Dans l’un des derniers numéros de Mouvements1au mois de Juin 2021, portant sur l’organisation du travail comme question politique, T. Coutrot a pensé nécessaire de montrer les limites des interventions et des recherches en clinique de l’activité. Les enjeux politiques y seraient mal cernés. Dans un texte précédent il était même allé un peu plus loin en rangeant la clinique de l’activité que nous pratiquons dans la catégorie des alternatives managériales : pour lui l’élection d’opérateurs référents du travail réel, à la faveur de nos interventions, à l’initiative de collectifs de travail à la reconquête de leur pouvoir d’agir contre l’organisation du travail en place, se coule dans l’esprit japonais du lean management2. C’est un argument qui surprendrait autant les directions d’entreprises qui ont dû se faire une raison en travaillant avec nous, que beaucoup de spécialistes du travail plus circonspects3. Mais T. Coutrot veut visiblement poser un problème politique. Pour ce faire, dans l’article de Mouvements il commente le travail de notre équipe, conduit avec un syndicat, dans l’enseignement secondaire curieusement à partir du seul rapport remis au Syndicat National des Enseignants du Secondaire (SNES), il y a presque 10 ans, en 2012.

Quitte à s’avouer profane en la matière et à reconnaître que c’est sans doute extraordinairement difficile pour un syndicat de faire ce qu’il lui conseille, il propose d’organiser l’action syndicale autour de deux grandes controverses politiques — décisives au moins pour lui — et sans doute pour toute une génération militante : l’école doit-elle instruire ou bien émanciper ? Et la pédagogie doit elle être centrée sur l’activité enseignante ou sur celle de l’élève4 ? Faute d’avoir instruit ces vraies questions politiques dont T. Coutrot sait, lui, qu’elles traversent le milieu enseignant, la recherche CNAM-SNES le laisse sur sa faim. Mieux, elle risque de s’aliéner dans la quête illusoire d’une réussite scolaire au sein d’un système hautement sélectif (Ibid, pp. 58-59). Et mieux encore, l’équipe du CNAM victime d’une vision pédagogique « active », finalement, relaie le discours normatif et prescriptif du Ministère. Après l’esprit japonais du lean management, nous voilà maintenant cultivant une vision néolibérale de l’éducation au nom d’un principe d’efficacité sociale somme toute un peu naïf. C’est l’être citoyen des jeunes qui doit l’emporter, pour T. Coutrot, contre la perfusion pédagogique des savoirs que nous privilégierons.

Je laisse de côté cette dernière « grande » controverse très classique dans la gauche politique mais qu’on peut trouver bien abstraite et surtout dont les termes trompeurs ont, et depuis très longtemps, été examinés de près et repensés par les meilleurs chercheurs du domaine.5 Je pourrais aussi invoquer, concernant l’autre « grande » controverse sur la coupure taylorienne entre celle ou celui qui enseigne, détenant le savoir, et des élèves récepteurs passifs, un autre argument : celui fourni par les travaux de D. Ruelland-Roger pourtant publiés récemment en 2019 — il est vrai après 2012, dernière date étonnamment arrêtée par T. Coutrot pour instruire son dossier — précisément consacrés dans notre équipe à cette question6. On y découvre la différence entre l’activité réelle des élèves et leurs actions apparentes. Même si dans une critique la documentation n’est peut-être pas le problème principal, il est toujours dommage de se priver des moyens qu’elle offre d’être précis.

Mais je voudrais centrer mon propos sur la question la plus importante soulevée selon moi, dans cette discussion. Je voudrais montrer qu’il y a controverse et controverse. Au-delà de ces usages courants, ce mot est pour moi — je devrais dire pour nous — une pratique dans l’action et un concept qu’on ne peut banaliser en l’identifiant trop vite à un débat politique général, fut-il scolaire et surtout relevant de l’expertise revendiquée du chercheur ou du militant. J’appelle controverse professionnelle l’instrument de travail dont se dote un collectif lui-même pour régénérer son pouvoir d’agir sur les choses concrètes qui empoisonnent la vie ordinaire au travail. Un véritable outil pour étendre son rayon d’action pratique au sein de rapports de forces inévitables dans la situation où il se trouve, et ce, pour faire de nouveau autorité dans cette situation.

