Entretien1 avec Claudia Neubauer2.
Créée au début des années 2000 l’association Sciences Citoyennes est devenue un acteur important de la recherche française et européenne, plaidant pour la démocratisation des politiques scientifiques et techniques, la participation citoyenne et la co-production des savoirs. Claudia Neubauer, une de ses co-fondatrices, revient pour nous sur les conditions de naissance et les premières initiatives de Sciences Citoyennes, de la promotion du tiers-secteur scientifique à la défense des lanceur·ses d’alerte en passant par l’invention des Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation (PICRI).
Mouvements (M). La création de l’association pour une Fondation Sciences Citoyennes3 a eu lieu en 2002. Qu’est-ce qui a motivé cette initiative ?
Claudia Neubauer (CN). En cette fin des années 90, plusieurs expériences avaient marqué les discussions publiques sur les sciences, l’expertise et l’innovation. Une de celles qui nous ont tous et toutes beaucoup influencé était la première conférence de consensus sur la génétique organisée en 1995 au Danemark avec une discussion très vive sur les limites du « tout génétique ». Ensuite, en France, l’Office Parlementaire pour l’Évaluation des Choix Scientifiques et Techniques avait organisé, en 1998, à l’Assemblée nationale, une conférence de citoyens sur l’utilisation des organismes génétiquement modifiés agricoles et alimentaires (OGM). Il y avait aussi des critiques internes à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA)4, avec le questionnement des investissements prioritaires dans la biologie moléculaire aux dépens des sciences des sols, de l’agronomie, et de l’étude des systèmes agricoles, avec le risque d’une perte d’expertise de l’institution.
Cette ébullition ne concernait pas que les usages de la génétique en agriculture, il était aussi beaucoup question de santé humaine. A la fin des années 1990, je travaillais dans un laboratoire de génétique et de biologie moléculaire de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Quand le premier clonage d’un animal a eu lieu, celui de la brebis Dolly, en 1996, on a trop peu discuté – entre nous, avec les chercheur·es écossais·es – des enjeux éthiques et de l’impact possible de ces nouvelles technologies. On parlait beaucoup de ces innovations mais dans l’ensemble je trouvais, peut-être parce que je fréquentais trop de gens intéressés par les sciences sociales, que l’on ne prenait pas le temps de réfléchir sur les enjeux sous-jacents à nos propres recherches. Du coup, après la fin de mon contrat postdoctoral à Cochin en 2000, j’ai repris des études avec une année de licence en journalisme, puis un Diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) de journalisme scientifique à l’Université Jussieu. Pour ce dernier, j’ai consacré mon mémoire de recherche à l’expérience des Boutiques des Sciences considérée comme une forme de recherche participative.
En fait, le modèle vient de deux expériences des années 70. En 1970, apparaît le concept de « cellule de planification » (Planungszelle) en Allemagne qui permet à un groupe de citoyen·nes sélectionné·es au hasard d’élaborer des solutions à un problème complexe. Ces expériences ont ouvert la voie de la démocratie participative, par exemple dans le domaine de l’habitat avec la création d’ateliers d’architecture et d’urbanisme qui étaient coanimés avec les habitant·es et où il s’agissait de rendre à ces dernier·es le contrôle sur les projets de réorganisation de la ville, de faire en sorte que ces projets rencontrent leur assentiment, et surtout répondent à leurs besoins. Au même moment, apparaissent aux Pays-Bas et aux États-Unis les premières Boutiques des Sciences, à partir d’engagements d’étudiant·es autour des sciences et techniques et liés au mouvement étudiant de 1968. Leur principale fonction est de sensibiliser le public et de donner accès aux sciences et aux technologies aux profanes ou aux organisations à but non lucratif. Et comme, jusqu’à la réunification, en 1989, j’avais vécu en République démocratique allemande, j’étais particulièrement intéressée par ce que les étudiant·es de sciences avaient fait, en Allemagne, de ces ateliers d’urbanisme en créant ce qu’ils et elles appelaient des « magasins de la science » (Wissenschaftsladen) pour mettre les sciences au service des citoyen·nes. Aux Pays-Bas ces initiatives avaient aussi reçu le soutien de certaines universités avec des aides aux « Wetenschaftswinkel » (« coins de la science ») et à leurs projets participatifs. Donc pour mon mémoire, j’ai rencontré beaucoup d’animateur·rices de ce mouvement qui, avant la création de Sciences citoyennes, étaient en train de mettre sur pied un réseau international, avec pas mal de Boutiques des Sciences européennes bien sûr, mais pas seulement parce qu’il y avait aussi des initiatives aux États-Unis, au Canada, en Israël.
