Sans minimiser l’importance d’une analyse géostratégique à partir des forces en présence et des enjeux liés à la volonté des pays occidentaux d’imposer une guerre sans fin, cette présentation propose de réfléchir à un aspect qui est assez souvent placé au second plan, voire la plupart du temps ignoré. Il s’agit du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes -pilier essentiel du cadre normatif des Nations unies conquis par les peuples colonisés- grâce auquel les rapports de force, dans les relations internationales, peuvent et doivent être régulées. Sans son effectivité et son applicabilité pour l’ensemble des Nations, qu’elles soient petites ou grandes et y compris pour les peuples sans Etat, le monde court directement à la loi du plus fort.

Ce texte a été rédigé à la demande de la commission stratégie du Conseil International du Forum Social Mondial, à l’occasion du séminaire “10 ans après, défis et propositions pour un autre monde”, organisé pour le dixième anniversaire du Forum Social Mondial, à Porto Alegre, du 25 au 29 janvier 2010.

Réfléchir à ce que nous appelons la guerre sans fin, nécessite de faire un détour par ce que les peuples dominés, au cours de leur lutte pour leur droit à disposer d’eux-mêmes et à disposer de leurs ressources naturelles, tout comme leur droit à choisir librement leur système politique |1| ont eu à subir et la nature de leur résistance ainsi que ce qu’il leur avait été possible de penser en termes d’alternatives au modèle capitaliste.

J’introduis des questionnements qui me semblent pertinents dans le contexte actuel et qui demandent une réflexion organisée à partir d’un changement de regard et parce que, d’une certaine façon, ils appellent à une prise de risques.

Je ne vais pas présenter une analyse géostratégique de l’état du monde. Même s’il faut préciser que la guerre sans fin doit être expliquée dans sa « nouveauté ». Cette nouveauté pointée par Pierre Beaudet repose sur le fait qu’il y a une superpuissance cherchant à prévenir et surtout à empêcher l’avènement d’autres compétiteurs de grande envergure que sont la Chine, la Russie, les BRIC, tout en reposant une alliance « durable » entre les USA et l’Union européenne.

Cela a été fait, mais il m’apparaît que dans ces analyses, il manque toujours un aspect important, celui de la guerre ouverte faite aux droits, avec un droit particulièrement visé celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, avec les conséquences que cela entraîne.

Il me semble, même si cela peut paraître une antienne usée, qu’il faut repasser par (…) le contexte de l’après guerre, marqué par la lutte idéologique entre le bloc occidental et le bloc socialiste, moment où a émergé la prise de conscience collective qu’il était fondamental de lutter contre tout type de domination et contre toutes les formes de marginalisation des peuples |2|.

Moment qui a représenté un pas historique et qui a montré aux peuples opprimés qu’il était possible de construire des alternatives. Ce moment passe par Bandung.

Revisiter Bandung n’est pas inintéressant, surtout parce que la volonté avouée de l’ensemble des Occidentaux est, aujourd’hui, de casser ce qui reste du tiers mondisme militant mais aussi d’empêcher les BRIC – même si les pays du BRIC aspirent à consolider leur forme de capitalisme – |3| de mieux se structurer. Dès lors, et même si l’on ne peut plus parler d’un « front » tiers mondisme, il n’en reste pas moins qu’il est constructif d’analyser les enjeux d’un tel mouvement. En effet, rappelons que Bandung (…) est le résultat d’évènements extrêmement importants qui ont eu des conséquences politico-idéologiques sur les différentes luttes de libération nationale et de conquête de l’indépendance.

Les peuples, jusque là ignorés et dépossédés de tout droit, considérés comme assujettis à la métropole, sous l’idée force du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, se rebellent contre le statut quo imposé par la violence de la domination coloniale des Etats européens. C’est au cours des années 1950-1960 qu’un troisième monde émerge : le tiers-monde qui revendique lui aussi sa place dans les relations internationales et sa part dans le partage des richesses de la planète.

Fort de promesses et de transformations dans les rapports de force, ce troisième monde n’a pas répondu aux attentes. Il n’a pas joué le rôle qui lui était assigné, malgré la volonté des participants qui avaient identifié un axe d’action (…) s’articulant autour du rassemblement des pays pauvres, de la lutte contre le colonialisme et contre la ségrégation raciale et qui se déclaraient, à l’issue de la conférence, en faveur du développement, de la paix et de la coopération internationales (…). En affirmant que le colonialisme et l’exploitation, sous toutes ses formes, sont la négation des droits humains et un obstacle au développement et à la paix, cette déclaration constituait un cri de ralliement légitimant et légalisant le droit des peuples, soumis à l’occupation étrangère, à disposer d’eux-mêmes.

Il n’est pas inintéressant de souligner que la conférence affirmait 1) le respect des droits humains fondamentaux en conformité avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies ; 2) le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de toutes les Nations ; 3) la reconnaissance de l’égalité de toutes les races et de l’égalité de toutes les Nations, petites et grandes.