Un exemple dramatique

Nous avons fait l’expérience dramatique des conséquences de la défaillance de cet instrument de travail — quand celles et ceux qui enseignent en sont privés — au moment de l’assassinat de Samuel Paty par un islamiste près de son collège du Bois-d’Aulne de Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020. Le journal Le Monde nous a donné les moyens de mieux comprendre ce qui s’est joué entre collègues de ce collège dans ces circonstances concrètes. Le journal a eu accès à l’échange d’e-mails entre Samuel Paty, ses collègues et sa hiérarchie, la semaine précédente7.

Samuel Paty apprend par l’inspecteur de l’académie que son nom est associé à une vidéo qui circule sur les « réseaux sociaux » où des militants islamistes extérieurs au collège réclament vengeance au nom du fait qu’il aurait offensé le prophète. Il est incité vivement par son institution à porter plainte, ce qu’il fera. Mais il adresse aussi un long mail à ses collègues, qui décrit précisément le déroulé des faits, au moins selon lui : « Le lundi 5/10, en 4ème 5, j’ai fait un cours sur la liberté d’expression. Dans ce cours, vingt minutes sont consacrées à une situation de dilemme autour de la question des caricatures de Mahomet : faut-il ne pas publier ces caricatures pour éviter la violence ou faut-il publier ces caricatures pour faire vivre la liberté ? ». Dans ce même mail, le professeur assume avoir montré, durant la deuxième partie de son cours « une caricature “trash” pendant quelques secondes ». « Je propose aux élèves qui auraient peur d’être choqués de ne pas la regarder (et pas seulement aux élèves musulmans) ou de sortir quand une auxiliaire de vie scolaire est présente. Cette image n’est pas expliquée, elle illustre la dimension très émotionnelle de ce qui s’est passé. Un travail sur les arguments est ensuite mené où je déconstruis les arguments islamistes. Par exemple, il n’y a pas de blasphème car la République est laïque ».

Samuel Paty avait déjà remonté le fil de la rumeur qui se répand alors à propos de ce qu’il aurait fait. Il écrit : « Une mère d’élève a mal compris ma démarche et a cru à la discrimination, ce qui juridiquement n’est absolument pas le cas. (…) j’avoue cependant que c’est confus et très maladroit et qu’il y a un implicite qui pourrait froisser les musulmans. Cette partie de ma séquence sera retirée et je me suis excusé auprès de la mère de famille qui a très bien pris mon coup de téléphone ».

Certes, c’est à l’extérieur de l’Etablissement que les choses s’enveniment. Mais la Principale du Collège s’est très vite adressée à l’ensemble de la communauté éducative : « M. Paty a tout de suite reconnu sa maladresse (…) Nous sommes bien conscients que M. Paty n’a pas cherché à discriminer quiconque, ce qui laisserait sous-entendre la volonté de rabaisser les élèves, bien au contraire, il a voulu les protéger ». Mme F. conclut par ce message de soutien : « Je pense pouvoir dire que M. Paty a vécu une semaine difficile et qu’il est important qu’il puisse compter sur chacun d’entre nous. »

Mais, en retour, deux collègues expriment clairement qu’il ne faudra pas compter sur eux. « J’écris aujourd’hui ce message car j’éprouve le besoin de dire que je ne soutiens pas notre collègue, explique une enseignante expérimentée. Je refuse de me rendre complice par mon silence, d’une situation dans laquelle je me retrouve plongée malgré moi. A mes yeux, cette situation altère le lien de confiance que nous essayons de renforcer chaque jour avec les familles qui ont choisi l’école publique pour leurs enfants et au vu du contexte dans lequel elle s’inscrit, met en danger l’ensemble de la communauté du collège. »

Un autre enseignant s’en prend plus directement encore au travail de Samuel Paty : « Non seulement notre collègue a desservi la cause de la liberté d’expression, il a donné des arguments à des islamistes et il a travaillé contre la laïcité en lui donnant l’aspect de l’intolérance, mais il a aussi commis un acte de discrimination : on ne met pas des élèves dehors, quelle que soit la manière, parce qu’ils pratiquent telle ou telle religion ou parce qu’ils ont telles ou telles origines, réelles ou supposées. Mon éthique m’interdit de me rendre complice de ce genre de choses ».

