L’association qui est souvent faite entre usage de drogues et marginalité s’explique en partie du fait que ce sont les consommateur-trices les plus précaires qui ont recours aux structures de soin publiques. Mais différentes approches thérapeutiques permettent de toucher – donc de mettre en évidence – différents publics d’usagerEs.

La représentation commune de l’usagerE de drogues est souvent associée à celle du junkie injecteur d’héroïne. C’est un homme qui vit en ville, et il est potentiellement sans domicile fixe. Dans sa représentation romancée, c’est un rebelle. Pour la justice, c’est un malade ou un délinquant. Cette représentation est construite, comme je vais l’expliquer, à partir du profil des usagerEs qui fréquentent les CAARUD[1] (anciennes Boutiques). Mais la réalité des consommateur-trices de drogues est bien plus complexe. Depuis plusieurs années, des professionnels de la réduction des risques liés à l’usage de drogues et des usagerEs de drogues défendent l’idée de la pluralité des profils des consommateur-trices. Des structures d’« auto-support[2] » telles que l’association Psychoactif[3] militent pour l’adaptation des dispositifs d’accueil et d’accompagnement en fonction de cette diversité. D’autres associations de prévention et de réduction des risques (RDR) cherchent à étudier de manière plus large les profils des usagerEs de drogues, afin de connaitre plus précisément un public diversifié dont les pratiques évoluent.

Depuis 2004 en France, le dispositif d’accueil et d’accompagnement des usagerEs de drogues est basé sur les CAARUD. Les CAARUD remplissent un certain nombre de missions en direction des consommateur-trices. D’une part des missions d’accueil collectif et individuel, d’information et de conseil personnalisé aux usagerEs, et la mise à disposition de matériel de prévention des infections. D’autre part un soutien aux usagerEs dans l’accès aux soins, qui comprend : l’aide à l’hygiène et l’accès sur place aux soins de première nécessité, l’orientation vers le système de soins spécialisés ou de droit commun, l’incitation au dépistage des infections transmissibles. Enfin ils assurent une mission de soutien aux usagerEs dans l’accès aux droits, l’accès au logement et à l’insertion ou la réinsertion professionnelle. Ces missions orientent le public des consommateur-trices qui se rendent dans ces structures. Ce sont principalement des usagerEs précaires qui se rendent dans ces centres d’accueil. En plus du matériel de consommation, ils ont besoin d’un accompagnement pour mettre ou remettre en place leurs droits sociaux, trouver un travail ou un chantier d’insertion, refaire leur carte d’identité, etc. Ces usagerEs sont visibles, ils demandent de l’aide et font appel aux centres médicaux sociaux.

Or, dès 2010, l’association SAFE[4] a montré par des études l’existence d’usagerEs de drogues qui ne fréquentent pas les CAARUD. Ces usagerEs ont rapidement été appelés “usagerEs cachéEs”. SAFE est une association de réduction des risques liés à l’usage de drogues (RDR) qui a pour mission de développer l’accès au matériel de consommation pour les usagerEs qui en ont besoin. Elle gère les automates distributeurs de seringues de Paris et d’une partie de l’Ile de France. Elle développe depuis 2011 un programme de réduction des risques à distance, de conseil par téléphone et par mail et d’envoi de matériel par la poste à domicile pour les usagerEs éloignés des structures médico-sociales. L’association cherche également à évaluer les besoins des usagerEs. Elle organise l’analyse des seringues récupérées dans les automates pour identifier les produits consommés par les usagerEs. Elle met en place depuis 2 ans des permanences aux automates par des enquêteur-trices pour interviewer des usagerEs afin de connaître leurs profils, les pratiques et leurs besoins. SAFE a notamment pu déterminer que les usagerEs des CAARUD utilisent largement les automates distributeurs de seringues situés à proximité des centres d’accueil. En revanche les automates du sud de Paris ne sont pas fréquentés par les usagerEs de CAARUD.

Une des questions qui ressort de l’étude de ces profils d’usagerEs, est celle de savoir qui sont ceux et celles qui ne fréquentent pas les CAARUD. En quoi diffèrent-ils.elles de ceux et celles des CAARUD ?

Tout d’abord, les usagerEs des CAARUD

L’enquête ENA-CAARUD[5] est organisée tous les 2 ans parmi l’ensemble des structures de réduction des risques CAARUD de France. Cette enquête réalisée pendant une semaine interroge  le profil des usagerEs des structures d’accueil et leurs consommations. A chaque personne accueillie dans le CAARUD, les profesionnelLEs posent une série de questions centrées sur les pratiques de consommations, les modes de consommations, les produits consommés. La dernière édition date de septembre 2015 (les résultats ne sont pas encore disponibles). L’édition 2012, qui a inclut 2905 individus, montre que la majorité des personnes fréquentant les CAARUD sont des hommes. Les femmes représentent seulement 19% des effectifs des CAARUD et leur part baisse au fil des enquêtes.

