Ce qu’on appelle aujourd’hui les “nouvelles substances psychoactives” modifient en profondeur le paysage de la distribution et de la consommation de drogues. Piotr Sałustowicz, sociologue à l’Université des Sciences Humaines de Varsovie (SWPS), revient sur la consommation de ces substances dans une étude comparative menée dans quatre pays différents de l’Union Européenne: la République Tchèque, les Pays-Bas, la France et la Pologne.

La notion de « nouvelles substances psychoactives » (new psychoactive substances) a été plébiscitée par l’Union Européenne, qui définit comme nouvelle substance psychoactive « une substance à l’état pur ou dans une préparation qui n’est pas répertoriée dans les tableaux annexés à la Convention unique des Nations unies sur les stupéfiants de 1961 et qui peut constituer une menace pour la santé publique comparable à celle que comportent les substances mentionnées » dans ces listes[1]. En Pologne, on parle des « dopalacze » (« qui ajoutent du carburant »). L’appellation dopalacze recouvre les substances d’origine tant naturelle que synthétique, et leur dénominateur commun est le fait d’être absents des registres de substances contrôlées par le droit international ou national[2]. La notion s’est diffusée par le biais de la page internet dopalacze.com, dont l’existence remonte à 2008.

La consommation des « nouvelles substances psychoactives » (NSP), « euphorisants légaux » ou dopalacze, suscite, auprès des pouvoirs publics comme dans l’opinion, une inquiétude croissante . Quelles sont donc exactement les raisons de s’inquiéter ?

La première, probablement la plus importante, est liée au risque que la consommation de ces substances psychoactives fait peser sur la santé et sur la vie. En Pologne, on a noté une augmentation considérable des cas d’intoxication ou de soupçons d’intoxication liés à la prise des dopalacze. Les chiffres ont plus que doublé en un an : 2513 cas en 2014 contre 1079 en 2013. L’augmentation la plus dramatique a touché les 19-24 ans (269% relativement à l’année précédente) et les 25-29 ans (306%). Chez les moins de 18 ans, les chiffres sont moins alarmants : 13-15 ans : + 190% et 16-18 ans : + 185% de cas par rapport à 2013. En chiffres absolus, le plus grand nombre de signalements a concerné les 16-18 ans – 590 cas en 2014, et les 19-24 ans – 762 cas la même année. Les dangers des nouvelles substances psychoactives pour la santé sont aussi décrits dans le rapport récemment publié par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT/EMCDDA), New psychoactive substances in Europe,  An update from the EU Early Warning System (mars 2015). Selon l’estimation du risque faite par le comité scientifique de l’Observatoire, les substances les plus dangereuses sont le 25I-NBOMe (drogue psychédélique, vendue sous le nom de LSD) et l’AH-7921 (opioïde ayant certaines des propriétés de la morphine), ensemble à l’origine de 15 décès en un court laps de temps, le 4,4`-DMAR (stimulant, qui appartient à la catégorie research chemical[3]) associé à 31 décès, et le MT-45 (un opioïde), responsables de 28 décès en 9 mois[4]. Si les cas létaux constituent évidemment l’effet le plus extrême de l’utilisation de nouvelles substances psychoactives, le nombre d’empoisonnements montre le niveau très élevé de toxicité de certains produits. Les conséquences de l’usage à long terme de ces substances pour la santé des consommateur.trice.s sont inconnues.

Une autre raison de s’inquiéter est donc la méconnaissance du mode de fonctionnement effectif de ces substances, ainsi que de leur dosage, etc. Leur statut juridique incertain, la facilité avec laquelle il est possible de s’en procurer et le fait qu’elles sont vendues légalement ne simplifient rien. C’est aussi le fait que le marché des nouvelles substances psychoactives soit très dynamique qui explique les incertitudes quant au statut et à la qualité des substances vendues, de même que celles concernant leur dosage. L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies en a répertorié plus de 450, mais 101 nouveaux dopalacze[5] sont apparus sur le marché au cours de la seule année 2014. Cette dynamique est malheureusement, en partie, le résultat d’une politique inadéquate : l’application des mesures de prohibition contribue à la création de nouvelles substances permettant de contourner la loi existante, dont l’usage ne fait cependant qu’augmenter le risque, leur influence sur l’organisme ou le psychisme des utilisateurs étant inconnue. Ce marché à la fois labile et croissant induit, au passage, un véritable travail d’Hercule pour les mécanismes du contrôle étatique qui tentent de remplir efficacement leur tâche de recensement, ce qui se manifeste par une multiplication par 7 des confiscations de nouvelles substances psychoactives entre 2008 et 2013. Les saisies les plus importantes ont concerné la marijuana synthétique (cannabinols) – plus de 21 000 confiscations et 1,6 tonne de produit – et le cathinone synthétique, qui remplacent l’amphétamine et les MDMA (stimulants) – 11 000 confiscations, dont le poids a atteint au total 1,1 tonne. Il est en même temps intéressant de noter que la Pologne fait partie, avec la Turquie, la Hongrie, la Suède, l’Espagne et le Royaume Uni, des pays où les confiscations ont été les plus nombreuses, allant jusqu’à plus de 1500[6].

