Samy Johsua est professeur émérite en sciences de l’éducation à l’Université de Provence (Aix-Marseille I). Dans cet entretien, il développe à partir de son parcours personnel une réflexion sur les enjeux politiques de la didactique. Si une école pleinement démocratique semble un objectif inatteignable dans une société inégalitaire, la capacité de se saisir des contenus comme de la transmission des savoirs n’en représente pas moins un enjeu fondamental du progrès social.

Mouvements (M.) : Comment es-tu devenu didacticien ?

Samy Johsua (S.J.) : J’ai d’abord été physicien théoricien. Je travaillais dans un laboratoire de physique théorique très réputé de Marseille : c’est de là que vient Carlo Rovelli, l’un des fondateurs de ce que l’on appelle « la gravitation quantique à boucles ». Ce labo avait la particularité de défendre plusieurs théories qui ont par la suite toutes été écartées. Ce qui est tout de même formateur quant à la nature de la science. Ce n’est pas pour rien dans mon orientation ultérieure vers la didactique. Par exemple, comme Einstein, ce labo rejetait la thèse de l’expansion de l’univers. Einstein a d’abord défendu l’idée d’un univers statique, infini mais statique. Aujourd’hui, de nombreuses preuves se sont accumulées montrant qu’il y a une expansion de l’univers, mais à l’époque c’était en débat, et les patrons de mon labo défendaient cette position.

Ensuite, on commençait à collisionner des particules au CERN (le laboratoire de physique des particules du Conseil européen pour la recherche nucléaire, situé près de Genève, NDLR), on les faisait taper sur des trucs et on avait plein de particules nouvelles. On connaissait le proton, le neutron, l’électron mais là il en sortait des dizaines à chaque fois. Il fallait les classer et il y avait beaucoup de modèles pour les classer. C’est ce que j’ai fait, donc j’avais un projet de classement. Puis est arrivé « le modèle standard », dans lequel il y avait en particulier des quarks. Les quarks sont des particules élémentaires qui s’associent entre elles pour composer notamment le proton et le neutron. Mais cette théorie affirmait une chose absolument stupéfiante : que ces particules étaient composées de quarks mais qu’on ne pourrait jamais les observer, car leurs liaisons sont tellement fortes qu’on ne pourrait jamais séparer les quarks dans les protons ou les neutrons. Et donc mes patrons disaient : « mais qu’est-ce que c’est que cette théorie qui dit que c’est juste, mais qu’on ne pourra jamais l’observer, ça ne marchera jamais ! ». Et donc, on s’est aussi élevés contre cette théorie, qui s’est pourtant imposée par la suite. Pour d’autres raisons, on a réussi à les observer. Ce qui m’a montré que dans l’aventure scientifique, il n’y a pas que celleux qui finissent par avoir raison qui comptent. C’est une activité collaborative, c’est une communauté entière qui fonctionne. Celleux qui ont prévalu n’ont pu le faire qu’en répondant aux critiques – pas les miennes, j’étais trop jeune, mais de mes patrons. A la fin, si on m’avance suffisamment d’arguments, je dois dire : « bon, ça ne me plaît pas, parce que je me suis trompé pendant dix ans, mais c’est vous qui avez raison ». Et l’idée d’arriver à transmettre ça, ça commençait à me travailler quand même beaucoup.

Deuxième chose : quand j’ai commencé à enseigner, l’idée qui dominait c’est qu’évidemment l’enseignement tel qu’on le pratiquait auparavant était complètement mauvais, tout à fait nul et qu’il fallait faire autrement. Les maths modernes avaient un aspect très axiomatique. De même, il y avait une manière d’enseigner la physique, qu’on devait à un Soviétique, Lev Landau, qui avec quelques hypothèses de départ restituait tous les principes fondamentaux de la physique. On enseignait donc selon cette démarche et les étudiant·es étaient complètement largué·es. Donc, je me suis dit : « il y a une différence entre la science qui se fait et la science qui s’enseigne ».