Et on a eu de la chance parce que c’est aussi le moment où, en 2000, la Commission européenne a sorti son premier plan d’action « Sciences et société » dans lequel il était question de participation des citoyen·nes aux discussions sur les orientations de la recherche. Du coup, on a réussi à monter une première réunion internationale des Boutiques des Sciences, en Belgique, en 2001.
Ceci dit, l’agenda des Boutiques des Sciences consistait plus à « mettre les sciences au service des mouvements sociaux » qu’à « co-produire les savoirs », plus à mettre à disposition des citoyen·nes des capacités scientifiques existantes pour répondre à des besoins urgents qu’à faire des recherches ensemble pour élaborer des connaissances nouvelles. Typiquement les gens ou les groupes qui venaient dans les Boutiques des Sciences racontaient les problèmes auxquels elles et ils étaient confronté·es, par exemple la pollution d’une rivière par une usine en amont du quartier. Rappelez-vous le film Erin Brockovich, seule contre tous de Soderbergh, il est sorti en 2000, c’était un peu cela. Les Boutiques des Sciences étaient des structures intermédiaires pour accueillir ces groupes ou associations et aider à la résolution de problèmes locaux. Mais comme telles, elles étaient porteuses d’une dynamique. En allant chercher des chercheur·es, souvent surtout des étudiant·es, pour faire un petit et modeste projet de recherche appliquée, la Boutique rendait visible un problème et créait une autre manière de travailler, en interaction. Et c’était suffisamment révolutionnaire pour nourrir des discussions très riches sur l’ancrage des universités dans leur environnement.
Avant de créer Sciences citoyennes, il y a donc eu plusieurs initiatives faisant appel, bien sûr, à tous ces travaux des penseur·ses comme Ivan Illitch5, Jacques Ellul6, Lewis Mumford7 ou encore Rachel Carson8 qu’on avait lu·es. Nous avons commencé à réfléchir sur la création d’une association à partir de l’année 2000. En même temps, quelques jeunes Verts dont Christophe Bonneuil et Marc Robert mais aussi d’autres ont créé la revue EcoRèv – revue critique d’écologie politique. Un an plus tard, EcoRèv a sorti son numéro 5 sur « Quelle science pour quelle société ? » qui a entre autres servi de base pour organiser notre premier colloque à Jussieu, en octobre 2001. Pour ce colloque « quelle science pour quelle société ? » on avait monté plusieurs ateliers : un atelier autour des lanceur·ses d’alerte avec André Cicolella, un atelier sur comment sortir de l’agriculture productiviste avec Matthieu Calame, un atelier sur la démocratie avec Isabelle Stengers. L’écho a été très important. Alors que toute l’organisation était très artisanale et assez minimale, 250 personnes et des tas d’associations étaient présentes. A la fin le consensus était de dire qu’il fallait continuer et réellement créer une association, qui aurait pour but d’être un pôle pour interroger la recherche.
M. Parallèlement à la question des OGM, le début des années 2000 correspond à un moment fort dans les mobilisations et la lutte contre le Sida avec la généralisation de l’accès aux trithérapies et l’implication des associations de patient·es dans la recherche clinique. Cela a-t-il joué un rôle dans la création de Sciences Citoyennes ?
CN. C’est important que vous rappeliez cette question de la recherche clinique et de l’écoute des patient·es parce que, pour moi, cela a été un véritable choc. J’avais fait ma carrière de biologiste moléculaire et de généticienne avec une certaine naïveté et fascination pour l’ADN et les promesses technologiques. La façon dont les associations VIH/Sida ont pris à bras le corps la recherche thérapeutique, ont critiqué non seulement le manque d’investissements mais aussi les objectifs et les protocoles, en créant le TRT59 pour négocier avec les médecins et l’industrie, a joué un rôle important dans notre réflexion. On a été très vite en contact avec Act Up sur la question de la participation des patient·es, de savoir ce qui était important pour eux et elles, de comment il fallait l’intégrer dans la négociation des protocoles. En fait, le VIH/Sida a été une expérience très forte pour ma génération. Un peu comme ont pu l’être les mobilisations sur le nucléaire pour la génération post-68 et pour les réflexions des années 1970 sur les rapports entre sciences, industrie et capitalisme.
