Dr. Nil Mutluer, Philipp Schwartz Fellow au département “Diversité et conflit social” de l’Université Humboldt de Berlin, revient sur la nécesité de sortir de la  dichotomie entre l’Ouest laïc et l’Orient islamique pour rendre adéquatement compte de la réalité politique turque.

 

Le regard occidental a besoin de nouvelles victimes, et il semble bien qu’il voie en moi l’une d’entre elles. Comment l’ai-je appris? Je l’ai lu dans le journal, WSJ (Wall Street Journal), rien de moins. Voici ce qu’affirmait à mon propos l’édition du 24 août 2016 :

A Istanbul, Nil Mutluer a saisi sa fille de 3 ans, une valise et s’est précipitée vers la côte turque. L’ancienne directrice du département de sociologie de l’Université Nisantasi a échappé de peu à la traque alors imminente dans le pays. “Les autorités avaient déjà commencé à interroger les collègues aux aéroports”, a témoigné la Dr. Mutluer, une libérale à l’occidentale qui est partie en ferry vers la Grèce pour rejoindre ensuite un poste universitaire à Berlin.

Une entame d’article captivante, n’est-ce pas ? Une mère célibataire universitaire fuit avec une simple valise et sa fille de trois ans via la Grèce – sacrée ouverture ! Et émouvante – exactement ce genre d’histoires à visage humain que le regard occidental semble exiger de ses nouveaux producteurs d’actualité.

Quelques semaines plus tard, la correspondante en Turquie d’un autre important producteur occidental d’actualité, elle-même citoyenne turque, m’a contactée. Ayant fini par découvrir ce qui arrivait aux Universitaires pour la Paix depuis le début de l’année, elle m’a dit qu’elle avait interviewé de nombreux autres universitaires ayant quitté la Turquie et qu’elle voulait inclure mon histoire à son article. J’ai accepté à une condition. Je lui ai demandé de ne pas évoquer ma visite en Grèce avant mon arrivée en Allemagne – non pas que je voulais particulièrement la tenir secrète mais que ça ne me semblait pas pertinent. Certes, les réfugié·es syrien·nes cherchent aussi à atteindre l’Europe par la Grèce mais, bien que politiquement persécutée en Turquie, je n’étais et ne suis pas une réfugiée et ce n’était pas la raison de mon passage en Grèce sur le chemin de l’Allemagne. “Mais aller en Europe par la Grèce est ce qui rend votre histoire différente des autres”, a-t-elle protesté. “Mais ce n’est pas pertinent”, ais-je protesté en retour. Finalement son article est paru et, grâce à mon refus catégorique, cette fois mon histoire n’y apparaissait pas.

Oui, le regard occidental a besoin de victimes, mais suis-je cette victime ? De fait, je suis une « universitaire en danger », c’est indéniable. Bien que j’aie été active dans différents cercles féministes et pour les droits humains, et que j’aie travaillé sur des questions touchant à la démocratisation depuis deux décennies, j’ai officiellement obtenu ce statut grâce à l’action politique la plus anodine de ma vie. J’ai signé avec plusieurs milliers de collègues – les Universitaires pour la Paix – la pétition « Nous ne serons pas complices de ce crime » qui appelait l’Etat turc à mettre fin à l’escalade des violences exercées dans les provinces kurdes et à respecter les lois nationales et internationales. Notre action était pacifique, mais la réponse du président Erdogan s’est avérée disproportionnellement autoritaire. Il nous visait dans pas moins de cinq discours, nous accusant de propagande terroriste, de trahison … Trouvant leurs preuves dans les discours d’Erdogan, les journaux pro-gouvernementaux ont publié nos photos et nos noms accompagnés de menaces peu implicites de vengeance contre ce qu’ils considéraient comme un “acte de trahison”. Un chef de mafia ultra-nationaliste a exprimé son désir de se doucher avec notre sang. Des procureurs ont lancé des enquêtes criminelles contre tous les signataires de la pétition et quatre de nos ami·es, qui ont eu la malchance de lire un communiqué exprimant notre insistance à demander la paix lors d’une conférence de presse commune, ont passé plus d’un mois en détention provisoire. L’instance gouvernementale de régulation de l’enseignement supérieur, le Conseil de l’enseignement supérieur, a poussé les universités à ouvrir des enquêtes disciplinaires contre les signataires. La plupart des administrations universitaires ont fait ce qu’on leur demandait, et certaines ont sommairement limogé leur.e.s enseignant·es signataires. Mon université en faisait partie et j’ai été licenciée de mon poste de directrice du département de sociologie de l’université Nisantasi en février 2016. C’est ainsi que je me suis retrouvée au département « Diversité et conflit social » de l’université Humboldt de Berlin en tant que Philipp Schwartz Fellow – une bourse destinée aux “Universitaires en danger”. Pendant ce temps, au-delà des universitaires, un nombre croissant de journalistes, d’artistes, d’activistes pour les droits humains et, en réalité, quiconque osant critiquer les politiques gouvernementales dans les provinces kurdes ou l’autoritarisme montant en Turquie sont devenu·es la cible de persécutions, de stigmatisations et d’emprisonnements de la part du gouvernement.