Troisièmement, par un pur hasard, j’étais avec mon épouse à Chamrousse à côté de Grenoble : moi, en vacances, et elle à un congrès fondateur de la didactique des maths [où a été exposée pour la première fois en 1980 la théorie de la transposition didactique d’Yves Chevallard, NDLR]. Je suis allé écouter et j’ai découvert un monde, c’est à dire cette question du savoir, de sa structure, de sa transposition, de sa reconstruction, de son enseignement comme objet scientifique en tant que tel. Et comme je pense qu’il vaut mieux avoir des populations éduquées scientifiquement, il y avait aussi un enjeu politique. Je pense que ça reste une question décisive aujourd’hui : ce que révèle la crise du Covid c’est que la relation entre science et démocratie pose vraiment un problème majeur. Et j’ai donc commencé à m’intéresser à la façon d’enseigner les sciences et donc à la didactique des sciences, et ensuite j’ai basculé en sciences de l’éducation. J’avais été formé à Bourdieu et Passeron comme tous les gens de gauche, je n’étais pas sociologue mais je les connaissais par ailleurs. Donc j’ai entrepris de me former en sociologie de l’éducation.

M : Quels outils la science didactique offre-t-elle pour penser les conditions d’une école émancipatrice ?

S.J. : Je dois commencer par ma conception de l’enseignement. Je fais partie de ceux qui ont toujours défendu l’idée qu’il faut regarder un système ternaire[1]. Au premier pôle, l’institution : concrètement dans la classe, le·la professeur·e qui est le·la responsable, le·la porte-parole de l’institution. Au second pôle, l’élève, l’apprenant·e, de manière générale, qui peut être un adulte. Et enfin, au troisième pôle, le savoir. Il y a une structure didactique élémentaire à trois pôles. Si on veut comprendre les problèmes qui se posent, il faut prendre les trois en même temps. Le rapport entre l’enseignant·e et l’élève, qu’on pourrait appeler pédagogique, est pour moi politique : on ne forme pas les mêmes citoyen·nes selon que l’on a une vision très autoritaire ou une vision plus collaborative, non seulement des interactions entre les professeur·es et les élèves, mais aussi des élèves entre elleux. Ensuite, il y a la relation de l’élève au savoir, qui est le cœur de l’affaire pour moi en tant que didacticien, et qui est parfois sous-estimée par les pédagogues. J’en donnerai un exemple plus loin. Quant à la nature des savoirs présents à l’école, c’est pour moi une question absolument capitale. Et puis il y a la question plus compliquée des relations entre les professeur·es et les savoirs, entre l’institution et les savoirs. Comment les savoirs sont-ils construits, transposés et proposés, sans que l’élève soit là ? C’est à dire, pour parler rapidement :  comment fait-on les programmes ?

C’est un point capital : pourquoi une société oblige-t-elle des millions de personnes à rester des années à l’école, à écouter, à travailler, à être sur leur chaise ? Des secteurs militants très minoritaires considèrent que la dictature commence là, en obligeant les enfants à faire ça. Effectivement, la question se pose, il faut qu’il y ait une contrepartie. Une interprétation très forte, surtout portée par les sociologues critiques, insiste sur le fait que c’est d’abord une façon d’enseigner la discipline. Une discipline essentiellement corporelle qui oblige les jeunes générations à comprendre que la hiérarchie est elle-même constitutive du système dans lequel elles vont être intégrées. En ce sens, la fonction principale de l’école serait d’apprendre à vivre dans un tel système, dans le respect de la hiérarchie et de l’autorité tout en maintenant quelques éléments d’autonomie par-ci, par-là, parce qu’il faut bien que le système vive. Je n’ai jamais rejeté complètement cette conception, mais elle ne répond pas à plusieurs questions sur la spécificité de l’école. D’abord, pourquoi cette disciplinarisation se ferait-elle spécialement sous cette forme scolaire ? Parce qu’après tout on pourrait imaginer des camps de scouts généralisés, des camps de travail et on aurait peut-être les mêmes résultats. Pourquoi passerait-on par le prétexte d’avoir à apprendre des choses ? C’est une question que j’ai discutée lors d’un échange très productif avec Bernard Lahire[2]. Les gens apprennent toujours des choses même quand on ne veut pas leur apprendre. Pourquoi un projet éducatif sous une forme scolaire ? Il y a une réponse à cette question-là qui n’est pas exactement celle de sociologues, mais qui n’est pas contradictoire avec elle : il faut former la main d’œuvre. Il y a donc une nécessité d’apprendre à lire et à écrire, ne serait-ce que ça, parce qu’on en a besoin dans les fonctions économiques capitalistes contemporaines. Donc, il y a une pression d’en haut pour développer la scolarisation de masse sous la forme qu’on connaît. Mais cette réponse passe à côté d’une autre question : dans l’histoire, et en particulier dans l’histoire française, cette exigence n’est pas venue seulement d’en haut.