Pour résumer, cela signifie avant tout que les utilisateur.trice.s de nouvelles substances psychoactives ne sont souvent pas en mesure de contrôler et d’autoréguler leur consommation. Les informations fournies sur les emballages sont souvent peu fiables et, dans le cas des research chemicals, on va jusqu’à écrire « non destinés à la consommation humaine ». Souvent, les forums internet constituent ici l’unique source d’information, tout comme les échanges avec des « psychonautes », dont la connaissance du sujet est considérable et qui expérimentent eux-mêmes les substances, leur dosage et leurs modes d’utilisation. Deuxièmement, la politique de pénalisation trop restrictive comporte le danger considérable de voir les organisations criminelles organisées[7] prendre le contrôle de la production et du marché des dopalacze. La radicalité de cette politique ne répond à aucune nécessité : ces substances ne justifient pas des réactions de panique démesurées. Comparées à d’autres substances addictives, les données sur leur prévalence ne sont pas alarmantes. Selon l’étude 2014 – Flesh Eurobarometer incluant plus de 13 000 jeunes de 15 à 24 ans dans des pays de l’Union Européenne, 8% d’entre eux.elles ont utilisé ces substances au moins une fois dans leur vie, et 3% au cours de la dernière année. Le pourcentage le plus élevé d’usager.ère.s au cours de l’année précédente se rencontre en Irlande (9%), en Espagne et en France (8%), tandis que ceux de Chypre et de Malte sont proches de zéro[8]. Le phénomène représenté par les nouvelles substances psychoactives requiert il est vrai une surveillance constante et une capacité de réaction adéquate en cas de dangers.

Les études en sciences sociales sur les effets de l’utilisation des nouvelles substances psychoactives sur l’environnement social, à tous les niveaux (macro, mezzo et micro) font aujourd’hui cruellement défaut, de même que les travaux, de plus en plus nécessaires, sur le rôle des nouveaux médias et des communautés virtuelles. Cela implique de prendre en compte l’internet, à la fois comme outil essentiel de recherche, et comme nouvel objet d’étude. Ces deux aspects ont été au centre du projet communautaire I-Trend (Internet tools for research in Europe on new drugs) financé par l’Union Européenne (Directorate-General for Justice, Directorate A) et par les ressources du Ministère de la Science et de l’Enseignement supérieur polonais consacrées au développement des projets scientifiques au cours des années 2013 -2015[9].

Description du projet: objectifs, périmètre, méthodes 

Le projet cherchait à obtenir, à travers des enquêtes, des informations destinées à la fois à la prévention sanitaire et à la réduction des coûts sociaux résultant de l’usage des nouvelles substances psychoactives (NSP) – l’étude cherchait donc à mieux cerner les risques croissants liés à cet usage. Ses résultats devaient être directement utiles aux services médicaux, au secteur de la santé publique et à tous ceux.celles qui sont en contact avec les usager.ère.s de nouvelles drogues. L’I-Trend attachait une importance particulière à l’étude de l’internet. Il s’agissait alors de construire un ensemble d’outils permettant l’analyse des données disponibles de façon à obtenir des informations à l’échelle de l’Union Européenne ainsi qu’un certain nombre d’informations clés pour chacun des pays membres.

L’étude comportait entre autres la réalisation d’un sondage auprès d’un grand nombre d’utilisateur.trice.s dans quatre pays : la République Tchèque, les Pays-Bas, la France et la Pologne. Les questions portaient notamment sur les motivations de l’achat des substances sur le net et sur leur consommation, sur les estimations de la taille du marché sur la base des informations relatives à la quantité et fréquence des achats, sur le profil des acheteur.se.s.

