Le discours sur l’inanité des réformes de l’enseignement supérieur relève aujourd’hui de l’incantation, dans lequel excellent paradoxalement, les “modernisateurs” et autres partisans de la rupture. Cette posture, ici décryptée, n’est pas sans efficacité rhétorique.

En relativisant a priori la portée des réformes déjà entreprises, les réformateurs |1| justifient la nécessité d’en lancer d’autres réformes |2|, avant d’avoir évalué – alors qu’ils prêchent pourtant l’évaluation comme une religion – les effets des nouveaux dispositifs et des nouvelles règles. La semestrialisation est un bon exemple d’une réforme « modernisatrice » non évaluée .Cela fait plus de dix ans – c’était en 1997, sous le ministère de François Bayrou – que les universités sont passées sous ce régime. Au-delà de l’argument de l’harmonisation avec les systèmes étrangers dans le cadre des échanges Erasmus |3|, il s’agissait de réduire l’échec en première année, en permettant des réorientations en fin de premier semestre. Or, les réorientations sont extrême-ment limitées . Il faut dire que, pédagogiquement, le principe était dès le départ bien discutable : un lycéen peut-il se faire vraiment une idée définitive d’une discipline ou d’une filière en quelques semaines ? Comment penser qu’il puisse ensuite tirer immédiatement profit d’une telle ré-orientation en rattrapant les enseignements du semestre non suivi, parallèlement à ceux du second semestre ? Si la réorientation, en cela illusoire, se révèle sans effet, les effets de la semestrialisation, eux, sont massifs et globalement négatifs. Les temps d’examen ont été démesuré-ment accrus (une augmentation de plus de 30 %) ; et les examens précoces, en première année, loin de permettre aux étudiants de se situer et de s’adapter aux exigences universitaires, ont le caractère d’un couperet pour les plus fragiles, les décourageant de continuer. Et la semestrialisation n’a pas non plus, pour les enseignants-chercheurs, les charmes un temps vantés, par ses promoteurs, et en particulier, la possibilité de libérer l’autre pour la recherche ou pour un déplacement à l’étranger, en regroupant les enseignements sur un semestre ; les « administrations » universitaires s’y opposent, le sous-encadrement patent leur donnant des arguments.

Pour justifier la frénésie réformatrice, on invoquera l’immobilisme traditionnel de l’institution ou, plus fréquemment encore, les « résistances au changement » des universitaires. Mais ce discours, sur la vanité des réformes passées et la nécessité d’une réforme nouvelle, a eu précisément pour effet d’anesthésier la communauté. Certains de ses membres se replient sur l’improbable pré carré de leur recherche – alors qu’il se rétrécit continûment. D’autres feignent de se persuader, à chaque ré-forme, que la nouvelle n’aura guère d’effet sur leur quotidien, pas plus que la précé-dente. Egoïsme coupable, cécité dangereuse. Car les réformes mises en œuvre depuis 1997, loin de s’empiler, sont cohérentes entre elles, et dessinent effectivement les contours d’une « nouvelle université », bannière d’ailleurs adoptée par le ministère de l’enseignement supérieur, sur internet, pour vanter les mérites de la LRU |4||.

La fiction de l’autonomie

La loi LRU, comme les lois d’orientation de l’enseignement supérieur précédentes (1968, 1984) a été présentée comme une loi d’autonomie. Le terme reste connoté positivement dans l’univers académique. L’autonomisation de l’enseignement et de la recherche, par rapport aux pouvoirs, ecclésiastique, étatique, ce qui relève aussi, dans un autre vocabulaire, du libre examen, est une longue et difficile conquête |5|. Et cette liberté relative reste fragile ; d’autres dépendances peuvent s’instaurer, notamment dans le domaine de la recherche, vis-à-vis du pouvoir économique. Les facilités financières accordées par des entreprises à un laboratoire de recherche ont souvent un double revers : non seulement borner ses recherches, ce qui n’est déjà pas satisfaisant du point de vue de la curiosité intellectuelle, et sans doute pas productif, sous le rapport des découvertes, et donc des innovations, mais parfois même influencer ses résultats.

