Ahmet İnsel, ancien professeur a l’Université Galatasaray, coordinateur des éditions Iletişim, chroniqueur au quotidien Cumhuriyet, auteur de La nouvelle Turquie d’Erdoğan, (Paris, La Découverte, 2015), revient dans cet entretien sur sa vie de militantisme en Turquie et à Paris. Entretien réalisé par Anahita Grisoni et Pauline Landel le 1er février 2017.
Mouvements: Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est de connaître les décisions que vous avez prises, en tant que militant et en tant qu’universitaire, au fil des événements politiques qui ont bousculé la Turquie, en commençant par le coup d’Etat de 1980.
Ahmet Insel : Quand il y a eu le coup d’Etat de 1980, j’étais à Paris, je commençais ma thèse, j’étais chargé de TD depuis un an et notre objectif avec ma compagne, la mère de mes enfants, était de rentrer en Turquie. En France, je faisais partie d’un groupe d’étudiant-e-s, au sein de la Fédération des étudiants de Turquie en France. Un ami de ce groupe, une fois sa thèse de doctorat terminée, était rentré à Istanbul pour devenir assistant d’économie à l’Université d’Istanbul. Normalement, j’aurais dû le suivre deux ans plus tard quand ma propre thèse serait terminée, et rentrer moi aussi comme assistant à l’université d’Istanbul. Entre temps, depuis deux ans, j’avais commencé à être en rapport avec le groupe politique qui publiait depuis 1975 la revue Birikim, une revue mensuelle de gauche. J’étais devenu le représentant de cette revue en France et j’avais commencé à y écrire. La revue a été interdite quatre mois avant le coup d’Etat, en mai 1980. Au moment du coup d’Etat, certain-e-s professeur-e-s, dont Asaf Savas Akat, que je connaissais déjà à l’époque via Birikim, m’ont dit : « Ecoute, il vaut mieux que tu ne rentres pas, bientôt c’est sûrement nous qui allons avoir besoin d’un contact là-bas ». Les amis de Birikim m’ont aussi dit : « Tu ne bouges pas, on ne sait pas ce qui va se passer, on a besoin d’avoir quelqu’un à Paris ». Donc je suis resté, j’ai terminé ma thèse, et entretemps le fondateur de Birikim, Ömer Laciner, a été obligé de quitter la Turquie, donc je l’ai accueilli à Paris. Il y a eu par ailleurs une grande purge dans les universités turques. Le coup d’Etat a changé fondamentalement la suite de ma carrière et de ma vie, d’une certaine façon, et celle de mes enfants, parce qu’ils allaient devenir des Turcs vraiment Turcs, ils sont devenus des parisiens, et leur relation avec la Turquie est très distendue, évidemment. Au lieu de devenir assistant à l’Université d’Istanbul, je suis devenu assistant à Paris 1 en 1984.
M : Comment se sent-on quand on voit un coup d’Etat se produire dans son propre pays, en étant éloigné ?
A.I. : D’abord, ce n’est pas le premier coup d’Etat que j’ai connu…Le premier, je l’ai connu à l’âge de cinq ans, le deuxième à l’âge de seize ans. Je savais à peu près ce qu’était un coup d’Etat, ce qui se passe après, le couvre-feu, les arrestations, tout ça. Evidemment, à distance, on n’a pas peur pour soi-même mais pour les proches, pour les ami-e-s. La question de savoir ce que l’on peut faire pour elles et eux devient obsédante, la manière dont on peut ici organiser l’information sur ce qui se passe en Turquie et la solidarité avec les victimes de la répression. A l’époque, on venait juste de constituer à Paris une association des travailleur-euse-s de Turquie. Six mois avant le coup d’Etat, fin 1979, on avait organisé une grève de la faim des travailleur-euse-s clandestin-e-s du Sentier avec la CFDT, pour leur régularisation. C’était le premier mouvement de régularisation des clandestin-e-s dans la confection. J’étais donc en contact avec des gens de la CFDT. Par ailleurs, j’avais été exclu du PCF en 1979, mais j’avais gardé des contacts.
M : Exclu pour quelle raison ?
A.I. : Parce que nous avions protesté contre l’invasion soviétique en Afghanistan, dans une tribune publique. Informer sur les pratiques des putschistes en Turquie était plus difficile à l’époque, les moyens de communication étaient limités. Il y avait bien le téléphone, mais on ne pouvait pas l’avoir tout de suite, on s’inscrivait, on attendait parfois deux ou trois heures. Pas de fax, pas d’internet…. J’avais des informations par les journaux que mes parents m’envoyaient régulièrement par la poste, ou à travers des gens de passage à Paris qui apportaient des lettres. C’était ça l’organisation de l’information, s’informer d’abord soi-même et essayer d’informer un peu plus la presse.
M : Oui, ça n’a rien à voir avec les coups d’Etat que l’on peut suivre sur Internet comme celui du 15 juillet…
A.I. : Ça n’a rien à voir. Les coups d’Etat réussis ont tous eu lieu tôt le matin, et celui qui a raté s’est déroulé un vendredi soir à 21h en plein embouteillage… Le 12 septembre 1980 au matin, deux heures après l’annonce du coup d’Etat, un copain vivant à Paris m’a téléphoné et m’en a informé… A l’époque, on ne pouvait écouter la radio turque que sur les ondes courtes. J’ai seulement compris ce qui s’était passé vers la fin de la matinée ! Aujourd’hui, c’est bien différent ! Peut-être que s’il n’y avait pas les moyens de communication d’aujourd’hui, le coup d’Etat du 15 juillet aurait connu un autre sort, malgré sa préparation fuitée douze heures avant le passage à l’acte. Parce que si Erdogan n’avait pas pu parler à la population par Facebook, je ne sais pas si beaucoup de gens seraient descendus dans la rue.
M : Vous avez évoqué différentes étapes de votre formation de militant, le passage par le PC, cette lutte avec la CFDT, est-ce que vous pourriez nous décrire les étapes de votre formation politique ?
A.I. : Vous pourrez trouver ce récit plus en détails dans un livre que j’ai fait avec Michel Marian, « Dialogues sur le tabou arménien », où je raconte toutes les étapes de mon militantisme, que je vais vous résumer ici. Je suis d’une famille kémaliste classique, père haut fonctionnaire, mère au foyer, pas de tabous à la maison sur la religion, mon père n’était pas très croyant et pas du tout pratiquant…
M : Agnostique ? Laïc ?