Le sondage par internet a été mené au second semestre 2014, et a inclus au total 2323 personnes consommatrice de NSP : 1355 en Pologne, 536 en France, 266 aux  Pays-Bas et 166 en République Tchèque. Cela signifie que les résultats obtenus au cours de l’enquête ne s’appliquent qu’à des usagers de NSP. L’enquête ne peut pas être non plus considérée d’emblée comme couvrant une population représentative, elle fournit toutefois sans doute des renseignements précieux concernant les comportements et les expériences des usager.ère.s des substances psychoactives.

La description de la population

Entre les pays étudiés, les populations différaient souvent de façon considérable du point de vue sociodémographique.

Population étudiée selon le sexe

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En ce qui concerne la répartition selon le sexe, elle est similaire en Pologne et en République Tchèque (groupe 1), tout comme en France et aux Pays-Bas (groupe 1). Toutefois, les deux groupes diffèrent comparé l’un à l’autre : les femmes sont bien moins nombreuses dans le second. Les enquêtes précédentes montrent que dans tous les pays, il existe une différence importante entre les hommes et les femmes qui consomment de la drogue, les premiers étant bien plus nombreux, notamment quand il s’agit d’une consommation « fréquente, intensive et problématique »[10]. En Pologne, les disparités claires entre les sexes se manifestent parmi les jeunes de 15 à 16 ans, où ce sont les garçons qui consomment le plus de substances psychoactives[11]. En ce qui concerne le cannabis en Europe, la différence entre les garçons et les filles est importante : deux tiers/un tiers pour la consommation au cours des 30 derniers jours[12]. D’autres données montrent toutefois que les différences entre les genres, pour les substances addictives au sens large, deviennent de moins en moins significatives.  On le voit notamment dans l’étude ESPAD 2011 en Pologne[13] – on a constaté en particulier l’absence de différences significatives entre les filles et les garçons (parmi les jeunes de 15 à 16 ans) du point de vue de la consommation d’alcool lors des 30 derniers jours ou de l’occurrence de l’état d’ébriété au cours des 12 derniers mois.

Répartition de la population étudiée par tranches d’âge

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Dans la population étudiée, le groupe le plus important était celui des personnes de 15 à 24 ans (72,5 %), ce qui fait apparaître la spécificité des problèmes des jeunes gens, principaux.pales acheteur.euse.s de NSP. La distribution des populations selon l’âge n’est pas la même en Pologne que dans les autres pays étudiés. La grande majorité est composée de personnes de 16-20 ans, alors que dans les autres pays, ce sont les jeunes adultes (+25 ans) qui sont les plus nombreux.ses. Cela invite à une très grande prudence dans l’interprétation des résultats. La grande présence du groupe 16-20 ans parmi les consommateur.trice.s polonais.e.s a sans doute aussi une certaine influence sur d’autres variables sociodémographiques, notamment concernant leur place sur le marché du travail.

Répartition de la population étudiée selon l’activité exercée

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Alors que les lycéen.ne.s sont majoritaires dans la population polonaise étudiée, les autres populations étudiées sont en majorité composées de « travailleur.euse.s » – catégorie comprise de façon très large.

Répartition de la population étudiée selon le lieu d’habitation

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Du point de vue de la répartition de la population en fonction du lieu d’habitation, les enquêté.e.s en France comprennent avant tout les habitant.e.s des villes de plus de 50 000 habitant.e.s ; ces personnes sont aussi très présentes dans la population étudiée en Pologne et aux Pays-Bas. Les choses ses présentent différemment en République Tchèque, où les habitant.e.s de villes grandes et moyennes/petites sont quasiment aussi nombreux.ses. 20% des enquêté.e.s viennent de petites communes. Il semble que cette variable ne joue pas jouer un rôle déteminant s’agissant de l’utilisation des NSP.

Prévalence des substances addictives

La question de la prévalence des substances addictives au sens large concerne celles et ceux parmi les enquêté-e-s qui ont été qualifié.e.s d’usager.ère.s des NSP. Des indices standard ont alors été employés : au moins une fois dans la vie, au cours de l’année précédente et au cours de 30 derniers jours.

