Le travail sous la forme écrasante du salariat est devenu à ce point central dans nos sociétés qu’on en oublie parfois d’en interroger le sens. Non ce sens que chacun.e peut y chercher individuellement (selon une logique d’épanouissement personnel à quoi l’on associe désormais assez spontanément le travail) et que l’on peine parfois à trouver, mais sa signification sociale et politique, qui implique peut-être de dégager les raisons historiques qui ont présidé à sa mise en œuvre. La manière dont on divise le travail, la manière dont on l’organise reflètent les rapports de force à l’œuvre dans nos sociétés ainsi que les formes qu’elles finissent par se donner et dans lesquelles bon nombre d’entre nous ne se retrouvent pas. Cette sacralisation du travail sous sa forme salariale – appelée, au XIXe siècle, travail libre par ses partisans – pose deux types de problèmes. Le premier concerne la place qu’il occupe au sein d’un univers social où d’autres formes de travail non protégé perdurent, rémunérées (souvent mal) ou non. Le second tient à ce que cette sacralisation occulte toute réflexion sur le sens du travail compris non seulement comme travail salarié ou emploi, mais au sens d’activité transformatrice (de la nature, de soi, de la société) – ce qu’au XIXe siècle les courants critiques du salariat nommaient travail émancipé. Le travail salarié semble l’alpha et l’oméga du travail tout court. Peut-être devrait-on dire du travail ce que l’on dit de la guerre :si cette dernière est chose trop sérieuse pour être confiée aux généraux, peut-être ne faudrait-il pas confier l’organisation du premier aux chefs d’entreprise, aux syndicats patronaux et aux responsables politiques qui leur servent de relais législatifs.
Le travail, dans sa forme salariale dominante, est ainsi abordé soit comme opérateur d’intégration sociale (le fait de jouir d’un revenu, celui d’accéder à un portail de droits garants d’une existence protégée des aléas de la vie), soit comme opérateur de désintégration sociale par désaffiliation progressive (dont la forme extrême est le chômage), comme le sociologue Robert Castel l’a expliqué dans de nombreux ouvrages, notamment dans La montée des incertitudes (Seuil, 2009). Lorsqu’on en est privé, soumis durablement à l’éloignement de l’emploi, l’on perd non seulement un moyen d’existence, mais aussi droit de cité et il faut alors composer avec une image dégradée de soi, entérinant par là l’invisibilisation d’une myriade d’activités qui ne sont pas comptées comme du travail, et tout bonnement ignorées. Ce travail invisible n’ouvre à aucune reconnaissance, ni même compensation : entretien de l’espace domestique, éducation des enfants, soin envers les proches, pratiques solidaires et politiques, etc. La rupture épistémologique induite par les travaux de sociologues féministes (Christine Delphy, Danièle Kergoat, Colette Guillaumin, Paola Tabet) au cours des années 1970 et 1980 a pourtant permis de penser ces tâches comme un travail – un travail gratuit donnant lieu à des formes d’exploitation passées jusque-là inaperçues. On a assisté à l’émergence du concept de travail reproductif pour évoquer l’ensemble des tâches nécessaires à la reproduction de la force de travail, et imbriquant un vaste panel d’activités matérielles (création de conditions nécessaires au repos, repas, lessives, etc.) et des tâches plus affectives et émotionnelles (rassurer, consoler, valoriser). Dans cette optique, la production des enfants et leur éducation deviennent également un travail, par ailleurs nécessaire à l’organisation capitaliste de la production puisque même automatisé et assisté de machines, le travail humain reste au cœur de cette production et du profit que les capitalistes cherchent à en retirer. L’écho de ces travaux reste cependant limité en dehors des sphères académiques et militantes, et le « travail » continue d’être confondu avec l’emploi rémunéré et sanctionné par un contrat de travail, et cela tant par les politiciens et politiciennes que par les syndicats, nombre de militants et militantes, de chercheur-e-s en sciences sociales, y compris parmi les spécialistes du travail.
