Dès 2006, Richard Prasquier, alors membre du bureau exécutif du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et président de Yad Vashem-France ; Richard Wagman, président de l’Union juive française pour la paix (UJFP) et Laurent Lévy, avaient accepté de débattre pour Mouvements des différents paramètres de l’affaire I. Halimi.

Cette table-ronde a été publiée dans le numéro 45-46 de Mouvements (été 2006)

Le meurtre horrible d’Ilan Halimi condense plusieurs éléments qui caractérisent les débats de société. Pour revenir sur les paramètres de l’affaire, nous avons organisé une table ronde réunissant des acteurs aux points de vue contrastés. Trois personnes ont répondu à notre invitation : Richard Prasquier, membre du bureau exécutif du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et président de Yad Vashem-France ; Richard Wagman, président de l’Union juive française pour la paix (UJFP) ; Laurent Lévy, auteur du livre Le spectre du communautarisme (éditions Amsterdam). Esther Benbassa, historienne, et Patrick Klugman, président de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) n’ont malheureusement pas pu se libérer le jour de l’entretien. En organisant cette table ronde, notre idée n’était pas d’anticiper sur l’enquête policière en cours en déconstruisant la logique des actes et leur réalisation. Il nous semblait intéressant d’examiner trois points : 1) les évolutions dans les comptes-rendus médiatiques de l’affaire, notamment la façon dont l’antisémitisme a été progressivement invoqué comme une cause, secondaire puis essentielle, du meurtre ; 2) les réactions à l’affaire, de la part des organisations communautaires juives ainsi que de l’État et des acteurs politiques ; 3) les signes de fracture à l’intérieur de la société française que dévoilent les émotions autour de l’affaire, en particulier la récurrence de désignations de personnes selon leur confession, leurs origines, ou leur appartenance à un « quartier ». Nous souhaitions éclairer un paradoxe : le fait de réagir de façon vive et immédiate à des actes antisémites peut-elle contribuer à renforcer les assignations identitaires et durcir les divisions communautaires, sinon dans les formes de mobilisation, du moins dans les représentations ?
Propos recueillis par Patrick Simon, Michel Kokoreff et Jim Cohen.

Mouvements : Merci d’avoir accepté le principe de cette table ronde pour discuter à chaud d’une actualité complexe et dramatique. À propos du meurtre d’Ilan Halimi, pouvez-vous d’abord revenir sur les éléments constitutifs de cette affaire qui ont amené à la piste antisémite et comment vous-même vous appréciez, avec le recul, l’opportunité d’avoir insisté sur cette dimension ?

Richard Prasquier (CRIF) : Le CRIF a réservé sa position vis-à-vis du caractère antisémite de l’affaire. Son caractère crapuleux était évident d’emblée. C’est au cours du dîner du CRIF du lundi 20 février 2006 que nous avons appris que le juge d’instruction avait retenu pour la mise en examen le mobile aggravant d’antisémitisme. Cette annonce a été faite par le garde des Sceaux, qui était présent au dîner, et d’autre part par le Premier ministre qui a répondu à cette occasion au président du CRIF qui lui avait demandé dans son discours s’il y avait eu une composante antisémite dans ce crime. Pendant une semaine environ, les organes de presse sont restés extrêmement réticents à qualifier ce crime. L’origine de la victime n’a pas été mise en avant, même si son nom permettait de la subodorer.
Par ailleurs, une manifestation tout à fait spontanée s’est organisée le dimanche 19 février, essentiellement à partir de SMS et d’appels sur Internet. Aucun organe représentatif n’a appelé à y participer. Le CRIF s’est trouvé critiqué pour sa prudence, ses atermoiements dans la désignation du caractère antisémite du crime. Une fois que cette dimension a été retenue par le juge d’instruction, l’affaire prenait, en ce qui concernait le CRIF, une autre tournure. La décision a été prise d’organiser la manifestation du dimanche 26 février, avec toutes les associations qui voulaient y participer, hormis le Front national.