Qu’en est il aujourd’hui de ces positions fortes du Tiers Monde qui, si elles ont changé, non pas la nature mais la forme des rapports de force dans les relations internationales, n’ont néanmoins pas permis aux pays du Sud d’agir, non pas en pesant plus d’un côté ou de l’autre selon leurs besoins, mais en tant que troisième force qui aurait dû transfigurer la nature des rapports de force dans le cadre d’une nouvelle recomposition du monde ?

Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, le monde se cherche, tentant de rééquilibrer les rapports de force à coup de logiques de guerre économique et de guerre de civilisation qui s’entretiennent mutuellement, prenant en étau les sociétés où qu’elles se trouvent. L’humanité semble à nouveau rouler vers la guerre infinie, même si celle-ci ne présente pas les caractéristiques classiques des guerres entre états. Une des premières victimes de cette guerre sans fin est le droit à l’autodétermination, conquis de haute lutte après des siècles de colonisation, de soumission et de racisme, par les peuples colonisés.

Le droit à l’autodétermination, règle de droit international largement reconnue, autorise les peuples à opter pour la structure politique de leur choix et pour leur indépendance. Droit consacré par la Charte des Nations Unies et proclamé par l’ONU comme étant le droit |4| de tout peuple à se soustraire à la domination coloniale |5|, ce droit |6| est avant tout la garantie d’une société pluraliste et démocratique, selon la formulation contenue dans la revendication en faveur d’un nouvel ordre économique international de 1974 |7|.

Depuis une vingtaine d’années, est imposée une mondialisation basée sur un capitalisme autoritaire donnant toute liberté aux capitaux ce qui entraîne pour la société internationale contemporaine un fonctionnement basé sur une logique largement
déterminée par les « pouvoirs privés », eux-mêmes fondés sur une logique marchande et de « marchandisation » de l’être humain, de la société internationale et des populations de la planète.

Parallèlement à cela la liberté de circulation des populations est restreinte, au nom de la menace terroriste qui devient un prétexte en faveur de mesures liberticides. Ainsi, se développent d’un côté la peur, le fatalisme, le repliement des uns et des autres tandis que de l’autre se développe un délire de puissance pour les tenants d’un libéralisme échevelé, le tout sur fond de guerres justifiées soit pour des raisons de captation des ressources naturelles, soit pour transposer un modèle dit démocratique, pensé en son temps par « cette vieille Europe qui n’en finit pas de mourir » |8|, soit encore pour revendiquer le droit d’imposer une idéologie raciste et dominatrice alors que se poursuit depuis plus de soixante ans l’occupation illégal d’un pays et la volonté d’asservissement de sa population.

Ce phénomène de la mondialisation devient, dès lors, un moyen de fabriquer un monde à partir d’un modèle unique qui ne reflète absolument pas les particularités de la majorité des pays et des peuples.

Dès lors les différentes règles de droit international, garantissant le droit des peuples, entre autres l’interdiction de l’utilisation de mesures économiques pour contraindre un Etat à subordonner l’exercice de ses droits, se trouvent remises en cause. Une autre règle proclamant également le droit inaliénable de tout peuple de choisir |9| son propre système politique économique, social et culturel |10| est aujourd’hui soumise aux orientations des institutions financières internationales et des systèmes financiers qui contraignent certains pays à des programmes d’ajustement structurel et à ce qui est appelé « bonne gouvernance, transparence, démocratie mondiale, lutte contre le terrorisme… ».

Face à ces attaques sans limite, le droit des peuples à l’autodétermination, pilier du droit international, est gravement menacé par l’existence et l’expansion de ce seul modèle social international. Il l’est également, dans ce monde unipolaire, par les théories prétendant justifier le droit à l’intervention sous des prétextes humanitaires ou ce nouveau droit concernant la responsabilité de protéger |11||.

Dans ce contexte c’est tout l’arsenal juridique dit « pluraliste » « hétérogène », avec une « tendance à la démocratisation » des rapports internationaux qui se trouve remis en cause. Au-delà, c’est le rôle de l’Etat qui est visé. Sur le plan international, un petit groupe d’Etats puissants et d’entreprises transnationales prennent, à huit clos, des décisions qui déterminent la vie et les conditions de vie des peuples.

Aujourd’hui, nous ne pouvons que constater que la régulation juridique internationale et le droit international construit après la deuxième guerre mondiale subissent une dégradation généralisée entraînant des répercussions directes sur les règles consacrées par la Charte des Nations Unies, sur le régime juridique international et sur le droit interne des Etats, et en conséquence, sur le droit des peuples à disposer d’eux mêmes et plus encore sur les droits civils et politiques et sur les droits économiques, sociaux et culturels et environnementaux.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la guerre sans fin avec pour pierre angulaire la remise en cause du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et de leurs ressources.

Outre, la guerre militaro financière faite aux Etats et aux peuples, outre la guerre menée contre les migrants, une guerre est faite aux gens à coups de dérégulation des acquis sociaux mais aussi de restriction des libertés publiques et privées avec en toile de fond une désinformation orchestrée par les media. N’oublions pas que la volonté de l’hégémonie occidentale se traduit sous bien d’autres formes qui ne viennent que renforcer cette idée que le monde porte en lui le germe de la guerre -parce que les peuples sont irresponsables et que seuls quelques Etats sont capables de le préserver de ses tentations destructrices.