Il n’est pas particulièrement surprenant de constater que l’alcool a été consommé par quasiment toutes les personnes interrogées au moins une fois dans leur vie (98,3 %). Le tabac est en deuxième position (94,8 %), de même que la marijuana et le haschich (94,8 %). Dans le cas de ces trois substances, on ne note pas de différences majeures entre les quatre pays. La troisième place est occupée par les amphétamines et  les métaamphétamines (61,7 %), et ici, si l’on se fie aux résultats du sondage, on observe qu’elles sont davantage utilisées en France (72 %) et aux Pays-Bas (73 %) qu’en Pologne (57 %) ou en République Tchèque (40,4 %). Les NSP se trouvent en quatrième position (51,9 %). Le pourcentage le plus élevé de consommateurs de ces substances se trouve parmi les Français (79,2 %) ; en Pologne, il atteint 42,9 %.

Nous savons cependant que l’indice « au moins une fois par an » est le moins malléable, car il ne permet pas d’appréhender le caractère progressif de l’usage des substances. Il n’offre pas non plus de possibilité de distinguer entre une consommation exceptionnelle d’une drogue, son usage régulier ou encore sa consommation régulière mais interrompue à un moment[14]. Il est donc préférable de parler de la consommation au cours des 12 derniers mois ou des 30 derniers jours. Les participants à l’étude qui consomment les NSP ont également exprimenté d’autres substances addictives, comme on le voit sur le tableau ci-dessous :

Les substances utilisées au cours des 12 derniers mois

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Parmi les substances addictives consommées au cours des 12 derniers mois, les plus citées sont l’alcool et la marijuana/le haschich, et, à cet égard, les différences d’un pays à l’autre sont moins marquées – seuls les Pays-Bas se distinguent par une moindre fréquence (alcool – 80,5 %, marijuana/haschich – 59,9 %). L’occurrence élevée de la marijuana/du haschich parmi les Tchèques peut résulter de la politique libérale de ce pays à leur égard. L’amphétamine ou la métaamphétamine se trouve en troisième position, et ce sont les les Français.es qui en consomment le plus (64,2 %).

Parmi les informations essentielles pour les actions préventives et pour les services de santé figure celle de la première prise des drogues : l’initiation aux narcotiques est de plus en plus précoce[15].

nationality
Polish French Dutch Czech Total
Mean Mean Mean Mean Mean
Alkohol – FIRST TIME in your life 14 14 14 14
Cannabis – FIRST TIME in your life 15 16 16 16 15
Heroin or Buprenorphine – FIRST TIME in your life 16 21 23 21 20
Hallucinogenic – FIRST TIME in your life 18 20 20 18 19
cocaine – FIRST TIME in your life 19 21 21 21 20
New Psychoactive substances – FIRST TIME in your life 17 23 24 19
MDMA ; ecstasy – FIRST TIME in your life 17 21 20 18 19
Solvents or glues – FIRST TIME in your life 16 17 23 17 17

Dans la population étudiée, on n’a pas observé de différences majeures entre les pays du point de vue du premier contact avec l’alcool (14 ans) et la marijuana (15 ans). De grandes différences d’âge apparaissent toutefois quand il est question du premier contact avec l’héroïne ou la buprénorphine : pour les répondant.e.s polonais.es, la moyenne d’âge est de 16 ans, dans d’autres pays elle dépasse 20 ans. La même disparité concerne les NSP : 17 ans en moyenne en Pologne, 23 aux Pays-Bas, et 24 en République Tchèque. Il est difficile d’expliquer ces différences – s’agit-il ici d’une plus grande accessibilité de la marijuana aux Pays-Bas et en République Tchèque, alors qu’en Pologne, les NSP sont présentées comme des produits légaux sous le nom de dopalacze, très efficace d’un point de vue marketing ?

Si l’on regarde les résultats dans d’autres pays, on constate une popularité croissante des substances psychoactives parmi les jeunes. Les Britanniques ont noté dans les années 1990 une augmentation de la consommation des drogues chez les adolescent.e.s[16]. Chez les 16-19 ans, on a notamment remarqué que la consommation du cannabis avait doublé entre 1983 et 1991, alors que d’autres enquêtes similaires montrent que le nombre de personnes de 15 et 24 ans déclarant utiliser des drogues a également été multiplié par deux entre 1989 et 1992[17]. Les résultats à Helsinki en Finlande confirment aussi l’augmentation du pourcentage de consommateurs.trices de drogues chez les jeunes de 15 ans – 8,5 % en 1987 et 15% en 1992[18]. Ces données ne peuvent évidemment pas être généralisées de façon à inclure toute la population des jeunes de 15 ans en Finlande.