Bien que la part de usagerEs plus inséréEs tend à augmenter entre 2010 et 2012 (20% à 24%), 76% des enquêtéEs sont dans la précarité. Ils.elles n’ont pas de logement ou sont en hébergement social. 1/3 des usagerEs sont SDF. Ils.elles vivent en majorité des allocations sociales ou n’ont pas de revenus stables. Les plus jeunes, les moins de 25 ans, connaissent des conditions de vie très dégradées: vie en squat ou SDF, rupture familiale, absence de revenus sans possibilité d’aide financière type RSA, etc… Les produits consommés sont majoritairement le cannabis et les opiacés, avec l’héroïne et les  traitements de substitution aux opiacés[6]. Arrivent ensuite les stimulants comme la cocaïne et le crack.

Avec l’apparition des nouveaux produits de synthèse (NPS)[7], la question de la consommation de substances acquises sur Internet a été posée dans cette étude de 2012. UnE usagerE sur dix déclare avoir déjà consommé des produits achetés en ligne par lui-même/elle-même ou un tiers. Ces usagerEs sont jeunes, ils.elles ont souvent moins de 35 ans. Les produits achetés sur internet restent majoritairement des champignons et des plantes hallucinogènes. Mais les nouveaux produits de synthèses représentent désormais 1/6 des achats.

Profils diversifiés des usagerEs “cachéEs”

Les études[8] que SAFE a réalisée auprès des usageEs utilisateur.trice.s des autres dispositifs de réduction des risques (RDR), des automates distributeurs de seringues et des programmes de réduction des risques à distance (RDRAD) permettent de faire émerger d’autres profils d’usagerEs. Le programme de RDRAD accueille notamment plus de femmes. Elles représentent plus de 30% des personnes accueillies en RDRAD (contre 19% des usagers de CAARUD et 10% des utilisateurs d’automates distributeurs de seringue.). Lorsque l’accès aux matériels de consommation est sur la voie publique, ou qu’il faut aller dans les structures médico-sociales, les femmes semblent avoir davantage de réticences à y avoir recours.

Pourquoi ? Plusieurs raisons sont évoquées par les femmes interviewées aux automates ou dans la file active de l’association SAFE. La première est la crainte d’être aguichée ou draguée de façon intempestive lorsqu’elles se rendent dans le CAARUD : « c’est pas toujours évident de se faire respecter en tant que fille »[9] ; « c’est des publics particuliers […] un peu agressifs, soit dragueur, soit à faire du rentre-dedans ».[10]  Une seconde raison provient de l’usage en couple  Les femmes apparaissent plus souvent dépendantes de leur compagnon lors de l’initiation à l’injection, puis pour l’obtention du produit. Elles peinent ensuite à maîtriser les circonstances de l’acte de consommation et donc à prévoir le recours à leur propre matériel (enquête Coquelicot, 2004[11]). Une troisième raison a émergé lors des derniers entretiens avec des femmes aux automates : elles seraient plus prévoyantes que les hommes et auraient moins souvent besoin d’aller chercher du matériel.

Dans le programme de RDRAD, alors que le dispositif garantit l’anonymat, leur présence est plus importante. Le programme de RDRAD montre que ce sont principalement les femmes du couple qui prennent contact avec l’association SAFE pour discuter du matériel et de la réduction des risques, alors que l’on constate au contraire leur mise en retrait lorsqu’elles accompagnent un homme dans les centres d’accueil. SAFE accompagne aussi de nombreuses femmes seules qui apparaissent  parfaitement autonomes dans leurs consommations.

La consommation est transversale

Bien que la part d’usagerEs inséréEs tende à augmenter dans les CAARUD[12], ils ne représentent que 24% du public. Le public accompagné reste majoritairement plutôt précaire. Les personnes rencontrées lors des enquêtes aux automates ou les personnes fréquentant le programme de RDR à distance sont, au contraire, plutôt insérées: aux automates, 50% des personnes ont un travail et un logement. Ces données montent à 70% pour le programme de RDR à distance. D’ailleurs, l’une des premières motivations évoquées par les consommateur-trices pour expliquer leur utilisation des automates ou de la RDR à distance est la recherche d’anonymat et/ou la peur de la stigmatisation. Ces usagerEs ne veulent pas fréquenter des structures qui sont implantées la plupart du temps dans les centres villes. Les usagerEs d’automates demandent notamment souvent que les automates soient implantés dans des endroits isolés pour éviter d’être vu.e.s en train de prendre du matériel. Il n’est pas rare d’entendre « le CAARUD  est en centre-ville, mon patron vit pas loin »[13], « je n’ai pas envie que des parents d’amis de mes enfants me voient »[14].