Il reçoit, à l’inverse, un message de soutien d’une autre collègue : « On commet tous des maladresses. On fait tous des erreurs, même si je pense que ça n’en est pas une de défendre nos libertés en expliquant aux ados d’aujourd’hui des choses qui les dépassent sûrement. Monter les choses en épingle de telle sorte, c’est abusif. Quant aux réactions de certains collègues, que dire ? Rien ; ça me semble préférable ».

A plusieurs reprises dans ces échanges S. Paty évoque explicitement les changements qu’il envisage à l’avenir pour cette séquence de cours : « Je travaillerai l’année prochaine sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’Internet en Chine », écrit-il. Ou encore, une autre fois : « Je ne ferai plus de séquence sur ce thème. Je choisirai une autre liberté comme objet de séquence ».

Il n’en aura pas eu l’occasion. Car, au bout du compte le drame est là. Et chacun va s’empresser de dire ce qu’il aurait fallu faire. La morale guette devant ce professeur qu’on peut imaginer réduit, voire encouragé, à utiliser ces caricatures plus que blessantes pour illustrer la liberté d’expression. On peut imaginer toutes les hypothèses, même celle — inverse — que c’est bien de cette façon qu’on doit résister pour défendre la liberté. On peut aussi penser qu’il y a bien d’autres scénarii possibles pour instruire ce thème en classe. S. Paty lui-même évoque un autre objet envisageable en repensant au geste de métier qu’il a finalement choisi en tranchant dans les dilemmes de la situation. Au total, les jugements aposteriori vont bon train. Et il ne sera pas difficile, encore une fois, de conclure de façon bien moraliste que, de toute façon, les enseignant·es sont en deçà de ce qu’ils devraient être.

Mais où et quand le travail collectif sur ce genre de dilemmes professionnels a-t-il pu avoir lieu ? Où et quand la qualité de tel ou tel objet à travailler dans la séquence — et avec quel moyen — a-t-elle été mise à l’ordre du jour pour construire l’appropriation du savoir visé adossé à la posture citoyenne nécessaire ? Où et quand ce conflit de critères a-t-il pu être analysé entre collègues et instruit dans l’institution ? De quelle dispute professionnelle préalable a-t-il pu faire l’objet pour devenir une ressource pour chacun ? Quelle controverse, en un mot, ce collectif professionnel, a-t-il pu conduire pour déboucher sur des arbitrages plus robustes que chacun aurait pu transporter avec lui, quoiqu’il en fasse au bout du compte pour préserver sa santé en améliorant son efficacité ?

Rien de tout cela ne semble avoir eu lieu qui permette à chacun et chacune de prendre éventuellement des libertés avec ses habitudes, ce qui — au passage — nous éloignerait de la morale pour nous rapprocher de l’éthique8 (Clot, 2020). C’est que l’organisation du travail enseignant fabrique entre les professionnel·les davantage de collections, y compris d’opinions, que de collectifs de travail. Lutter pour de bon pour une autre organisation du travail suppose de faire exactement l’inverse. Mais l’inverse est très exigeant. Faire reculer la collection au bénéfice du collectif, loin de pouvoir se faire au nom des idées, suppose d’agir le plus concrètement du monde, à l’opposé de toute mythologie du collectif, pour rechercher ensemble avec méthode — beaucoup de méthode — les conflits de critères dans l’activité ordinaire réelle de tous et de chacun : les conflits de critères qui, instruits ensemble, permettront de découvrir les angles morts du réel, de tourner et retourner les objets du travail dans tous les sens pour faire mieux le tour des questions; des questions qui se posent dans chaque situation précise où la conscience professionnelle doit trouver à se régénérer dans les épreuves qu’elle traverse, que chacun le veuille ou non.