L’autonomie intellectuelle est au fondement même de l’idée d’universitas. L’autonomie octroyée par le prince |6| à travers la LRU est d’une nature bien différente. C’est l’autonomie, non des universités vis-à-vis de tous les pouvoirs mais de leurs présidents par rapport à leurs communautés universitaires. Singulière conception de la démocratie, que cette autonomisation accrue des représentants à l’égard de leurs mandants. D’autant que le pouvoir des présidents était déjà grand, les conseils (d’administration, scientifique, …) n’exerçant qu’un contrôle limité : par la gestion des crédits et des supports budgétaires, par la négociation avec le Ministère sur les créations de postes |7|, les présidents disposaient depuis longtemps de puissants leviers de persuasion, notamment auprès des enseignants. Mais le pouvoir appelle le pouvoir : cette autonomie-là, concédée par le gouvernement, était depuis longtemps réclamée par la CPU (Conférence des présidents d’université), qui, au-delà des missions qui lui sont officiellement assignées, joue le rôle d’association corporative des présidents d’université. Désormais le Président pourra défaire, en jouant du droit de veto que le texte lui donne, le recrutement opéré par un Comité de sélection dont il a déjà pourtant largement la maîtrise. Il pourra choisir de recruter sur des contrats précaires, ce qui lui donnera la possibilité parallèle de « distinguer » en accordant le bénéfice d’un contrat à durée indéterminée. Il modulera les services de ses ex-pairs, enseignants-chercheurs, entre enseignement, recherche et tâches administratives, pouvoir insigne s’il en est. On imagine déjà comment le président pourra tenir les enseignants-chercheurs, en reconnaissant ou non leur recherche.
Le président est renforcé dans son université. Mais pour autant son autonomie a des limites. Par rapport à l’Etat d’abord : le « dirigisme » avec lequel Nicolas Sarkozy dit que la LRU a rompu continuera à s’exercer, voire se renforcera auprès des établissements les plus fragiles, financièrement. En faisant dépendre le financement non plus de critères normés mais de l’évaluation des « résultats » des universités, et alors même que les conditions de l’évaluation sont troubles et contestables, on place les universités dans une situation de très grande dépendance.

La redéfinition de la carte universitaire

La loi LRU est une loi de dérégulation, comme il y en eut dans d’autres secteurs, les télécommunications par exemple. Avec des justifications assez similaires d’ailleurs. C’est l’internationalisation, largement marchande, de l’enseignement supérieur qui exigerait la mise en concurrence des établissements français. En d’autres ter-mes, la concurrence étant déjà de mise sur ce nouveau marché (par exemple pour l’« accueil » des étudiants étrangers ou en matière de recherche), l’autonomie, relative on l’a vu, concédée aux universités, permettrait à celles-ci de s’adapter. Et de considérer d’ailleurs que si les universités françaises (mais les grandes écoles ne sont pas mieux loties) sont si mal placées dans le classement de Shangaiï, révéré par tous les modernisateurs , c’est précisément parce qu’elles n’ont pas été soumises à cette concurrence.

L’argumentation est, on le voit, clairement libérale. Mais l’Etat n’en intervient pas moins, qui encourage l’émergence de « champions nationaux ». La proposition figurait déjà, en 1998, dans le premier rapport Attali, |8||, qui définissait le cadre de ce qui allait devenir la réforme LMD (à l’époque encore, 3/5/8) et appelait à la constitution de « pôles d’excellence » . Elle est reprise dans le nouveau rapport Attali (rapport de la Commission pour la libération de la croissance française), rendu public en janvier 2008, qui fixe à dix le nombre idéal des « PUP » (Pôles universitaires pluridisciplinaires, désormais) de « taille mondiale alliant pluridisciplinarité et excellence ». Et mise en œuvre dès février par le gouvernement sous l’intitulé, euphémisé, d’« opération campus ». L’annonce, le 28 mai, de la liste des six premiers projets retenus (Bordeaux, Grenoble, Lyon, Montpellier, Strasbourg et Toulouse), vise aussi à neutraliser d’éventuelles critiques sur le caractère attendu de la sélection : les universités parisiennes n’ont pas été, pour l’instant, distinguées. Nul doute qu’elles le seront au deuxième tour de ce concours, pour les quatre dernières places.