Peut-on alors encore interroger le travail non pas du seul point de vue de sa fonction d’intégration (dans la société telle qu’elle va ou ne va pas), mais également comme facteur d’émancipation ? Entre le travail tel que l’ont installé dans nos corps et nos esprits deux siècles de révolution industrielle capitaliste, irrémédiablement associé à l’emploi salarié, et celui qui portait en lui la promesse d’une émancipation sociale, ce travail non encore advenu autour duquel s’énonçaient des slogans tels que « Fin de l’exploitation de l’homme par l’homme », « Droit au travail », « Vivre en travaillant », il y a un gouffre qui pourrait sembler aujourd’hui insurmontable. Ces slogans s’inscrivent dans l’histoire heurtée des débuts de la révolution industrielle au cours de laquelle les ouvrier⋅ères voulaient moins s’intégrer au travail tel que le dessinaient les nouvelles formes prises par l’économie (fabriques dans un premier temps, usines bientôt) qu’iels ne souhaitaient reprendre la main sur lui, sentant bien que pris⋅es en tenaille entre les entrepreneurs et les machines, iels allaient être livré⋅es à de nouveaux maîtres qui n’avaient rien à envier aux anciennes élites du monde féodal. La question sociale, expression par laquelle se résumaient les interrogations surgies à l’encontre du devenir du travail dans le monde moderne, était bel et bien une question politique : qui fait quoi ? Pour qui, comment et pourquoi ?
Ce sont ces questions qui irriguent la pensée socialiste des premières décennies du XIXe siècle, un peu partout en Europe. Mais qui irriguent aussi des courants qu’on décrirait aujourd’hui comme moins radicaux et pas même socialistes ou communistes : républicains, saint-simoniens, chrétiens sociaux, démocrates. Lorsque, en 1839, Louis Blanc fait paraître un petit ouvrage, futur best-seller, Organisation du travail, sa proposition de réformer la société par une organisation complète du travail conduite par l’État rencontre un écho inouï. Le livre connaît de continuelles rééditions, il est la bible de la Révolution de 1848 qu’il a contribué à préparer puisque sa diffusion dans les ateliers, par des lectures ouvrières, l’avait fait connaître de tou⋅tes. Cet ouvrage s’inscrit dans une intense production d’idées militantes – diffusées via des journaux, des brochures, des essais – qui plaçaient, indépendamment des chefs d’école derrière lesquels elles se rangeaient (Fourier, Cabet, Proudhon, Lamennais, Owen, etc.), la question de l’organisation politique du travail au cœur de leurs revendications.
Fourier ouvre le bal dans sa Théorie des quatre mouvements (1808), où il critique les modalités de production et la division du travail au sein de la fabrique et propose un contre-modèle. Il décrit un lieu d’épanouissement des hommes et des femmes (et des enfants, à une époque où leur travail était légal) animé⋅es par le désir de poursuivre leurs intérêts passionnés se réfléchissant dans un travail « attractif » où s’abolit la division contrainte des tâches. Le « Phalanstère », nom donné par Fourier à cette nouvelle forme d’organisation sociale, reposant sur une communauté de vie tout autant que de travail, les deux ne pouvant être dissociés dans son esprit, prend ainsi le contrepied de la « civilisation » dont les doctrinaires libéraux font l’éloge (comme Guizot à la fin de la Restauration dans sa célèbre Histoire de la civilisation en Europe), sans voir qu’ayant placé en son centre un travail non organisé et synonyme de souffrances, de concurrence, d’anarchie industrielle, elle a conduit à un étiolement des qualités humaines, à un enlaidissement des milieux d’existence, à une atrophie de la vie passionnée à laquelle hommes et femmes devraient légitimement accéder selon Fourier et ses disciples.
Si Louis Blanc, quelques années plus tard, est moins lyrique dans sa description du travail organisé, et plus restrictif sur ce qu’il envisage comme travail (essentiellement la production de marchandises et de services socialisés), il n’en soutient pas moins que les activités économiques doivent être organisées sous une forme coopérative. Il appelle de ses vœux une organisation du travail reposant sur une myriade d’associations démocratiques de travailleur⋅ses, solidaires les unes des autres, produisant des biens socialement utiles, le tout grâce à une coordination et une protection de l’ensemble assurées par l’État.