A.I. : Agnostique […] Un sms arrive sur son téléphone… J’attends une information sur les copains et copines qui sont en taule, peut-être que le procureur va rendre son avis. Je suis chroniqueur du journal Cumhuriyet, et 10 collègues du journal sont en détention depuis 90 jours, on s’attend aujourd’hui ou demain à ce qu’il y ait une décision…
Une famille kémaliste classique donc, haïssant tout ce qui était assimilé à la droite, particulièrement à la droite religieuse. Je me rappelle quand j’étais petit, après le coup d’Etat de 1960, le premier ministre, les ministres ont été arrêtés, pendant un an il y a eu des procès transmis par la radio. On les écoutait le soir en famille… A l’époque, il n’y avait pas encore la télévision en Turquie. Mon père était plutôt en faveur des putschistes, contre ces ministres de droite. Je ne pense pas qu’il a été très content, ni très fier, quand le premier ministre ainsi que les ministres des affaires étrangères et des finances ont été pendus. Moi, j’avais six ou sept ans, j’étais fasciné par la photo à la une du journal, du premier ministre pendu, habillé en blanc. Et quelques années après, j’ai lu plusieurs fois un bouquin où l’on relatait en détail les procès intentés contre les dirigeant-e-s de l’époque. Initialement, quinze d’entre elles et eux devaient être pendus, et in fine seulement trois l’ont été, et je me disais : « Pourquoi elles et ils n’ont pas été pendu-e-s tou-te-s les quinze… ? » Les enfants peuvent être très violents ! Je suis entré en politique mû par une forte répulsion envers la droite, que j’assimilais sans plus de distinction à la réaction religieuse. Deuxième étape au lycée, à la fin des années 1960, c’était vraiment la montée de la gauche en Turquie : le Parti ouvrier de Turquie s’est créé au début des années 1960 et est entré au parlement en 1965. J’étais devenu un sympathisant, par la lecture des journaux. Au fil du temps, je me situe de plus en plus à gauche, dans un kémalisme nationaliste de gauche, évidemment. Au lycée, je n’étais encore engagé dans aucune organisation. A l’époque, les organisations de gauche n’étaient pas encore infiltrées dans les lycées, ou très peu. C’est venu dans la deuxième partie des années 1970, mais moi j’étais déjà à l’université à Paris. Au lycée, j’étais cependant un sympathisant de gauche affiché. Quand il y a eu le semi coup d’Etat de 1971, j’avais seize ans et ma première réaction était une grande joie parce que le premier ministre de droite avait démissionné ! La répression des organisations de gauche est venue un peu plus tard. Quand il y a eu le couvre-feu et les descentes de l’armée dans les maisons, certains brûlaient ou détruisaient les livres de gauche de l’époque et notre activité militante, c’était d’empêcher cette destruction de nos livres ou des rares tracts qui circulaient dans le lycée, et se balader dans la rue, avec le journal Cumhuriyet bien visible dans notre poche, pour montrer qu’on était de gauche. Des choses un peu puériles… Quand je suis arrivé en France, j’avais tout juste 18 ans. C’est principalement à cause du coup d’Etat que je suis venu. Parce que je me disais à la fin du lycée : « Je suis marxiste, je veux apprendre l’économie politique mais à Istanbul je n’ai pas les moyens de le faire ». J’étais persuadé qu’un bon marxiste doit d’abord étudier l’économie… Aujourd’hui, je n’aurais pas eu la même démarche, évidemment. Je me serais dirigé vers la philosophie politique. Je me suis donc inscris à la Sorbonne. Et très rapidement, j’ai pris contact avec l’Union des étudiants de Turquie en France, qui était tenue par un groupe de sympathisants du Parti ouvrier de Turquie, et je suis devenu membre de l’UNEF, puis de l’Union des Etudiants Communistes, et après du PCF. Du fait de mon militantisme à l’université, je me suis retrouvé élu au conseil d’UFR comme élu étudiant en troisième année. C’est là que les choses se sont accélérées, parce que les grandes grèves étudiantes contre la réforme Saunier-Séité se sont déclenchées début 1976. On a bloqué l’université pendant trois mois, à peu près, et j’étais l’un des leaders locaux dans mon département.
M : Pouvez-vous revenir sur les réformes de 1976 ? C’était une réforme universitaire ?
A.I. : C’était la séparation entre la licence et la maîtrise. On créait un diplôme à la fin de la troisième année. Nous, on pensait que c’était un bradage, que l’on diminuait la valeur du diplôme, on était contre la réforme Saunier-Séité qui était à l’époque ministre de l’éducation de Giscard. C’était un mouvement de grève relativement important, mais le mouvement n’était évidemment pas simplement contre une réforme qui peut paraître aujourd’hui très secondaire, c’était surtout la montée de la gauche, le Programme commun de la gauche était encore d’actualité et on avait été très frustré par l’échec de Mitterrand en 1974. En 1977-1978, je suis devenu président de l’Union des étudiants de Turquie en France. C’était un groupe un peu hétérodoxe, moi j’étais membre du parti communiste français mais j’étais totalement contre le parti communiste turc qui était très stalinien, parce que c’était un parti interdit depuis longtemps, que ses cadres vivaient depuis 30 ans à Prague ou en Allemagne de l’Est et que du coup ils étaient totalement inféodés au parti communiste d’Union soviétique et très orthodoxes…
M : Et dans votre cercle proche ?
A.I. : Personne n’était membre du parti communiste turc…
M : Qui y appartenait, alors ?
A.I. : Il y avait des membres du PC turc dans l’Union des étudiants de Turquie, mais ils étaient le groupe rival du nôtre. Des cadres du parti communiste turc ont commencé à prendre le contrôle de la Confédération des syndicats révolutionnaires (ou « progressistes ») des travailleurs (DISK1), au milieu des années 1970. En France, ils étaient surtout à la CGT. Moi, je suis entré au PCF via l’UEC, qui étaient proches des Althussériens, mais n’était pas pro-Mao non plus, ni pro-Chinois… Et si j’étais resté en Turquie, je ne sais dans quel courant de la gauche j’aurais été… Maintenant que je regarde ces choses rétroactivement, on est de gauche ou de droite par la famille, par le milieu et par l’esprit du temps, évidemment, puis après, quelle trajectoire de gauche on choisit ? C’est tellement aléatoire… On tombe sur un groupe de copains-copines sympas, donc on va dans ce groupe-là alors qu’on aurait parfaitement pu être dans un groupe de gauche rival. Quand je suis venu en France, les trotskystes étaient relativement importants dans l’organisation syndicale étudiante rivale (UNEF-ID). En Turquie, j’aurais été probablement fait partie d’une organisation plus activiste, parce que là-bas les choses se sont accélérées ; il y a vraiment eu des combats, le clivage était très violent et probablement j’aurais été embarqué dans un militantisme plus violent. Le fait d’être en France m’a préservé de ça, d’une certaine manière, m’a permis de connaître un engagement militant plus institutionnel, peut-être plus intellectuel aussi, mais en tous cas très distancé par rapport à l’Union soviétique, très distancé par rapport à la Chine, avec une réelle sympathie pour les révolutionnaires cubains des années 1960. Finalement, j’ai rapidement rejoint le camp eurocommuniste.
M : Est-ce que ces choix attestent aussi de divisions au sein des universitaires ou des élites turques ? Ces choix-là ont-ils configuré certaines divisions ?
A.I. : Oui, probablement. Par exemple, à l’époque la revue Birikim était une revue qui gardait des attaches léninistes mais qui de fait était assez inspirée par le courant eurocommuniste. Je me rappelle qu’en 1978 – moi je n’y ai pas participé, je n’écrivais pas encore dans Birikim – ils ont préparé un numéro sur le stalinisme, une critique de gauche du stalinisme, un numéro très discuté, notamment par une partie de la gauche turque et des intellectuels qui n’avaient pas rompu définitivement – il y en a encore aujourd’hui – avec les pratiques staliniennes. Donc le débat à l’époque, pour nous, c’était la question de la violence, du rôle de la violence, le parti unique… Est-ce que le parti unique, se déclarant de surcroît le parti d’avant-garde, peut déclarer qu’il dispose de la clé de la vérité de tous les problèmes sociaux ? Est-ce que l’idée d’avant-garde, déjà, n’est pas un autre despotisme, de gauche ? Moi, avec l’eurocommunisme, j’étais intellectuellement plus attiré par les marxistes hétérodoxes des années 1920-1930, ou par des marxistes des conseils comme Karl Korsch ou Anton Pannekoek, et plus tard par le marxisme autogestionnaire. Très rapidement, je me suis intéressé aux œuvres de Castoriadis, et d’ailleurs ma thèse était pas mal inspirée des concepts de Castoriadis, mais appliqués à l’économie, sur l’institutionnalisation.