Pour moi, le tournant des années 2000, est une sorte de moment charnière, quand soudain toute une série de choses possibles mais latentes finissent par prendre forme, un peu comme au début des années 1960 avec la publication du livre de Rachel Carlson Silent Spring ou à la fin de la décennie avec la critique du progrès portée par les livres de Illich et Ellul. Un des résultats de l’expérience VIH/Sida a, par exemple, été que l’Inserm a commencé à s’intéresser aux associations de patient·es. La direction a chargé Dominique Donnet-Kamel de réfléchir à une forme de collaboration au-delà de ce qui se passait à propos du Sida/HIV ou des maladies génétiques, du Téléthon et de l’AFM10. Ce qu’elle a fait avec Michel Callon a débouché sur la création par l’Inserm du Groupe de Réflexion avec les Associations de Malades (Gram) en 2003, un an après la création de Sciences Citoyennes.
En 2003, juste après sa création donc, Sciences Citoyennes a fait deux choses marquantes. En mars, on a organisé un premier grand colloque sur les lanceur·ses d’alerte, terme français pour « whistle blower » que le sociologue Francis Chateauraynaud avait introduit en 1999. L’ambition était d’abord de soutenir des scientifiques ou des employé·es engagé·es dans des combats difficiles. À l’arrière-plan, il y avait bien sûr l’histoire d’André Cicolella et le conflit avec son employeur, l’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS), à propos des résultats de son expertise des effets sanitaires des éthers de glycol.
À l’occasion du colloque, on a donc fait un travail sur la typologie des lanceur·ses d’alerte. On avait des témoignages extrêmement poignants de quelques chercheur·ses, y compris de chercheur·ses qui ne voulaient pas apparaître avec leur nom parce qu’ils et elles disaient risquer des difficultés avec leur direction, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou université. On a aussi analysé les lois existantes et rédigé des propositions basées sur une collaboration avec Marie-Angèle Hermitte pour clarifier ce que devrait être une bonne loi de défense et de protection des lanceur·ses d’alerte.
Dans la suite du colloque, Sciences Citoyennes a été impliquée dans plusieurs affaires comme par exemple celle de Pierre Méneton, chercheur à l’Inserm, suite à ses dénonciations des pratiques de l’industrie agro-alimentaire, en particulier la teneur en sel des aliments transformés, et de leur responsabilité dans la forte incidence des maladies cardio-vasculaires.
La seconde initiative, en novembre 2003, a été la rencontre sur le « tiers-secteur scientifique ». Le terme a été retenue après une séance de brainstorming. L’idée vient d’une analogie avec l’économie sociale et solidaire et avec la notion de « tiers-secteur » en tant que forme d’organisation alternative des activités de production de biens ou de fourniture de services afin qu’elles ne soient pas écrasées par les logiques du marché ou de l’État. Parler de tiers-secteur était donc un moyen pour imaginer une ouverture de la recherche qui rompe avec le choix entre insertion dans les logiques de l’industrie privée d’une part, tour d’ivoire d’une expertise publique autoritaire et coupée des besoins des gens d’autre part. Cette aspiration n’était pas simplement la nôtre. C’était un peu dans l’air du temps. En 2003, en lien avec les mobilisations sur les OGM, des chercheur·ses de Montpellier je crois, avaient par exemple écrit une lettre au président de la République qui demandait à ce que – je cite – « on ouvre la recherche ».
M. Dans cette réflexion sur le tiers-secteur scientifique quel rôle ont joué les mobilisations autour de « Sauvons la recherche »? Il s’agissait en effet d’une situation unique dans l’histoire de la recherche française avec, en mars 2004, l’annonce de la démission de centaines de directeur·rices de laboratoires, des manifestations regroupant des dizaines de milliers de salarié·es des établissements de recherche, la création de comités partout en France, la rédaction de cahiers de propositions, et enfin, en octobre 2004, les États Généraux de la recherche à Grenoble.