En lisant ces échanges de mails bien tardifs entre Samuel Paty et ses collègues, je pensais aux nombreuses controverses de métier que J.L Roger rapporte dans son ouvrage de 20099 — pièce manquante aussi dans le texte de T. Coutrot —, au moment où l’action avec le SNES prenait son essor, je pensais, par exemple, aux dialogues suscités par un cours sur la Terreur pendant la Révolution Française. Rien à voir avec les « trucs pédagogiques » ou encore avec la « mine d’informations » (pour le chercheur ?) invoqués par T. Coutrot. C’est l’objet même du travail qui devient discutable entre collègues, le geste de métier qu’on déplie. Soyons lucides : les conflits de critères évoqués divisent parce que le réel divise. Et, paradoxalement, c’est seulement la controverse professionnelle, autour des divisions de l’activité concrète dans la tâche commune, qui peut « faire collectif » en sortant des idées reçues ; non pas pour trouver un juste milieu, mais pour trouver éventuellement quelque chose auquel personne n’avait pensé jusque là.

Faire du neuf quand ça s’impose est la condition d’un lien social vivant. Et ce lien se crée dans les désaccords assumés au nom de l’efficacité retrouvée du travail. En recherchant la différence entre les gestes de métiers accomplis, nos interlocutrices et interlocuteurs sont les premier·es surpris·es de l’écart entre ce qu’ils ou elles disent et ce qui est fait en réalité, au-delà de leurs déclarations, même les plus révolutionnaires. Dans ces étonnements partagés se forge beaucoup plus sûrement et plus solidement de l’unité que dans toutes les pratiques du consensus, même celui qu’on oppose régulièrement à la prescription descendante. Devant le réel respecté, ce qui sépare et se discute noue un lien étrangement puissant pour pouvoir agir de concert. Pas d’unité de façade : un lien collectif vivant ne peut sortir que des désaccords assumés au nom du « bien faire » à discuter pour le restaurer. Disons-le simplement : c’est là toute la vertu de l’action conduite avec le SNES.

Pour faire reculer l’organisation du travail dominante il faut commencer par retrouver le pouvoir d’agir sur sa propre activité. C’est à ce prix qu’on acquiert le crédit nécessaire pour imposer le respect à sa hiérarchie. Dans le rapport des forces entre le collectif et ces hiérarchies qui croient encore pouvoir décider seule des contenus du travail, c’est l’autorité reconquise sur les choses du métier qui repousse ce que le Pouvoir de commandement a d’arbitraire. Au-delà de la santé de chaque enseignant ou enseignante, dans l’action avec le SNES c’est cette autorité collective qui est visée pour agir le plus efficacement possible à tous les étages institutionnels. C’est qu’en fait, l’émancipation commence seulement dès que la subordination concrète recule et doit être vue comme un acte, un point de départ, non comme un point d’arrivée enviable mais éloignée.

On pourra toujours défendre à l’unisson la liberté d’expression comme droit universel ou, au contraire, désespérer d’une République crispée sur l’inculcation d’un universalisme suranné, on pourra même penser — comme c’est mon cas — que c’est là une alternative bien pauvre ; comme on pourra invoquer, à cette occasion, les grandes « fractures » idéologiques du métier enseignant ; et, pourquoi pas, à propos de ce drame, engager un débat sur la conception politique de la Laïcité et trouver là de nouvelles raisons justifiées de dénoncer l’ainsi nommé Néo-libéralisme au nom d’autres « finalités » sociales futures. Ce genre de débats dominant a toute sa légitimité. Mais quand il vire au verbalisme politique si fréquent il devient l’alibi des défaites anticipées, celui d’un radicalisme sans racines. En dehors de la respiration collective retrouvée dans la controverse autour des conflits de critères de l’action professionnelle entre collègues, sans la force qu’elle donne, l’organisation du travail comme pratique restera de marbre et les problèmes irrésolus un poison pour la vie quotidienne. C’est le professionnalisme, le travail bien fait délibéré, aux deux sens du terme, qui est, bien au-delà de la sphère du travail, la source d’énergie où puiser le tonus politique qui fait tant défaut.