Car la logique est bien celle-là : grâce à la manne liée à la vente de 3 % du capital d’EDF, renforcer les établissements déjà les plus puissants, appelés à se regrouper, pour l’être encore davantage. La présentation des projets lauréats sur le site internet du Ministère est significative, qui met en avant, au-delà du nombre d’établissements concernés (19 universités et 17 écoles), les effectifs d’étudiants et le nombre de chercheurs « publiants ». On voit dès lors clairement se dessiner la nouvelle carte universitaire, ou plutôt de l’enseignement supérieur. La coupure va s’accentuer entre d’un côté quelques grands établissements, issus du regroupement des plus grandes universités et des grandes écoles (la différenciation universités/grandes écoles est appelée à s’estomper) et de l’autre, toute une série d’universités, qui n’en auront plus que l’apparence, autrement dit des universités Potemkine |9|. Parce que la palette des enseignements et des filières y sera réduite, en particulier au-delà du niveau Licence. La recherche y aura été, parallèlement, marginalisée, notamment avec la remise en cause du statut des enseignants-chercheurs y exerçant, sommés d’enseigner davantage (le président modulera leur service en ce sens) et ne pouvant dès lors continuer à se consacrer à la recherche. Elle ne disparaîtra pas totalement cependant : sur quelques créneaux des sciences appliquées, en relation avec l’économie locale, elle sera mainte-nue, également pour ne pas mécontenter les Régions, de plus en plus sollicitées financièrement. C’est aussi le recrutement de ces établissements qui évoluera. Les meilleurs étudiants potentiels, ceux qui peuvent être mobiles, n’auront pas de raison de rester dans ce qui sera devenu des collèges universitaires, au risque d’hypothéquer la pour-suite d’un cursus au-delà de la Licence, nécessairement ailleurs (c’est-à-dire dans une université de plein exercice), pour la plupart des disciplines. Peu attractives, à la répu-tation strictement locale, les Universités Potemkine devront se contenter des finance-ments étatiques, qui se réduiront compte tenu de leur nouveau mode d’allocation, en fonction des « résultats » et des « performances ».

Et c’est précisément aussi par les financements étatiques, au-delà de la politique d’habilitation des diplômes (par laquelle l’Etat confère le droit aux universités de délivrer ces titres en son nom), que sera redéfinie la carte universitaire. Jusque-là la plus grosse part du financement (80 %) était normée, reposant sur des critères relativement « objectifs », bien que discutables. Ainsi, dans le cadre des normes San Rémo |10| : sont pris en compte pour l’essentiel les superficies et le nombre d’étudiants, avec une différenciation en fonction du « poids » de l’étudiant, lui-même fonction du niveau d’études et de la discipline. Une différenciation disciplinaire justifiée au nom de ce qu’un étudiant de science a besoin de plus de moyens (les exigences du laboratoire et des travaux pratiques par exemple) qu’un étudiant de lettres ; plus difficile à justifier en revanche dans le traitement plus favorable d’un étudiant de droit par rapport à son camarade de lettres. Le reste de la dotation s’inscrivait dans le cadre de contrats négo-ciés tous les quatre ans entre les Universités et l’Etat . Un levier efficace pour orienter les politiques universitaires. En prolongement des réformes successives, du LMD à la LRU, le gouvernement veut désormais rapidement modifier les conditions d’allocation des moyens et rompre avec la répartition normée.

Le rapport qui vient d’être rendu public début juin, rédigé de façon consensuelle (l’existence d’un consensus sur la question est rappelée à plusieurs reprises ) par six sénateurs couvrant un éventail large, du PS à l’UMP, augure déjà de ce que seront les choix gouvernementaux. Sous l’acronyme « SYMPA » – on admirera au passage le cynisme sénatorial –, c’est un « système de répartition des moyens à l’activité et à la performance » qui est ici prôné |11||. Les parts de l’activité et de la performance dans l’allocation de la dotation de l’Etat seraient respectivement de 80 à 90 % et de 20 à 10 %, les proportions variant selon que l’on considère l’enseignement ou la recherche. Mais sous l’appellation d’activité, il s’agit déjà, au vrai, d’une logique de performances. Par exemple, si le nombre d’étudiants et leur inscription disciplinaire sont pris en compte, les sénateurs proposent de pondérer la dotation par les étudiants présents aux examens ; avec l’obtention d’une prime pour les établissements qui ont le recrutement social et scolaire le plus élevé. C’est aussi ce recrutement social qui sera valorisé à travers la prise en compte, dans le volet performances, de l’insertion professionnelle des étudiants.