J’incite tous les gens qui ne l’ont pas encore fait à aller regarder les décrets éducatifs de la Commune, dont on célèbre cette année les 150 ans. À un moment donné, il y a une délégation, une sorte de comité qui vient porter ses revendications éducatives à la Commune. Et le décret dit : « nous avons écouté ces gens, nous avons été convaincus et voilà ce que nous proposons ». Et ils proposent un certain nombre de choses. La laïcité, ce qui n’est quand même pas rien. La mixité sur les bancs scolaires, c’était quelque chose d’inouï ! L’obligation scolaire, également. Et puis ce qu’on appelle l’éducation intégrale, sur laquelle personnellement j’ai des doutes : c’était porté beaucoup par des artisans, des prolétaires, à l’époque, puis par des travailleurs de la métallurgie après-guerre à Renault. L’idée qui dominait dans le mouvement ouvrier était qu’il fallait former les gens dans une éducation qui imbriquait l’éducation professionnelle (très rapidement, dès le primaire) et une éducation générale, pour le dire rapidement. Ces demandes viennent d’en bas, avant même la Commune de Paris, on peut le repérer dans les revendications sous le Second Empire.

M : Devrait-on s’inspirer des décrets éducatifs de la Commune pour penser une école émancipatrice ?

S.J. : La Commune prônait ce qui s’appelle l’éducation intégrale, qui consistait essentiellement à ne pas séparer les savoirs abstraits et les savoirs professionnels, tout le monde devait acquérir les deux dès le début. Et dans leurs esprits, les savoirs professionnels étaient enseignés par des professionnels : des artisans, par exemple. D’ailleurs cette idée-là est celle qui domine l’enseignement professionnel en Allemagne : une part majeure de l’enseignement se fait dans les entreprises, à l’inverse de chez nous. En France on y est tout à fait opposé, , parce que c’est déléguer l’enseignement aux patron·nes, mais en fait en Allemagne ce sont les syndicats qui contrôlent massivement cette formation.

Je trouve que cette conception se discute tout à fait, mais qu’elle pose deux problèmes assez distincts. D’abord, il me semble nécessaire de dispenser une formation qu’on peut appeler générale comme prélude à toute formation professionnelle. La formation à la profession est une spécialisation. Dans l’enseignement intégral, on passe à côté de ça, parce qu’on ne forme jamais intégralement à tout, on ne peut pas former à tout. Ce que les gens avaient dans la tête comme formation intégrale à l’époque de la Commune, c’était un petit nombre de métiers : menuisier, boulanger, Et c’est aussi ce que l’on retrouve chez Marx par exemple : le communisme c’est quand on va être cuisinier ou pêcheur le matin, chasseur l’après-midi, critique le soir, mais ça ne marche pas. Je sais qu’il y a beaucoup de marxistes qui pensent ça, mais la fin de la division sociale du travail, c’est à la fin de la division de classe, ça ne peut pas être la fin de la division des professions : on ne va pas te donner la responsabilité d’être contrôleur aérien, ni le soir, ni le matin, ni à midi, parce que l’avion ne va jamais atterrir. L’évolution générale vers la spécialisation des métiers, des professions, contredit cette idée de Marx. C’est aussi une sorte de mépris par rapport aux savoirs professionnels que les gens ont acquis. Bon, critique à la limite tout le monde peut le faire, d’accord, mais pêcheur, un vrai pêcheur, ce n’est pas toi ni moi. Comme on ne peut pas enseigner toutes les professions, l’enseignement intégral ne veut rien dire, en pratique. Il faut donc tout de même un enseignement qui permette de s’orienter après dans toutes ces professions.