Depuis mon installation en Allemagne, j’ai rencontré beaucoup d’institutions et de médias allemands et européens. J’ai bénéficié à de nombreuses reprises de la solidarité directe de divers·es collègues et représentant·es d’institutions et d’organisations. Néanmoins j’ai assez souvent ressenti que le regard occidental avait besoin de moi en tant que sujet victime à sa propre mesure – un sujet qui n’est entendu que quand il parle des supplices imposés par son·sa persécuteur·rice, en l’occurrence Erdogan ; un sujet qui n’est vu que quand il exemplifie, en personne, la camisole de force autoritaire qu’Erdogan a imposée à la Turquie. Assez souvent j’ai eu l’impression que j’étais sélectionnée comme réfugiée potentielle dans le seul but d’exprimer et montrer ce que les institutions et les médias occidentaux dominants voulaient entendre ou voir.

Cette sensation m’a rappelé les débats des études postcoloniales de ces dernières décennies à propos de l’agencéité de l’énonciateur. Les non-Européen·ne·s peuvent-ils·elles parler de leur propre voix ? S’ils·elles le font, peuvent-ils·elles être entendu·es ? Mon sentiment aujourd’hui est que je suis le sujet incarné et genré qu’évoquent ces débats ; que l’Europe a besoin de moi comme victime pour s’assurer qu’elle est bien “la sauveuse” qu’elle s’imagine être et pour reconstruire ses valeurs “laïques” genrées et ethnicisées dans cette nouvelle ère où les dés sont relancés.

La Turquie dans les dichotomies du regard occidental : masquer la culpabilité européenne

La méthode canonique de reconstruction des valeurs occidentales consiste à opposer binairement l’Ouest laïc et civilisé à l’Orient fondamentaliste et barbare. Mais pour l’esprit moderne façonné par les dichotomies d’identités de genre, d’ethnie, de religion ou de classe, c’est le politiquement correct qui sert souvent de mécanisme de définition de la norme. La question est donc : qui peut affirmer la supériorité des valeurs occidentales sur les valeurs orientales sans passer pour politiquement incorrect ? Qui peut faire entendre la voix occidentale de cette opposition binaire canonique ? Dans la bouche d’un·e Européen·ne « de souche », l’affirmation de la supériorité des valeurs occidentales peut paraître trop islamophobe, trop ethnocentrique ou même raciste. Ce serait cependant différent et politiquement moins incorrect si nous, les membres de ce qui se développe rapidement comme une nouvelle diaspora en Europe, à savoir les intellectuel·les diplômé·es, les journalistes, les universitaires, etc. de l’Orient, en venions à exprimer la même chose. Ainsi, renforcer la certitude de soi de l’Europe comme modalité laïque et civilisée de l’humanité est dévolu non pas aux réfugié·es réel·les qui fuient pour rester en vie les régions du monde en proie à la guerre, essaient d’atteindre l’Europe par millions, pour finir par réaliser qu’il·elles sont tout sauf bienvenu·es sur le sol européen. Non, cette tâche est dévolue aux réfugié·es potentiel·les qui, comme moi, sont choisi·es par le regard occidental comme ses victimes idéales.