CN. Sauvons la recherche a aussi été très important parce que notre idée était qu’il fallait qu’on soit partie prenante du mouvement tout en se positionnant en son sein en faveur d’une autre recherche, plus liée à la société, moins instrumentalisée par les grandes entreprises et les grands corps. Pour nous, une des grosses discussions était de savoir vers quoi allait Sauvons la Recherche. On a participé aux manifs. On a fait un travail critique en disant que le mouvement était trop corporatiste, qu’il ne s’agissait pas seulement de demander plus d’argent et plus de postes mais qu’il fallait aussi s’interroger sur les orientations de la recherche, sur la démocratie et les décisions de politique scientifique, sur la montée de la recherche par projet, parce que c’était cela le gros enjeu des réformes. À Sciences Citoyennes on se demandait si le mouvement allait réussir à poser des questions telles que : Quelles recherches prioritaires ? Choisies par qui ? Pour le bénéfice de qui ? Ainsi nous avons organisé un débat en mars 2004 sur Pour sauver la recherche : Quel contrat entre science et société ?
Notre réponse la plus originale était d’insister sur le rôle et le développement du tiers-secteur scientifique. Mais Sciences Citoyennes était toute jeune et toute petite à l’époque, c’était difficile de faire entendre notre petite musique critique. Toutefois, si l’on voulait peser un peu dans les débats de l’assemblée de Grenoble, il nous fallait un document de référence, d’où l’idée d’une note de synthèse qui est en fait devenue un rapport important sur L’expertise et la recherche associative et citoyenne en France : Esquisse d’un état des lieux qui est sorti en juin 2004 dont le gros a été écrit par Christophe Bonneuil et Jean-Paul Gaudillière. Le fait que la rédaction s’inscrive dans cette mobilisation – et plus précisément dans la préparation des États généraux – a beaucoup pesé sur la manière de rédiger le rapport et sur la conception du tiers-secteur scientifique qu’on a défendue. Grenoble a été l’occasion d’un gigantesque brainstorming. Il y avait quatre grands thèmes de travail, et le quatrième portait sur les rapports sciences et société. En septembre 2004, quand les conclusions des travaux des groupes de discussion préparatoires sont sorties, ce quatrième thème n’était pas très visible. Il n’était pas écarté, mais vraiment on voyait que ça ne jouait pas un grand rôle. Tout était vague et très convenu. Donc Sciences Citoyennes, forte de son texte sur le tiers-secteur scientifique, a émis quelques critiques, en particulier en faveur de la recherche participative. On avait proposé une échelle de participation, pour partie reprise des propositions de Michel Callon sur la démocratie technique avec ses trois modèles de production de savoirs et sa défense de la co-production.
M. Pourtant avec la notion de tiers-secteur scientifique, il y a l’idée d’une double alternative, au marché et à l’État et une référence aux coopératives pour soutenir la perspective d’une conjonction entre financements publics, propriété commune, autogouvernement et démocratie non réduite à la démocratie par et pour les chercheur·ses ; toutes choses qui ne sont pas vraiment discutées dans Agir dans un monde incertain11.
CN. Oui et c’est ce qu’on a tout particulièrement essayé de développer avec les deux derniers piliers de l’action de Sciences Citoyennes à ses débuts. Je fais ici référence à notre réflexion sur les conventions de citoyen·nes comme outils de pilotage de la recherche d’une part, sur les budgets dédiés au tiers-secteur scientifique comme mécanisme de financement d’autre part.
La question des conférences de citoyen·nes était présente dès le début du travail de l’association parce qu’on connaissait les expériences au Danemark et en Allemagne. Ce qui nous intéressait était qu’il s’agissait d’un outil majeur de redéfinition des politiques scientifiques au sens de mettre ensemble des citoyen·nes et de leur demander de réfléchir, discuter et décider ensemble, avec l’aide d’expert·es choisi·es par elles et eux, de ce que sont les besoins auxquels la recherche doit répondre et donc de quelles sciences il doit être question. Mais cela n’a pris vraiment d’importance que quand Jacques Testart a rejoint le conseil d’administration. C’est lui qui portait l’idée d’une généralisation de ce type de conventions. On a créé un groupe de travail avec lui, Marie-Angèle Hermitte, Michel Callon et Dominique Rousseau qu’on a invité pour ses compétences en droit constitutionnel parce qu’on voulait préparer une proposition de loi qui tienne la route. Ce qu’ils et elles ont fait.