Technique et politique

Ces problèmes sont peut-être « techniques » comme l’écrit T. Coutrot (p. 54). Mais avec son idée que les techniques ne sont jamais déterminantes par elles-mêmes et seulement au service d’un projet politique, il faudra renvoyer une nouvelle fois à des lendemains lointains la possibilité de prendre des libertés avec l’organisation du travail. Car elle n’est pas que l’ombre de la politique. S. Paty a eu des problèmes techniques pour organiser sa séquence sur la liberté d’expression. Tous ses collègues veulent aussi défendre la liberté d’expression. Mais certaines et certains disent qu’il y avait d’autres solutions pour le faire. Et c’est l’absence de confrontation qui n’a pas eu lieu entre collègues qui est hautement politique. C’est tout simplement la force de rappel de toute politique générale. Car c’est en discutant comment faire vivre et désirer la liberté d’expression aux jeunes générations qu’on peut lui conserver un avenir. Et ce, peut-être grâce à des confrontations « techniques » qui pourraient justement en renouveler le sens général.

Ce genre de confrontation est la sève de la politique, pour reprendre la belle expression souvent utilisée par C. Freinet10, cet auteur qu’affectionne justement T. Coutrot. Elle ne circule plus assez entre les femmes et les hommes qui travaillent aujourd’hui. Car elle ne peut venir en ligne droite des prescriptions et de leurs attendus idéologiques. Elle vient de l’inattendu où il faut donner sa pleine mesure dans une situation sans solution apparente. Ces moments se cumulent en expérience commune entre les professionnel·les, en sentiment de vivre la même histoire, en souvenirs d’être passé par où l’on ne passait pas jusqu’alors en surmontant l’épreuve. C’est ce qui fait la sève du travail collectif, la fierté d’y être pour quelque chose ; ce qui fait de la qualité du travail sans doute aussi la force universelle qui manque maintenant à l’universalisme dominant. Ce maillage de l’institution par des collectifs réunis pour faire reculer le travail ni fait ni à faire est la seule façon de remettre l’organisation du travail sur ses pieds. Car la vitalité politique n’est pas extérieure aux techniques de l’action. Dépolitiser la technique en tant que telle a toujours servi à justifier une autonomie militante de la politique qui se paye cher dans le rapport au réel.

Je me rappelle que B. Trentin, qu’aime bien citer aussi T. Coutrot, mentionnait avec un humour un peu triste qu’à l’époque où la Gauche politique en Italie ne toléra plus l’action des collectifs ouvriers et des délégués des conseils d’usine dans l’industrie automobile — conseils qui s’occupaient de beaucoup de questions techniques de l’activité concrète — au tournant des années 1970, on se moqua de l’illusion qu’il y aurait à s’essayer à « faire des voitures autrement » et surtout tout de suite. Cette liberté qu’on croyait pouvoir prendre dans certaines usines en contestant le pouvoir de décision des employeurs en la matière était regardée de haut, comme une utopie par la Gauche politique11. Ce fut le début de la fin. Personnellement je reste attaché à l’idée que ce genre de liberté vient toujours d’abord pour peser dans les rapports sociaux actuels. Sinon il faut se rassurer autrement. Et franchement je ne n’arrive plus, personnellement, à le faire à la manière de T. Coutrot : « La trajectoire actuelle du capitalisme n’est pas soutenable et l’on voit les mouvements sociaux se multiplier dans le monde pour le contester »12. On aimerait le croire. Mais on préférera compter — au moins dans notre domaine — sur la puissance des collectifs à expérimenter pour travailler autrement tout de suite. On préfèrera même expérimenter les limites de cette puissance ne serait-ce que pour les repousser.