Charles Fourier et Louis Blanc, dont les positions divergent notamment au sujet de la place que l’État doit occuper dans l’organisation du travail, sont deux exemples, parmi de nombreux autres, de traitement politique de la question du travail dans la première moitié du XIXe siècle. L’organisation du travail sonne comme un slogan politique qui s’oppose au mantra défendu par les économistes libéraux du Journal des économistes, par les tenants des chaires d’économie politique dans les écoles d’ingénieurs, héritiers de Jean-Baptiste Say, d’une division du travail spontanée – travail libre – au service d’une abondance assurée par les gains de productivité qui doivent nécessairement en découler. Dans la décennie qui précède la Révolution de 1848, les tenant·es de l’organisation du travail décrivent cette « liberté » comme une anarchie industrielle dont les effets pourraient bien être de produire des contraintes nouvelles pesant sur le travail. Pour iels, la division du travail est synonyme d’une lutte acharnée de tou⋅tes contre tou⋅tes, d’isolement face à l’employeur⋅se malgré la concentration du travail, à peine entamée dans la première moitié du XIXe siècle en France, contre un rétrécissement des facultés humaines qu’engendre inévitablement à leurs yeux l’appauvrissement des tâches soumises à division. Iels décrivent un monde à venir où se défont peu à peu les liens de société et où d’autres formes de vie que le travail pourraient être valorisées.
Jusqu’à Durkheim et De la division du travail social, en 1893, c’est bien l’obsédante question du travail rémunéré comme vecteur d’émancipation et de solidarité qui est posée par tou⋅tes les progressistes, jusqu’aux plus modéré⋅es – la question du travail invisibilisé, en particulier le travail domestique de reproduction de la force de travail, étant quant à elle sensiblement moins prise en charge, tout comme sont laissées en suspens les formes de travail contraint qui persistent après les abolitions d’esclavage au milieu du siècle. Il n’est pas rare en effet de trouver une critique virulente du nouveau statut, le salariat, ou travail libre. Ce statut est censé assurer un filet minimal de protection aux travailleur⋅euses désormais émancipé⋅es des corporations de l’ancien régime qui réglaient jusque-là les relations de travail, mais l’on se méfie des formes nouvelles de dépendance qu’il produit, notamment un contrôle plus strict de la part des maîtres sur le déroulement du travail et la présence dans les lieux de production. Dans des groupes sociaux que l’on décrirait aujourd’hui comme politiquement modérés, bien qu’ils aient pu revendiquer plus de démocratie politique et, éventuellement, l’instauration d’un régime républicain, le salariat est en effet considéré comme une forme moderne d’esclavage. Il est décrit comme un contrat de dupe, puisque la garantie du salaire – et les garanties associées au salaire, qui sont à l’époque encore nulles ou presque – se paie au prix de la subordination des travailleur⋅ses à leurs employeur⋅ses – du moins est-ce ainsi que le droit du travail en France, sous le Second Empire, est au départ contesté. C’est sous cette forme pourtant qu’il va être inscrit dans les textes sous la IIIe République, sans doute grâce à une négociation qui articule extension des garanties et inscription de la subordination dans le droit – mais aussi parce que des transformations globales du statut du travail aboutissent à un nouvel équilibre des formes du travail. L’abolition de l’esclavage (Angleterre, 1833 ; France, 1848 ; États-Unis, 1865) ou du servage (Russie, 1861) sont loin d’entraîner l’apparition d’un statut unique, celui du travail libre, et cèdent la place à un travail contraint dans les colonies (statuts des apprenti⋅es pour les esclaves affranchi⋅es, main-d’œuvre déplacée avec les indentured et engagé⋅es), au maintien d’un travail non protégé pour des pans entiers de la population active (femmes et travailleur⋅ses agricoles notamment) et à une tension nouvelle entre une liberté du contrat de travail qui se paie d’une mise sous tutelle de la liberté personnelle, comme invite à le penser l’analyse proposée récemment par Alessandro Stanziani dans Les métamorphoses du travail contraint : une histoire globale (XVIIIe-XIXe siècle) (Presses de Sciences Po, 2020). Aujourd’hui les historien⋅nes du droit du travail débattent encore pour savoir si le Code du travail, c’est-à-dire la codification, qui se met en place lentement à partir de 1896, des lois ouvrières éparses promulguées depuis le milieu du XIXe siècle, doit être considéré comme une avancée sociale ou une régression.