M. Les Partenariats Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation (PICRI) ont été lancés par la Région Île-de-France, peu après, en 2005. Qu’est-ce qui a conduit à cette initiative ?
CN. Lors de la rencontre sur le tiers-secteur scientifique en 2003, on avait appris l’existence d’un programme au Canada, à l’Université du Québec à Montréal, qui s’appelait Alliances de recherche université communauté (ARUC). On a trouvé le dispositif génial. Du coup, on les a appelés, ils sont venus et on a fait une note en interne. Sur ce arrivent les élections régionales de 2004. La gauche et les Verts gagnent. Marc Lipinski, qu’on connaissait déjà par les Verts, est élu vice-président en charge de la recherche et nous déclare qu’il est preneur d’une bonne initiative sciences et société. On lui explique le principe des ARUC : un financement dédié à des projets associant chercheur·ses et citoyen·nes, institutions académiques et société civile. Cela lui a plu. En quatre mois, on a fait une sorte de copié-collé pour adapter le dispositif à la situation française. Une fois par semaine, j’allais à la Région et je travaillais dans le bureau de Marc sur comment on pouvait mettre cela en place. Le dispositif des ARUC était vraiment très astucieux. Par exemple, ils avaient deux étapes : une première de déclaration d’intention où le laboratoire académique et l’association proposaient juste un projet sur deux pages. Il y avait une première sélection sur cette base et les projets qui étaient retenus recevaient 5000 $ canadiens pour préparer le dossier complet. Pour des raisons administratives, on n’a pas pu reproduire cela pour les PICRI, même si on savait que pour les associations, l’investissement dans l’écriture d’un projet pouvait être très compliqué à organiser. Les PICRI de la Région Île-de-France ont été lancés en 2005 avec un budget d’un million d’euros sur un total de près 100 millions pour la recherche donc le dispositif était à la fois complètement marginal et quand même une somme. Pour le premier appel nous avons pu organiser un colloque de lancement et il y a eu beaucoup de réponses.
M. Les PICRI étaient une manière de pratiquer la co-production des savoirs ?
CN. Pour moi, oui, parce qu’on avait mis en place un protocole qui disait très clairement qu’il fallait deux porteur·ses du projet, deux structures, une associative et une académique ; qu’il fallait que les questions scientifiques soient choisies et formulées par les deux structures ; qu’il fallait conduire la recherche en partenariat ; qu’il fallait que les deux structures discutent les résultats et organisent leur diffusion. Donc il y avait une rupture nette avec les Boutiques des Sciences ou avec les études dont les organisations non gouvernementales (ONG) assuraient seulement la diffusion. En termes de reconnaissance de l’expertise associative, c’était un progrès. Cela faisait aussi écho au fait qu’à l’époque, il y avait un petit mouvement de chercheur·ses ayant quitté la recherche publique pour travailler dans les associations, pas en tant que chercheur·ses mais qui continuaient à s’intéresser aux enjeux scientifiques et à l’expertise. Ce qui en fait était exactement mon cas !
M. Ce qui a marché en Île-de-France pour les PICRI n’a pas vraiment marché pour les conférences citoyennes …
CN. Marc Lipinski a organisé une conférence en 2006 sur les nanotechnologies, mais on n’a pas été concerné. Ce qu’on a fait sur les nanotechnologies s’inscrivait dans un autre contexte, en 2005 : celui de la controverse publique à Grenoble. La Métro, Communauté d’agglomération grenobloise, était fortement impliquée dans la dynamique nanotech puisque sur le territoire de nombreuses entreprises étaient intéressées et qu’un projet de campus dédié était en cours de réalisation (Minatec). La Métro a alors fait appel à un groupe de chercheur·ses pour porter un diagnostic sur l’état des projets nano et sur les débats publics, et pour formuler des recommandations sur l’implication des publics grenoblois dans ces débats. La question était d’autant plus épineuse pour la Métro que la critique locale des nanotechnologies sur place était forte, menée notamment par le groupe Pièces et Main d’œuvre qui publiait des notes-manifestes très bien faites et documentées, en particulier sur les liens entre recherche civile et militaire, mais aussi sur les nanotechnologies en tant que telles et sur les (dys)fonctionnements du système décisionnel à Grenoble. Dans le groupe d’expert·es on était la seule association présente. On a accepté parce que c’était l’occasion d’un travail thématique, sur un champ de recherche en émergence, sur la nécessité ou non de poursuivre les investissements dans cette direction, donc en amont des controverses sur l’impact d’innovations déjà là.