Richard Wagman (UJFP) : Comme mon collègue vient de le dire, il s’agissait essentiellement d’un crime crapuleux dont trois aspects lui conféraient une dimension particulièrement déplorable. Tout d’abord, son extrême brutalité. Ensuite, l’aspect antisémite, qui était loin d’être l’aspect principal : cette bande criminelle a ciblé un juif, et ce n’était pas la première fois, parce qu’elle était persuadée qu’avec des juifs ils auraient plus d’argent – vieux préjugé antisémite. Troisième aspect : les replis communautaristes que ce crime a provoqués, tentation malheureusement dans l’air du temps.
Lors de la première mobilisation spontanée à la veille du dîner du CRIF, on a relevé la présence déplorable de la Ligue de défense juive, organisation que je n’hésiterai pas à qualifier d’extrême droite raciste. Le CRIF n’y était pour rien, bien entendu, mais la Ligue de défense juive se veut proche des institutions communautaires juives.

Laurent Lévy : À propos de l’affaire Halimi, j’ai commencé à être choqué lorsque j’ai entendu Roger Cukierman tenir, à la radio, des propos qui étaient à peu près les suivants : « Nous avions peur que le caractère antisémite de cette affaire soit caché pour éviter des affrontements inter-communataires. » Jusque-là, on avait entendu parler d’une bande de voyous qui avait commis un acte crapuleux abominable sur un jeune homme dont on avait en effet donné le nom, ce qui laissait penser à n’importe qui qu’il était juif. Mais l’idée qu’il s’agissait de quelque chose qui ait à voir de près ou de loin avec l’antisémitisme ne m’était pas parvenue avant d’entendre les propos de Roger Cukierman. L’existence d’un élément antisémite dans cette histoire a été présentée ainsi : « Ils se disaient que comme il était juif, il devait avoir de l’argent, et que comme les juifs sont solidaires, ils se débrouilleraient bien pour en trouver dans leur communauté. » Cette logique n’est pas loin du racisme antisémite, mais elle n’en est pas à strictement parler. Il s’agit d’un préjugé antijuif, une essentialisation de ce que seraient les juifs, mais il se s’agit pas d’un message de haine a priori, à moins qu’on ne déteste ceux qui ont de l’argent. Dire d’un groupe qu’il est solidaire, cela peut être une illusion, mais en soi ce n’est pas une méchanceté. Cela interroge la manière dont les stéréotypes dans cette société peuvent provoquer des dégâts très lourds. Pour autant, quel rapport avec la notion d’affrontement communautaire ? Pour qu’il y ait des affrontements inter-communautaires, il faut deux communautés. Le gang en question n’était pas un gang communautaire.
J’ai été très impressionné par cette dérive. Il se trouve que le chef de ceux qui se faisaient appeler les « barbares » se prénomme Youssouf : mauvais point ! On a dit à un moment que lors de la perquisition chez lui, on a trouvé un Coran. Pourquoi a-t-on estimé que cette information était pertinente ? Pour construire une histoire communautaire. J’ai lu et entendu des choses infiniment lourdes, notamment à l’occasion de la deuxième manifestation, par exemple, le portrait de ce garçon sur des panneaux avec le drapeau israélien, des affiches qui disaient : « Une victime juive, des meurtriers XXX (censuré) ».
Cette affaire m’en a rappelé une autre, celle du RER D en 2004, qui avait l’avantage de ne pas reposer sur des faits réels, mais sur les fantasmes et les élucubrations d’une malheureuse mythomane. On s’est vite aperçu qu’elle avait menti, mais pendant quelques jours, toute la presse et tous les dirigeants politiques ont tenu le même genre de discours qu’ils ont tenu à l’occasion de la mort de ce malheureux garçon. Quand on a su que ce n’était pas vrai, il s’est trouvé des gens pour dire : « Sans doute, mais on a eu raison de réagir parce que ce n’était pas vrai mais ça aurait pu l’être. »

  1.  :L’affaire du RER D a pu servir de principe de précaution. Elle peut expliquer pourquoi les journalistes en particulier ont tout fait pour éviter cet emballement et euphémiser dans un premier temps la dimension antisémite. Il y a eu un double déplacement dans la presse : d’une part on est passé d’une affaire de cité de banlieue rappelant ce qui s’est passé en novembre 2005, à une tension inter-communautaire, et d’autre part on est passé du fait divers au fait politique. Le dîner du CRIF a été un moment de ce basculement. Comment interprétez-vous la signification politique de l’événement ?