De fait, dans la période qui a précédé l’émergence du Code du travail, le mouvement associationniste (sa branche proudhonienne, mutuelliste, si forte en France, n’étant que l’un des courants de ce dernier) est sans doute le mouvement ouvrier le plus puissant, porteur de revendications, dans les années 1850-1880, souvent hostiles au salariat et aux protections que voudrait lui associer une législation sociale tournée vers les travailleur⋅ses, cette dernière étant jugée paternaliste. Le mouvement est traversé par des débats internes passionnés : la coopération au sein de l’unité de production doit-elle être un levier pour démocratiser la société dans son ensemble ? Est-ce au contraire un simple outil permettant à l’ouvrier d’accéder à l’épargne et lui assurer une indépendance matérielle ? Est-ce une aventure trop risquée, moins protectrice pour les travailleur⋅ses qu’un salaire fixe, comme le soutient le banquier républicain Cernuschi ? Le salariat n’est-il pas au fond plus protecteur ? L’arbitrage classique entre liberté et sécurité, entre contrôle et protection, gouvernement de soi et sujétion, se joue désormais pleinement dans la sphère du travail même.
Derrière la critique du salariat ou derrière la tentation de céder à ses sirènes, la question du statut politique des travailleur⋅ses est un enjeu de taille. Par exemple, un best-seller de l’année 1860, La Démocratie, consacre son chapitre le plus long à la question des conditions économiques de la démocratie. L’auteur, le philosophe Etienne Vacherot, ramène très vite cette question à celle de la démocratie dans le travail. Il rejette fermement le salariat au nom de son incompatibilité avec un idéal républicain de non-domination. L’organisation politique du travail a donc bien été un sujet brûlant pour le mouvement ouvrier, au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, et pas seulement en France.
Des socialistes (penseur⋅ses et militant⋅es) comme William Morris en Angleterre prennent à bras-le-corps la chose en développant une critique du devenir du travail à l’âge de la révolution industrielle. Morris développe ainsi une critique de ce que fait le travail industrialisé aux hommes et aux femmes, à la nature et aux relations qui se tissent entre les un⋅es et les autres. Ce qu’il fait aux hommes et femmes en termes de pouvoir sur elleux-mêmes et de contrôle du procès de production ; ce que fait la division entre tâches de conception et tâches d’exécution, division au cœur de la distribution du travail industriel entre les humains et qui assèche les potentialités d’expression de soi contenues dans le travail ; ce qu’il fait aux objets et à l’environnement par sa production d’objets standardisés, par la multiplication des faux besoins, etc. Morris défend, à l’inverse, une éthique de l’artisan⋅e qui assure maîtrise de soi, respect de l’environnement, continuité entre beauté spirituelle et matérielle. Il y a là une quête de réconciliation entre deux univers (celui du travail rémunéré et du travail invisibilisé comme tel hors de la production marchande) qu’ont fini par distendre peu à peu au XXe siècle les mobilisations sociales liées à l’emploi salarié, comme si, au fond, le travail lui-même ne pouvait plus être l’objet d’une réforme et qu’il fallait, dans ce contexte, chercher en dehors de lui ce qui pourrait être vecteur de liberté. Quête, pour le dire avec des mots anachroniques, d’une réconciliation du jour et de la nuit, si, comme l’a montré Jacques Rancière dans La nuit des prolétaires (Fayard, 1981), la part du jour (travail) et de la nuit (poésie) était un enjeu de revendication sociale pour décentrer le travail.