Le groupe d’expert·es a fait beaucoup d’auditions, a entendu beaucoup de gens, parfois porteur·ses de fortes critiques. Progressivement, on s’est rendu compte que ce n’était pas sérieux. Je veux dire que toutes ces auditions était une sorte de théâtre, parce que la Métro avait en fait déjà fait ses choix, y compris budgétaires (cela on l’a su plus tard), et que le débat public était pipé. C’était quelque chose que la Métro se sentait obligée de faire pour renforcer l’acceptabilité du développement des nanotechnologies à Grenoble. En somme, la Métro nous demandait d’émettre un avis sur des choses déjà décidées ! Mais cela nous a pris du temps d’arriver à décrypter le microcosme politico-scientifique grenoblois. Les discussions préparatoires au rapport final ont donc été assez difficiles. Au final, après bien des échanges, il a quand même été dit clairement que la commission avait été mise en place trop tard. Pour être plus claire, Sciences Citoyennes a décidé de prendre acte de ce qui s’était passé en rédigeant, de son côté et de façon totalement indépendante, une note sur les nanotechnologies que j’ai rédigée pour sa plus grande partie.
Et c’était très intéressant et formateur, à cause de l’objet mais aussi parce que cela permettait de réfléchir sur les modalités d’évaluation démocratique des politiques scientifiques, en dehors des organismes de recherche, dans les territoires, ainsi que sur le rôle possible des conventions de citoyen·nes. De ce point de vue, la situation grenobloise illustrait jusqu’à la caricature le fait que, par exemple, une convention citoyenne en tant qu’outil démocratique de prise de décision n’a d’intérêt que si les recommandations sont effectivement prises en considération par le pouvoir public concerné, qu’elles donnent lieu à examen et réponse écrite, argumentée, sur la façon dont les propositions vont – ou non – être mises en œuvre. Si les décisions sont déjà prises, ce n’est pas une conférence citoyenne, ce n’est même pas une consultation.
M. Par rapport à cette première décennie de l’existence de Sciences Citoyennes, il semble que les années 2010 correspondent à un autre registre : moins expérimental, avec un travail de consolidation institutionnel plus fort, un fort accroissement de l’équipe salariée…
CN. Oui et non. Il y a effectivement une certaine croissance de l’équipe entre 2004 et 2010, en lien avec les financements collectés auprès de la Fondation pour le Progrès Humain (FPH) ou de l’Union européenne. Cela a débuté par mon changement de statut, j’étais co-fondatrice de Sciences Citoyennes et en juillet 2003, je suis devenue salariée grâce à la première subvention de la FPH. Depuis l’association a autour de 4-5 salarié·es permanent·es et la capacité à maintenir ce pool dépend des soutiens financiers – publics et privés – que l’association arrive à mobiliser, sachant que les financements publics se font rares.
En 2005-2006, notre travail de plaidoyer s’est focalisé notamment sur le 7ème Programme Cadre de Recherche et Développement (PCRD) de l’Union européenne (2007-2013) avec son plan « science dans la société » devenu plus tard « sciences pour et avec la société ». Du fait de notre implication dans le réseau des Boutiques des Sciences et notre travail sur la recherche participative, on était invité à participer à certaines auditions organisées par le Parlement européen. Cela a aidé à ce qu’on se dise qu’il y avait là un échelon politique important vu l’impact qu’ont les programmes européens sur les activités nationales de recherche. Pour la préparation du 7ème PCRD on s’est donc retrouvé dans un groupe d’une trentaine d’associations qui étaient très actives au niveau européen sur les questions de santé, d’environnement, d’agriculture, et on a décidé de proposer des amendements ensemble. Sciences Citoyennes était chargée de coordonner leur préparation. On avait l’impression que le jeu en valait la chandelle parce que les gens avec lesquels on était en contact au sein la Commission européenne, nous disaient « Osez, parfois il nous suffit d’un mot à partir duquel on peut travailler et faire des appels à projets ». Bien sûr, la plupart de nos amendements ont sauté, mais il y en a quand même quelques-uns qui ont été repris et portés par le groupe des Verts au Parlement européen. On a fait ce travail de plaidoyer politique auprès du Parlement européen parce qu’on pouvait y faire bouger quelques lignes.