R.P. : Le fait que l’annonce de la caractérisation antisémite du mobile ait été faite lors du dîner du CRIF est une simple concomitance d’événements, tout le monde est d’accord là-dessus. Je voyageais à ce moment-là avec un groupe de jeunes de l’UEJF et de SOS Racisme au Rwanda, qui a eu pour première réaction de se dire : « Ils l’ont massacré parce que c’était un juif. » On ne savait pas du tout qui l’avait fait. Mais pourquoi cette première réaction ? C’est que le crime ne survient pas à n’importe quel moment. C’est évident que tout le monde a pensé à l’affaire du RER D, nous étions tous en attente d’informations complémentaires.
Je pense toujours que le caractère crapuleux est le caractère prioritaire. Mais tout de même ! Il y a un pour cent de juifs en France, et sur les six tentatives de rapt opérées par cette bande, quatre visaient des juifs – les deux-tiers. Il y a là quelque chose qui ne va pas. Certes, le stéréotype du juif (« les juifs sont riches et solidaires ») est le plus constant, le plus ancien, probablement le plus primitif, celui qui va rester quand, par miracle, certains des autres disparaîtront. C’est un stéréotype extrêmement dangereux et, bien évidemment, c’est faux, puisque la population juive de France est strictement comparable à la population non juive de France, mais le stéréotype est là.
Je me fiche de savoir ce que signifie l’antisémitisme pour cette bande de crétins criminels. Le problème est que c’est pour eux une évidence. Le fait qu’il était juif était pour eux une circonstance atténuante ! Actuellement, dans de nombreux groupes dans la société française, l’antisémitisme est une évidence, cela ne se discute même pas : les juifs sont lâches, ils sont cupides, tous les stéréotypes sont là. C’est extrêmement grave.
Par ailleurs on voit apparaître des annonces de collectes en faveur de Fofana. Pourquoi fait-on cela ? On ne le ferait pas s’il avait été simplement un criminel, mais là ça a lieu parce qu’il s’agit d’un crime commis contre un juif.
Je pense à ce texte extraordinaire sur la Shoah de l’écrivain américain Christopher Browning : Des hommes ordinaires. Voilà un groupe d’individus qui sont des pères de famille, qui ne votent pas nazi, ils sont tranquilles, pas du tout des agressifs, qui se retrouvent dans un bataillon et vont participer pendant plusieurs mois au massacre de juifs en Pologne : 80 000 victimes au total. Ce n’étaient pas des antisémites. Simplement, c’était l’air du temps. Quand un Hutu tue un Tutsi, c’est qu’on lui a expliqué que le Tutsi est un cafard dont il faut se débarrasser. C’était dans l’air du temps : des appels à la haine ont été diffusés. Or, de tels appels à la haine existent à l’heure actuelle. Ce n’est pas dans la communauté juive qu’ils existent. Il y a bien deux poids et deux mesures |1|. Ils existent dans le monde musulman dans certaines télévisions, certaines radios, certains mouvements, de façon effarante. Ces appels à la haine, qui sont si facilement reçus, sont en train de créer un terreau tel que tout est possible. Ensuite, on fera semblant d’être étonnés. Il y a une situation extrêmement grave qui s’est développée depuis quelques années, dans les pays musulmans, par les moyens de communication, et cela a été transporté chez nous.
R.W. : Les appels à la haine ne sont pas une exclusivité des musulmans, loin s’en faut. Et bien entendu, il ne s’agit pas des musulmans dans leur ensemble.
R.P. : Je ne l’ai jamais dit. Je pense qu’il y a des musulmans qui sont les premières victimes de ce type de discours.
R.W. : Les appels à la haine viennent de différents bords. Ils sortent tous du même bourbier dans lequel l’humanité sombre de nos jours. Il y a un manque de repères. Ces replis communautaires, nationalistes, ou ethniques, se font aux dépens d’une solidarité qui transcende les origines des uns et des autres.
Maintenant, en ce qui concerne la réaction de la classe politique, il me semble que nous sommes devant une terrible contradiction. Le 4 mars, il y a eu deux événements, l’un en banlieue parisienne et l’autre en banlieue lyonnaise, où la classe politique n’a pas réagi de la même façon. En banlieue parisienne, à Sarcelles, une agression a été commise contre quatre jeunes. Leurs agresseurs avaient 14 et 15 ans, c’était le genre d’incident qu’on voit dans les cours de récré des collèges de banlieue. Les quatre jeunes se sont fait traiter de « sales feujs », c’est le genre de connerie qui est dans l’air du temps. L’un des jeunes a été frappé, l’un s’est fait voler son portable, l’autre s’est fait voler son lecteur MP 3. Nicolas Sarkozy a reçu le maire de la commune, le député, les familles des victimes, et c’est très bien, mais l’incident avait l’ampleur d’un incident de cour de récré. Le même jour, à Oullins en banlieue lyonnaise, un père de famille, Chaïb Zehaf, a été fauché par des rafales d’arme automatique à la sortie d’un bar suite à la retransmission d’un match de foot. Il était avec son cousin, qui a été blessé par la même arme. L’agresseur, qui était ivre, a crié « enculé d’Arabe » avant de tirer. Le procureur de la République a dit qu’aucun élément ne permettait de faire état d’un comportement raciste. Ce motif n’a pas été retenu comme circonstance aggravante. Les auteurs du crime ont été appréhendés et sont en garde-à-vue en ce moment. Le maire et des conseilleurs municipaux ont participé à une marche silencieuse à la mémoire de la victime, mais ni le député ni aucun ministre ne sont venus. Cette différence de réaction politique à ces deux actes, qui n’étaient pas du tout de même ampleur, est un excellent exemple de communautarisme. La classe politique est au mieux aveuglée, inconsciente, irresponsable, ou, au pire, elle le fait exprès. On attend encore qu’elle s’en s’explique.