M : Elle portait sur quoi, votre thèse ?
A.I. : Sur le rôle de l’Etat dans le développement économique. C’était une thèse anti-développementiste qui montrait que les Etats sont développementistes pour asseoir leur pouvoir, et dans une logique d’institutionnalisation permanente de l’économie2. C’était appliqué à la Turquie, des années 1930 aux années 1960 à peu près. Elle a été publiée en 1984 par l’Harmattan sous le titre La Turquie entre l’ordre et le développement.
M : Comment s’est organisé votre retour en Turquie dans les années 1990 ?
A.I. : En 1982, le groupe de Birikim a décidé de lancer une maison d’édition. A l’époque, l’un des fondateurs de la revue était déjà réfugié à Paris, Ömer Laçiner, il habitait d’abord chez moi, ensuite il a trouvé un appartement pas très loin de chez moi. Je faisais le lien entre lui et notre groupe à Istanbul. J’ai commencé à participer à distance aux activités de cette maison d’édition, qui s’appelle Iletişim. La maison d’édition a lancé des encyclopédies, j’ai commencé à faire des papiers dans ces encyclopédies. On avait lancé une encyclopédie de la République qui voulait faire une contre-histoire par rapport à l’histoire officielle, une histoire alternative de la République. C’était un travail critique que nous pouvions faire dans cette période grise entre coup d’Etat et passage à la démocratie. En 1984, on a lancé un bihebdomadaire qui s’appelait Yeni Gündem et qui était vraiment un lieu de débat sur la transformation de la gauche et sur la démocratisation de la Turquie. J’étais le correspondant de ce bihebdomadaire à Paris. En 1986, à cause d’un entretien que j’avais fait avec le directeur de l’Institut kurde de Paris, l’un des numéros a été interdit pour propagande séparatiste. Il y a eu un procès contre moi et contre le responsable juridique de l’hebdomadaire. Je n’ai pas pu entrer de façon légale en Turquie pendant quatre ans… Je continuais à collaborer activement avec Gündem, qui a cessé de paraitre en 1988. La revue Birikim avait été interdite en 1980, on l’a relancée en 1989, et depuis je fais partie du collectif éditorial de ce mensuel.
M : Pour quelle raison la revue a-t-elle été interdite ?
A.I. : Avant le coup d’Etat de 1980, un « état de siège » était déjà en place et donc en mai 1980, par décision de l’administration de l’état de siège d’Istanbul, Birikim a été interdite. Birikim et la maison d’édition İletişim sont très proches, je suis devenu représentant de cette maison d’édition en France et en Europe vers la fin des années 1980. On a même monté une petite société qui s’appelait Iletişim Europe pour assurer la diffusion de ses publications auprès des ressortissants de Turquie en Europe. On a fermé cette petite SARL par la suite. A partir de 1990, le code pénal a été modifié, et l’article au nom duquel j’avais été inculpé a été annulé, donc le procès est tombé naturellement et j’ai de nouveau obtenu le droit d’entrer légalement en Turquie. Mais j’étais devenu maître de conférences en 1987, mes enfants étaient scolarisés en France, et en plus comme j’étais syndicaliste au SGEN-CFDT, j’ai été élu au conseil de l’UFR, puis directeur de l’UFR d’économie de Paris 1 en 1990.
M : Vous êtes devenu universitaire à part entière ?
A.I. : Oui, mais cette fois avec de très lourdes tâches administratives. En 1994, le nouveau président de Paris 1 m’a demandé de devenir son vice-président. Mais malgré ces activités administratives, j’ai toujours continué à participer à ce collectif d’édition en Turquie, autour de Birikim et d’Iletişim. Et j’ai participé aux travaux préparatoires pour la création d’une université publique francophone à Istanbul, l’Université Galatasaray.
M : Donc vous avez continué à faire des allers-retours en Turquie, mais sans vous réinstaller.
A.I. : Exactement. Tout en publiant régulièrement des articles pour Birikim. A partir de 1994, j’ai commencé à écrire une chronique hebdomadaire dans un journal d’abord publié de façon hebdomadaire, puis quotidienne, et qui s’appelait Yeni Yüzyıl. Ce journal a disparu à la fin des années 1990. A partir de 1999, ou début 2000, j’ai commencé à tenir une chronique hebdomadaire dans le quotidien Radikal, dans son supplément du dimanche Radikal 2. Quand Radikal s’est arrêté en mars 2016, j’ai commencé à publier dans Cumhuriyet, deux chroniques par semaine cette fois.
M : Comment c’était, l’enseignement de l’économie à Paris 1 dans les années 1990 ? Aujourd’hui, c’est très normalisé, pour ne pas dire libéralisé…
A.I. : Complètement normalisé…Encore qu’à Paris 1, il y a un courant hétérodoxe qui arrive à se maintenir, mais qui est de plus en plus fragile. A l’époque, il y avait une lutte entre hétérodoxes et orthodoxes, mais on arrivait à avoir une plus grande visibilité. Le courant orthodoxe a sapé cette possibilité d’une diversité de l’enseignement, par le biais du contrôle des nominations.
M : Il y avait une place, dans les années 1990, pour l’enseignement de l’économie marxiste ?
A.I. : Oui, bien sûr. Cette place existe encore à Paris 1, mais elle est bien plus réduite. Dans les années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990, on arrivait à mettre en place des cours d’économie critique dans les cursus. Cette possibilité est devenue de plus en plus limitée à cause du rouleau compresseur de la pensée unique et du courant néo-classique hégémonique.
M : Comment se traduit ce tournant sur l’économie turque ? Les années 1980, c’est la grande vague néolibérale de privatisations, etc. Comment s’est façonné le débat économique turc sur ces questions-là ?
A.I. : Le débat était très vif parce qu’il avait quand même beaucoup d’économistes de gauche keynésiens ou marxistes. La critique était toujours très virulente, mais la politique économique n’était pas très influencée par cette critique. Le courant dominant, le dogme néolibéral était tellement fort et encadré par les institutions internationales, que les partis gouvernementaux s’y soumettaient fatalement Les années 1990 étaient vraiment l’âge d’or du néo-libéralisme. De nos jours, à la limite le dogme est davantage remis en cause et la force des organisations internationales est plus faible.
M : La légitimité internationale de la Turquie à cette époque-là n’est-elle pas justement née de sa « capacité » à libéraliser le pays ? Comment vous avez vécu ce néolibéralisme imposé, qui a fait de la Turquie un pays important sur la scène économique ?
