QUESTIONS QUI FACHENT. La croissance est-elle en soi réactionnaire ? La prise en compte de la nouvelle donne écologique doit conduire la gauche à rompre avec l’imaginaire productiviste. 27 septembre 2007.
Les difficultés de la gauche dans son ensemble sont souvent analysées à partir du basculement d’une partie de la gauche social-démocrate et de ses élites dans le social-libéralisme, dans l’accompagnement consentant ou résigné des politiques néolibérales. Nous ne revenons pas sur cet aspect déjà largement développé, qui s’est cristallisé au moment de la tentative de constitutionnalisation des politiques néolibérales en Europe et de son refus par une « gauche antilibérale ».
C’est cette gauche-là, aujourd’hui divisée et éparpillée, qui est à la recherche d’un socle de principes, de repères, de propositions, capables d’affronter la dissolution des valeurs qui l’ont constituée depuis le XIXe siècle et de combattre l’adhésion d’une part des catégories populaires à l’idéologie néoconservatrice. Mais le label « antilibéral », sans compter les ambiguïtés qu’il contient, ne saurait suffire à reconstruire ces repères communs.
Entre autres, il reste un non-dit, un point aveugle, celui du productivisme. Ce dernier consiste à faire de l’augmentation continue de la production et des richesses matérielles un absolu, une finalité indiscutable, quels que soient le contenu de cette production et la manière de l’obtenir. Dans sa version « écologisée », il nourrit l’espoir d’une croissance « verte » avec l’utilisation de technologies propres et la croyance dans les possibilités infinies de substitution du capital naturel par du « capital humain » ou du capital technique.
Cette idéologie a trouvé un ancrage à gauche, car elle semble s’accorder avec l’espoir d’une émancipation sociale et politique par le travail et la production de richesses, une fois les problèmes de propriété et de redistribution résolus. Elle s’accorde également avec une philosophie de l’histoire qui voit dans le développement des forces productives le sens du progrès et la possibilité de l’arrachement à tous les déterminismes. Le combat contre l’invocation des « lois naturelles » de l’histoire et la naturalisation des rapports sociaux, fondements essentiels du libéralisme économique qui conduisent à la justification des inégalités sociales et des différentes discriminations, est un combat juste et plus que jamais nécessaire.
Mais il a souvent conduit, par extension, à la négation de toute autonomie de l’environnement naturel par rapport à l’histoire humaine et sociale, et à l’oubli qu’il ne peut y avoir de vie sociale durable qui ne se préoccupe de son habitat. Il a parfois même conduit à ranger l’écologie au magasin des accessoires réactionnaires. Le pas fut franchi d’autant plus aisément que cette négation conforte l’idéal cartésien de maîtrise et de domination de la nature comme principe de constitution de l’humanité, et l’idéal positiviste confiant au progrès scientifique la mission de résolution des grands problèmes qui se posent à cette humanité.
La forte croissance d’après-guerre a favorisé l’idéal social-démocrate de correction des inégalités par la redistribution de la richesse monétaire. La croissance devient alors une condition de la justice et un objectif politique premier. Et il est vrai que, dans les années 1950-1960, dans les pays riches, la forte croissance a permis une réduction des inégalités monétaires. C’était l’époque euphorique de la croyance en la possibilité d’une croissance illimitée des richesses matérielles. C’est précisément à cette époque, en 1955, que l’économiste Simon Kuznets suggère un lien entre la croissance économique mesurée par le revenu par habitant et les inégalités : au-delà d’un certain seuil, la croissance économique s’accompagnerait de la réduction des inégalités. Le consensus autour de cette proposition fut quasi général, même si, pour les sociaux-démocrates d’alors, ce lien ne saurait se réaliser spontanément, et nécessite l’action correctrice et redistributrice de l’État.