Les raisons de la consommation des nouvelles substances psychoactives

Selon les experts, les raisons pour lesquelles on consomme des NSP sont similaires à celles qui motivent la prise de substances illégales. On peut toutefois observer des sous-groupes d’usager.ère.s des NSP, pour lesquel.le.s ces dernières sont attractives alors que les drogues illégales ne le sont pas[19]. Les raisons principales citées alors sont la curiosité, l’ennui, la pression des pairs ou la solitude[20]. Les NSP sont prises avant tout par des personnes jeunes souvent concernées par ces facteurs. Est-ce que cela signifie que le phénomène des dopalacze peut devenir une drogue de la jeune génération, à l’instar de la marijuana, du haschich et du LSD pour la génération des hippies des années 1960 ? Quelles sont les véritables raisons de cette popularité des NSP ?

Le terme de « raisons » appelle une formulation subjective de la réponse à la question : dans quel but prenez-vous les NSP ? Par « causes », nous entendons les facteurs déterminant la consommation des NSP, qui peuvent être sociaux, culturels, politiques ou économiques, et de dimension macro, mezzo ou micro.

Parmi les études qui s’intéressent aux causes de l’usage des substances psychoactives, on trouve le travail de R. Modrzejewska[21] qui a cherché à vérifier si les symptômes de la dépression et des troubles des comportements alimentaires sont corrélés à un plus grand risque de prise des substances psychoactives (nicotine, alcool et drogues). L’étude d’A. Pisarska et K. Okulicz-Kozaryn[22] analyse quant à elle l’influence de la non-cohabitation avec les parents et de la déscolarisation sur l’usage des substances par les adolescent.e.s. Des enquêtes similaires ont été menées à Taïwan[23]. Dans le contexte de I-Trend, nous nous sommes limité.e.s à essayer de comprendre pourquoi les enquêté.e.s décident de prendre des NSP.

Les raisons déclarées de la prise des NSP

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Pour une plus grande clarté de la comparaison, on a créé un sous-ensemble composé des Pays-Bas et de la France. Les différences flagrantes entre les répondant.e.s polonais.es et français.es/hollandais.es apparaissent dans le contexte des objectifs récréatifs d’un côté (« passer le temps de façon agréable », « avoir une expérience euphorique », « pour se relaxer »). Il semble que l’usage des NSP pour ces raisons est bien plus répandu en Pologne qu’en France ou aux Pays-Bas. Il faut savoir par ailleurs que les stimulants sont aussi pris avec cet objectif[24]. La société de divertissement est un terrain particulièrement propice à la consommation de ce type de substances.

Une autre différence entre les deux sous-groupes concerne l’utilisation des NSP comme substitut à un médicament, avec différents objectifs : amélioration des sensations pendant un rapport sexuel, élimination des effets négatifs d’une autre drogue, lutte contre la douleur, contre l’énervement, le stress, l’insomnie ou la fatigue. Cette pratique est plus répandue chez les usager.ère.s polonais.es que chez les français.es ou les hollandais.es.

Les choses se présentent autrement avec l’usage des NPS dans le contexte de l’amélioration de l’efficacité physique ou intellectuelle (travail ou étude). Les Français.es et les Hollandais.es la citent plus souvent que les Polonais.es, ce qui peut correspondre à la volonté de répondre aux exigences d’une société tournée vers le succès ou la compétition.

Le désir d’expérimenter de nouveaux états de conscience est en revanche assez partagé, il y a peu de différences d’un pays à l’autre de ce point de vue. Cette catégorie d’utilisateurs.rices peut être décrite comme des « escapistes », bien qu’il soit difficile d’évaluer les causes de cette attitude : s’agit-il de la volonté de s’échapper du « monde cruel », ou d’une forme de recréation ? Selon l’étude de Brian Kelly[25], les usager.ère.s de la sauge des devins sont avant tout intéressés par l’aspect récréatif. Ainsi, bien qu’il s’agisse ici d’une drogue hallucinogène, sa consommation se fait dans un contexte social.