A.I. : Le problème, c’est que les années d’avant cette période, les années 1970, avaient été des années économiquement difficiles. La politique menée depuis les années 1960, d’une économie assez protégée avec une politique de substitution aux importations, avait totalement échouée à la fin des années 1970, notamment après la crise de 1974-1975. Par conséquent, même si on était critique envers cette politique de privatisation, on n’avait pas d’alternative crédible nous non plus, à moins de préconiser l’économie planifiée à la soviétique, mais celle-ci aussi s’était déclarée en faillite à partir de 1985, avec le Glasnost déclaré par Gorbatchev ! Le passé ne nous permettait pas de montrer des exemples de réussite alternative. Du coup, nous étions fragiles, nous étions critiques mais nous n’arrivions pas à développer une politique alternative. Maintenant, nous en avons davantage les moyens, contrairement à l’époque, parce que dans les années 1980 la croissance était relativement forte en Turquie, ce qui tranchait avec la crise grande financière de 1979. Donc à la fois c’était quelque chose qui nous révulsait, à la fois la nouvelle politique était attrayante pour la majeure partie de la population. Par exemple, on pouvait désormais sortir de la Turquie sans limitation, alors que jusque dans les années 1980 on n’avait le droit de sortir du pays qu’une seule fois par an. Je me souviens quand j’allais en Turquie, j’amenais du café, du thé, des choses qui manquaient ou qui étaient recherchées. Or avec l’ouverture de l’économie à partir du milieu des années 1980, on a commencé à pouvoir trouver à peu près tout en Turquie, évidemment pour celles et ceux qui en ont les moyens. Notre critique restait théorique ou esthétique pour la grande partie de la population, ça ne parlait pas à leur vie quotidienne. Même nous-mêmes, je pense, nous étions critiques mais au fond de nous-mêmes nous ne regrettions pas la période précédente. On n’était pas très convaincant-e-s, parce que nous-mêmes n’étions pas très convaincu-e-s. Le régime qu’avait détruit la politique de libéralisation avait des aspects bien peu défendables, comme le contrôle excessif de l’Etat, beaucoup de bureaucratie, l’alliance d’une bourgeoisie monopoliste avec la bureaucratie civile et militaire. Il y avait aussi des aspects positifs, évidemment. Les années 1960-1970, c’était aussi la mise en place de l’Etat providence, mais il est vrai principalement pour les privilégié-e-s, pour les fonctionnaires, pour une petite classe moyenne urbaine, pas tellement pour les ouvrier-ère-s non qualifié-e-s et encore moins pour les paysan-e-s.
M : Donc ça a donné lieu à la constitution d’une classe moyenne qui avait accès à la consommation et dont l’AKP est l’institutionnalisation parfaite !
A.I. : Tout à fait, il y une continuité, exactement…
M : Qui dure encore aujourd’hui ?
A.I. : Ça s’épuise un peu avec le ralentissement économique, mais il est vrai que l’AKP puise une partie de de sa popularité dans l’émergence d’une nouvelle classe moyenne. Ses soutiens dans la classe moyenne espèrent qu’elles et eux vont encore continuer dans cette trajectoire sociale ascendante.
M : A posteriori, quelles conséquences cette période néolibérale a-t-elle eue sur les intellectuel-le-s et sur les progressistes ? Là, vous décrivez cette période de croissance qui a pu entrainer des conversions théologiques y compris dans les milieux de gauche, etc. Aujourd’hui, que pouvez-vous dire de ces conversions ?
A.I. : Une partie des gens de gauche, dans les années 1980, se sont convertis au libéralisme, pas seulement à la social-démocratie libérale, mais au libéralisme de choc, avec la revendication d’une société de marché. La plupart sont devenus des supporter-trice-s d’Özal. La social-démocratie en Turquie reste malheureusement marquée par son passé kémaliste. Il y a eu des débats dans les années 1980 autour de la refondation de la social-démocratie, de son aggiornamento, de la nécessité d’un bilan critique de la période idéologiquement très dure du parti unique répressif, tout en reconnaissant éventuellement les aspects positifs des pratiques de cette période de constitution de la République. Il fallait faire un bilan critique et refonder le tout sur des bases modernes. Mais ça n’a pas marché, le parti social-démocrate est toujours resté ancré, in fine, dans l’histoire kémaliste du Parti républicain du peuple des années 1930-1940, ce qui a malheureusement énormément facilité le travail de la droite pour gagner le soutien de l’électorat populaire en Turquie. Il suffisait de rappeler la restriction des libertés, notamment la liberté religieuse, pendant la période du parti unique. Même si le parti social-démocrate ne partage plus le même projet que celui des années 1930, comme il continue de se revendiquer de cet héritage, cela continue à plomber son image et à inhiber son imaginaire politique.
M : Ça a peut-être été la force de la droite, paradoxalement, de faire du discours kémaliste un discours traditionnel et conservateur et de se positionner du côté du mouvement social… c’est un cas d’école !
A.I. : Exactement, un cas d’école. Un professeur de l’université d’Istanbul, dans les années 1960, a bâti toute sa thèse sur ce constat : il existe bien une droite et une gauche en Turquie, mais la gauche, c’est-à-dire le parti social-démocrate, le Parti républicain du peuple (CHP) grosso modo à l’époque, est de droite ; tandis que la droite est de gauche, si l’on considère les catégories sociologiques auxquelles appartient son électorat, évidemment.
C’est resté vrai dans les années 2000 avec l’AKP, qui tente aujourd’hui encore de jouer sur cette ambivalence. Je n’ai jamais voté pour l’AKP ni appelé à voter pour lui, ni pour le CHP non plus d’ailleurs… Mais si on regarde la configuration électorale de l’AKP et qu’on la compare avec celle du CHP, ce dernier apparaît comme le parti des classes supérieures, des élites, mise à part la forte adhésion identitaire des Alévi-e-s au CHP par peur de l’hégémonie sunnite représentée par l’AKP. L’AKP, c’est le parti de la classe moyenne conservatrice et des classes populaires. Ce n’est pas simplement une question de distinction entre laïcs-ques et musulman-e-s. C’est une question d’identification sociale, qui se fait plus facilement avec l’AKP qu’avec le CHP.
Pour revenir aux années 1980, il y a eu effectivement un glissement d’une partie des intellectuel-le-s de gauche vers le parti de Turgut Özal (le Parti de la Mère Patrie, Anavatan Partisi, ANAP3). J’y ai résisté, personnellement. En 1984, Les Temps Modernes ont fait un numéro sur la Turquie dans lequel j’ai écrit un papier très critique sur ce que j’appelais déjà le « libéralisme autoritaire » de Turgut Özal.
Je suis toujours resté critique par rapport aux positions de droite défendues par ce parti, mais tout en reconnaissant que certaines dispositions qu’il prenait étaient défendables. Dire qu’il fallait diminuer le contrôle bureaucratique en Turquie, oui, c’était défendable. La bureaucratie à l’ancienne était constituée en quasi caste et abusait de ses pouvoirs. Mais de là à justifier la privatisation de tous les services publics, non.
Dans certains secteurs, la privatisation était compréhensible. Dans les années 1930, la Turquie était pauvre, il était justifié qu’une entreprise publique se mette à produire des chaussures. Mais dans les années 1980, pourquoi une entreprise publique continuerait-elle à produire des chaussures ? On n’était plus dans une situation où l’habillement est une chose inaccessible pour les pauvres. Ça n’a plus de sens que l’Etat produise du textile aujourd’hui ou dans les années 1980. S’opposer à la privatisation de ces entreprises, c’était de la nostalgie, ou bien ça s’expliquait par la volonté de préserver une petite partie de la classe ouvrière très protégée, à qui il faudrait retrouver du travail après la privatisation. Par contre, j’ai toujours été réservé sur la privatisation d’entreprises publiques qui fournissent un vrai service public. Il ne faut pas sacraliser les entreprises publiques et savoir faire la différence entre elles selon leur utilité sociale.
Mais à l’époque, une partie majoritaire de la gauche kémaliste était totalement opposée à toute forme de privatisation. D’une façon dogmatique, que le peuple ne comprenait pas. Ils étaient contre la libéralisation du marché de production des alcools par exemple. Il faut savoir que jusqu’à la fin des années 1990, la production des alcools forts, le raki par exemple, était un monopole d’Etat. Et on buvait un raki infecte. Lorsque ce marché s’est libéralisé, on a eu du raki de bien meilleure qualité ! C’est peut-être ce qui a convaincu une partie de la gauche des bienfaits possibles de certaines privatisations.