Ainsi, une des formes est à regarder du côté de ce qui s’est passé lors des conférences internationales |12| contre le racisme.

Durant ces deux dernières conférences, l’objectif des dominants était d’instrumentaliser le racisme à des fins de division du monde. D’un côté les soutiens de l’Etat d’Israël, dont de nombreux pays occidentaux mais aussi arabes et africains, et de l’autre ceux qui affirment que le racisme et la discrimination sous toutes leurs formes, la xénophobie et l’intolérance associée doivent être combattus, partout dans le monde, afin de gagner l’universalité des droits humains pour toutes et tous de façon à faire monde et de se penser ensemble dans une identité-relation.

C’est à partir de cette rupture que les Etats occidentaux et leurs alliés ont tenté de renforcer en imposant, à l’ensemble du monde, leurs conceptions de la lutte contre le racisme, les discriminations et la xénophobie sur un terrain dont les limites ne comprennent aucune critique à l’égard d’Israël et d’où la question de la diffamation religieuse a été écartée.

Comment échapper à cette folie meurtrière qui va plonger les peuples face à des défis écologiques et climatiques, à la misère et à l’humiliation d’une part, au terrorisme et aux armes de destruction massive de l’autre, à l’alternative entre guerre et dialogue de civilisations ? Seuls peuvent ils y arriver ? Seuls peuvent ils résister à ceux qui préfèrent imposer la guerre, la compétition généralisée, alors que l’humanité a résolument besoin de paix et de coopération ?

Sur cette question des peuples et non des Etats, et plus précisément de la construction d’un « front » des peuples, il faut préciser que même si ce front a du mal à émerger, il reste que le processus du Forum social mondial -même si cela se fait de manière inégale- reste et est un des outils de « coalisation ». Mais devant la violence du système libéral mondialisé qui a de plus en plus tendance à flirter avec une sorte d’aventurisme nazi -parce qu’il se réorganise, entre autres sur la capitalisation des peurs et l’aggravation des dérives-, il est urgent que le processus de FSM permette la radicalisation des mouvements par la construction d’alliances permettant de déboucher sur la confrontation avec les pouvoirs, comme on le voit en Bolivie.

Le monde, dans son ensemble, n’a jamais été aussi fortement sous la menace d’un bouleversement radical, essentiellement à cause du mépris ouvert – avec des nuances – des pays occidentaux dont la politique consiste à saper ce droit international et à le manipuler suivant leurs intérêts financiers et leurs appétits de domination et d’hégémonie. Les dominants imposent, sans retenue, au reste du monde leur loi de la jungle où ne règnent que des rapports de force basés sur la domination et la loi du plus fort.
Nous sommes face au danger.

Le capitalisme violent, décomplexé montre son vrai visage. Face à lui, faut il penser à un autre Bandung des peuples ou à une forme analogue ? En tout état de cause, il faut résister pied à pied sur tout ce qui s’impose aux peuples. Il est important de lier, de relier, de regarder vers de nouveaux horizons, de construire des alternatives en pensant à des alliances prouvant qu’il est possible de penser les rapports de force sur le respect mutuel des peuples et de leur droit aussi bien à leur autodétermination qu’à leurs richesses


|1| Article commun, à la fois au Pacte international pour les droits économiques, sociaux et culturels et au Pacte international pour les droits civils et politiques

|2| Mireille Fanon-Mendes France, article paru sur le site d’Alternatives internationales, juillet 2009

|3| Je reprends certaines propositions de Pierre Beaudet, Alter Inter Québec, à la suite d’un échange d’emails

|4| Ce droit a été postérieurement réaffirmé par les deux pactes de 1966 et largement confirmé par la Cour Internationale de Justice dans l’Affaire du Timor Oriental, dans l’Opinion consultative sur la construction du mur par l’Etat d’Israël et dans l’affaire des activités militaires au Nicaragua où la Cour a implicitement élargi son contenu et l’a clairement mis en rapport avec le principe de la non-intervention et avec le droit des peuples à choisir son propre modèle politique et idéologique.

|5| résolution 1514 de 1960

|6| dans ce qui se dégage des deux pactes internationaux de 1966

|7| Déclaration de l’Assemblée générale de l’ONU

|8| Peau noire et masques blancs, ed. La Découverte, Frantz Fanon

|9| principe fortement réaffirmé dans la Déclaration sur l’inadmissibilité de l’intervention dans les affaires intérieures des Etats et la protection de leur indépendance et de leur souveraineté du 24 oct. 1970

|10| § 2 et 5 (Résolution 2131 |XX| 21 déc. 1965

|11| Première résolution sur la responsabilité de protéger, 14 septembre 2009, voir le site http//|->www.un.org/news/fr-press/doc/…

|12| Durban -30 août-8septembre 2001 et Genève -20 au 24 avril 2009,-