Une fois la crise advenue au tournant des années 1970, la croissance économique fut de nouveau promue comme objectif politique central, majorant encore la confusion funeste entre les élites politiques et les dirigeants économiques, déjà analysée par Rosa Luxembourg dans son essai sur l’impérialisme. Une part de la gauche a mis dans le libre-échange généralisé, la globalisation et la déréglementation financière l’espoir d’une croissance retrouvée. Alors que, depuis les années 1960, les conséquences écologiques de la croissance, la gigantesque consommation de ressources énergétiques et minéralogiques qu’elle occasionne sont devenues des préoccupations publiques et scientifiques, la gauche, dans sa majorité, les a ignorées. Le rapport Meadows du Club de Rome en 1972 (Halte à la croissance), le sommet de Stockholm des Nations unies en 1972 (Nous n’avons qu’une terre), le rapport Bruntland sur le développement durable en 1987 ont témoigné d’une nouvelle sensibilité planétaire aux questions environnementales, sans toutefois irriguer significativement la pensée de gauche. Cette dernière reste en effet marquée par la priorité donnée à la résolution de la question sociale. C’est l’écho, même lointain et diffus pour certains, de l’analyse marxiste des contradictions du capitalisme : il s’agit d’abord de s’attaquer à la contradiction principale, le rapport capital-travail, et les solutions aux contradictions secondaires, comme la destruction des bases naturelles des sociétés, découleront mécaniquement de la résolution de la première. Cette posture rejoint finalement celle des économistes libéraux, qui font de l’environnement naturel le cadre externe du déploiement de la production, et des problèmes environnementaux des externalités à gérer après coup.
Alors que, dans les années 1990, maints rapports scientifiques sonnent l’alarme, notamment pour le climat, la courbe de Kuznets, liant croissance et réduction des inégalités, fut étendue à l’environnement : la croissance économique, mesurée toujours par le revenu par habitant, après avoir occasionné des dégâts écologiques, franchirait un seuil au-delà duquel les pollutions tendent à diminuer. Selon ce schéma, contesté depuis et construit à partir de quelques polluants, les produits écologiques font partie des biens dont la demande augmente avec le revenu : il valide scientifiquement l’idée que les problèmes environnementaux sont des problèmes de luxe, qui ne sauraient concerner la part majeure de l’humanité. Il n’en fallait pas plus pour se rassurer devant les craintes de la pression écologique que pourrait provoquer l’extension du mode de développement occidental à l’ensemble du monde et pour s’exonérer des mesures à prendre dans les pays riches.
L’explosion des inégalités à l’intérieur même des sociétés riches et en croissance, et entre les sociétés du Nord et celles du Sud, l’exclusion d’une masse croissante de personnes et leur rejet dans les périphéries du système, tout comme la globalité de la crise écologique et l’irréversibilité de certaines destructions, rendent ces schémas caducs. La sortie de la crise par toujours plus de croissance de la richesse monétaire, fût-elle verte, relève de l’incantation et ne saurait mobiliser les énergies comme ce fut le cas après guerre. L’absurdité de cette logique, qui se heurte à des limites physiques, est patente : si notre destin continue à résider dans toujours plus de production et de consommation, les économies réalisées dans un domaine sont reportées dans un autre, et la pression sur les ressources ne diminue pas, voire augmente. C’est l’effet rebond.
Si nous prenons toute la dimension des transformations actuelles du capitalisme, de ses possibilités d’extension à travers notamment les industries biotechnologiques, des nouvelles formes de colonisation de la nature, du vivant et de nos représentations, ce n’est pas seulemen
t le travail qui se trouve enchaîné à la mécanique prédatrice du capitalisme, mais l’ensemble des conditions de la vie et de sa reproduction. La profondeur et l’accélération des destructions écologiques, le sacrifice de générations entières d’exclus rendent impératives la mobilisation et la mise en oeuvre de véritables projets politiques qui articulent les questions sociales et écologiques. Les morts de l’amiante, les réfugiés climatiques, les paysans spoliés par la marche forcée de l’agriculture productiviste, les victimes de la sécheresse en Afrique et de l’utilisation des pesticides aux Antilles, et tant d’autres, ne sont pas seulement les victimes de l’exploitation du travail. Ils sont les victimes d’une instrumentalisation sans limites de la nature, de sa soumission à la logique du profit et d’un imaginaire capitaliste selon lequel notre destin, en tant qu’humains, est d’augmenter sans cesse la production et la consommation.
C’est la prégnance de l’idéal productiviste qui a pu faire basculer une partie de l’électorat populaire dans le piège du « Travailler plus pour gagner plus » et de la « France qui se lève tôt ». Combattre aujourd’hui l’idéologie néoconservatrice et l’attrait qu’elle peut exercer sur des couches sociales fragilisées et sans repères suppose de ne plus considérer l’environnement comme le cadre extérieur des activités humaines, mais bien comme le support de toute activité humaine. Et, précisément, c’est là que l’écologie peut être subversive, car elle montre très concrètement l’impact catastrophique de la logique capitaliste sur l’environnement naturel et la vie des êtres humains.