation sociale de demain plutôt que sur la situation d’hier.
Le travail de refondation culturelle et programmatique de la gauche ne peut se faire sans intégrer, par anticipation, ce qui va changer dans les années à venir : les décisions annoncées vont – au moins en partie – se concrétiser et elles changeront la donne. Les possibilités d’action futures sont déterminées par les choix passés et les politiques que pourrait mettre en place la gauche lors de son retour au pouvoir dépendent donc largement des institutions – au sens sociologique du terme – que lui léguera la droite.
Dans cette perspective, il nous est apparu nécessaire de prendre au sérieux les discours, plutôt que de les considérer comme des voiles de fumée masquant la réalité. Il ne s’agit pas de prendre au mot Sarkozy et ses obligés, qui ont fait du brouillage de la frontière entre discours et action leur marque de fabrique, mais bien de comprendre comment l’arme des mots et des idées a été mobilisée dans le combat politique, et comment s’opère (ou ne s’opère pas) leur transfert dans l’action.
La première partie est consacrée à l’histoire des vainqueurs, telle que ces derniers la racontent. Elle s’ouvre par une enquête originale sur le processus de formation du discours de campagne du candidat Sarkozy, qui retrace la manière dont ses équipes se sont organisées pour conduire ce qu’elles présentent comme une « bataille des idées ». De ce point de vue, le petit théâtre des ralliements des intellectuels médiatiques au nouveau leader de la droite ne doit pas aveugler sur la réalité des repositionnements en cours : la new droite a massivement puisé dans les travaux des chercheurs intéressés par les nouvelles questions sociales pour bâtir son discours de campagne, renouvelant ainsi — au moins en apparence- son approche de l’école, des injustices, des discriminations, et même de l’immigration. Au point de reprendre à son propre compte des références classiquement liées à la gauche, par le biais d’emprunts à la tradition sociale démocrate (sur la nécessité de l’intervention de l’Etat pour aider les plus vulnérables à s’en sortir), et au multiculturalisme. Face aux discours d’autocélébration de la garde rapprochée du nouveau Président, il n’est pas inutile d’aller regarder les choses de l’intérieur, et notamment ce qui s’est joué à l’Intérieur. On découvre alors une toute autre histoire, bien moins glorieuse : manipulation des chiffres, musellement de la recherche, instrumentalisation des syndicats… La mobilisation des ressources intellectuelles s’avère surtout être une guerre de l’information, dont la maîtrise s’est appuyée sur les ressources offertes par le ministère et le parti.
La deuxième partie remet plus encore en cause le récit épique de la conquête du pouvoir. Il n’y a rien eu de bien nouveau dans les idées mises en avant, tout au plus des réagencements entre les propositions de divers courants traditionnels (voire traditionnalistes) de la droite française. Or c’est le paradoxe de la « rupture » appuyée (l’a-t-on assez répété) sur trente ans d’action politique de droite de bas en haut du système : d’un côté, le succès électoral du candidat UMP, débarrassé du gaullisme, est passé par la reprise d’une bonne partie des thèses de l’extrême droite à peine relookées, suggérant une alliance des droites ; de l’autre, les propositions du candidat et leur mise en œuvre, une fois élu, notamment en matière de sécurité et de justice, s’inscrivent largement dans la continuité des politiques développées par des gouvernements de droite comme de gauche, tant en France que dans d’autres sociétés européennes, dessinant une transformation de l’Etat de droit en Etat d’urgence. Si la bataille des idées a bien eu lieu, ce n’est pas en 2007, et sans doute moins en France qu’ailleurs, comme le montre le détour par les Etats-Unis et l’Italie.
La troisième partie, enfin, interroge les logiques d’une idéologie en action, pour explorer ses conséquences. L’examen du bilan de Tony Blair s’avère aussi indispensable qu’instructif, en ce qu’il montre que l’Etat, même « néo-libéral » (ou justement parce que néo-libéral) n’a pas perdu son pouvoir de remodeler la société. L’exemple britannique donne ainsi à voir une ligne de fuite possible pour « la France d’après ». La question des transformations sociales produites par le nouveau pouvoir ne peut cependant s’analyser en regard des seuls cas étrangers ou des seuls objectifs affichés. L’idéologie du « tous propriétaires » en fournit l’illustration : le slogan se heurte aux réalités du marché de l’habitat et la marche forcée vers sa concrétisation risquerait surtout d’approfondir indéfiniment la crise du logement. Plus encore, la droite s’est emparée de thèmes qui auraient dû être portés et approfondis par la gauche, mais que celle-ci a malheureusement délaissés, comme le montrent les exemples de l’école et de la lutte contre les discriminations. Les projets de la droite en la matière n’en méritent pas moins un examen critique. Dans le débat sur la carte scolaire, la « liberté de choix » s’avère être un leurre du fait de l’inégale distribution des ressources de toutes natures et des processus de ségrégation urbaine et scolaire. Il en va de même s’agissant de la lutte contre les discriminations, l’introduction d’une petite touche de couleur parmi les élites, au nom de la « diversité », et la sollicitude affichée par les milieux patronaux risquant de laisser inchangées les causes profondes de la discrimination ethnique, raciale et sexiste. Ce qui soulève d’autres questions : de quelle façon la droite va-t-elle mettre en œuvre ses discours en la matière ?
En conclusion d’un débat qui ne fait que s’ouvrir, il s’agit de réfléchir aux conditions d’une riposte à l’offensive sarkozyste en France. L’enjeu est d’envisager la stratégie que la gauche serait avisée de suivre afin pouvoir en combattre les impostures avec succès.
La new droite, cette « vraie droite » qui refait surface sous le nom de la « droite décomplexée », figure inversée de la « droite honteuse » ou « laxiste », tire à l’évidence sa légitimité autant de ce qu’elle propose ici que de ce qu’elle emprunte ailleurs. La critique anticipée de ce qui nous attend appelle à un réinvestissement collectif dans le débat, pour rénover le diagnostic de la gauche, renouveler son projet et imaginer de nouveaux éléments de programme à mêmes de rendre possible de réelles alternatives au sarkozysme.