M : Est-ce que le climat offert par les débuts de l’AKP, ce libéralisme politique et économique, a été un terrain fertile pour ouvrir certains débats, sur le génocide arménien par exemple, ou pour accepter certains droits culturels des Kurdes ?
A.I. : Sur les Kurdes, ça a commencé plus tôt. En 1991, lorsque la coalition des sociaux-démocrates et de la droite libérale est arrivée au pouvoir après la défaite du parti d’Özal aux élections, il y a eu un moment d’ouverture sur la question kurde. La même année, à l’initiative d’un autre fondateur de la revue Birikim, on avait créé Murat Belge, la branche turque de la Helsinki Citizen Assembly, une initiative européenne créée au départ pour soutenir la mobilisation citoyenne dans les pays post-soviétiques. On a créé la section turque de cette ONG, et je fais encore aujourd’hui partie de son conseil d’administration. Une des premières initiatives de cette assemblée fut d’organiser une conférence sur le problème kurde.
Egalement à cette époque, le parti social-démocrate avait eu l’intelligence de faire figurer sur ses listes de candidat-e-s aux élections législatives une quinzaine de candidats kurdes (dont Ahmet Türk4), qui ont de plus effectivement été élu-e-s député-e-s au Parlement. De 1991 jusqu’au milieu de l’année 1992, il y a eu une vraie ouverture politique.
Mais cette ouverture a brutalement pris fin, une partie des député-e-s kurdes, dont Leyla Zana5, ont été chassé-e-s du Parlement, mis-e-s en prison, les autres ont fui la Turquie. Le débat a été étouffé par la reprise de la guerre avec le PKK et on a vécu par la suite une longue période de violence, une vraie sale guerre6.
Il y a eu ensuite une deuxième ouverture, avant même l’arrivée au pouvoir de l’AKP. En 1999, la Turquie a obtenu un feu vert de l’UE pour l’ouverture de négociations en vue d’une adhésion. La Turquie a alors commencé à faire des réformes, et beaucoup d’amendements constitutionnels. L’AKP s’est emparé de ce thème et est devenu plus européiste que tous les autres partis…
L’arrestation d’Abdullah Öcalan, également en 1999, a par ailleurs pendant quelques années mis en veille le conflit violent, les affrontements physiques7. Quand il y a une sorte de cessez-le-feu ou de paix éphémère entre les forces de l’ordre et le PKK, on arrive plus facilement à parler de la question kurde. Grâce à cette trêve, on pouvait à nouveau en parler plus librement. En 1991 déjà, le gouvernement avait supprimé l’interdiction de publier ou de chanter en langue kurde. Culturellement, ça commençait à se libérer un peu. En 2002, de nouveaux espaces se sont ouverts, le parti kurde, en alliance avec quelques mini-partis de l’extrême gauche, s’est présenté aux élections législatives mais n’a pu passer la barre des 10 %8 (ils sont restés à 6,5%). En 2007, j’ai fait une petite campagne de presse pour montrer que pour le parti kurde et pour la gauche, se présenter aux élections sous le label d’un parti était une impasse, puisqu’il était impossible, à l’époque, de passer cette barre des 10%. Or, il existait une autre tactique : présenter partout des candidat-e-s indépendant-e-s, car ils n’ont pas à subir ce seuil de 10%. On a donc soutenu plusieurs candidat-e-s indépendant-e-s. Ufuk Uras a été élu comme député indépendant de gauche à Istanbul par exemple, et les kurdes ont obtenu 25 députés de cette manière-là. Cela n’empêchait pas, une fois élu-e, d’adhérer de nouveau à un parti. Le parti pro-kurde DTP (Parti de la société démocratique) a même réussi de cette façon à former un groupe parlementaire.
La question kurde a évolué comme ça. La question arménienne est plus complexe. Officiellement, on n’a jamais eu de feu vert ; on n’a jamais eu d’opportunité officielle pour ouvrir un dialogue. Sur la question kurde, on voyait la suppression de certaines interdictions. Là, rien, d’un point de vue officiel.
Dans les années 90, il a commencé à y avoir des publications : des traductions de livres, une maison d’édition comme Murat Belge s’est mise à publier des livres sur le génocide arménien, etc. Mais ça restait encore assez limité comme diffusion. Taner Akçam, un militant de la gauche révolutionnaire des années 1970, qui s’était réfugié en Allemagne, venait régulièrement à Paris rencontrer Omer Laçiner9 et moi-même. Il commençait à travailler dans un institut à Hambourg sur les questions de torture et de violence. Il s’est penché sur les violences pratiquées par le Parti de l’Union et du Progrès lors de la Première guerre mondiale, et sur la question du génocide. On a publié deux ou trois papiers de lui dans Birikim et je l’ai poussé à écrire un bouquin, le premier, dans lequel il n’utilisait pas encore le terme de génocide mais celui de torture et de violence faites aux Arménien-e-s par le pouvoir. On a publié son livre aux éditions Iletisim.
M : Cette question n’avait-elle jamais été documentée auparavant ? Pendant 80 ans, aucune parole ne portait la voix arménienne ?
A.I. : Non, il n’y avait rien. Evidemment, moi j’étais initié au problème parce que j’étais en France, donc j’ai rencontré très tôt la communauté arménienne, j’explique cela en détail dans le livre avec Marian10. Mais quelqu’un qui était en Turquie et qui ne connaissait pas de langue étrangère n’avait aucun moyen de connaître les faits. Sauf par des bribes d’histoires familiales, et encore. Il y avait plutôt des ouvrages développant des thèses négationnistes…
Le débat sur la question arménienne s’est accéléré dans les années 2000. L’Association des droits de l’homme en Turquie a commencé à faire des réunions à Istanbul sur le sujet mais seul un nombre très limité d’initié-e-s ont participé aux premières commémorations du 24 avril11, organisées dans des lieux fermés – moi-même je n’étais pas au courant de leur tenue, par exemple. La première initiative publique a eu lieu en 2005, quand un groupe d’historien-ne-s ont organisé la première conférence sur la question arménienne. Elle a été interdite au mois de mai, mais on a pu la tenir au mois de septembre. A partir de là, tout s’est accéléré, les publications et le reste.
Il y a autre chose aussi. Hrant Dink12, avec le soutien de certain-e-s journalistes de gauche, avait lancé un hebdomadaire en 1996 : un hebdomadaire arméno-turc, Agos. Il était en langue turque avec un supplément en arménien. Il traitait de la question des arménien-ne-s de Turquie, pas simplement au prisme du passé mais au présent, leurs problèmes quotidiens, etc. Il abordait aussi toutes les questions de démocratisation, avec l’idée que la résolution de la question arménienne passait par la démocratisation de la Turquie. L’hebdomadaire a joué un rôle très important dans la prise de conscience sur ces questions. Et puis il y a eu l’assassinat de Hrant Dink le 19 janvier 2007, et les évènements se sont accélérés. On a alors lancé cette pétition de pardon aux arménien-ne-s, à la mémoire de Hrant Dink mais aussi parce qu’il fallait, par cette prise de position, accélérer la prise de conscience en Turquie.
M : Est-ce qu’on peut considérer que les questions kurde et arménienne sont un peu des monnaies d’échange dans un contexte géopolitique ou la Turquie désire rentrer dans l’Europe ? Des questions qu’on laisse aujourd’hui de côté, à présent qu’il y a un rapprochement avec l’Asie ?