C’est ce qui était plus ou moins en jeu dans la plupart – mais pas toutes – les interviews et conférences que j’ai données après mon arrivée en Europe. C’est aussi ce qu’ont observé la plupart de mes collègues ayant fui la Turquie. Les gens sont plus intéressé·es par le fait que notre liberté d’expression est réprimée par le gouvernement turc que par ce que nous voulons exprimer librement face à ce gouvernement. Manifestement, notre figure de victimes diplômées « à tendance occidentale » contraste suffisamment avec celle de notre persécuteur, le président Erdogan, un politicien autoritaire au passé islamiste, pour expliquer ce qui se passe en Turquie. Ces représentations binaires étant exclusives, elles servent seulement à masquer ce qu’on n’a pas le désir, la patience ou simplement l’intérêt de voir. Dans notre cas, ce qui est oblitéré, c’est la complicité des nationalistes turc·ques laïc·ques avec les politiques violentes que mène dans les régions kurdes le gouvernement islamiste de l’AKP. Cela rend aussi invisible la propre complicité des gouvernements de l’Union européenne et des Etats-Unis qui continuent d’apporter leur soutien à l’AKP et à Erdogan bien après leur tournant autoritaire manifeste et la détérioration tout aussi manifeste des droits humains qui s’en est suivie.

Voir la Turquie à travers l’opposition binaire entre Orient et Occident laisse hors du regard occidental les dynamiques politiques qui se jouent en Turquie, ce qui aboutit, en retour, non seulement à se méprendre sur la nature du pouvoir d’Erdogan mais aussi à la fausse représentation de celles et ceux qui sont désigné·es comme atatürkistes en tant que groupe homogène, monolithique. En effet, le nationalisme turc et les affects anti-kurdes qui lui sont associés servent de lieu commun rhétorique sur lequel s’appuient les alliances, fragiles mais effectives à plusieurs niveaux, entre l’Ouest, figuré par l’ancienne Turquie laïque d’Ataturk, et l’Orient, représenté par la dictature islamiste en devenir d’Erdogan. Dans les médias européens, ces alliances sont souvent traitées comme dénuées d’intérêt voire comme de courts paragraphes sans importance que personne n’a la patience ou le désir de lire – quand, bien sûr, elles sont tout simplement évoquées. Demeure pourtant le fait que le principal parti d’opposition représentant les valeurs laïques à tendance occidentale de la Turquie d’Ataturk, le CHP, a voté avec l’AKP islamiste pour révoquer l’immunité judiciaire des membres du Parlement, ce qui a abouti sans surprise à l’emprisonnement de douze député·es du parti d’opposition pro-kurde, le HDP, y compris ses deux porte-paroles – est-ce vraiment anecdotique ? Ou le fait que, lorsque Erdogan a rompu le 17 décembre 2013 avec les gülenistes suite à des allégations de corruption, cherchant un nouvel allié pour contrôler la bureaucratie d’Etat, il s’est rapproché des dénommé·es « Ergenekon », ou partisan·es de l’« Etat parallèle », en particulier de celles et ceux qui sont réputé·es pour leurs convictions ultranationalistes et laïques ; que ces partisan·es ont été acquitté·es de toutes les charges pesant contre elles et eux, y compris les accusations de conspiration contre le gouvernement démocratiquement élu de l’AKP ; qu’aujourd’hui certain·es de ces partisan·es sont responsables des opérations de sécurité menées dans les régions kurdes, impliquant d’innombrables cas de couvre-feux prolongés, d’innombrables cas de violations des droits humains, d’innombrables cas de violations du droit à la vie et à la propriété. Ces faits sont-ils sans importance, ou moins importants que les épreuves que nous, Universitaires pour la paix, avons subies ? Ils ne devraient pas l’être, parce que les opérations de sécurité menées dans les régions kurdes et les violations des droits humains qui en résultent sont précisément ce qui nous a poussé·es, Universitaire pour la paix, à lancer notre pétition.

Dans un article publié le 26 juillet 2016 par Al-Jazeere, Hamid Dabashi décrit comment les penseur·ses européen·nes échouent à entendre les non-européen·nes :

Pourquoi les Européen·nes seraient-ils·elles incapables de lire, même quand nous écrivons dans une langue qu’ils·elles comprennent ? Ils·elles ne peuvent pas lire parce qu’ils·elles (en tant qu’« Européen·nes », pris dans le piège d’une métaphore fatiguée mais complaisamment nostalgique) assimilent ce qu’ils·elles lisent à cette métaphore et à ce qu’ils·elles ont déjà lu – et sont ainsi incapables de le projeter dans quelque chose qu’ils·elles ne savent pas et pourtant pourraient apprendre.