L.L. : Il faut faire très attention quand on emploie le mot antisémitisme. Très loin de moi de dire que l’antisémitisme n’existe pas, même si à titre personnel, moi qui m’appelle Lévy, cela fait 35 ans que je n’ai pas fait l’objet d’une remarque antisémite (je sais que la chance existe). Prenons le stéréotype à propos des juifs qui ont de l’argent, qui s’entendent bien entre eux, etc. Entre cela et les appels à la haine, il y a une marge, et ne pas voir cette marge, cela n’aide pas à comprendre de quoi il s’agit, d’autant que nous parlons du débat suscité par un fait divers affreux. Or, si le stéréotype est en cause, rien à ce jour n’indique que la haine des juifs soit active dans ce fait divers. Associer les deux dimensions dans le même discours, c’est discutable.
On ne peut pas dire que toutes les réactions d’hostilité aux juifs – toutes détestables – relèvent du même phénomène. Il faut faire des distinctions entre celui qui croit que tous les juifs sont sionistes et tueurs de Palestiniens, celui qui dit : « Les juifs ont tué le bon dieu », et celui qui dit : « Les juifs ont toujours des combines, ils s’arrangent toujours pour passer devant les autres ». Si nous parlons de l’antisémitisme sur la longue durée, il est clair que les courants antijuifs liés au conflit israélo-palestinien ne remontent pas à la nuit des temps. En somme, parfois un mot simple empêche de voir que la chose est compliquée.
Ensuite, le mot racisme : il y a mille modalités du racisme. La vérité est que la forme du racisme qui pèse terriblement sur la vie quotidienne de millions de gens en France aujourd’hui, c’est celle qui produit la discrimination. Il faut imaginer ce que c’est qu’une personne qui sait, par la manière dont les policiers lui parlent, par la manière dont il ne trouve pas de boulot, qui sait qu’il est victime de discriminations racistes qui lui pourrissent la vie : il a le sentiment, lorsqu’on parle d’antisémitisme (et je ne dis pas qu’il ne faut pas en parler) de deux poids, deux mesures. Je ne suis pas pour faire de la concurrence entre les victimes. Ce sont deux phénomènes différents. Je ne veux pas dire qu’il n’est pas grave de se faire injurier de temps en temps du moment qu’on n’est pas discriminé. Mais la discrimination ne frappe pas de temps en temps, elle pourrit l’existence de millions de personnes tous les jours. Quand on a la vie pourrie, on peut réagir d’une manière qui, vu de notre tranquillité, paraîtra inappropriée.
Ce n’est pas vrai que dans la France d’aujourd’hui, l’antisémitisme est dans l’air du temps. Ce n’est pas vrai qu’on n’est pas en sécurité en France quand on est juif. J’ai reçu des mails des États-Unis au moment de l’affaire du RER D, de gens qui me disaient : « Ça saute en France mais tu peux trouver refuge ici. » Tout discours qui pourrait tendre à faire croire que c’est vrai est une imposture dangereuse.