D’autre part, beaucoup des usagerEs inséréEs travaillent. Pour une partie, leur travail est en lien avec la santé ou le social. Le programme de RDR à distance permet de recenser des médecins, des infirmierEs, des travailleur-ses sociaux-les (dont certainEs travaillent en CAARUD), des commerciaux.ales de laboratoire, des étudiantEs Éducateur-trices ou AssistantEs sociaux. Ces personnes ne peuvent pas se permettre d’être vues en CAARUD ou d’être identifiées comme usagerE de drogues. « Je risque de croiser des professionnelLEs avec lesquelLEs je travaille »[15] ; « j’ai peur de me griller si je cherche des stages »[16].

Les produits sont divers et variés

Deux tendances cohabitent : dans les CAARUD, les produits consommés sont d’une part les opiacés, avec l’héroïne et les traitements de substitution aux opiacés (TSO) type Subutex® et méthadone, d’autre part les stimulants, avec la cocaïne[17] (les consommateurs de NPS[18] sont minoritaires). En RDR à distance, les médicaments sont les premiers produits cités. Mais on voit arriver depuis 5 ans les NPS : ces produits de synthèse sont fabriqués en laboratoire et sont vendus sur internet et livrés à domicile. Leur composition évolue au gré des interdictions légales et leur coût est minime comparé aux produits trouvés dans la rue.

Les consommateurs de NPS sont minoritaires dans les CAARUD. Pourtant, l’analyse des seringues trouvées dans les automates distributeurs de seringues, montre au contraire une consommation importante des NPS : on en trouve la trace dans 25% des seringues analysées à Paris. Dans certains sites comme celui de la gare du Nord, où des CAARUD interviennent à proximité d’automates distributeurs de seringues, les analyses ont montré que les NPS ne sont quasiment pas présents dans les seringues du CAARUD, alors même qu’ils sont présents dans les seringues des automates. Deux publics co-existent donc dans le même espace : les uagerEs des CAARUD ne sont pas les mêmes que ceux et celles qui utilisent les automates. Autre preuve : dans l’étude des profils aux automates, les enquêteurs demandent aux usagerEs ce qu’ils consomment. Pour la première fois dans une enquête déclarative, les usagerEs annoncent que jusqu’à 30% d’entre eux ou elles injectent de la méthadone selon les sites étudiés. Dans l’enquête ENA-CAARUD, la méthadone n’est citée que ponctuellement par les usagerEs.

Tous les usagerEs ne se reconnaissent pas dans les CAARUD à tous les moments de leurs parcours

Lors des interviews auprès d’usagerEs d’automates, les enquêteurs ont découvert des usagerEs avec des parcours et un rapport aux institutions très variés. Si certainEs usagerEs ne veulent absolument pas aller dans les CAARUD, d’autres ne veulent plus les fréquenter. Ils/elles ont été accompagnéEs dans les CAARUD à un moment de leur vie mais ne le souhaitent plus : « C’est fini pour moi, les CAARUD »[19] ; « J’y allais quand j’avais besoin de faire des papiers, mais maintenant j’ai juste besoin de matos. »[20] Les raisons qu’ils et elles avancent pour expliquer ne plus user de ce type de dispositif sont les suivantes : ils.elles ne souhaitent plus fréquenter d’autres usagerEs de drogues ; ils.elles ont peur d’être tentéEs de consommer, de reconsommer, de consommer plus ; ils.elles ont laissé cette vie derrière eux/elles et ne veulent plus y retourner. Pour une partie, fréquenter les CAARUD représente un moment de leur vie inscrit dans les difficultés, la précarité. Continuer à les fréquenter ou y retourner serait un pas en arrière.

En outre, des usagerEs ont associé les CAARUD à un rôle d’accompagnement social et non pas à celui de la RDR. Il apparaît que lorsque leurs difficultés sociales sont passées, ils ne s’appuient plus sur le CAARUD pour obtenir du matériel.

Les usagerEs sont également présentEs à la campagne[21]

La consommation de drogues est largement associée à la ville. Pendant longtemps, le milieu rural a été pensé comme un espace vierge de drogues. Les lieux de deal sont en ville. Le deal se présente comme une transaction en espace urbain entre un dealer dans la rue et le client qui va à sa rencontre. Il s’avère que la réalité est toute autre. On trouve de l’héroïne et de la cocaïne à la campagne et la route du deal passe également par ces espaces. Ces dernières années, de nombreuses saisies de drogues réalisées par les douanes ont eu lieu dans des territoires ruraux (notamment dans le sud de la Seine-et-Marne ou dans l’Oise). Dans le programme de RDR à distance, 50% des usagerEs viennent de communes de moins de 10 000 habitantEs et plus de la moitié d’entre eux.elles dans des communes de moins de 1000 habitantEs.