On voit bien comment, au-delà de l’instillation dans l’univers académique de la « culture du résultat » (commune au management privé et à son décalque, le « nouveau management public »), les critères mis en œuvre vo
nt creuser les inégalités existantes entre établissements et participer à remodeler la carte universitaire. Et ce, en sacrifiant aussi un certain nombre de disciplines et de filières (en lettres et sciences humaines) sur l’autel d’une évaluation essentiellement monocritériée (centrée sur l’insertion professionnelle) et de court terme. Ou plutôt, toute une série de disciplines seront mainte-nues, mais à titre muséographique. Comme l’indique un sénateur en marge de la présentation du rapport : « il n’y aura plus qu’un pôle d’excellence de grec ancien, à la Rochelle, au lieu de plusieurs répartis sur tout le territoire aujourd’hui » |12|. La référence à La Rochelle, 6 400 étudiants inscrits, vise à laisser accroire que toutes les universités, quelle que soit leur taille, et leur reconnaissance ou non comme « pôle d’excellence », seront traitées également. Exemple d’autant plus mal choisi alors que cet établissement ne propose actuellement pas de filière de lettres classiques, donc de grec ancien !

Une nouvelle licence dans une nouvelle université…

En parallèle à la LRU, et afin d’en permettre l’application, plusieurs « chantiers » ont été lancés par le Ministère, dont celui de la « réussite en Licence », qui par son contenu comme par ses incidences, résume la philosophie des réformes en cours. Ce sont les promesses en la matière qui ont permis à Valérie Pécresse de circonvenir aussi rapidement le principal syndicat étudiant, l’UNEF. Il ne s’associa pas à l’opposition à la LRU, refusant par exemple de signer l’appel des Cordeliers de juillet 2007 – pourtant assez œcuménique si l’on considère la liste des organisations signataires |13| – demandant le retrait de ce texte et une autre politique pour l’enseignement et la recherche. Et lors de la présentation du plan pluriannuel en décembre, l’UNEF s’est félicitée : grâce à son action, « la réussite des étudiants est enfin une priorité » |14||. Mais cette promesse de réussite, bel argument électoral pour un syndicat étudiant, relève pourtant du marché de dupes.

C’est l’analyse qui mène à ce « plan » qui est d’abord contestable. Elle repose sur un diagnostic soi-disant partagé sur l’échec à l’Université. L’ampleur de l’échec y est, intentionnellement, surestimée : il serait de près de 50 %, en première année, dans certaines disciplines (le droit est plus sélectif que ne le sont les lettres, mais ce sont ces dernières qui sont les plus contestées !). Car l’échec n’est pas définitif |15|, pour la plu-part des étudiants. Une partie d’entre eux sont en réalité en cours de réorientation, qui intégreront un IUT, une STS, une école de travail social, etc. qu’ils avaient déjà en ligne de mire l’année du baccalauréat : la première année correspondait pour eux à une position d’attente. Et ceux qui restent en première année d’université ne sont pas condamnés à y demeurer ! Dans le même sens, c’est le taux d’échec au DEUG qui était jusqu’à il y a peu instrumentalisé : on évoquait les seulement 45,5 % de réussite à cet examen, supprimé avec l’instauration du LMD. En oubliant qu’avec une année de plus, 21,1 % d’étudiants supplémentaires décrochaient ce titre, le taux de réussite s’établissant, au bout certes de cinq ans, à 76,3 %, pas loin du seuil hautement symbolique des 80 % |16|.