  1.  :Dans l’affaire Halimi, l’antisémitisme est-il construit par le fait que la victime est juive, ou provient-il de l’utilisation du stéréotype du juif et de l’argent, avec éventuellement une cruauté supplémentaire liée à l’antipathie ou l’hostilité à l’égard de la victime parce qu’elle est juive ? Un crime crapuleux n’est-il qu’un crime crapuleux, ou bien est-ce de l’antisémitisme parce que la victime est juive ?
    Revenons aussi sur la réaction politique à l’affaire Halimi. La deuxième manifestation, celle qui a été organisée d’avance, alimente l’idée qu’il y a deux poids, deux mesures. La vigilance face à l’antisémitisme et la capacité de réaction qu’elle déclenche ne réclame-t-elle pas plus de circonspection encore dans les accusations d’antisémitisme sachant que cela peut susciter en retour une concurrence entre les victimes ? Il y a eu un entretien intéressant dans Le Monde où un jeune d’origine africaine dit, en substance : « D’accord, le juif et l’argent, c’est un stéréotype complètement débile, mais nous, les Noirs, on dit qu’on pue. » Je ne veux pas discuter sur la question de savoir quel stéréotype est le pire, mais le simple fait de poser le problème ainsi montre que nous sommes entrés dans une mise en comparaison des stéréotypes.

R.P. : Le CRIF a fait de nombreux efforts, et devrait en faire encore plus, pour mieux comprendre ce qui se passe actuellement dans le monde musulman. Cela étant, le taux de chômage dans la population juive devrait être au moins le même que dans la population française globale, bien que probablement plus faible que dans la population musulmane. De toute façon, en tant que juifs nous ne sommes pour rien dans l’épouvantable situation sociale où se trouve la France, avec des taux de chômage de 20 % ou 30 % dans certains quartiers, l’absence de perspectives à long terme, etc. Peut-être qu’en tant que citoyens français, avec notre vote, nous y sommes tous pour quelque chose, mais en tant que juifs nous n’y sommes pour rien. Or, que voit-on ? Nous sommes utilisés comme exutoire, et c’est une position que les juifs connaissent depuis longtemps. Les différentes formes qu’a prises l’antisémitisme, ou la haine des juifs, au cours de l’histoire, ont été très variables mais chaque fois c’était la même chose : si ça ne va pas, c’est leur faute. Soit ils sont marxistes et anti-nationaux, soit ils sont capitalistes…
Je suis stupéfait de la valeur opérative de l’antisémitisme dans notre monde européen et méditerranéen. Cela sert toujours, terriblement bien. Là où je ne suis pas du tout d’accord avec vous, M. Lévy, c’est que je pense qu’il y a un vrai discours de fabrication de haine : c’est le discours antisioniste et ses manifestations les plus immondes, telles que l’utilisation des Protocoles des sages de Sion, le film d’al-Manar, la charte du Hamas, les discours de certains imams dans certaines mosquées qui sont retransmis sur Internet. Ce sont des discours d’appel à la haine.
Quant à ce qui se passe avec nos enfants, non, ce n’est pas uniquement une histoire de portable volé, ou de micro-bagarres dans une cour de récréation. Vous et moi, nous ne mettons pas de kippa et nous n’avons pas de problème. Mais mettez une kippa et allez dans le métro, vous verrez. Les enfants juifs, dans des collèges où ils sont très minoritaires, ont peur. Et cette peur-là, qu’il y ait des agressions ou non, cette situation de victime potentielle, crée une situation épouvantable sur le plan psychologique. De très nombreux juifs se demandent s’ils ont vraiment un avenir dans ce pays. Aucun parent n’acceptera que son enfant soit régulièrement humilié dans une école. Ces humiliations-là ne passent pas dans les mains courantes des commissariats, ni dans les déclarations de violences. Elles ne conduisent pas toujours à l’hôpital, heureusement, mais c’est une humiliation du quotidien. C’est la même humiliation qui fait qu’on ne va pas pouvoir parler de la Shoah dans les cours parce qu’on sait très bien que parler de la Shoah, c’est aider Israël et les professeurs ne vont pas accepter. C’est un quotidien dont vous ne suspectez pas la gravité.

