Le temps semble bien loin où Turquie était synonyme d’espoir. D’espoir mesuré, mais d’espoir tout de même pour de nombreux-ses observateur-trice-s internationaux-nales, pour les mouvements de défensdes droits humains, pour toutes les personnes que répugnait la théorie dite du « choc des civilisations ». Du côté des observateur.es externes, cet espoir était porté par une expérience politique originale, pour ne pas dire unique : un gouvernement aux racines islamistes mais se déclarant avant tout réformateur – bien que conservateur –, arrivé au pouvoir par la voie des urnes, prônant son attachement aux valeurs de la démocratie, du libéralisme et du pluralisme. Dans la première moitié des années 2000, le pouvoir turc multipliait les déclarations publiques et les initiatives concrètes visant à réduire la tutelle militaire, mais aussi à promouvoir des avancées sur certains dossiers sensibles, notamment la question kurde, la question arménienne et la question chypriote. Cette combinaison que proposait alors l’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi, Parti de la Justice et du Développement) s’appuyait sur, et encourageait l’ascension à la fois sociale et politique de nouveaux groupes sociaux longtemps tenus en marge. Le pays semblait se frayer un chemin vers une libéralisation à la fois économique – l’adoption des recettes néolibérales coïncidant avec une période de croissance remarquable – et politique. Cette ouverture politique a permis d’espérer, dans les rangs européens, une pérennité de la tendance à la libéralisation, au point qu’on a pu parler, au tournant des années 2010 et au moment des premiers printemps arabes, – brièvement, il est vrai – de « modèle turc » pour les pays de la région.

La Turquie était engagée dans un rapprochement avec l’UE depuis 1963 – soit en même temps que la Grèce, qui avait déraillé dès les années 1970. Pourtant, l’horizon d’un réel rapprochement était redevenu concret, voire atteignable depuis 1999 – date de la reconnaissance de la Turquie comme candidate officielle à l’adhésion – et encore plus depuis 2005 – date de l’ouverture des négociations d’adhésion. Ce grand pays musulman en passe d’intégrer l’UE constituait donc aussi le symbole fort d’une Europe politique capable de relever les défis d’une construction originale non seulement sur le plan politique, mais aussi d’un point de vue identitaire. Les campagnes aux élections européennes mais aussi nationales dans différents pays de l’Union ont montré à quel point ce rapprochement constituait un défi pour la Turquie, mais aussi pour les opinions européennes. Dès les années 2000 cependant, des mouvements de contestation se multipliaient – une opposition républicaine attendue, en désaccord avec l’AKP sur les principes, mais aussi d’autres initiatives plus novatrices mais plus éclatées, pouvant aller des mouvements féministes ou LGBT aux groupes environnementaux, en passant par les oppositions habitantes aux projets de transformation urbaine. Ces groupes dénonçaient l’affairisme du pouvoir, son libéralisme forcené et les dégâts sociaux et environnementaux qu’il générait, mais aussi son autoritarisme, son intrusion dans la vie privée des citoyen.nes, ses tentatives d’imposer un ordre moral et religieux. En parallèle, des retournements tels les procès contre les journalistes, intellectuel.les ou militant.es laïcs, les groupes pro-kurdes ou plus généralement l’inféodation croissante de la justice au parti au pouvoir, au tournant des années 2010, ont constitué des signes alarmants, montrant pour le moins la réversibilité de certaines tendances, mais que peu ont décryptés comme tels. De ce point de vue, le mouvement de Gezi, qui a vu deux millions de personnes sortir dans la rue, a représenté un tournant, au cours duquel une multitude de mouvements d’horizons très divers ont pu se rencontrer et échanger. Mais il s’est soldé par la mise en place de logiques répressives qui, sans être nouvelles, se sont renforcées par étapes. Au fur et à mesure de la diminution, puis de la disparition des contre-pouvoirs institutionnels, la séparation des pouvoirs s’est elle aussi dramatiquement réduite ; les politiques réformatrices se sont avérées accessoriales ; des secteurs entiers de la société – tels les médias, la justice, les syndicats, mais aussi de nombreux secteurs économiques tel celui de la construction – se sont progressivement reconfigurés et contrôlés de plus en plus étroitement par le pouvoir, directement ou à travers des partenaires privilégiés. L’hypocrisie de l’Union Européenne quant à l’intégration de la Turquie a également contribué à mettre un frein aux initiatives de libéralisation, en fermant l’horizon d’une adhésion pleine et entière, qui leur donnaient un but et une consistance. L’accord faustien que l’Union a conclu avec la Turquie début 2016 concernant les réfugiés syriens est à dénoncer d’un point de vue des valeurs humaines ; mais elle prive également une UE empêtrée dans sa peur des réfugiés et ses problèmes internes de tout pouvoir de levier qui lui permettrait de peser sur les évolutions politiques de cet allié si important. Aujourd’hui, la Turquie n’a jamais été aussi éloignée d’une perspective d’adhésion ; pourtant, les rapports de force dans ses relations avec l’UE n’ont jamais autant été à son avantage, ce dont le pouvoir turc sait admirablement tirer parti. Inédite, cette situation remet en cause le grand récit d’une Europe aux vertus démocratisantes sur ses marges, et montre que l’Europe peut aussi conforter, voire accompagner et alimenter, des logiques autoritaires.

Aujourd’hui, et à plus forte raison depuis la tentative de coup d’État avorté de l’été 2016, qui a ouvert la voie à une répression inédite des journalistes, universitaires, opposant.es, la Turquie habite ces dérives autoritaires qui se manifestent à travers toute la planète. La reprise en main musclée par le pouvoir à coup de censure, de répression judiciaire et de politique de la tension, entre en résonance avec des développements analogues aux États-Unis, en Europe ou ailleurs. Pour autant, ces évolutions se déroulent dans un contexte spécifique fait d’un condensé de problématiques complexes : guerre, luttes sociales, luttes d’autonomie (kurde), problématiques des réfugié.es… Le référendum constitutionnel du 16 avril 2017 porte à s’interroger sur la pérennité de ces évolutions. Va-t-on assister, au-delà des pratiques autoritaires systématisées déjà en vigueur, à un changement de régime cette fois inscrit dans le droit ?

Pour aller plus loin que la simple qualification d’autoritarisme, il faut interrogerles logiques, parfois complexes, qui sous-tendent les recompositions politiques actuelles. Quelle est la part des facteurs internes et externes – rôle de l’Union européenne, débordement du conflit syrien, régionalisation de la question kurde, islamophobie européenne, terrorisme islamiste – dans ces évolutions ? Quel rôle attribuer aux dynamiques économiques et d’ordre néolibéral dans ces reconfigurations ? Quels sont les effets sociaux de ces évolutions économiques et politiques – par exemple quelle est l’ampleur des phénomènes de marginalisation et de polarisation ? Quelles voix(es) émergent face à ces dynamiques ? En plus de traiter ces questions imposées par l’actualité, il faut également tenter de comprendre les évolutions politiques sur un temps long, celui d’un pays aux prises avec ses démons : nationalisme, oublis mémoriels, dénis de reconnaissance des groupes minoritaires, mais aussi conservatisme et repli sur soi.

Retrouvez les articles de notre dossier “Turquie” en ligne (premiers articles parus, d’autres sont à venir):

Une nouvelle diaspora en ville, par Nils Mutluer

Entretien avec Ahmet Insel, par Anahita Grisoni et Pauline Landel