Alors que le système des CAARUD est axé sur les grandes villes, ces structures cherchent de plus en plus à explorer le milieu rural. Mais elles se confrontent aux difficultés inhérentes à l’identification des usagerEs. Dans des espaces où tout le monde se connaît, les usagerEs ne s’affichent pas.

Une particularité des consommateur.trice.s au sein de ces espaces plus ruraux est qu’ils.elles y achètent des produits dont ils consomment une partie et revendent le reste. Ces usagerEs sont appelés “usagerEs dealerEs”. Les usagers y consomment aussi des médicaments. A cela s’ajoute le virage qu’a représenté les NPS.

Pour conclure, il ressort de ces différents enquêtes que le profil des consommateur-trices est pluriel et complexe. Si cette réalité n’est pas nouvelle, l’évaluation de ces phénomènes et la connaissance de ces publics d’usagerEs en est à ses prémisses. En tant que professionnelLEs de la RDR, ces études et enquêtes doivent nous pousser à nous interroger et à construire des dispositifs ou/et des actions en direction de touTEs les usagerEs.

Retrouvez les autres articles de notre dossier “drogues” en ligne:

La consommation des nouvelles substances psychoactives : comparaison dans quatre pays de l’Union Européenne, par Piotr Sałustowicz

Neurobiologie de l’addiction, par François Coudoré

Les drogues et la race en Grande-Bretagne, par Anita Kalunta-Crumpton

Drogues : le tango français, par Fabrice Olivet

De la guerre à l’emploi : extension (trans)nationale du dépistage des drogues, le cas des entreprises états-uniennes et françaises, par Renaud Crespin

Notes

[1] CAARUD : Centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, créés par le décret n° 2005-1606 du 19 décembre 2005 (JO du 22 décembre 2005)

[2] L’auto-support vise au développement d’une identité commune des usagerEs qui se fonde sur trois principe : militer contre la répression, reconnaitre les usagerEs comme des partenaires et des experts à part entière dans la lutte contre le sida, développer une approche communautaire de soutien individuelà l’adoption de certains comportements. Ce travail se réalise dans une logique d’indépendance et de fermeture du groupe vis-à-vis de toute contribution extérieure.

[3]  www.psychoactif.org

[4] SAFE – Prévention des risques liés à l’usage de drogues – www.safe.asso.fr/

[5]  Enquête ENA-CAARUD.

[6] Méthadone et Buprénorphine Haut Dosage.

[7] NPS : Ils désignent un éventail très hétérogène de substances qui imitent les effets de différents produits illicites (ecstasy, amphétamines, cocaïne, cannabis, etc.).

[8] Etudes d’analyse de seringues récupérées dans les automates distributeur de seringues ; études auprès des utilisateur.trice.s d’automates et des autres dispositifs de réduction des risques; études de profils des usagers du programme de Réduction des Risques à distance.

[9] Entretien avec A., usagère injectrice de Skénan®, 32 ans, 16 décembre 2014.

[10] Entretien avec E., usagère injectrice de Subutex, 27 ans, 15 décembre 2014.

[11]  Jauffret-Roustide Marie et coll., « Femmes usagères de drogues et pratiques à risque de transmission du VIH et des hépatites C. Complémentarité des approches épidémiologiques et socio-anthropologique, Enquête Coquelicot 2004-2007 » in BEH, 2009  pp.96-99.

[12]  Cf. ENA-CAARUD

[13]  Entretien avec Y., usager injecteur de Subutex, 42 ans, 25 avril 2015.

[14]  Entretien avec S, usager injecteur de Skenan®, 35 ans 12 décembre 2013.

[15]  Entretien avec P, usager injectrice de Subutex®, 32 ans, 17 novembre 2015.

[16]  Entretien avec S usagère injectrice de Subutex® 22 ans, 16 juillet 2012.

[17]  Enquête ENA-CAARUD.

[18]  Nouveaux Produits de Synthèse.

[19]  Entretien avec un usager injecteur NPS, le 01 juillet 2015.

[20]  Entretien avec usager injecteur de Subutex® le 25 juin 2015.

[21]  Florent SCHMITT a récemment entamé une thèse de sociologie de la santé portant sur les usages de drogues illicites (et les usages alternatifs de traitements de substitution) dans les petites communes et les zones rurales, cette recherche incluant notamment l’étude des réponses sanitaires apportées par les acteurs de la réduction des risques dans ces espaces particuliers (isolement, forte interconnaissance).