Peut-être faut-il voir alors dans la captation du mot d’ordre politique « Organisons le travail » en impératif de rationalisation managériale au début du XXe siècle, via le taylorisme, une défaite de la pensée émancipatrice du travail et des pratiques militantes qui lui ont été associées. L’organisation du travail salarié n’aurait été, une fois de plus et dans un processus que nous connaissons bien, qu’une énième version du recyclage permanent des idéaux émancipateurs par le capitalisme pour les mettre à son service. Le fait de capter la réflexion sur l’organisation du travail arrive en réalité en un second temps, en une réaction patronale chargée de répondre à cette offensive « socialiste » : cette histoire pourrait s’écrire en quelques chapitres dont le premier serait la formule compassionnelle de Frédéric Le Play et ses disciples d’une organisation paternaliste du travail à partir des années 1850 − la grande enquête de Le Play, Ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, date de 1855 − qui repose sur l’organisation du travail, de l’espace, de la vie familiale et professionnelle autour de l’usine et son⋅sa patron⋅e. C’est bel et bien une reprise en main et une retraduction de l’organisation du travail au sens socialiste, c’est-à-dire au sens premier du terme, qui se met en place. La suite est une histoire, du point de vue du management, de l’organisation du travail dans la sphère productive marchande.
Le grand historien britannique Edward Palmer Thompson a développé une thèse dans cet esprit dans son petit ouvrage (issu d’un article de 1967) écrit quelque temps après sa grande œuvre sur la formation de la classe ouvrière en Angleterre : Temps, discipline du travail et capitalisme industriel (La Fabrique, 2004). Il y montre qu’au moment même où le travail devient une valeur centrale dans l’organisation des sociétés modernes, au sens où la modernité se caractérise par la centralité sociale du travail marchandisé, les travailleur⋅ses vont être mis⋅es à la marge de son organisation et perdre la main sur le processus de travail. Thompson l’affirme en indiquant comment les mobilisations des travailleur⋅ses, qui au début de la Révolution industrielle manifestent un refus des transformations des manières de produire au motif que celles-ci entraînent une diminution de leur pouvoir sur elleux-mêmes (maîtrise du temps en particulier), vont peu à peu porter sur l’aménagement de ces transformations, décidées évidemment par d’autres : payer les heures supplémentaires notamment. Après avoir obtenu la diminution des horaires de travail, on lutte non contre les heures supplémentaires, mais pour leur reconnaissance. Thompson montre ainsi que les syndicats ouvriers ont moins contesté, malgré les mots d’ordre initiaux, l’organisation du travail qu’ils ne l’ont accompagnée au moment même où elle échappait totalement aux travailleur⋅ses. Stanziani n’est pas loin d’arriver à une conclusion similaire lorsqu’il affirme que la promotion du droit du travail à la fin du XIXe siècle ainsi que l’émergence de l’État providence ont entraîné la mise en œuvre de nouvelles configurations du travail au sein de la grande entreprise, « conséquence de ces transformations politiques et sociales, et non l’inverse » (Les métamorphoses du travail contraint, op. cit., p. 259).
Actuellement, les analyses de Thompson résonnent d’autant plus fortement que les forces syndicales n’ont cessé, dans la période contemporaine, de laisser à d’autres le soin de penser – avec le succès qu’on connaît – les implications politiques des choix en matière d’organisation du travail : centrales patronales, groupes de parlementaires, cabinets d’expertise spécialisés (en restructurations, en santé au travail, selon le « segment de marché » privilégié). Focalisés sur les questions d’emploi, de statuts ou de « conditions de travail », les syndicats de salarié⋅es, à de rares exceptions près, ont délaissé l’analyse des rapports étroits entretenus entre organisation du travail, formes de coopération, engagement subjectif et participation à la vie de la cité. Cet abandon trouve des explications dans plusieurs dynamiques.