Au-delà de l’amplification de l’échec réel à l’Université, ce sont aussi les causes avancées pour en rendre compte qui sont fort contestables. Les modernisateurs ont tôt fait d’imputer cet échec aux dysfonctionnements de l’Université, à l’absence de sélection à son entrée, à l’insuffisance des perspectives professionnelles à sa sortie (qui réduirait la motivation et qui permet aussi de dire qu’au-delà de la réussite universitaire, l’échec demeure, en termes d’insertion). Une « analyse » qui fait l’impasse sur certaines caractéristiques des publics universitaires. Certes, les difficultés spécifiques des bacheliers professionnels et, dans une moindre mesure, technologiques s’inscrivant à l’Université, faute d’avoir pu intégrer l’enseignement supérieur professionnel court (STS et DUT) sont connues et reconnues, mais vont servir à alimenter le procès de l’ouverture de l’Université. Ce que l’on occulte, en revanche, c’est que les taux de réussite à l’Université dépendent largement d’autres éléments du profil scolaire antérieur de ces étudiants |17|. Par exemple, le taux de réussite au DEUG (dernières données disponibles) est de vingt points supérieur pour les étudiants « à l’heure ou en avance » par rapport à ceux qui ont un an de retard. Et si le secteur sélectif (les IUT par exemple) affiche de meilleurs résultats, ce n’est donc pas lié à une pédagogie propre, mais bien à un autre recrutement. C’est la grandeur de l’Université d’accueillir largement, sans sélectionner au faciès scolaire. On ne peut ensuite lui reprocher d’être moins efficace, même s’il faut inventer des dispositifs afin que les plus « fragilisés » scolairement puissent s’adapter à ce nouveau cadre |18||. Mais ceux qui instrumentalisent ainsi l’échec universitaire en premier cycle sont également oublieux des facteurs extra-scolaires des réussites « lentes ». L’entrée à l’Université relève quelque part du rite de passage dans la vie d’adulte, des premières expériences liées à l’affirmation d’une majorité : elles peuvent contrevenir aux exigences scolaires, temporairement. Le phénomène n’est pas nouveau. Lorsque l’université était fréquentée presque exclusivement par « les Héritiers » |19|, cette forme-là de dilettantisme était acceptée. Aujourd’hui, alors que le recrutement des universités est moins homogène et donc que les conditions sociales d’étude sont de fait plus difficiles pour un certain nombre de ces nouveaux étudiants, c’est le droit à l’erreur et au tâtonnement que l’on dénie.

En fait, ce sont largement des considérations économiques qui inspirent ce dis-cours de dénonciation de l’« échec » en premier cycle. Des considérations de coût : s’étant résolus, pour des raisons politiques (le spectre de 1986 est toujours présent), à ne pas instaurer de barrière sélective à l’entrée des universités, les « modernisateurs » cherchent alors à limiter le coût de cette nouvelle scolarisation de masse en réduisant, à moindre coût toujours, donc souvent artificiellement, l’échec en Licence. Et cette réduction de l’échec, en ce qu’elle accroîtra très vite, et là encore à moindre coût, la proportion d’une génération diplômée de l’enseignement supérieur (le projet étant de passer des 38 % actuels à 50 %), permettra d’apparaître vertueux par rapport aux objectifs fixés lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, dans le cadre de la construction d’une économie européenne fondée sur la connaissance.

L’Université, après la licence seulement

Tel est donc l’arrière-plan du plan pluriannuel pour la réussite en Licence. Si l’on détaille son contenu, quelques mesures annoncées peuvent paraître positives. Ain-si, la généralisation d’un enseignement obligatoire de langue à l’université, ou l’augmentation du temps d’enseignement par étudiant, pas loin de cinq heures par semaine, soit une augmentation de près d’un tiers. Mais comme il n’est pas prévu de recruter d’enseignants-chercheurs ou d’enseignants supplémentaires pour ce faire, on voit bien quelle sera la logique à l’œuvre. Au-delà du recours évoqué à l’e-learning (dont les « apprenants » se lassent déjà comme ils se sont lassés, dans un passé plus ou moins proche, du « disque », de la « cassette » ou du « DVD ») et au tutorat (qui ne peut remplacer l’enseignement, à moins que l’on considère que l’enseignement n’est pas un métier et qu’il suffit d’avoir une leçon d’avance, pour transmettre des connaissances !), le projet de Valérie Pécresse, inspiré par les rapports Espéret (2001) et Belloc (2003), tous deux d’ailleurs associés aux réformes en cours, et bientôt Schwartz ( son rapport, initialement annoncé pour janvier, a été reporté à fin juin), est de faire davantage enseigner les enseignants(-chercheurs). Et qu’importe si, accablés de cours et d’autres charges péri-pédagogiques, les enseignants ne peuvent plus mener leurs recherches. La recherche dans la « nouvelle université » sera de toute façon l’apanage des pôles d’excellence et des enseignants-chercheurs qui ont eu, un jour, la chance d’y être recrutés…