A.I. : Sur la question arménienne oui, c’est vrai, parce que ce n’est pas une question qui s’impose dans la politique intérieure : il n’y a plus que 50 000 Arméniens en Turquie, sur 80 millions, ça ne pèse pas lourd en terme de poids électoral… Donc oui, la question arménienne est une question qui s’ouvre beaucoup plus dans une perspective d’adhésion à l’UE, de démocratisation, etc.
En revanche, la question kurde est une question interne quoiqu’il arrive. UE ou non, cette question perdure : il y a 15 millions de Kurdes, dont la grande majorité revendique d’une manière ou d’une autre sa kurdité. Les Kurdes de Turquie sont bien plus politisé-e-s que la moyenne des Turc-que-s. Elles et ils sont organisé-e-s et disposent d’un parti politique qui a obtenu 13% des voix lors des législatives de juin 2015. Chaque fois qu’on fait des élections à Diyarbakir, c’est le parti kurde qui gagne la mairie, quoi que fassent les partis gouvernementaux et l’Etat. Indépendamment de la question européenne, la question kurde est interne, permanente, avec des épisodes très violents, et elle est déterminante pour l’avenir de la Turquie. Tandis qu’à la rigueur le gouvernement peut « oublier » la question arménienne aujourd’hui, sans qu’il n’y ait de conséquence politique majeure.
M : Par rapport aux Kurdes et à la représentation politique des Kurdes, revenons si vous le voulez-bien à la période précédant le coup d’Etat et les élections de 2015, qui ont permis au parti kurde d’accéder à un rôle politique important. Il y a eu une vague d’attentats qui ont suivi, notamment dans le centre culturel kurde de la ville de Suruç. Comment le tournant dans la répression s’est-il mis en place ? Est-ce que cela augurait le coup d’Etat ?
A.I. : Je vais ici résumer rapidement mais vous trouverez plus de détails dans le chapitre 9 de mon livre, où j’ai essayé de décrire ce qui s’est passé depuis l’élection de Tayyip Erdogan comme président de la République jusqu’au coup d’Etat raté de juillet 2016.
Pour le Parti démocratique des peuples (HDP), qui est donc une ultime version de tous les partis kurdes qui ont successivement été créés depuis 1990 – sept au total ! –l’ambition était de devenir le parti de toute la Turquie. Or, ce n’est pas très facile quand 90% de vos électeur-trice-s sont kurdes. Mais ils ont fait l’effort. Bien que je sois membre fondateur d’un tout petit parti, le Parti Gauche et Vert, je soutiens toujours le HDP et j’ai une vraie sympathie pour son leader, Selahattin Demirtas, actuellement incarcéré. En 2014, le gouvernement et le PKK avaient vraiment avancé dans les négociations en vue de résoudre le problème kurde. Mais deux éléments sont venus perturber la poursuite de ce processus de paix.
Premièrement, le gouvernement dirigé par l’AKP n’avait évidemment pas anticipé qu’en s’engageant dans l’effort militaire pour renverser Bachar al-Assad, il se retrouverait subitement avec une entité politique kurde à ses frontières. Les dirigeants de l’AKP, s’il avaient anticipé cette évolution en 2011, auraient probablement soutenu Bachar al Assad et n’aurait pas émis de souhaits expansionnistes – comme l’a fait Ahmet Davutoglu (ministre des affaires étrangères de l’époque) lorsqu’il affirmait vouloir bientôt faire la prière du vendredi dans la mosquée des Omeyyades à Damas ! … Cette situation a aussi été une surprise pour le PKK, qui est certes un parti très présent parmi les Kurdes de Syrie, mais qui n’envisageait pas de prendre le contrôle de toute cette zone géographique (les trois cantons au nord de la Syrie : Djerablous, Kobané, et Afrin) : cela a changé la donne pour elles et eux aussi. Subitement, le PKK a vu la possibilité d’avoir une administration reconnue internationalement, une assise territoriale dont elles et ils n’avaient jamais pu disposer en Turquie… Et ça, c’est un facteur qui a je crois bloqué in fine les négociations. Car d’un côté le PKK est devenu plus sûr de lui, plus exigeant, et de l’autre la Turquie s’est faite plus peureuse en se disant : « Où va-t-on ? Une entité kurde vient de se créer le long de notre frontière avec l’Irak, et elle va peut-être bientôt obtenir son indépendance, et on aura un Etat kurde en Irak ; et en plus, sur 900 km le long de de notre frontière avec la Syrie, une deuxième entité kurde va maintenant voir le jour. Que vont faire nos Kurdes quand ça arrivera ? »
La stratégie initiale d’ouverture aux Kurdes dans le cadre de l’adhésion à l’Union Européenne espérait pouvoir résoudre le problème kurde dans une logique d’identité européenne commune. Turc-que-s et Kurdes ensemble allaient devenir membres de l’Union européenne. En 2005 ou 2006, quand le commissaire européen à l’élargissement est venu en Turquie, il a visité Diyarbakir13 et a été accueilli avec une immense banderole qui disait : « La porte de l’Europe passe par Diyarbakir ». Cette phrase avait été prononcée en 1999 par le premier ministre Mesut Yilmaz, président de l’ANAP (Anavatan Partisi, Parti de la mère patrie14). Les Kurdes étaient très enthousiastes vis-à-vis de l’adhésion parce que pour eux cela signifiait d’être reconnus comme citoyen-ne-s à droit égal. Et du point de vue de la nouvelle raison d’Etat turque aussi le problème kurde pouvait être résolu avec l’adhésion, parce que pour les Kurdes d’Irak, de Syrie ou d’Iran, le tropisme serait alors plutôt du côté des Kurdes de Turquie rentrés dans l’UE. Alors qu’au contraire, sans adhésion à l’UE, et avec la création d’un Etat kurde en Irak et d’un autre en Syrie, le résultat en est que l’Etat turc, les nationalistes turcs, l’AKP, ont tous peur que le tropisme des Kurdes de Turquie soit plutôt dans l’autre direction (c’est-à-dire vers le Kurdistan irakien principalement), d’autant plus que la majorité turque n’est pas prête à reconnaître à pied d’égalité les revendications identitaires Kurdes. Donc dans les années 2014, l’évolution de la guerre civile en Syrie a modifié le contexte du problème kurde en Turquie.
Le deuxième élément est électoral. Tayyip Erdogan est un dirigeant politique qui prend ses décisions en fonction des enquêtes d’opinion. En février 2015 se sont tenues des négociations entre le leader emprisonné du PKK (et, via le HDP, avec le PKK lui-même) et le gouvernement. Il y a eu une conférence de presse au palais de Dolmabahçe. Trois députés du HDP et trois représentants du gouvernement ont lu une déclaration chacun de leur côté : il s’agissait de mettre en scène l’ouverture officielle d’un processus de résolution du conflit. Mais deux semaines plus tard, Tayyip Erdogan a déclaré : « Mais qu’est-ce que c’est que cette affaire, je ne suis pas au courant, on ne m’a pas informé, etc… ». Il était bien évidemment complètement au courant de tout, y compris du contenu des deux déclarations. S’il a dit cela, c’est parce qu’il s’est rendu compte que d’avancer sur le problème kurde lui coûtait cher électoralement ! La question kurde était la quadrature du cercle électoral en Turquie : d’une part une partie des électeur-trice-s nationalistes de l’AKP se tournait vers le parti d’extrême droite nationaliste (le Parti d’action nationaliste, Milliyetçi Hareket Partisi-MHP), d’autre part, les électeur-trice-s kurdes de l’AKP se tournaient vers le HDP. Erdogan a essayé de freiner cette double saignée en stoppant les pourparlers de paix. Et c’était en effet bien vu de sa part : deux mois plus tard, l’AKP a perdu sa majorité parlementaire pour la première fois depuis 2002 : le MHP a fait 16,5%, le HTP 13,5%.