Je pense que la majorité des medias et des institutions européennes souffre d’une même incapacité à « lire » la Turquie. En se focalisant exclusivement sur Erdogan et ses ambitions dictatoriales, et en assimilant ce qu’ils·elles voient à ce qu’ils·elles savent déjà, en l’occurrence cette canonique dichotomie entre l’Ouest laïc et l’Orient islamique, ils·elles ne peuvent saisir comment Erdogan joue la carte kurde pour mobiliser les sentiments nationalistes turcs des fractions non seulement islamiques mais aussi laïques de la société, pour contrer l’opposition démocratique à ses ambitions dictatoriales. L’un des points de cristallisation est le HDP qui, de fait, consiste en l’alliance de nombreux mouvements de gauche actifs dans les régions non kurdes de l’ouest de la Turquie avec le mouvement politique kurde. Le parti a été fondé durant le soi-disant processus de paix, quand une salutaire accalmie de la violence politique régnait sur le pays. Au terme d’une campagne s’opposant résolument aux ambitions dictatoriales d’Erdogan, promettant une démocratie pluraliste fondée sur les droits humains, la tolérance et la non-violence pour tout·es, le HDP a réussi à dépasser le seuil des 10% en obtenant 13% des voix aux élections législatives du 7 juin 2016 – faisant perdre à l’AKP d’Erdogan la majorité absolue au Parlement.

Plutôt que de former une coalition avec l’un des autres partis représentés au Parlement, Erdogan a choisi de renouveler les élections, et c’est alors que le processus de paix avec le PKK s’est achevé et qu’a débuté le plus récent des épisodes de violence politique. Entre l’escalade des affrontements avec le PKK dans les régions kurdes, les fréquents attentats-suicides d’organisations terroristes telles que l’ISIS ou le TAK (un groupe radical dissident du PKK) dans divers centres urbains, coûtant des centaines de vies, et l’intense campagne de diffamation contre le HDP stigmatisé comme soutien du terrorisme et de la violence, l’AKP d’Erdogan s’est employé à attiser les sentiments anti-kurdes. Lorsque les élections furent effectivement « renouvelées » le 1er novembre 2016, l’AKP a retrouvé la majorité absolue au Parlement, et le vote en faveur du HDP est retombé à 11%. Le nouveau gouvernement a lancé les opérations de sécurité déjà mentionnées, causant des centaines de blessé ;es et de mort·es, et des villes entières ont été littéralement détruites.

Tout cela serait-il arrivé si le HDP n’avait pas affirmé une position clairement, résolument démocratique contre les ambitions dictatoriales d’Erdogan, ou si le PKK avait continué à ne pas répondre aux provocations d’Erdogan dans les régions kurdes ? Erdogan aurait-il pu mener ses politiques violentes dans les régions kurdes sans le support actif ou, au minimum, le silence complice d’au moins quelques fractions laïques de la société turque ? Les réponses à ces questions sont d’une importance majeure pour la compréhension objective et sincère de ce qui se passe en Turquie. Malheureusement, pourtant, aucune de ces questions, ni le cycle de violence qui s’est abattu sur les régions kurdes, ne sont devenus aussi perceptibles au regard occidental que les épreuves que nous, Universitaires pour la paix, avons subies pour avoir appelé le gouvernement turc à mettre fin à ce cycle de violence.

En tant qu’universitaire active dans les milieux féministes et en faveur des droits humains, j’ai participé à de nombreuses missions de plaidoyer dans diverses instances de l’Union européenne et dans de plusieurs pays européens durant la dernière décennie. Et ces trois ou quatre dernières années, j’ai fait l’expérience directe de la difficulté, qu’éprouvent pareillement de nombreux militant·es des droits humains, à intéresser des officiels de l’Union européenne à la détérioration des droits humains en Turquie, notamment dans ses régions kurdes. Mais la question kurde ne se limite pas à la Turquie, et s’y intéresser suppose de suivre de près toutes les parties impliquées dans la guerre qui s’étend à toute la région. Cela implique aussi de partager la responsabilité des millions de réfugié·es réel·les que produit cette guerre. Si l’on pense aux armes européennes qui sont utilisées dans cette guerre, ainsi qu’au marché véreux passé avec Erdogan pour maintenir les victimes réelles de cette guerre, à savoir les réfugié·es syrien·nes, hors des frontières de l’Union européenne, il n’est guère surprenant que la doxa européenne soit si rétive à regarder dans la direction que nous essayons de lui montrer.