C’est là le choix des modernisateurs, et ces « pragmatiques » font preuve, en matière pédagogique en tout cas, d’un bel aveuglement idéologique. Eux qui ne jurent que par l’évaluation, ils proposent ainsi l’extension de dispositifs qui ne font pas leurs preuves. Le développement du tutorat pour réduire l’échec en premier cycle ? Au-delà de tout autre juge-ment, on observe dès à présent que ce sont presque exclusivement les étudiants qui réussissent déjà qui sollicitent les tuteurs. Mais le comble dans l’entêtement idéologique est la généralisa-tion du stage à l’ensemble des étudiants de Licence 3, y compris donc ceux des filières générales. Il s’agit pour la Ministre d’afficher qu’elle professionnalise un « enseignement-universitaire-inadapté-aux-exigences-du-monde-professionnel » – vieille antienne, serinée depuis au moins quarante ans, et jamais étayée. On va donc rendre le stage obligatoire pour tous les étudiants, alors que ceux des filières professionnalisées ont déjà beaucoup de difficultés à en trouver un en rapport avec leur formation. Alors que l’Etat est incapable de faire appliquer en la matière le droit du travail. Alors que les Ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur ne disposent d’aucune donnée statistique fiable sur le nombre des élèves et étudiants en stage. En l’espèce, l’attitude de Valérie Pécresse est bien celle du pompier-pyromane : elle généralise le stage, alors qu’elle et ses services sont incapables de le réguler. Et cela, quitte à dégrader un peu plus les conditions d’accès au marché du travail, les employeurs étant presque incités par les pouvoirs publics, avec l’inflation des demandes qui leur seront adressées, à substituer aux salariés à contrat à durée déterminée, des stagiaires. Qu’importe, le stage est un moyen d’afficher l’intention professionnalisante qui dispense de fournir la preuve de son utilité pédagogique.

Il reste que la promesse faite aux syndicats étudiants d’une augmentation rapide des taux de réussite sera bien tenue. Mais à quel prix pour les étudiants ! Effective-ment, le Ministère a le pouvoir de faire « réussir » un nombre croissant d’entre eux, lui qui allouera les moyens aux universités en fonction des taux qu’elles afficheront, puis-qu’elles devront désormais afficher ces indicateurs (article 20 de la loi LRU). Rien de plus facile d’ailleurs que de décréter la réussite : les étudiants sont évalués localement, dans leur université. Il suffira de fixer des objectifs de passage, notamment de première en deuxième année, et les membres des jurys s’y soumettront : la perspective, sinon, d’une réduction des budgets inclinera en cette matière au « pragmatisme ».

Mais c’est aussi l’évolution des contenus de la « nouvelle licence » qui, en réduisant les exigences, produira mécaniquement la réussite promise. Les savoirs disciplinaires, déjà malmenés par les réformes précédentes (il faudra d’ailleurs un jour ana-lyser les effets délétères de cette réforme pédagogique permanente à laquelle les uni-versités sont soumises depuis maintenant plus de dix ans) vont être réduits à la portion congrue. En première année, requalifiée – avec quelle ironie technocratique ! – de fondamentale, si l’on se fie au document présenté (p. 20) par Valérie Pécresse le 13 dé-cembre, l’apprentissage de la discipline choisie par l’étudiant (préalablement « activement orienté » vers cette voie) ne représente plus qu’un tiers des temps d’enseignement, contre deux tiers aujourd’hui !