L.L. : Non, je n’en suspecte pas la gravité et j’en contesterai la réalité. J’habite une petite ville de banlieue, Aubervilliers, qui est extrêmement multicolore. À Aubervilliers, il existe une école Loubavitch. Les types se baladent avec des grands chapeaux – ce n’est pas la kippa qu’on pourrait rater – et je n’ai pas l’impression de les voir comme des gens apeurés et je ne vois pas des gens se jeter sur eux. Tous les jours depuis 10 ans, je prends la ligne 7 du métro, je passe à Corentin Cariou où montent un certain nombre de jeunes gens avec kippa, je n’ai jamais assisté au moindre incident. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais je dis qu’on en surestime l’ampleur statistique.
Vous dites que chaque fois que quelque chose ne va pas, c’est la faute des juifs ? Je vois un épisode récent de notre histoire, les émeutes de novembre dernier, dans lesquelles des centaines et des milliers de jeunes gens, dans 400 quartiers populaires, ont dit « ça ne va pas ». En grande majorité c’était des jeunes gens issus de l’immigration postcoloniale. Pendant ces épisodes, où il y a eu des violences, je pense que s’il y avait eu un seul dérapage antisémite, on en aurait entendu parler. J’en conclus que sans doute il n’y en a pas eu un. Ils n’ont pas dit que c’est la faute des juifs, ils ont dit la vérité, à savoir que c’est la faute du gouvernement.
Ce qui m’amène à un autre point : quand il y a eu l’histoire du RER D, on avait une occasion en or pour combattre les stéréotypes, mais on a fait le contraire. On a dit que « les jeunes de banlieue auraient pu le faire », c’était une occasion de plus de stigmatiser ces jeunes qui devaient leur innocence à la chance extraordinaire que cette jeune femme était folle. Sinon, c’était eux les coupables ! Au lieu de stigmatiser les jeunes ainsi, on aurait pu en profiter pour expliquer que ce n’est pas parce qu’on habite le xvième arrondissement qu’on est riche, ce n’est pas parce qu’on est riche qu’on est juif et pas parce qu’on est juif qu’on est riche, etc. Le travail de lutte contre l’antisémitisme, contre la détestation des juifs, contre les clichés, doit être fait. Ce que je trouve injuste et dangereux c’est qu’il soit fait sur le dos de ceux-là même qui n’en peuvent plus. On a la preuve avec les émeutes de novembre que ce n’est pas vrai qu’ils disent toujours que c’est la faute des juifs. Ce n’est pas ça leur préoccupation ! Ce qui les mobilise en permanence, c’est la situation dans laquelle ils sont !
Qu’on ait dit qu’Ilan Halimi était victime d’un crime antisémite, je pense que c’est mordre le trait. Qu’on insiste sur la manière dont les stéréotypes relatifs aux juifs ont pu contribuer au crime, oui. Mais quand on dit que « nous avons peur des affrontements inter-communautaires », qui vise-t-on ?
R.P. : J’accepte une grande partie de ce que vous dites. Mais je voudrais vous faire remarquer, tout de même, qu’il y a eu des centaines d’actes antisémites depuis 2001 en France. Il a été démontré dans toutes les études sérieuses que c’était la majorité des actes d’agression dans notre pays. Il n’y a pas une seule mesure de rétorsion juive, pas une seule fois, aucun tabassage de musulmans. Dire qu’il y en a qui auraient envie de le faire : évidemment, c’est vrai. Et le CRIF joue ici un rôle difficile…
L.L. : Mais si, il y a des cas de ce genre, par exemple lors de la manifestation « spontanée » après le meurtre d’Ilan Halimi. Nous sommes d’accord : cela émane d’une minuscule minorité d’extrémistes et de cinglés qui ne sont ni vos amis ni les nôtres…
R.W. : Il y en a pour tout le monde ! Il y en a pour les Noirs, il y en a pour les juifs, pour les Arabes, pour les femmes…

  1.  :Ne peut-on pas dire qu’à un certain moment, des réactions politiques ou associatives produisent le communautaire ? La vigilance ne crée-t-elle l’effet paradoxal de produire ce que l’on dénonce ? Cela crée l’idée que la communauté existe, qu’il y a une identité qui circule, et que celle-ci s’oppose à d’autres identités plus ou moins cohérentes, et qu’elles sont dans un conflit sous-jacent et constant.

R.P. : Pour vous le CRIF représente peut-être un symbole de ce qu’on appelle le communautarisme. Mais je suis tout à fait d’accord avec M. Lévy : s’il y un terme qui efface la réflexion, c’est le terme de communautarisme. Il est utilisé à l’heure actuelle de façon aberrante et il permet de singulariser un ensemble un peu flou, comme tous les ensembles sociologiques, qui est l’ensemble des juifs. Ceux qu’on accuse de communautarisme, ce sont toujours les mêmes : les juifs…
L.L. : Quand on a appelé à la manifestation contre l’antisémitisme et le communautarisme, on a dit, implicitement mais nécessairement, que ce crime était dû à l’antisémitisme et au communautarisme. Mais, encore une fois, de quel communautarisme parlait-on ?
R.P. : On n’a pas dit que ce crime était dû à un communautarisme. On a dit que l’antisémitisme était partie prenante dans ce crime. C’est actuellement la position du juge d’instruction. Le communautarisme tel qu’il est en train d’être fantasmé en France recèle des dangers de conflit. La manifestation a voulu être une manifestation citoyenne.