Ensuite, et c’est un autre débat plus compliqué : est-ce que l’école doit être disjointe de la société ? La grande crainte des anarchistes et de Marx, c’est qu’une école distincte de la société, c’est une école aux mains de l’État. Pour les communards, Proudhon et Marx –mais Marx a écrit très peu de chose, quasiment rien sur l’éducation,– c’est la même : il fallait se méfier de l’État, car ce que l’État imposait venait de la bourgeoisie. « Qui éduquera les éducateurs ? », vous connaissez cette formule, dans l’une des thèses de Marx, qui est une vraie question. En plus de l’idée d’un enseignement qui ne couperait pas du travail. Mais moi, je suis partisan de distinguer l’école de la société, d’avoir une autonomie, de protéger l’école de la société.

M : La question des savoirs scolaires est donc centrale ?

S.J. : J’en viens à mon exemple sur la contrepartie de l’autorité scolaire pour l’émancipation des élèves. Prenons une jeune élève de CM2. Son enseignante, professeure des écoles, écrit une multiplication au tableau. L’élève lève la main et dit : « Madame, vous vous êtes trompée dans la multiplication ». Pour moi, c’est le cœur de qui fait que le savoir est émancipateur. Parce que ça veut dire quoi ? Ça veut dire que moi, adulte, je vais te donner à toi, enfant, les moyens mathématiques de me démontrer que j’ai tort. Et si j’ai tort, si je me suis trompé, ce qui peut arriver, je ne peux pas faire autrement que de dire « tu as raison ». Et donc, le fait de disposer du savoir, non pas à égalité mais de progresser dans une égalisation du rapport aux savoirs, du rapport de domination du savoir, est synonyme d’une émancipation par le savoir. Il n’existe quasiment aucun exemple où l’institutrice s’étant trompée va quand même maintenir qu’elle a raison. Elle va dire « oui, tu as raison, je rectifie ». Et donc c’est fantastique ce qu’on peut imaginer à partir de cette chose-là. Si, avec les moyens considérables que l’on met au service de ce système, il n’y a pas de contrepartie dans l’appropriation des savoirs avec alors il ne reste plus que l’aspect dominateur, que l’aspect formateur, formateur au sens du formatage, et disciplinaire de l’affaire. L’autorité de l’école doit se fonder sur l’apprentissage de savoirs légitimes.

Sur ce point, actuellement, je suis un peu pessimiste. Dans les réformes actuelles, largement dirigées contre les disciplines, il y a l’espoir qu’ont les classes dominantes d’arriver aux résultats qu’elles souhaitent tout en négligeant les rapports aux savoirs. Soit en les externalisant, c’est-à-dire en se disant : « quand les gens en auront besoin, ils trouveront ailleurs dans le privé, sur internet, tout seuls, ils se formeront, tout au long de la vie, etc. » Soit en réduisant au minimum les choses sur lesquelles ils ne peuvent pas passer. C’est bien pour ça que ces réformes ciblent la lecture et l’écriture, enfin l’entrée dans les pratiques écrites (dont les mathématiques élémentaires). Cela parait très réactionnaire, mais il y a une raison de fond à ça. C’est la base sur laquelle peut ensuite s’installer le développement de l’apprentissage d’une partie importante des autres savoirs. Bref, les politiques scolaires n’ont pas renoncé à ça, par contre elles ont renoncé, ou tentent de renoncer, à beaucoup, beaucoup d’autres éléments. Et cela sape à la racine la demande d’éducation venant d’en bas, qui est une demande de disposer des outils populaires pour maîtriser le monde, pour maîtriser son monde. Ces outils, ce sont les sciences, les sciences sociales, la littérature, l’imagination, la poésie, la relation avec son corps, etc. Ces éléments sont au cœur de la demande d’éducation. En France, mais aussi partout dans le monde. Évidemment, cette demande croissante est concomitante du développement du capitalisme, alors on peut facilement prendre la question par le haut en disant : « ce sont les classes supérieures qui obligent les gens à aller à l’école.» J’ai toujours considéré ce discours comme venant de classes bien dotées. Ce n’est pas mon cas personnel. Je suis de très, très basse extraction et l’âge venant, j’ai bien compris que critiquer l’école, c’est critiquer la manière même dont je m’en suis sorti. Tout simplement parce qu’il n’y avait pas d’autre moyen. Ma sœur me disait « quand on n’a rien, il faut au moins étudier à l’école ». Elle m’a appris à lire et à écrire avant d’aller à l’école parce qu’on était pauvre, parce que c’était la seule façon de s’en sortir[3].