Le texte est moins précis sur les contenus de deuxième et troisième année, mais la dénomination de cette année terminale en « année de spécialisation » laisse supposer que c’est seulement alors que les étudiants commenceront véritablement à découvrir les fondements de « leur » discipline… La contraction des enseignements disciplinaires n’est pas le seul facteur de réduction de la cohérence de la licence « rénovée ». La pluridisciplinarité est mise en avant par les auteurs de ce plan, mais elle n’est ici pas construite, ni réfléchie. Elle relève, au vrai, de la « mutualisation » comptable : on proposera aux étudiants de choisir leurs « modules » dans la palette, plus ou moins large selon l’établissement, des enseignements actuellement proposés. Cette possibilité de choisir des enseignements (des UE « libres ») existe déjà ; mais l’étendre va un peu plus remettre en cause la cohérence des apprentissages. Du point de vue pédagogique, cela relèvera de la logique de la « cafétéria » : un petit peu de tout, mais presque rien ! Les grands établissements, capables de proposer une offre plus consistante, échapperont à ce travers. On voit donc qu’à coûts constants, on augmentera ainsi la réussite d’étudiants, qui migreront vers les enseignements les plus faciles à valider ; et pour attirer les « clients » et garantir le maintien de leurs cours, les enseignants seront appelés à se montrer « généreux ».

La remise en cause des savoirs disciplinaires s’exprime enfin à travers la pro-motion parallèle des « compétences », rappelée par le plan licence. Cette notion floue s’est imposée progressivement dans tous les ordres d’enseignement, d’abord dans l’enseignement professionnel au milieu des années 1980, puis dans l’enseignement primaire à la fin de la même décennie, l’enseignement secondaire ensuite, et désor-mais, puisque l’on exige dans le cadre de la campagne de ré-habilitation ouverte en 2007 que les universités déclinent les diplômes en termes de compétences, l’enseignement supérieur. La logique de cette redéfinition des programmes dans l’enseignement supérieur aujourd’hui, comme hier dans l’enseignement professionnel, est étroitement instrumentale, qui vise à adapter les formations aux besoins supposés (en réalité presque aussi flous que les compétences) des entreprises. Il reste qu’à ce crible, les savoirs ne résistent guère. Par exemple, en langues, au nom de la « centration » (un terme indigène) sur les compétences, il n’y a plus de place pour la littérature ou la civilisation.

Mais l’effacement des savoirs, disciplinaires comme transdisciplinaires, se lit aussi dans l’institution de tous ces dispositifs de « projet personnel et professionnel », censés miraculeusement garantir aux étu
diants une insertion professionnelle aisée et qui sont en réalité assez comparables aux modules de « remotivation », imposés aux chômeurs |20|, faisant la part belle à toutes les fausses sciences en général, et à la méthode Coué en particulier. On remarquera au passage que ces « innovations », ô combien contestables, ne sont pas généralisées aux classes préparatoires : les « élites » ont le souci de la qualité de l’enseignement, lorsqu’il s’agit de leurs enfants !

A l’inverse, la prolongation de la scolarité des élèves de milieux modestes, dès lors qu’elle devient un peu plus manifeste, et ne se limite plus à la présence de quelques « blouses grises » sur les parvis universitaires, semble heurter toutes ces bonnes âmes. La réforme de la licence s’éclaire aussi ainsi : ces étudiants-là, ceux qui étudient dans les Universités Potemkine, seront invités à aller bien vite s’employer sur le marché du travail, munis d’une Licence dont la valeur se sera érodée, faute d’être encore lisible disciplinairement. Et il ne fait guère de doute que le projet de sélection à l’entrée du Master, notamment porté par la CPU, et temporairement remisé pour obte-nir l’assentiment de l’UNEF, resurgira rapidement : comment accepter, directement, dans des Masters, qu’ils soient de recherche ou professionnels, des étudiants « licenciés » dont les bases disciplinaires seront aussi fragiles ? Il faut dire que, compte tenu de la redéfinition de la carte universitaire précédemment évoquée, ceux qui auront entrepris une licence dans un « collège universitaire » devront de toute façon se déplacer pour poursuivre en Master, ce qui limitera les flux. L’objectif est bien, là aussi, de dissocier le « L » du « M » et du « D », éviter que les licenciés ne poursuivent en M, ce qui était le cas de deux sur trois jusqu’alors . Cela signifie aussi que l’enseignement universitaire proprement dit ne débutera qu’au niveau du « M », la « nouvelle licence », pour reprendre les mots de deux « rapporteurs modernisateurs », « étant une façon politiquement viable de prendre acte de la baisse du niveau du Bac » |21|. Ou, en les paraphrasant, une façon politiquement viable d’organiser la sélection à l’entrée de l’Université, en Master désormais. La réussite en licence, telle qu’elle va être artificiellement générée par le plan Pécresse, risque décidément d’avoir un goût amer.