D’abord, parce qu’en acceptant d’entrer dans la phase historique du « dialogue social », les syndicats de salarié⋅es ont progressivement emboîté le pas aux organisations patronales (MEDEF en tête). À la longue, ils se sont révélés incapables de proposer autre chose que des réactions aux choix patronaux en matière d’agenda politique. Ils ont même définitivement entériné le fait que leur action devait se restreindre aux limites de l’entreprise ou de l’administration, et ne plus interroger la frontière entre travail rémunéré et travail au sens large – la question de l’articulation entre travail et vie personnelle a ainsi été réduite à celle de l’articulation des temps (cycles de vie avec la maternité, horaires) dans une perspective d’accès accru des femmes au salariat, avec des avancées certes bienvenues mais très timides en termes d’égalisation genrée des conditions. Nombre de penseuses et militantes féministes ne s’y trompent pas et critiquent cette tendance à penser le travail reproductif comme devant « s’articuler » avec le travail productif, pas seulement parce que cette perspective implique de laisser aux femmes la charge d’assumer en grande partie cette articulation, tant matériellement que mentalement. Les féministes critiquent surtout les fondements de ces politiques publiques visant à favoriser l’accès des femmes au salariat, qui placent le travail salarié au centre de l’organisation sociale de la production, alors même que le travail reproductif est ce qui permet l’existence du travail productif. Des autrices comme Nancy Fraser, Tithi Bhattacharya, Silvia Federici proposent ainsi une critique de l’organisation capitaliste de la production qui tienne compte de ce travail reproductif. Elles esquissent des pistes pour penser une organisation sociale de la production qui placerait le travail reproductif au centre et permettrait ainsi d’accéder à une réelle égalité. La pensée féministe et décoloniale portée notamment par bell hooks ou Angela Davis amène la question des rapports sociaux de race et des inégalités entre femmes, puisque les aspects les plus pénibles et les moins valorisés de ce travail reproductif ont tendance à être assignés aux femmes immigrées et/ou racisées, dans la continuité avec les rapports coloniaux instaurés au cours du XVIIIe siècle et que les abolitions ont renouvelés plutôt qu’elles ne les ont effacés. De ce point de vue, ces réflexions articulant la pensée féministe, marxiste, anticapitaliste et décoloniale peuvent être lues comme une brèche par où reprendre la main sur la division, l’organisation et les finalités du travail, de toutes les activités productives de la vie.
Ensuite, et cet élément n’est pas sans lien avec le précédent, les forces syndicales ont peu à peu dépéri du point de vue de l’analyse précise du travail vivant, cette forme particulière d’engagement subjectif dans les activités en vue de créer une valeur d’usage, soucieuse des questionnements éthiques et politiques, et qui en agissant sur le monde aboutit à se transformer soi-même, pour le mieux. Éloigné⋅es des espaces de travail pour gérer le dialogue social, arc-bouté⋅es sur des répertoires de lutte en décalage avec les nouvelles organisations du travail, incapables de penser à certaines questions potentiellement déstabilisantes pour elleux, beaucoup de militant⋅e se sont de plus en plus reposé⋅es sur des « expert⋅es » extérieur⋅es pour penser le travail et les évolutions de son organisation. Cette sous-traitance a eu pour effet de fragmenter le fonds commun de connaissance dans de multiples rapports, plans d’action, etc. qui ne circulent pas énormément, mais surtout de placer les cabinets de consultant⋅es en position de force sur un marché du conseil florissant pendant de nombreuses années. Or, la proximité de certains de ces cabinets avec les organisations syndicales n’est pas toujours synonyme de sérieux professionnel ou de qualité des expertises proposées.
Enfin, les organisations syndicales ont globalement fait montre de leur incapacité à résister au processus de « psychologisation du social » qui a prévalu en matière d’analyse du travail et de ses évolutions. Certes, la « petite musique néolibérale » ne leur a pas facilité la tâche : les revendications ouvrières en matière de reconnaissance de la singularité de chacun⋅e ont vite été absorbées dans les transformations des contenus de l’emploi (que l’on pense à la « logique compétence », censée rendre compte fidèlement de l’adéquation entre un⋅e travailleur⋅euse donné⋅e et le poste occupé, mais également servir de base équitable à la répartition des rémunérations individualisées). Mais plus généralement, ces revendications ont été minorées dans la manière de définir les rapports entre organisation du travail et subjectivité. Oubliant un peu vite les savoirs accumulés par les sciences du travail, qui montraient que même des dynamiques individuelles relevant de l’ordre psychologique devaient être considérées en regard des configurations professionnelles, de nombreux⋅euses penseur⋅ses (proches de syndicats ou non) ont évacué la dimension collective du travail (avec tout ce qu’elle peut avoir de déstabilisant au niveau éthique et politique) pour se concentrer sur des dimensions (inter)individuelles. Pour ce qui a trait à la santé au travail, l’influence de la psychologie positive, développée depuis la fin des années 1990 sous l’impulsion de Martin Seligman (psychologue) et Mihaly Csikszentmihalyi (psychiatre), n’a pas fini de faire parler d’elle : on ne compte plus les interventions orales ou écrites prônant le « bonheur au travail », la « bienveillance » managériale ou la « qualité de vie au travail ». Exit la conflictualité inhérente à la mise en discussion collective d’une organisation du travail fondée en vue de répondre à des objectifs pratiques, éthiques et politiques.