  1.  :Mais elle est apparue comme une manifestation communautaire.

R.P. : Elle est apparue ainsi parce que les autres ne sont pas venus ! C’est une remarque douloureuse qu’on s’est faite. Dans la manifestation, il y avait une immense proportion de juifs, pas parce qu’ils sont communautaristes mais parce que les autres ne sont pas venus.

  1.  :La question centrale est de savoir si le meurtre d’Ilan Halimi était un support suffisant pour appeler à une telle mobilisation. Les organisateurs sont déçus de voir qu’elle n’a été suivie que par une partie de ceux à qui elle était destinée, en particulier la partie identifiée comme communautaire juive, ce qui a posé un problème pour l’image de la manifestation. Avec le recul, ne se dit-on pas que l’émotion qui a suivi le meurtre d’Ilan Halimi n’était pas de même nature que celle qui a suivi la profanation du cimetière de Carpentras, que l’interprétation des actes comme des actes antisémites n’a pas été partagée à la même hauteur dans les deux cas ?

R.W. : La profanation de Carpentras a été un acte ouvertement provocateur et antisémite et a été ressentie par l’opinion française comme tel, et les réactions ont été entièrement justifiées. Le crime commis par Fofana et sa « bande de barbares » était un crime crapuleux avant tout et comportait, accessoirement, un élément antisémite qui résultait d’un vieux préjugé. C’est ainsi qu’il a été ressenti par l’opinion française, à juste titre.
L.L. : Il n’a pas été évoqué une demi-seconde qu’il puisse y avoir une composante communautariste dans la profanation du cimetière de Carpentras. Le crime a été commis par des gens d’extrême droite, on ne savait pas encore qui, c’était manifestement antisémite, mais personne n’a dit : « C’est les Arabes. » Je repose donc ma question : quand on dit « C’est communautariste. », qui vise-t-on ? Il se trouve que le type s’appelle Fofana Youssouf. Je reviens donc à cette déclaration de Roger Cukierman qui disait à peu près ceci : « Nous avons peur qu’on masque le volet antisémite de cette affaire au nom de la préservation contre un conflit inter-communautaire. » On arrive aujourd’hui à une situation en France où, quand quelque chose se passe, on cherche la « communauté » responsable. Pas toujours, mais en gros il y a cette idée que l’antisémitisme aujourd’hui, c’est le fait des Arabes. Il est très significatif qu’à plusieurs reprises vous ayez parlé, M. Prasquier, de ce qui se passe dans le monde musulman, parce que La Courneuve, ce n’est pas le monde musulman ! Le monde arabo-musulman et maghrébin de France, ce n’est pas un bataillon détaché d’Irak ou de Syrie ! Ce sont des ouvriers qui sont venus ici, qui ont fait leurs enfants, et qui sont des Français « pas normaux », parce que traités pas normalement, mais qui s’intéressent aux mêmes matchs de foot et aux mêmes émissions de télé que tout le monde !
R.W. : Toujours à propos de la tentation d’exploiter l’émotion créée par la mort d’Ilan Halimi à des fins politiques et « communautaristes », j’attire votre attention sur la responsabilité de Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur. Le surlendemain de l’arrestation du gang, il a annoncé qu’on avait trouvé des documents propalestiniens et salafistes chez le principal suspect. Cela a été démenti, on a juste trouvé un Coran. Et pourquoi un musulman n’aurait-il pas un Coran chez lui ? Cependant les premières déclarations, à propos de documents salafistes, ont beaucoup contribué à faire monter la sauce, à encourager des animosités inter-communautaires. Et nous, intellectuels et responsables associatifs, nous devons être à la hauteur en luttant contre cette dérive à caractère politique, en calmant les esprits, en rappelant que le genre humain est un, qu’il ne s’agit pas d’opposer certains Français à d’autres sous prétexte de leur origine ou leur appartenance. M. Sarkozy n’a pas été à la hauteur, mais nous devons l’être.
R.P. : Ce que je trouve inadmissible, c’est l’équilibre que vous formez entre deux situations qui ne sont pas en équilibre. Les appels à la haine ne sont pas symétriquement établis à l’heure actuelle. En Egypte, Les Protocoles des Sages de Sion est un des grands best-sellers. Il n’y a pas l’équivalent en Israël. Vous me direz que c’est le Moyen-Orient, ce n’est pas le sujet. Mais si ! Ce fond d’antisémitisme, qui est là, d’où vient-il ?