Pour cela, il ne faut pas seulement « penser les innovations institutionnelles »13 qu’il y faudrait. Mais, plus modestement peut-être, leur donner une origine dans l’action concrète. On peut bien sûr trouver que le travail de notre équipe avec le SNES, qui a débouché sur la prise en charge par le milieu lui-même d’une auto-formation des collectifs métiers dans les académies du Ministère afin de démultiplier l’action concrète, n’est pas à la hauteur des enjeux. Mais ce n’est pas rien, par les temps qui courent dans le monde de la recherche, de voir l’action des chercheurs reprise, réaménagée et réinventée par des collectifs enseignants après que cette action de recherche soit terminée. Ce n’est pas rien qu’un cadre réglé fasse la preuve de la capacité des enseignant·es à observer, analyser et développer leur métier en se trouvant à nouveau à l’origine des choses malgré le poids de tous ceux qui savent ce qu’il faudrait faire. C’est limité et le syndicat le sait bien. Il voudrait, pour pousser l’avantage, pouvoir imposer à l’employeur qui s’y refuse encore, la prise en compte de l’expertise professionnelle reconquise dans l’expérience. Pour autant, il ne s’agit pas de produire une prescription syndicale en face des « bonnes pratiques » officielles. Du coup, la situation n’est pas assez simple pour rentrer dans des cases idéologiques. Elle a été analysée par A. Cardoso et C. Remermier, en 2018. On leur doit une réflexion lucide, qui porte loin au-delà de l’Education Nationale, sur le rapport difficile à maîtriser entre le syndicat et les « groupes métiers » pour parvenir à peser sur les décisions institutionnelles14.

Juger sur pièces

La discussion, et pourquoi pas la controverse, est donc nécessaire. T. Coutrot y contribue. Mais elle doit servir — et peut servir si on le veut vraiment — à forcer ces limites, pas à les montrer du doigt au nom d’un projet politique anti-libéral, pourtant lui-même en panne dans la pratique ; ou encore au nom d’un savoir a-priori sur ce que sont, en général, les vrais conflits politiques du milieu enseignant qui rappelle trop la posture taylorienne que T. Coutrot critique par ailleurs. A propos de nos limites justement, on voudrait conclure que la clinique de l’activité est un chantier de construction, un atelier, où chaque tentative sert de moyen potentiel à la suivante. Depuis 2012, il y a presque 10 ans de travail derrière nous. Et bien plus de 10 ans si on se place au début de l’action en question. Tout est pareil et tout a changé, même avec le SNES dans l’enseignement secondaire. Dans les académies se sont développés plusieurs groupes métiers, par disciplines bien sûr mais aussi chez les Conseillers Principaux d’Education (CPE), les documentalistes, les psychologues de l’Education Nationale. Ils continuent à se renouveler, la déculpabilisation y est salutaire15, et ils ont pu faire valoir le respect de la qualité du travail, ici auprès d’une direction d’Etablissement, là auprès d’un Rectorat ou d’une Inspection pédagogique régionale. Ces 5 dernières années les stages de formation syndicale se sont saisis du dossier qui s’est aussi invité à la table des négociations, d’autant que le responsable de ce travail a rejoint le bureau national du Syndicat. Détails, dira-t-on. Peut-être, mais qui comptent.

De plus, ailleurs aussi l’eau a coulé sous les ponts. T. Coutrot doit le savoir puisqu’il tient à raccorder le rapport de 2012 qu’il a lu à notre insistance plus actuelle sur les conflits de critères expérimentés depuis avec les directions et les hiérarchies (Ibid, p. 58). Il a fallu en effet et il faut encore remettre l’ouvrage sur le métier. Encore et encore. On sait, bien sûr, que T. Coutrot met ce que nous avons fait à Renault Flins, par exemple16 tout simplement au compte du projet managérial17. On jugera sur pièce. Mais s’il le fait, c’est sans doute parce que nous recherchons la coopération des professionnel·les de première ligne avec leurs directions, la coopération conflictuelle autour du travail de qualité dont nous savons l’importance, même au plan écologique. C’est parce que nous avons appris par l’action que le conflit, s’il porte sur la qualité du travail, s’il se revendique du « travail bien fait », peut devenir une méthode de coopération pour changer les choses. Il ne faut donc pas avoir peur de ce genre de méthodes qui fait gagner en puissance les travailleurs, même sans bruit, comme disait dès 1934 Simone Weil18; au point justement de susciter les résistances hiérarchiques qu’on s’emploie alors à vaincre. Nous le montrons de façon détaillée dans nos travaux récents dans trois autres situations concrètes19 impliquant aussi le syndicalisme et poussant l’analyse vers une écologie du travail, presque dix ans après le rapport que T. Coutrot commente.