M : L’émancipation par l’école passe donc par la transmission de savoirs. Mais comment déterminer lesquels ?

S.J. : Si on parle de la façon dont sont conçus les savoirs, bien sûr il n’est pas question de l’envisager avec un grand « S », d’abord le savoir des savoirs n’existe pas, il n’y a pas un point de vue de dieu qui va nous permettre de connaitre tout sur tout. Et comme on ne peut pas y arriver, comme c’est absurde de se fixer cette tâche-là, de donner tout ce savoir-là, cela signifie qu’il y a un tri dans ce savoir. Ce tri est terrible : dans l’immensité des savoirs humain, seule une toute petite partie est scolarisée, c’est-à-dire pris comme projet politique à donner à tout le monde, ou du moins à beaucoup de gens. Ce choix est fondamental. Il caractérise d’une manière assez nette les diverses formations sociales des différentes sociétés, car il n’est pas le même dans tous les pays. Par exemple, en France, on a donné une très grande importance à l’histoire et à la géographie. Pourquoi à l’histoire ? Parce qu’il fallait fonder la République, démontrer qu’on n’était pas comme les autres, faire connaître les événements qui ont amené à la République … On fait aussi beaucoup de géographie. La géographie chez nous est une science sociale, c’est un choix épistémologique très lourd. Dans d’autres pays, la géographie consiste à étudier les volcans, mais nous, on fait de la géographie humaine, les échanges, la mondialisation…Tout ça fait partie de nos programmes de géographie Et on le fait en même temps que l’histoire. Ce choix-là, on est les seuls à le faire, avec les pays qu’on a colonisés. Aux États-Unis, il y a très peu d’enseignement de l’histoire et il est concentré sur l’histoire américaine, la constitution, les pères fondateurs, auxquels s’est ajouté Martin Luther King. Il n’y a pas de géographie obligatoire, c’est optionnel. Et elle est abordée sous la forme de ce qu’on appelle la géographie physique. Cela reflète des choix très forts, qui sont inévitables. L’un des enseignements indiscutables, on l’a dit, c’est l’entrée dans les pratiques écrites. C’est le seul domaine dont l’on peut dire qu’il échappe au choix purement politique. Pour des raisons technico-anthropologiques, ces outils donnés par l’écrit sont universellement indispensables. Tout le reste des choix est discuté et discutable et ce ne sont pas exactement les mêmes. Prenons l’exemple des mathématiques. En mathématiques, aux États-Unis, il n’y a pas de démonstration, sauf en option. Si bien que les enquêtes PISA comparent des choses très difficilement comparables, parce que les questions posées ne comportent pas de démonstration, puisque tous les pays n’en font pas. Sauf que nous, on y consacre beaucoup de temps. Donc il y a beaucoup de débats sur la nature des savoirs présents à l’école. On a pu dire longtemps, moi-même d’ailleurs, « si c’est si important que ça, ça devrait être au cœur de la démocratie : le choix des savoirs », or ça a toujours en réalité échappé au peuple, ça a toujours été le ministère, une commission, des choses plus ou moins ouvertes mais de façon très limitée. J’avais imaginé, par exemple, d’imposer que ce soit débattu au Parlement puisqu’il fallait bien que ça le soit quelque part. Ce problème est difficile à résoudre, parce que pour décider de ça il faut déjà en connaitre pas mal, et ensuite il faut décider. Un boulanger, ça connait la boulangerie, encore que ce ne soit pas toujours le même que le boulanger d’à côté. Mais moi je n’y connais rien, donc qui va décider d’enseigner la boulangerie et comment le faire ? Cet enjeu démocratique-là, j’avoue que je n’ai pas trouvé comment le résoudre, c’est une question compliquée mais fondamentale, ces choix-là sont des choix qui emportent toute une société.