Laissons les fissures apparentes pour que la lumière entre

Deux points importants pour finir. D’abord, les porteur·ses du regard occidental ne sont pas exclusivement européen·es. Comme je l’ai déjà mentionné, il existe aussi des journalistes turc·ques pour chercher à utiliser la position de victime à mi-voix. Mais, surtout, il y a aussi des journalistes et des institutions européen·nes qui gardent leur distance critique vis-à-vis du regard occidental, qui se situent en tant qu’égaux·les lorsqu’ils·elles consultent le savoir des gens d’ailleurs. Quand ils·elles affirment leur solidarité avec vous, ils·elles ne pensent pas à votre place, mais avec vous, ils·elles respectent votre agencéité, ils·elles n’imposent pas de cadres prédéterminés qui contraignent ce que vous souhaitez exprimer. Ceci me rappelle les mots d’un documentariste allemand après une interview : « nous sommes manifestement différent·es, vous et moi, mais il y a tellement de points communs entre nos vies quotidiennes, nos visions du monde, que je ne peux pas m’empêcher de penser que ce pourrait être nous qui ayons à subir ce par quoi vous passez. Quelle différence cette expérience fait-elle dans vos vies ? Quelles sont selon vous les raisons visibles et invisibles de tout cela ? C’est très important pour nous de vous entendre là-dessus… » Quand je lui ai demandé pourquoi c’était si important : « Comment pourrions-nous passer autrement à la prochaine étape ? »

Cette manière de reconnaître et de respecter les différences et les points communs entre son propre savoir et celui des autres, d’écouter et de penser à travers les deux, afin d’avancer vers une nouvelle réflexion et une nouvelle action – cette posture fait écho à ce que Walter D. Mignolo appelle « la pensée frontière ». Mignolo développe ce concept en lien avec ce qu’Abdelkebir Khatibi nomme « une pensée autre ». Selon Mignolo, reprenant Khatibicette « manière de penser sans l’Autre […] est fondée sur les confrontations spatiales entre différents concepts d’histoire »1. Pour lui, cette « pensée autre » est possible quand les histoires locales et leurs relations de pouvoir spécifiques sont prises en compte. La pensée frontière non seulement cherche à comprendre le savoir depuis le point de vue subalterne mais comble le vide entre des savoirs opposés. Mignolo définit la pensée frontière comme « ces moments où le système-monde imaginaire se craquèle. La pensée frontière se situe encore au sein de l’imaginaire du système-monde moderne mais réprimé par la domination de l’herméneutique et de l’épistémologie en tant que clés contrôlant la conceptualisation du savoir »2. Penser à travers des corpus de savoir formulés les uns contre les autres, les uns avec les autres, et le faire de manière critique, fissure le monde tel que le représentent les dichotomies. Ce sont ces fissures qui rendent « possible une pensée autre ». Plutôt que de se contenter de regarder les politiques et les visions du monde affecter nos vies, ces fissures nous permettent d’y intervenir.

La doxa européenne pourrait bien tendre à n’accorder qu’une demi-voix aux membres des nouvelles diasporas afin de préserver les valeurs européennes modernes. Elle pourrait aussi se permettre de rendre son savoir plus visible. Pour autant, il existe aussi des médias, des universitaires et des institutions européen·nes qui cherchent la vérité à travers les fissures, qui résistent à se faire piéger dans le trilemme victime – persécuteur·rice – sauveur·se. Certain·es sont déjà engagé·es dans la pensée frontière, et certain·es sont prêt·es à penser avec nous, quand ils nous font face. Au lieu de nous classer et de nous assigner des positions, nous les membres de la nouvelle diaspora, en tant qu’autres, ils·elles nous reconnaissent comme des êtres humains dotés d’une parole autonome. Ils·elles comprennent ce que nous voulons dire quand nous disons : je suis ici, j’ai une voix, je ne suis pas votre constellation historique. Comme le chantait Leonard Cohen dans Anthem : « Il y a une fissure en toute chose, c’est ainsi que la lumière entre », et ce sont là les fissures qui permettent à la lumière d’entrer dans le regard occidental. Laissons les fissures apparentes pour que la lumière entre !

1Walter D. Mignolo, Local Histories / Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges and Border Thinking, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 2000, p. 67.

2Ibid., p. 23.