La seule voie qui restait alors à Erdogan était la répression, agiter l’épouvantail du chaos et mettre en place une alliance islamo-nationaliste, le bloc qui s’est constitué officieusement entre l’AKP et le MHP en vue de criminaliser le HDP et de l’écarter du parlement.
M : Et la gauche, dans tout ça ?
A.I. : On est totalement écrabouillé. Il n’y a plus d’espace. Je suis très pessimiste sur l’avenir. Parce que si le bloc conservateur ultra-nationaliste se maintient, ce sera un bloc électoralement solide, qui pourrait conserver une majorité de 55-60% pendant 20-30 ans. Et démocratiquement, c’est-à-dire par le biais des élections, c’est impossible de faire face à cela. Cela sera d’autant plus le cas si les modifications de la Constitution soumises à referendum en avril prochain [2017] sont acceptées , et que les pleins pouvoirs reviennent au président de la République (c’est-à-dire à Erdogan, qui serait alors unique chef de l’exécutif, chef de parti, ayant le droit de nommer plus des trois quarts des membres du conseil supérieur de la magistrature et du conseil constitutionnel), ce qui conduirait à un verrouillage complet de la situation. Ce développement serait très inquiétant, donc à court terme je suis plutôt pessimiste.
Il y a malgré tout quelques raisons d’être d’optimiste, car manifestement Erdogan et son parti ont, pour le moment, du mal à obtenir un soutien fort de l’électorat pour leur projet de régime d’ « un seul homme » comme on l’appelle en Turquie. Pour le moment, tous les sondages montrent que le oui et le non sont à égalité. Deuxièmement, il est également possible, et l’avenir démocratique de la Turquie passe aussi par-là, que le bloc musulman conservateur nationaliste se fissure par le biais d’un conflit intra-musulman-e-s. Une partie des musulman-e-s peut craindre que Erdogan, bien que musulman très pieux, ne conduise la Turquie dans le mur.
Actuellement la répression post-coup d’Etat avorté frappe d’abord les musulman-e-s. Quand on dit 86 000 fonctionnaires licencié-e-s, il y en 10 ou 15 000 qui sont de gauche ou kurdes, mais le reste sont essentiellement des gens qui ont eu un lien plus ou moins important avec la confrérie dirigée par Fethullah Gülen ! L’aggravation de ce conflit intra-musulman au-delà des cercles Gülenistes peut peut-être amener ce bloc à se fissurer
Par ailleurs, il y a la situation économique qui se dégrade. La confiance est rompue avec la classe moyenne et avec les investisseurs internationaux. Tayyip Erdogan apparaît aujourd’hui comme le premier facteur d’instabilité économique pour ces investisseurs, lui qui se flattait d’apporter la stabilité… Et je ne crois pas que cela puisse changer facilement. Il est pris aujourd’hui dans une fuite en avant qui peut commencer à décevoir la classe moyenne qui tournera peut-être, à terme, le dos au gouvernement.
Néanmoins, l’AKP et Erdogan ont un immense potentiel, lié au fait que la société turque n’est pas une vraie société. C’est une société clivée par ce qui s’apparente à trois guerres civiles symboliques ou physiques superposées.
Il y a d’abord le conflit entre turc-que-s et kurdes. Et le problème kurde est d’abord un problème turc. Les Turcs ne savent pas vraiment ce qu’ils exigent des Kurdes : qu’elles et ils deviennent Turc-que-s, se turquifient, s’assimilent ? Mais si elles et ils s’y refusent, quelle démarche adopter ? Les Turcs n’ont pas de réponse à ça. Ce conflit dure depuis longtemps, le niveau de violence est déjà très élevé, mais ça peut encore s’aggraver.
Le deuxième conflit, c’est le clivage religieux entre Sunnites et Alévi-e-s. Pour les Sunnites, la revendication des Alévis de séparer officiellement les lieux de culte correspond à un schisme. Ils voient les Alévis comme les catholiques voyaient les protestants pendant les guerres de religion au 16ème siècle en France. Il y a là un potentiel de violence extraordinaire. De plus, on assiste aujourd’hui à une renaissance de la communauté alévie : dans les années 1950-60, les alévi-e-s représentaient surtout une identité culturelle. Aujourd’hui, par réaction, il y a une revendication identitaire religieuse de plus en plus forte. Mais ils ne représentent que 15% de la population turque.
Le troisième clivage est un conflit culturel. D’un côté, il y a d’un côté les conservateurs : entre 60 et 65% de la population se disent conservateur-trice-s, c’est-à-dire se définissent comme des traditionalistes musulman-e-s plus ou moins pratiquant-e-s, dont pour qui l’Occident chrétien apparait comme dangereux pour l’identité turque, une menace d’aliénation culturelle. De l’autre côté, il y a les 30-35% de la population qui sont modernistes, laïc-que-s, mais la plupart très en faveur d’une autorité musclée. Une bonne partie d’entre elles et eux ont des réflexes de pensée élitiste, ils se disent par exemple : « Mais comment mon bulletin de vote peut-il valoir celui d’un berger ignorant ? ». Ce sont des occidentalistes qui manifestent une opposition de plus en plus importante à la religion. Ce Kulturkampf perdure depuis 100 ans au sein de la société turque.
Il y a donc ces trois fractures, dans lesquelles il y a toujours une majorité sociologique : turque, sunnite, conservatrice. Et Tayyip Erdogan est toujours du bon côté.
M : Face à « l’espoir » que représente une éventuelle fissure du camp conservateur, que vous avez évoqué, qu’en est-il, en face, du camp de la gauche ? Comment se recompose-t-il, ou peut-il se recomposer, suite aux différents événements récents ? Ainsi, les positionnements divergents parmi les intellectuels de gauche vis-à-vis des procès contre les militaires ont pu faire naître des controverses parfois conflictuelles, un débat dans lequel Radikal a joué un rôle tout particulier en en dénonçant les purges parmi les opposant-e-s que ces procès ont pu provoquer. A une autre échelle, au sein des mouvements sociaux, des perspectives ont pu être ouvertes ou redessinées par les mouvements issus de Taksim et faire bouger certaines lignes, etc.
A.I. : La gauche est d’abord divisée sur la question kurde. Une partie de la gauche turque conserve une forte fibre nationaliste et voit dans toutes les revendications de reconnaissance des Kurdes une remise en cause de l’Etat unitaire turc. Ancrée dans la tradition kémaliste, cette gauche se retrouve beaucoup dans le CHP (Parti républicain du peuple) et dans certains courants qui se situent à la gauche du CHP. Le principal motif du vote du CHP en 2016 en faveur de la suspension de l’immunité parlementaire était de se démarquer du parti HDP, issu du mouvement politique kurde mais accusé par le gouvernement d’être l’émanation de l’organisation « terroriste » PKK. Avec comme conséquence qu’aujourd’hui le CHP n’a aucun poids électoral dans les régions à majorité kurde. Les coprésidents et plusieurs député-e-s du HDP sont en détention à cause de cette décision soutenue par le CHP au Parlement. On retrouve aussi ce kémalisme de gauche dans des prises de positions anti-UE au nom de l’anti-impérialisme, ou dans la revendication des droits de l’Etat Turc sur le nord de Chypre. En même temps, cette gauche a souvent une conception très militante de la laïcité, dans le droit fil des années 1930. L’autre gauche est très minoritaire au sein du CHP et se retrouve dans quelques mini partis ou dans des mouvements peu organisés. Cette gauche alternative soutient en grande partie le HDP même si elle reconnait l’existence des risques de glissement vers le nationalisme kurde de ce parti. Elle soutient l’adhésion à l’UE comme moyen d’assurer la reconnaissance du droit des Kurdes au sein de la République, défend la décentralisation ainsi qu’une pratique démocratique et libérale de la laïcité, tout en ayant une position très ferme sur la neutralité de l’Etat vis à vis de toutes les croyances et pratiques religieuses, elle s’oppose à l’existence de cours de religion dans les programmes scolaires et défend la demande de reconnaissance des Alévis. Sur les questions socio-économiques, il n’y pas de grande divergence entre ces deux courants de la gauche.