M : Est-ce que fixer un enseignement commun est compatible avec le développement de l’autonomie des élèves, dans la mesure où ielles ne peuvent pas choisir, par exemple, leurs disciplines ?

S.J. : Le choix de ce qu’il faut enseigner ne dépend pas des élèves, c’est un choix social, qui très important, très compliqué. Les maths au bac, par exemple, je ne sais pas ce qui justifierait fondamentalement que toute une société apprenne les mêmes maths jusqu’à ce niveau-là, ça fait beaucoup quand même, parce que si on regarde ce qui pourrait se faire comme enseignement des maths jusqu’à dix-huit ans, ce serait l’intermédiaire entre ce qui se faisait en S et ce qui se faisait en ES, mais pour tout le monde c’est quand même beaucoup. Mais si c’est commun, c’est pour tout le monde. Hannah Arendt disait que « sans culture commune, il n’y a pas de démocratie », parce que pour avoir une démocratie, il faut parler des mêmes choses. Et parler des mêmes choses, c’est poser une culture commune minimale. Elle existe de toute façon, elle est donnée par la télé, par les familles, par l’histoire mais l’école y participe. Et pour répondre sur l’autonomie : je pense que l’éducation, c’est essentiellement collaboratif. D’ailleurs, c’est l’histoire de l’espèce humaine : l’essentiel des activités humaines sont collaboratives. L’autonomie se construit à l’intérieur de cette collaboration.

M : Que devient cette question des savoirs scolaires dans le cadre de l’école néoconservatrice actuelle ?

S.J. : Les offensives libérales ont plusieurs caractéristiques : le financement diminue, le nombre de prof·fes diminue, la carrière des enseignant·es est précarisée, la marchandisation au sens externe de l’affaire, c’est-à-dire la mise en concurrence de l’enseignement avec des systèmes privés payants, de formations ; il y a aussi la marchandisation interne, avec le fait qu’une partie des choses serait financée par Coca Cola, ce qui énerve beaucoup les prof·fes comme tout le monde, les parents d’élèves, à juste titre ; et puis, plus profondément, la marchandisation de l’affaire : en réalité, tout ça c’est un investissement pour former ce qu’ils appellent le capital humain. Le capital humain, je vois ça parfois repris tel quel dans des discours de gauche, et je suis stupéfait parce que « capital humain » c’est, sans aucun doute, un terme libéral. Pour moi, les individus ne sont pas du capital, ce sont des individus autonomes. Mais cette option-là est de plus en plus massive, c’est-à-dire que si je mets de l’argent, je veux un retour, et le retour c’est la formation de capital humain, qui correspond à la société telle qu’elle est en train de se développer. Avec le développement de termes qui sont maintenant imposés partout : le fait qu’on soit « employable », le fait qu’on est là pour discipliner les corps et que les gens doivent apprendre à se vendre, et non seulement qu’ils apprennent à se vendre et à respecter l’autorité mais qu’ils fassent preuve quand même d’initiative dans les endroits où ils sont, bref, des injonctions paradoxales. Cette évolution, qui est internationale, a touché la France avec retard. Elle a d’abord touché une grande partie des États-Unis, puis le Canada, au Québec et de là, c’est venu chez nous. C’est en gros ce chemin-là qui est suivi dans la réflexion pédagogique, didactique en général.