De façon générale, les substances hallucinogènes sont assez populaires chez les jeunes qui prennent des drogues. Dans notre étude, 16,2 % des enquêté.e.s polonais.es ont utilisé de la sauge des devins (salvia divinorum) ou du kratom (mitragyna speciosa) au moins une fois, 51,3 % en France, 34,3 % aux Pays-Bas et 32,1 % en République Tchèque. Les données états-uniennes obtenues à partir du National Survey on Drug Use and Health 2006 montrent une grande diffusion de la sauge parmi les jeunes de 18 à 25 ans (1,8 million de personnes de plus de 12 ans ont consommé de la sauge au cours de leur vie, et 750 000 – au cours de l’année précédente)[26]. Il faut noter aussi qu’il existe toute une gamme de produits synthétiques dont les effets sont les mêmes. Dans notre étude, 112 personnes ont ainsi déclaré avoir utilisé du 4-HO-Met (un dérivé de la tryptamine).

Les moyens d’accès aux NSP

L’accessibilité des NSP est une question importante. Trois sources principales existent : les boutiques en ligne, les dealeur.se.s, les vendeur.se.s (gros et détail) ainsi que les amis et la famille[27]. Une configuration assez particulière caractérise la Pologne et le marché des dopalacze. Le premier magasin stationnaire a été ouvert à Łódź en 2008, inaugurant la vente hors-internet. Selon les données disponibles, environ 40 magasins physiques ont été ouverts dans des grandes villes avant la fin de 2008, et à la fin de 2010, il existait déjà plus de 1300 points de vente de ce type[28]. Cet état de choses est le résultat d’une stratégie marketing assez développée qui a toujours souligné le caractère légal de ces substances, et qui les a présenté comme une solution alternative à des produits illégaux. La « légalité » était alors apparemment prouvée par l’information sur l’emballage des produits vendus ou des déclarations d’un laboratoire prétendant qu’il s’agissait de substances contrôlées[29]. En 2010, on a procédé à la délégalisation des dopalacze, les magasins ont fermé, et la vente s’est déplacée vers l’internet. Aujourd’hui, on observe de nouveau des tentatives pour ouvrir des points de vente physiques, mais l’internet demeure la source essentielle pour ce type d’achats[30].

Toutefois, les données observationnelles ne confirment pas entièrement la thèse selon laquelle l’internet est véritablement une source importante pour les NSP, bien qu’on remarque une augmentation des boutiques en ligne qui en proposent. Au Royaume-Uni, on parle de plus de 250 magasins virtuels qui vendent des substances non contrôlées[31]. Selon les données d’Eurobaromètre en 2014, parmi celles et ceux qui ont pris des NSP au cours de la dernière année, 68 % les ont obtenues ou achetées auprès d’amis, 27 % les ont achetées chez un dealer, 10 %  dans des boutiques physiques spécialisées, et seulement 3 % sur l’internet[32]. Une question reste toutefois ouverte : quel est exactement le rôle de l’internet ? Est-il une source pour les amis qui semblent donc être la source principale d’approvisionnement ?[33]

Des résultats similaires ont été obtenus avec un sondage sur internet fait dans le cadre de notre projet. Dans le cas des utilisateur.trice.s polonais.es, 32,9 % ont obtenu les dopalacze gratuitement, 14,1 % les ont acheté auprès d’un.e. ami.e qui n’est pas un.e dealeur.euse, 47 % au total. La diffusion croissante des NSP a lieu dans des cercles informels, qui n’ont jusqu’à présent pas de caractère commercial. Nous ne savons évidemment pas où celles et ceux qui mettent ces substances à la disposition de leurs proches parviennent à les obtenir. Le.la dealeur.euse a été la source pour 12,1 % des personnes, et les boutiques virtuelles pour 13,7 % d’entre elles. Si l’on compare ces résultats avec les données publiées par l’OEDT, on observe des différences importantes. Dans l’Union Européenne en général, les jeunes achètent chez un.e dealeur.euse plutôt que dans des boutiques en ligne, contrairement à ce qui se fait en Pologne. Il faut toutefois garder à l’esprit que le phénomène des NSP en Europe communautaire varie largement d’un pays membre à un autre[34]. Pour cette raison, nous ne pouvons pas extrapoler  les données obtenues dans notre recherche et nous ne pouvons que proposer des interprétations plus ou moins plausibles, notamment en ce qui concerne la popularité des achats sur internet. Il semble ainsi que pour les consommateurs.trices français.es et hollandais.es, les magasins virtuels constituent la source principale des achats de NSP : 43,9 % pour la France et 46,2 % pour les Pays-Bas. Et alors que les usager.ère.s polonais.es se procurent ces substances assez souvent dans des points de vente physiques (17,2 %), cette source est exceptionnelle en France et aux Pays-Bas.