M. L’Europe n’a pas été le seul niveau d’engagement à l’international, au même moment Sciences Citoyennes a été active au sein des forums sociaux altermondialistes…
CN. Oui, à partir de 2005. J’avais été au cinquième forum social mondial qui se tenait à nouveau à Porto Alegre et là je me suis rendu compte que sur les centaines d’ateliers, il n’y en avait que deux ou trois sur les sciences et les techniques. On s’est dit que vu l’importance des savoirs dans les débats sur des formes alternatives de développement et de démocratie, c’était trop peu, qu’il fallait qu’on fasse quelque chose.
Aujourd’hui, avec une lecture critique, certain·es vont peut-être penser que c’était une erreur, que les forums sociaux n’ont rien donné. Mais à l’époque, avoir cet espace de réflexion sur les alternatives à la mondialisation libérale, de concrétisation de l’idée « qu’un autre monde est possible », était quelque chose de très fort, intellectuellement et émotionnellement. Cela correspondait à une volonté très présente dans nos associations du Nord de donner plus d’importance et de visibilité aux pays du Sud. En matière de sciences et de techniques, une chose très marquante avait été, au tournant 2000, la montée des mobilisations pour l’accès de tou·tes aux trithérapies utilisées dans le traitement du VIH/Sida ; des luttes pour la levée des brevets et la production de génériques au Sud afin de contourner les prix exorbitants demandés par l’industrie pharmaceutique, des prix que seuls les systèmes de santé du Nord pouvaient payer.
On était d’autant plus convaincu que le mouvement altermondialiste avait besoin d’une réflexion critique sur les sciences et techniques qu’à Porto Alegre on avait rencontré l’ETC Group. Son dirigeant, Pat Money (qui avait eu le prix Nobel alternatif en 1985), avait beaucoup travaillé sur des questions d’utilisation des sols, ce qui l’avait conduit à une réflexion critique sur les modèles agricoles et les grandes multinationales fondée sur des études très approfondies sur leurs stratégies et leurs fonctionnements. En 2005, on avait organisé un atelier ensemble à Porto Alegre. Pat ne cessait de dire que si les États et les institutions de recherche repèrent à l’envie que tous les sept ans on double le savoir scientifique, personne ne parle de tous les savoirs autochtones ou locaux qui sont perdus dans le même temps. Pour moi, ce rappel de la perte de savoirs était d’autant plus fort que cela faisait directement écho à notre réflexion sur le tiers-secteur scientifique qui était aussi une manière de dire qu’il y a des savoirs – empiriques, locaux, professionnels – négligés. Du coup, on a participé à quelques forums sociaux en proposant des ateliers. Puis finalement, on s’est dit qu’il fallait créer un forum « sciences et société » dans le forum. Ce que Sciences Citoyennes n’est finalement parvenue à faire que plus tard à l’occasion du Forum social mondial de Belem, en 2009.
M. Mais les années 2010 ont été marquées par un certain reflux du mouvement altermondialiste, comme de la démocratisation des sciences. Par exemple sur le climat, Le GIEC fait des modèles, il envisage des scénarios de réponse, il écrit des résumés et des notes pour les conférences des parties et les responsables politiques. Le GIEC n’est absolument pas un dispositif de co-production de savoirs, il s’agit d’un dispositif d’expertise et de réponse à des crises et besoins nouveaux…
CN. C’est vrai mais on n’en a peu discuté les premières années, et jusqu’en 2014, date de mon départ de Sciences Citoyennes. Les efforts qui ont été faits dans cette période-là sur la recherche participative et sur la co-production des savoirs ont surtout portés sur le niveau national, en travaillant sur les pratiques et les dispositifs mais pas forcément sur les thématiques. Bien sûr, il y avait ce lien ancien avec les questions de modèle agricole, les expériences comme celle du Réseau semences paysannes auquel nous étions très lié·es. Mais ce n’était pas un choix de thématique, plutôt un terrain d’expérimentation favorable. Sciences citoyennes a toujours cherché à travailler au niveau du système de recherche, pas plus sur les questions agricoles que sanitaires ou climatiques. Ensuite, il y a eu des choix de circonstances et des gradients de compétence. Par exemple, il est sûr que le départ d’André Cicolella, en 2009, pour créer le Réseau Environnement Santé a « externalisé » une partie des questions sanitaires et renforcé le tropisme agricole. Ce d’autant plus qu’au même moment les mobilisations OGM occupaient beaucoup de monde, nous compris.