Cette évolution-là est dramatique[4] parce qu’elle met en cause l’exemple que je vous ai donné tout à l’heure, c’est-à-dire l’idée de « je te donne à toi le moyen de me montrer que j’ai tort », par exemple sur la multiplication. C’est vraiment la question capitale de l’émancipation par les savoirs, même si bien entendu, les savoirs ne sont pas le seul moyen de l’émancipation. Il y a une partie du texte de Condorcet dans les Mémoires sur l’instruction publique que les gens passent sous silence, alors que pour moi Condorcet dit là quelque chose de vraiment admirable sur l’émancipation par les savoirs. Je cite de mémoire, mais il dit : « bien entendu, un pays doit enseigner la nature de la constitution, ce qu’il y a dans la constitution, mais si vous vous mettez en tête d’enseigner la valeur de cette constitution, d’expliquer qu’elle est supérieure à d’autres, là, vous vous trompez. Ce qu’il faut donner, c’est des moyens aux gens de savoir quelle est la constitution, et de donner aux générations futures les moyens de réfléchir à d’autres constitutions si elles le souhaitent ». C’est fantastique quand on a des débats qui nous viennent de partout en disant que l’école doit former au bonheur, mais chez Condorcet, non, elle ne forme pas au bonheur, elle forme à la constitution : parce que vous êtes des citoyens du pays et vous devez savoir que la constitution protège la propriété privée, par exemple. Moi, je ne veux pas protéger la propriété privée au-delà d’une certaine limite, je n’ai pas le droit maintenant parce que la constitution me l’interdit, mais qu’on ne m’interdise pas d’imaginer que l’on pourrait en établir une autre. Condorcet dit ça explicitement. C’est à dire que quand j’enseigne la multiplication, je ne vais pas enseigner la valeur de la multiplication, je vous enseigne ce que c’est. Si vous imaginez une autre manière de trafiquer les chiffres, qui existe d’ailleurs, vous êtes mathématicien, et là vous inventez quelque chose d’autre. Je vous donne la base, qui est commune pour tout le monde, mais je ne vous dis pas qu’elle est fondée sur des valeurs, qui sont des valeurs supérieures au savoir lui-même. Tous ces éléments sont détruits par la dévalorisation de la nature des savoirs et par une insistance de plus en plus aiguë, massive, fantastique, par un système aux abois pour remplacer ces savoirs par de l’idéologie pure, ce qu’ils appellent les valeurs, les valeurs républicaines.  Je suis très favorable aux valeurs républicaines, seulement la République, il y en avait une à Paris avec la Commune de Paris, et une autre à Versailles. Le Président, Emmanuel Macron, a dit que la République était à Versailles. Et c’est lui, monsieur le Président, qui dit qu’il faut défendre les valeurs républicaines. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y a une discussion et un débat. Donc on en revient toujours à la même question : la seule chose qui peut justifier qu’on exige de tout un pays, de toute une génération, tellement d’efforts, ça ne peut pas être autre chose que de donner les moyens de l’émancipation par les savoirs.

M : Peut-on malgré tout continuer à croire qu’ « une autre école est possible » [5] ?

S.J. : J’ai deux types de réponses. La première, c’est une réponse plutôt à la Poulantzas, si vous voyez à quoi je fais référence. C’est-à-dire que, pour ceux qui ne connaissent pas, Poulantzas était un penseur marxiste plutôt communiste de gauche, si on doit le placer en politique, mais qui a surtout travaillé considérablement en disant que la question de l’État ne pouvait pas être prise uniquement en pour ou en contre, soit en disant : « je prends l’État tel qu’il est et je le fais fonctionner pour le peuple », soit au contraire « je n’ai rien à voir dans ce qui se passe dans l’État,  ce ne sont que les oppresseurs ». Pour Poulantzas, toute une partie de l’État, la partie que Bourdieu appelait la main gauche de l’État, dont l’éducation, représente un enjeu. Et même si on ne partage pas la pensée de Poulantzas sur le plan théorique, sur le plan pratique, historique, c’est pertinent, c’est à dire qu’il y a toujours eu un enjeu de bataille scolaire, toujours. En France, mais même ailleurs. Donc c’est vrai qu’on ne peut pas imaginer une école entièrement démocratique dans une société qui ne l’est pas, parce que l’une des fonctions majeures que les classes dominantes attribuent à l’école, c’est de faire en sorte que le système puisse se reproduire d’une manière élargie, tel quel et d’une manière élargie. Mais contrairement à ce que disent beaucoup de camarades proches qui ne connaissent pas bien la question, si elle ne peut pas être pleinement démocratique, elle peut l’être plus ou moins. Et surtout, elle peut être plus ou moins antidémocratique.