Conclusion

Le phénomène de la consommation des nouvelles substances psychoactives est relativement récent et n’a commencé qu’à la fin du xxe siècle, quand on a vu apparaître sur le marché le stimulant benzylpipérazine (BZP) et le méphédrone, suivi par la méthylone, qui a été entre temps interdite dans tous les pays mais qui reste très populaire. Ce qui est particulièrement dangereux dans le cas des NSP est la méconnaissance  d’une part de leur toxicité, et de l’autre  de leurs conséquences sociales, étant donné le risque de stigmatisation et d’exclusion sociale d’une catégorie de  la population. De façon générale, nos recherches montrent surtout que les NSP sont en grande partie prises par les adolescent.e.s et les jeunes adultes, constituant à leurs yeux des moyens destinés à satisfaire les besoins créés par le contexte social dans lequel elles et ils vivent.

Les tentatives pour  prendre le contrôle sur la consommation de ces substances par les États, en particulier à l’aide des différentes formes de pénalisation, n’apportent pas les résultats escomptés. La mise en œuvre des outils juridiques, telle qu’elle a lieu en Pologne, consiste notamment à mettre sous contrôle un nombre de plus en plus grand de produits. Ainsi, 114 nouvelles substances psychoactives ont été incluses dans une nouvelle législation de 2015 (l’actualisation de la loi de lutte contre la narcomanie)[35]. Ces démarches sont passives, et ne font que réagir à un état de choses donné, ce qui a pour conséquence l’apparition de substances nouvelles, dont la structure chimique a été légèrement modifiée. L’élément plutôt positif reste que les moyens pénaux sont employés uniquement à l’égard des producteurs et des distributeurs, et non des consommateur.trice.s, considérés comme des victimes[36]. Aucune des deux solutions, toutefois, n’est très efficace.

Tout cela signifie que d’autres stratégies doivent être trouvées, aussi bien du côté de la société que de celui de la politique étatique, permettant à la fois d’éviter le risque de la stigmatisation et de l’exclusion sociale, et offrant la possibilité d’une vie alternative, une vie qui n’a pas besoin de substances addictives.

Retrouvez les autres articles de notre dossier “drogues” en ligne:

Qui sont réellement les usagerEs de drogues ?, par Fabienne Pourchon

Neurobiologie de l’addiction, par François Coudoré

Les drogues et la race en Grande-Bretagne, par Anita Kalunta-Crumpton

Drogues : le tango français, par Fabrice Olivet

De la guerre à l’emploi : extension (trans)nationale du dépistage des drogues, le cas des entreprises états-uniennes et françaises, par Renaud Crespin

Notes

[1] L 127/32, décision du Conseil de l’Union Européenne 2005/387/JAI, publiée le 20 mai 2005, relative à l’échange d’informations, à l’évaluation des risques et au contrôle des nouvelles substances psychoactives.

[2] Piotr Jabłoński, Artur Malczewski, « Dopalacze, czyli nowe substancje psychoaktywne: skala zjawiska i przeciwdziałanie », Serwis Informacyjny Narkomania 2 (66) 2014, 11-16, 3.

[3] « Les Research Chemicals (RC) sont des substances psychoactives, soit issues de variations des structures moléculaires de substances illégales existantes, soit plus rarement, des structures entièrement nouvelles mais avec des effets similaires aux drogues déjà connues. La raison de la production de ces substances est principalement liée à la volonté de contourner les lois existantes. Le RC le plus connu est sans aucun doute la méphédrone, qui a defrayé la chronique en 2010, puis a été classée comme stupéfiant dans la plupart des pays. »

http://www.psychoactif.org/psychowiki/index.php?title=Research_Chemicals,_effets,_risques,_t%C3%A9moignages

[4] OEDT/EMCDDA, New psychoactive substances in Europe. An update from the EU Early Warning System, March 2015, p. 10.

[5] OEDT/EMCDDA 2015, op. cit..

[6] OEDT/EMCDDA 2015, op. cit..

[7] OEDT/EMCDDA 2015, op. cit..

[8]Europejski raport narkotykowy 2015 : Tendencje i osiągnięcia, http://www.emcdda.europa.eu/attachements.cfm/att_239505_PL_TDAT15001PLN.pdf

[9] Les organismes suivants ont participé à la mise en œuvre de ce projet : l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT, leadeur), la première faculté de médecine de l’Université Charles de Prague, le Trimbos Institute (Pays-Bas), la North West Public Health Observatory (NWPHO, Royaume Uni) et la University of Social Sciences and Humanities (SWPS, Pologne).