Pendant les conflits sur les fauchages de champs d’expérimentation des OGM, en 2012-2013, on a par exemple forcé l’INRA à discuter avec nous. À l’époque, j’habitais près d’Angers et, dans la région, l’INRA Angers-Nantes avait un pôle de recherche sur les OGM. Mais, dans le territoire, il y avait aussi le collectif Nos campagnes sans OGM (49) qui était très actif et qui promouvait des pratiques de sélection participative et d’échanges de semences paysannes. Quand les actions des faucheur·ses volontaires anti-OGM ont commencé, ils ont par exemple fauché les parcelles du centre INRA d’Angers et visité de manière spontané l’Institut. Comme cela venait après les procès des faucheur·ses de vigne OGM à Colmar, qui avaient été désastreux pour l’image de l’INRA, il n’y a pas eu de judiciarisation mais une tentative de médiation. Les faucheur·ses ont alors fait appel à nous comme leur médiateur. L’INRA a considéré que Sciences citoyennes était trop biaisée et ils ont fait appel à leur propre médiateur qui était le Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle d’Angers. Les tensions étaient très fortes et les discussions très dures. Mais l’exercice était quand même intéressant parce que ces réunions permettaient de maintenir un espace de discussion. Ainsi on a réussi à tenir trois débats publics avec l’INRA sur les biotechnologies qui ont mobilisé pas mal de publics.
M. Vingt-deux ans après la création, qu’est-ce qui reste pertinent dans l’action de Sciences Citoyennes? Quels sont les changements qui, pour toi, répondent au changement de contexte ?
CN. Je vais juste prendre un exemple avec le projet Horizon TERRE12 en réponse au programme de recherche et d’innovation européen Horizon Europe. Par rapport aux premières années, c’est un élargissement thématique mais aussi de nature et d’échelle des problèmes, mais c’est complètement fidèle à la philosophie de Sciences Citoyennes parce que c’est un travail sur l’orientation de la recherche pour une société plus juste, plus écologique, plus solidaire, et qui est mené avec des chercheur·ses et avec des associations.
D’une certaine façon, comme en 2004, cela revient à se demander que faire si on avait le budget de la recherche, par exemple de la France, qu’est-ce qu’on proposerait si on pouvait décider sur les grandes orientations de la recherche ? L’objectif n’est pas de fixer des projets mais de réfléchir à ce que sont les grands besoins. Et Sciences Citoyennes a décliné cela en termes de recherche pour la santé, de recherche agronomique, de recherche pour le climat, en discutant avec beaucoup de monde. Cela a quand même pris deux ou trois ans pour tout mettre en place. Il existe un site web[1] qui ne donne pas seulement accès au document mais décrit le processus de sa création.
Pour comprendre comment cette contre-proposition continue le plaidoyer pour le tiers-secteur scientifique et la co-production des savoirs, il faut se rappeler qu’elle va avec tout le travail sur les conventions de citoyen·nes. Sciences Citoyennes défend depuis plusieurs années l’idée qu’il faut avoir 10% du budget de la recherche dont l’affectation doit être décidée par une convention de citoyen·nes. L’association a d’ailleurs, à plusieurs reprises, pris des contacts avec des parlementaires pour qu’ils et elles défendent une loi le permettant. 10% c’est important mais pas la révolution, c’est quelque chose qu’on peut peut-être entendre et tenter. Une telle convention de citoyen·nes ne serait pas qu’un dispositif d’organisation de la recherche participative. Parce qu’elle devrait débattre de l’ensemble de la recherche, cette convention serait une véritable expérience d‘orientation démocratique. Ce serait très fort et très intéressant, une sorte de point culminant pour les multiples expériences critiques et alternatives que Sciences Citoyennes a discutées et soutenues depuis vingt ans.