|1| On utilise cette qualification pour désigner ce groupe composite, constitué d’hommes politiques – droite et gauche convergent sur ce dossier depuis longtemps –, d’administrateurs de l’Université (qui sont pour partie donc des universitaires, parfois ancien syndicalistes, versés, par intérêt et/ou par conviction, dans l’administration de l’université), de journalistes, d’experts auto-investis, de cher-cheurs aussi, en particulier sociologues. Tous affirment l’existence d’un « diagnostic partagé » (ex-pression qu’ils prisent) sur le déclin du système français.

|2| Rappelons, à la suite d’Albert Hirschman, que l’argument de l’inanité est au cœur de la rhétorique réactionnaire. Albert O. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard, Paris, 1991.

|3| Quand on sait comment fonctionne ces échanges, sur le modèle du sur mesure (les étudiants choi-sissent les enseignements qu’ils vont suivre, et pas forcément dans la même année ou la même spécia-lité), on comprend mal la nature de la contrainte.

|4| |->http://www.nouvelleuniversite…

|5| Cf. Christophe Charle, Jacques Verger, Histoire des universités, PUF, Paris, 1994.

|6| « J’ai voulu que la première réforme réalisée après mon élection soit celle des universités. Je veux d’ailleurs rendre hommage au courage et à l’intelligence de Valérie PECRESSE. Nous leur avons donné, Valérie, l’autonomie, qu’elles réclamaient à juste titre depuis fort longtemps. » Discours de Nicolas Sarkozy du 2 juin 2008 à l’occasion du bicentenaire des Recteurs.

|7| Les conseils d’administration classent les demandes, mais ce classement peut être totalement adultéré dans les échanges que le président noue avec la direction de l’enseignement supérieur.

|8| Pour un modèle européen d’enseignement supérieur

|9| Cf. Areser, Quelques diagnostics et remèdes urgents pour une université en péril, Paris, Liber-Raisons d’Agir, 1997, p. 85-86.

|10| Système analytique de répartition des moyens.

|11| |->http://www.senat.fr/rap/r07-3…

|12| Cité par Laure de Charrette, « ‘Sympa’ ou les facs financées en fonction de leurs performances », 20 Minutes, 11 juin 2008.

|13| SNESUP-FSU, SNCS-FSU, SNASUB-FSU, SNEP-FSU, SNTRS-CGT, CGT-INRA, FERC-Sup-CGT, UN-CGT-CROUS, SUD Education, SUD Etudiant, SUD-Recherche-EPST, Sup’Recherche-UNSA, SNPTES-UNSA, A&I UNSA, SNPREES-FO.

|14| UNEF, communiqué du 13 décembre 2007 : |->http://www.unef.fr/delia-CMS/…

|15| 6 % seulement arrêtent « définitivement » leurs études. Cf. Ministère de l’éducation nationale, Note d’information, 05-19, 2005

|16| Pour ces données, cf. Ministère de l’éducation nationale, Note d’information, 03-32, mai 2003.

|17| Pour une analyse plus détaillée, cf. Frédéric Neyrat, « Le retour du sélectionnisme », Les Temps modernes, mars-juin 2006, numéro triple 637-638-639, p. 364-392.

|18| Cf. les propositions faites dans le cadre de L’autre campagne : |->http://www.lautrecampagne.org…

|19| Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers. Les étudiants et la culture. Editions de Minuit, 1964.

|20| Qui seront sanctionnés s’ils n’y participent. Comme sur le thème naguère droitier de l’insécurité, il devient loisible à des « gens de gauche », comme ceux de la revue Alternatives économiques, dans la livraison de juin 2008, de poser une question faussement iconoclaste : « Faut-il sanctionner les chô-meurs ? ». Certes les rédacteurs ne se retrouvent pas totalement dans la notion d’« offre d’emploi ac-ceptable », mais sous le titre, élégant en la circonstance, « La charrue avant les bœufs », le directeur de la rédaction va expliquer que « pour que les sanctions soient acceptables, de nombreuses conditions devraient être réunies ». La logique du workfare est devenue acceptable…

|21| Cf. le rapport du Conseil d’analyse économique (CAE) : Philippe Aghion, Elie Cohen, Education et croissance, La Documentation française 2004, op. cit., p. 112