[10] Agnieszka Kolbowska, « Używanie narkotyków a płeć », Servis informacyjny Narkomania 1, 2007, 38-43, 40.

[11] Janusz Sierosławski, « Używanie substancji psychoaktywnych przez młodzież », Wyniki Europejskiego Programu Badań Ankietowych w Szkołach (ESPAD) w 2011 roku, Ośrodek Rozwoju Edukacji, 14.

[12] European Drug Report 2014: Trends and developments / Tendances et évolutions. Rapport européen sur les drogues, 34.

[13] Janusz Sierosławski, op. cit. & Agnieszka Kolbowska, op. cit.

[14] Michel Shiner, Tim Newburn, « Definitely, maybe not? The Normalisation of Recreational Drug use amongst Young People », Sociology, 31, 3, 1997, 511‑529.

[15] Agnieszka Pisarska, Katarzyna Okulicz-Kozaryn, « Używanie substancji psychoaktywnych przez niemieszkających z rodzicami i nieuczących się nastolatków », Alkoholizm i Narkomania 4 (2008), 443-456, 448.

[16] Michel Shiner, Tim Newburn, op. cit.

[17] Michel Shiner, Tim Newburn, op. cit.

[18] Kauko Aromaa, « Self-reported delinquency in Helsinki, Finland, 1992 », in Josine Junger-Tas, Gert-Jan Terlouw & Malcolm W. Klein (eds.), Delinquent Behavior Among Young People in the Western World: First Results of the International Self-Report Delinquency Study, Amsterdam: RDC – Ministry of Justice, Kugler Publications, 1994, 14-41, 17.

[19] Home Office and The Rt Hon Norman Baker, New psychoactive substances review: report of the expert panel, 30 octobre 2014, 13.

[20] Ibid.

[21] Renata Modrzejewska, « Comorbidity in adolescence: simultaneous declaration of depressive, eating symptoms and use of psychoactive substances in general population of 17 year old students in a big city », Archives of Psychiatry and Psychotherapy 2 (2013), 21-28.

[22] Agnieszka Pisarska, Katarzyna Okulicz-Kozaryn, op.cit..

[23] Shi-Heng Wang, Wen-Chun Chen, Chih-Yin Lew-Ting, Chuan-Yu Chen, et Wei J. Chen, « Running away experience and psychoactive substance use among adolescents in Taiwan: multi-city street outreach survey », BMC Public Health, 2010, p. 29 et suiv.

[24] Jean Paul Grund, Susanna Ronconi, Grazia Zuffa, NADPI –  New Approaches in Drug Policy & Interventions WS1 – Innovative cocaine and poly drug abuse prevention programme. Operating Guidelines Beyond the disease model, new perspectives in HR: towards a self regulation and control model, 2013, 7.

[25] Brian C. Kelly, « Legally Tripping: A Qualitative Profile of Salvia Divinorum Use Among Young Adults », Journal of Psychoactive Drugs 43 (1), 2011, 46-54.

[26] B. Perron, B. Ahmedani, M. Vaughn, J. Glass, A. Abdon, L.-T. Wu, « Use of Salvia divinorum in a Nationally Representative Sample », The American Journal of Drug and Alcohol Abuse 38 (1), janvier 2012, 108‑113.

[27] Home Office and The Rt Hon Norman Baker, New psychoactive substances review: report of the expert panel, 30 octobre 2014, 9.

[28] Piotr Jabłoński, Artur Malczewski, op. cit, 12 et suiv. en particulier.

[29] Ibid.

[30] Raport Głównego Inspektora Sanitarnego (GIS) w sprawie środków zastępczych – Razem przeciw dopalaczom 2013 – 2014, 34.

[31] Home Office 2014, op. cit., 9.

[32] Flash Eurobarometer 401. Young People and Drugs (Les jeunes et la drogue), 2014, http://ec.europa.eu/public_opinion/flash/fl_401_en.pdf, 10.

[33] Home Office 2014, op. cit., 9.

[34] OEDT/EMCDDA 2015, op. cit..

[35] Piotr Jabłoński, Artur Malczewski, op. cit, 14.

[36] Piotr Jabłoński, Artur Malczewski, op. cit, 15.