Une divergence importante a été le positionnement vis à vis de l’armée. Lors du processus de réduction du rôle tutélaire de l’armée au sein de l’Etat, la gauche s’est divisée, une partie voyant dans ce processus la perte du dernier rempart contre les revendications des islamistes et des Kurdes. Les procès Ergenekon et alii15 ont été dénoncés dès le départ par cette gauche nationaliste comme des procès truqués. L’autre gauche a soutenu la démilitarisation des institutions et la suppression du rôle tutélaire de l’armée. Sur les procès Ergenekon, elle a été moins critique au départ mais elle a commencé à dénoncer ces procès quand ceux-ci sont devenus pour l’AKP et les Gülenistes l’occasion d’éliminer leurs rivaux dans la société civile (comme l’ONG dirigé par la charismatique Türkan Saylan) et d’éliminer des officiers innocents pour faire place aux fidèles de Gülen.
La gauche s’est encore une fois divisée lors du référendum constitutionnel de 2010. Au sein de la gauche au sens large, qui représente environ 35 % du corps électoral, le courant nationaliste-autoritaire est largement majoritaire. Le courant qui met davantage en avant les principes démocratiques et les libertés individuelles est plus fort chez les jeunes générations urbaines et éduquées. L’énergie dominante des protestations qui ont secoué toute la Turquie lors des évènements à Gezi provenait plutôt de cette jeunesse urbaine. Mais il faut aussi préciser que la participation de la jeunesse alévie dans les protestations Gezi était particulièrement importante.
Il est difficile de parler de perspective en ce moment. L’horizon est bouché par l’amendement constitutionnel introduisant un régime autocratique qui sera soumis au référendum en avril prochain. Toutes les gauches sont aujourd’hui unies contre cette proposition. En cas de victoire du non, une certaine dynamique de rapprochement pourrait émerger. Mais il y a beaucoup de rancœurs accumulées, de méfiance et au fond de profondes divergences entre ces deux courants de la gauche. Et je ne parle pas de celles et ceux qui n’ont pas rompu avec la stratégie de la lutte armée et qui n’hésitent pas à glorifier des pratiques ultra-violentes au nom de la “juste cause”.
1 Créée en 1967, membre de la Confédération syndicale internationale et de la Confédération européenne des syndicats.
2 L’Etat développementiste est un modèle d’Etat capitaliste qui se distingue par son interventionnisme économique et nationaliste (au service prioritaire des intérêts de l’économie nationale). Ce type d’Etat se caractérise aussi par des pratiques autoritaires et la formation d’une élite bureaucratique qui coordonne voire contrôle les relations économiques via des institutions spécifiques.
3 Le parti de la mère patrie, fondé en 1983 et arrivé au pouvoir la même année, a mené une politique économique libérale, désengageant l’Etat et favorisant les privatisations, tout en revenant à un certain conservatisme social, remettant en cause le principe de laïcité et poursuivant la politique de « retour à l’islam » des années précédentes.
4 Ahmet Türk est une figure du mouvement politique kurde. Député, président du Parti de la société démocratique interdit et dissous en 2009, élu maire de Mardin en 2014, il a récemment été accusé d’ « appartenance et propagande pour une organisation terroriste », démis de ses fonctions et placé en détention en novembre 2016. Avec d’autres signataires, universitaires et intellectuels, Ahmet Insel a rédigé un texte de soutien demandant sa libération. Il a été remis provisoirement en liberté le 3 février 2017.
5 Leyla Zana est une femme politique kurde de Turquie, élue au Parlement turc dans la circonscription de Diyarbakir en 1991. Lors de sa prestation de serment, elle prononce un message de paix en kurde et, suite à la levée de l’immunité parlementaire de son parti (le Parti de la démocratie), elle est emprisonnée en 1994 avec 3 autres députés. Accusée de trahison, elle est condamnée pour « appartenance à un groupe armé ». Elle est libérée en 2004 après 10 ans d’enfermement, dans le cadre des réformes engagées par la Turquie dans le cadre de son éventuelle adhésion à l’Union européenne. Réélue en 2011 puis 2015, elle fait l’objet de condamnations répétées de la part du gouvernement et voit, avec 137 autres député-e-s, son mandat menacé depuis juin 2016 et une nouvelle levée de son immunité parlementaire.
6 Voir « La sale guerre avec le PKK », in Insel A., 2017 (2015), La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, Paris, La Découverte, pp. 40-44.
7 Fondateur et dirigeant du Parti des travailleurs (PKK), Abdullah Öcalan, aujourd’hui condamné à la prison à perpétuité, a appelé la guérilla à suspendre la lutte armée en 1999.
8 « Les têtes pensantes du coup d’Etat militaire de 1980 avaient imposé un seuil électoral de 10% pour empêcher les partis ‘extrémistes’ d’entrer au Parlement et garantir la formation au centre de majorités stables et bien verrouillées. » (A.Insel, 2017, op.cit., p.7). Pour obtenir des sièges au Parlement turc, tout parti doit franchir à la fois un seuil de représentativité fixé à 10 % des suffrages exprimés. au niveau national. Les candidat-e-s indépendant-e-s n’ont pas à franchir ce seuil, mais doivent simplement être élus à la proportionnelle dans leur circonscription.
9 Omer Laciner, auteur et éditeur turc, signataire d’une tribune, avec Ahmet Insel et d’autres personnalités, accompagnant les premières commémorations publiques du génocide arménien en 2010.
10 Ahmet Insel, Michel Marian, Dialogue sur le tabou arménien, entretien d’Ariane Bozon, Ed. Liana Levi, Paris, 2009.
11 Date anniversaire du 24 avril 1915, considérée comme le premier jour du génocide arménien durant lequel le gouvernement ottoman ordonne l’assassinat des élites arméniennes de Constantinople.
12 Journaliste, fondateur et directeur de publication de l’hebdomadaire Agos (journal édité à Istanbul en arménien et en turc), assassiné en janvier 2007 par un nationaliste turc.
13 L’une des 81 provinces de Turquie et la capitale éponyme de cette province, à majorité kurde.
14 Parti libéral économiquement et socialement conservateur, remettant en cause le principe kémaliste de la laïcité, fondé en 1983 par Turgut Özal (premier ministre 1983-1989, puis président 1989-1993).
15 Les procès Ergenekon, menés de 2008 à 2012, visaient un réseau du même nom accusé de fomenter des actions de déstabilisation à l’encontre d’AKP. Ces procès et les arrestations qui ont suivi ont servi au gouvernement à éliminer de supposés opposants de l’AKP.