Mais dans l’article qu’il a écrit pour Mouvements on ne saura pas s’il regarde ces derniers résultats d’action, eux aussi comme des services rendus au néo-libéralisme. Ce serait dommage bien sûr. Mais nous continuerions à travailler. Et à discuter encore. Et même à discuter des résultats concrets obtenus ailleurs et par d’autres que nous, en jugeant sur pièces.

1 T. Coutrot, « Que font les profs ? » Mouvements, n° 106, 2021, pp. 49-59.

2 T. Coutrot, « Après le procès de France Telecom : quel projet pour le travail ? » Dans C. Edey-Gamassou et A. Mias (coord). Dé-libérer le travail, Teseo, Bueno Aires, 2021, p. 516.

3 Y. Clot & M. Gollac, Le travail peut-il devenir supportable ? 2ème édition, A. Colin, 2017.

4 T. Coutrot, « Que font les profs ? », art. cit, p. 52.

5 Voir, par exemple récemment et entre autres, J. Y. Rochex, « Promouvoir la diversité et la reconnaissance ou l’égalité et le développement de la normativité ? Plaidoyer pour le modèle des droits pédagogiques de Basil Bernstein », dans B. Garnier, J. L. Derouet et R. Malet (dir.) Sociétés inclusives et reconnaissance des diversités. Le nouveau défi des politiques éducatives
Presses universitaires de Rennes, 2020, p. 29-50

6 D. Ruelland-Roger, Des mots et des maths. Faire vivre les mots pour enseigner les mathématiques. Presses Universitaires de Franche-Comté. Publications de l’IREM de Besançon, 2019, pp. 121-139.

7 E. Vincent et N. Chapuis, « Cela devient une rumeurs malfaisante », Le Monde, 18 Novembre 2020.

8 Sur la différence entre la morale et l’éthique, voir Y. Clot, Ethique et travail collectif, Erès, Toulouse, 2020.

9 J. L. Roger, Refaire son métier. Essai de clinique de l’activité. Erès, Toulouse, 2009, pp. 145 et suivantes.

10 C. Freinet, L’éducation du travail, éditions OPHRYS, Cannes, 1943.

11 B. Trentin, La cité du travail, Paris, Fayard, 2012 et Le travail et la liberté, Paris, Editions sociales, 2016.

12 T. Coutrot, « Après le procès… », Op. cit, p. 515.

13 T. Coutrot, « Après le procès… », Op. cit p. 524.

14 A. Cardoso et C. Remermier, « Prendre soin du travail, une exigence pour l’activité syndicale et la défense des métiers », Agone, n° 62, 2018, p. 34-40.

15 Un certain hygiénisme dominant s’occupe plus facilement des gens qui posent problème que des problèmes que posent les gens.

16 J. Y. Bonnefond, Agir sur la qualité du travail. L’expérience de Renault Flins, Erès, Toulouse, 2019.

17 T. Coutrot, « Après le procès… », Op. cit p. 516.

18 S. Weil, Oppression et Liberté, Gallimard, Paris, 1955. p. 177. Voir aussi, Y. Clot, « Le travail : un objet politique sans sujet ? Hommage à S. Weil», in A. Supiot (dir.), Mondialisation ou globalisation ? Editions du Collège de France, Paris, p. 131-145.

19 Y. Clot, J. Y. Bonnefond, A. Bonnemain & M. Zittoun, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations. La Découverte, Paris, 2021.