Toutefois, il ne faudrait pas laisser penser que les économistes et les psychologues adeptes du néolibéralisme sont seul⋅es responsables de cette situation. En effet, nombreux⋅euses sont les intellectuel⋅les à avoir baissé les bras. Appelant à la « fin du travail », prophétisant le « grand remplacement » par l’intelligence artificielle, économistes, sociologues ou philosophes parmi les plus influent⋅es (académiquement et médiatiquement) entérinent l’idée que la question du travail est une affaire désormais réglée, et que la question politique se situe ailleurs. Pour certain⋅es, l’écologie serait l’un de ces lieux… quand bien même les catastrophes écologiques (passées ou en cours) ne se comprennent pas sans la prise en compte de l’organisation du travail et les dimensions politiques qui la structurent. Même si la théorie développée par Paul Josef Krutzen et Eugene Stoermer à propos de l’Anthropocène est discutable (et discutée), de nombreux signes alarmants se sont accumulés depuis plusieurs décennies quant à la viabilité de la trajectoire historique du capitalisme, et en particulier de son mode de gouvernement néolibéral actuel. Cette accumulation dépréciative du capital a laissé des traces profondes dans de nombreuses sociétés humaines sur tous les continents de la planète, en détruisant notamment dès que c’était possible les modes de coopération dans le travail. L’enjeu était certes d’accentuer l’emprise sur les « fruits du labeur », afin d’assurer un taux de profit agréable aux actionnaires, mais également de renforcer la domination sur les manières de penser et de réaliser le travail. Produire, vendre, acheter, consommer, jeter. Et recommencer. La croyance magique des primitif⋅ves du capital en une succession éternelle de jours de marché a fini par éroder jusqu’à la vie biologique et minérale de la planète. De la guerre du Guano au XIXe siècle jusqu’aux luttes actuelles pour les terres rares, les minerais, l’eau ou les espaces forestiers, la dévastation écologique qui a accompagné la mise à mort de bien des travailleur⋅ses surexploité⋅es a conduit à de nombreux dérèglements dans la reproduction des équilibres naturels.
Difficile dans ces conditions, pour les travailleur⋅ses, de réussir à remettre sur l’atelier de la pensée collective la dimension politique du travail et de son organisation – d’autant que les formes actuelles de mise au travail pèsent également de tout leur poids sur les capacités de penser un tant soit peu autonomes et charpentées. Heureusement, des tentatives existent, clairsemées, peu visibles, parfois volontairement discrètes, de faire collectif différemment en vue de ménager un espace où le travail vivant se perpétue. Dans cette perspective il faut compter sur l’apport de réflexions issues du monde féministe, coopératif, de l’éducation populaire, pour penser ces espaces et notamment mettre à l’ouvrage la question du pouvoir, de sa répartition, de sa circulation et de sa prise en charge collective. De même, le problème de l’usure au travail, phénomène qui semble presque inéluctable, peut et doit être envisagé comme un problème collectif, concernant l’ensemble des travailleurs et travailleuses d’une même structure, et ainsi faire l’objet d’une prise en charge collective. Ce dossier du numéro Mouvements entend ainsi renouer avec une perspective politique oubliée ou occultée, en s’appuyant sur des pratiques existantes et qui donnent à penser, ici et maintenant, l’organisation politique du travail.