  1.  :En réglant la question coloniale entre Israéliens et Palestiniens, on améliorerait peut-être les chances de voir disparaître tout cela.

R.P. : Le problème politique entre Israël et les Palestiniens ne justifie en aucune façon la télévision al-Manar et ses émissions, ni les discours de meurtre qu’il y a dans certaines mosquées. Il y a beaucoup de jeunes qui adhèrent à cela. D’accord, ils sont déstructurés, ils n’ont pas d’avenir, mais il y a là un fond d’animosité haineuse qui a été fabriquée et pour lequel il y a des responsables. Fofana en est-il un exemple ? On verra.
Par ailleurs, cet amalgame qui est fait entre le Front national, la Ligue de défense juive et de Villiers me paraît malsain. Pour moi, de Villiers fait partie du consensus démocratique. Vous pouvez ne pas aimer ses opinions, je le comprends très bien, mais il fait partie d’un éventail politique qui va de la gauche et l’extrême gauche jusqu’à la droite, et une droite très à droite. En revanche, Le Pen ne fait pas partie, pour moi, du consensus politique…

  1.  :Les déclarations islamophobes de de Villiers valent largement celles de Le Pen.

R.P. : Nous avons là-dessus une différence d’opinion. Des amalgames trop faciles sont faits. Et si on reprend ce terme problématique de communautarisme, le CRIF est la dernière organisation à l’avoir prôné. Le CRIF s’inscrit dans le discours républicain, il a été créé à la fin de la guerre justement parce qu’il y a des juifs religieux et non religieux qui ne voulaient pas être représentés par le Consistoire. Le rôle du CRIF est d’éveiller la collectivité française aux manifestations antijuives qui peuvent survenir. Pour l’instant, s’il n’y a pas eu d’affrontements communautaires, peut-être que le CRIF y est pour quelque chose. Et ce n’est pas facile, parce que vous ne pouvez pas imaginer le niveau d’exaspération.

  1.  :Dans cette affaire, n’a-t-on pas couru le risque d’une sur-interprétation, une sur-sociologisation d’un fait divers, aussi abominable soit-il, dans lequel on essaie de mettre toute une série de faits de société en leur donnant une portée bien supérieure à celle qu’ils ont occupée ? Et le faisant, ne discrédite-t-on pas les analyses tout à fait justifiées de l’évolution du racisme et de l’antisémitisme dans cette société ? Le choix de donner à cet événement en particulier une telle portée n’a-t-il pas été contre-productif ?
    Quant au sentiment de deux poids, deux mesures dans le traitement des atteintes, il est nourri par la prise en charge de l’antisémitisme par la parole publique, a contrario des ambiguïtés à l’égard de l’islamophobie et des difficultés de l’État de sanctionner les discriminations contre les Noirs et les Arabes. Ce sentiment est délétère parce qu’on a l’impression que les juifs sont représentés par l’État alors qu’eux, les Noirs et les Arabes, ne sont représentés par personne.

R.W. : Un sympathisant de notre mouvement a observé, après l’avant-dernier dîner annuel du CRIF, que le CRIF était devenu la troisième chambre du parlement français : il y a l’Assemblée nationale, le Sénat, et le CRIF, puisque tous les ministres y vont. Il y a ce sentiment que la classe politique française dans son ensemble, qui se veut républicaine, se lève comme un seul homme pour dénoncer le moindre acte antisémite, mais pour un crime tel que le meurtre raciste de Chaïb Zehaf en banlieue lyonnaise, pas de ministre. L’État ne traite pas de la même façon les crimes à caractère raciste selon l’origine des victimes et cela crée des frustrations. Cela relève d’un choix d’État. Pour les juifs eux-mêmes, ce n’est pas une faveur. Il faut œuvrer pour l’égalité des droits dans tous les domaines. Les organisations juives devraient être les premières à dénoncer les crimes racistes commis contre des musulmans.

|1| Depuis la qualification de crime à caractère raciste a été retenue par le parquet.