Compte rendu de Grains de sable sous le capot de Marcel Durand, préface de Michel Pialoux, Agone, 2006, 440 p., 23 euros.

Le pari de Michel Pialoux, sociologue qui a beaucoup travaillé sur la condition ouvrière chez Peugeot-Sochaux, notamment à partir d’entretiens dans la ligne de la Misère du Monde de Bourdieu, est de surmonter l’écart entre un OS – la classe des OS – et les “experts” dont lui-même, pour mener le plus intègrement possible son investigation. C’est pourquoi il s’entremettra pour trouver un éditeur aux cahiers que lui confie Hubert Truxler-Marcel Durand, dont l’intéret et la singularité le frappent. Après bien des essais infructueux le manuscrit sera publié pr la Brèche. Il couvre 25 ans de vie d’usine à l’atelier de “finition” de la chaine automobile. Les Editions Agone publient aujourd’hui ce “journal” augmenté de deux parties.

Comme Michel Pialoux l’expose dans son excellente préface – petit livre en soi aux lisières de l’autre – c’est le langage qui fait obstacle, en même temps qu’il dénonce le fossé entre le monde des intellectuels et celui des travailleurs ; et lorsque Christian Corouge, ancien délégué CGT et lui-même montrent aux intéressés le résultat d’une interview réalisée auprès d’eux, ceux-ci sont déroutés, car ce qu’ils lisent d’ordinaire à ce propos sous la plume des journalistes transcende leur condition alors que la transcription brute, dans leurs propres mots, de ce qu’ils vivent, leur paraît quelque part insoutenable. “C’est exagéré” disent ils. Ce qui l’est c’est cette représentation sans transformation de ce qu’ils arrivent à supporter quotidiennement. Ils éprouvent donc à la fois une satisfaction de voir qu’ils n’ont pas été trahis et une déception à l’égard de ce qu’ils attendaient d’embellissement et donc de soutien de la part d’une mise en forme quelque part littéraire qu’eux-mêmes ne pratiquent pas.

Et c’est là que le pari de ce livre est gagné. Pari politique : jeter un pont entre deux mondes, ouvrier et intellectuel – en même temps que linguistique : pousser un ouvrier à publier ce qu’il écrivait pour lui-meme et à rejoindre par ce travail la littérature qui jusqu’ici ne semblait dévolue qu’aux autres, à ceux qui avaient fait des études. C’est dans le travail sur le langage que la résistance au broyage de la machine capitaliste, au-dela des mille et une ficelles souvent humoristiques (les “gags” exposés dans la première partie, dans “l’esprit de 68”) prend corps : écrire un livre là où on en était réduit à griffonner ses impressions quasi-clandestinement pour ne pas mourir. Cette résistance par la création langagière faisait déjà partie du quotidien des ouvriers : ainsi de l’invention des “Heins-heins” pour désigner les battants, les contestataires, par opposition aux « Siap » pour désigner les lèche-culs, les jaunes (p. 183-4).

Ce code établit une complicité entre les résistants – les mots de passe étant à la fois protection à l’égard de l’adversaire et ciment de la révolte,de la préparation de l’action. Sur le plan de la création littéraire proprement dite, on remarque aussi ce jeu sur l’écriture phonétique auquel s’adonnaient des écrivains comme Vian (Durand dit avoir été “accro” à l’Herbe Rouge) et Queneau, théoricien et praticien du fameux style parlé-écrit, mélangeant tournures littéraires et de langue parlée.

“Ainsi s’instaure le klimat de terreur, déguisé en paternalisme. Celui qui a peur s’écrase de lui-même. Celui ki n’a pas peur se fait écraser encore plus durement. On voudrait nous faire travailler à la japonaise ;on en vient à nous kulpabiliser” (p. 133). Ce K est celui de Kamarade mais aussi des Kadres et des Kons qui ne veulent pas bouger comme l’explique l’auteur dans le prologue “les trois K” à son récit des grèves de l’automne 81. Le K aussi du Kapo des camps, celui peut-être du personnage de Kafka. Le K de l’oppression brutale ou insidieuse contre laquelle l’ouvrier doit défendre sa peau.

Les poèmes ou chansonnettes dont le récit est émaillé participent à la même offensive. A partir de cette invention verbale et littéraire – celle des échanges de l’atelier et celles du récit, ce qui rend le lecteur complice de la résistance – sont restituées les luttes d’une classe en voie d’élimination. Contre le harcèlement des chefs, les accélérations de cadence sous couvert de modernité, la flexibilité des horaires aggravée par une application perverse de la loi Aubry sur les trente-cinq heures, les travailleurs développent toutes sortes de menues ruses : blocage de la chaine, retards systématiques, congés bidons, farces diverses, affrontements résolus de la hiérarchie en période de grève. Le journal de celle-ci, en 81 et en 89 encadre la chronique quotidienne du travail ; celle de l’automne 89 se terminera par les mêmes déceptions que la précédente – ce qui justifie l’adverbe “douloureusement” dont Durand caractérise la rédaction tardive de ces parties. Sans entamer pourtant cette volonté de lutte, entre deux tentations : “terrorisme et passivité”.

Le patronat va tenter de parer au mouvement par ses stratégies habituelles, notamment l’appel aux intérimaires, non qualifiés, ce qui va entrainer des déboires dans la production ; et le soudoiement des grévistes par des promesses de primes, promotion etc.. Dans toutes ces journées comme dans le quotidien de l’usine, résistance du corps et de l’esprit vont de pair.

L’humour des plaisanteries et des farces – celles-ci le plus souvent à l’adresse des fayots et des jaunes – est une forme de courage : trouver la force de rire de l’absurdité du système… et éviter de trop se prendre au sérieux dans la mesure où la victimisation ôte des forces pour les vrais combats.

De temps en temps cris de colère,d’indignation et de souffrance percent ce blindage souriant : “Pour le directeur de Sochaux,se trouver en contretournée dans le cortège des grévistes est un abus de droit de grève.Et les salariés venus des autres usines remplacer les grévistes,et les casseurs de grèves qui prolongent,eux aussi,leur journée de travail, c’est légal ?”… “Christian Driano, délégué CGT et militant de Lutte Ouvrière prend cinq jours pour avoir assourdi une suivette au mégaphone ; quelles sanctions pour le patron qui assourdit ses ouvriers à longueur d’année ? Les abrutit, les presse comme des citrons ?” Dans les dernières pages, cette éloquence grave prend le relais de l’humour à propos de la destruction de la Bibliothèque ouvrière où Durand a parachevé sa culture : “Il faudrait placer une stèle à l’endroit originel de la bibliothèque. Et surtout y graver cette épitaphe : “un ouvrier qui lit est dangereux” (p 358).

C’est contre cette destruction – déni du droit de tous au savoir comme à l’expression – et contre la démolition physique et mentale entrainée par des conditions de travail aggravées que se dresse ce livre – et, en ces sombres jours de plans sociaux et de liquidation des emplois, grace à la ténacité et à la complicité de l’attelage sociologue – acteur de terrain, on peut dire, victorieusement.