On peut imaginer alors une école vraiment émancipatrice dans une autre société. Il n’y en a pas tellement d’exemples dans l’histoire mondiale, et ces expérimentations ont presque toujours été limitées soit en nombre, soit du fait de leurs caractéristiques particulières. Les travaux de Paulo Freire, au Brésil, très intéressants au demeurant, ont longtemps fait l’objet d’une grande attention, mais on ne se rendait pas compte qu’en réalité Paulo Freire discute uniquement de l’enseignement primaire : quand les Sans-Terre occupent une terre, ils créent en même temps une école qu’ils autogèrent. Donc c’est intéressant Paulo Freire, mais ça ne résout pas ce que j’enseigne en classe de terminale sur la dérivée première, la dérivée seconde, ça ne va jamais jusque-là. La seule expérience très sous-estimée mais qui a duré longtemps pour des millions de personnes, des dizaines de millions de personnes, c’est ce qu’on appelle l’école du travail, qui s’est installée en 1918 en Russie, et même au-delà de la Russie dans ce qu’ils appelaient les Républiques musulmanes, et qui a duré jusqu’en 1924-25. Staline, dont c’était l’une des cibles particulières, disait que c’était une déviation de type petite bourgeoise. Malgré ses limites importantes dues aux relations aux savoirs, qui ne sont pas des questions si simples, cette expérience montre que ça n’est pas totalement impensable d’imaginer tout un système éducatif dans toute une société émancipée. Il est vrai que ça s’est produit dans des conditions très particulières : 1918, c’est encore la guerre civile, qui s’arrête en 1921, donc la plupart du temps c’est pendant la guerre. Dans la gauche française, on connait beaucoup Makarenko comme exemple soviétique, mais Makarenko, on oublie que c’est des camps de travail. Les colonies de Makarenko, c’est les enfants des rues, pas la population en général. C’est une expérience d’auto-gestion par ces enfants-là de leur éducation, qui a concerné un grand nombre d’enfants, mais ce n’était pas à la hauteur de ce qu’était l’école du travail, très directement inspirée par Dewey qui d’ailleurs est allé sur place en Russie…

M : L’institution scolaire ne fonctionne donc pas nécessairement comme un simple appareil de reproduction des inégalités sociales. Qu’en est-il selon toi du système actuel ?

On peut regarder le système actuel et facilement montrer qu’il est inégalitaire. Inégalitaire du point de vu par exemple de l’accession aux grandes écoles. Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui moins d’enfants d’ouvriè·res à Normale Sup qu’en 68. Autre exemple, les conseils départementaux, qui sont responsables de la construction des collèges, ne construisent pas les mêmes selon les quartiers, non seulement en taille mais en structure, c’est-à-dire les matériaux, les cours, les espaces de jeux. On pourrait croire qu’il y a des normes à l’échelle du pays, eh bien non, ceux dans les quartiers nord de Marseille sont les pires. Cela s’ajoute au fait qu’il y a beaucoup plus d’argent donné pour les catégories favorisées que pour les catégories défavorisées du point de vue de l’encadrement, parce que ce sont les jeunes enseignant·es qui sont là, donc moins payé·es, et qui ne restent pas longtemps. Enfin à bien des égards, il n’est absolument pas vrai qu’on donne plus à celleux à qui ont moins, il est hors de doute qu’on continue à donner moins à celleux qui ont moins.

Maintenant, ce constat passe à côté d’un autre élément : les générations actuelles sont incomparablement plus éduquées que ce qu’elles étaient en 68. Les deux ne sont pas contradictoires évidemment, il peut y avoir une montée tout le monde avec les plus fort·es qui montent encore plus vite. Donc il y a un élément qui reste quand même massivement positif et à l’échelle mondiale, pas seulement française. Notamment, les jeunes générations ont des capacités à dominer des outils qui nécessitent quoi que l’on dise un rapport à l’écrit. Les gens ne sont pas contents parce que les textos sont mal écrits, mais enfin c’est de l’écrit, sans l’ombre d’un doute. Et travailler sur Internet, on ne peut pas y arriver si on est illettré. Donc il y a eu une montée considérable du niveau éducatif, y compris au niveau des diplômes. On peut dire que le bac ne vaut plus rien, mais il est incomparablement plus exigeant que le certificat d’études, le fameux certif. Et le certif, il n’y a jamais eu plus de 50% d’une population qui l’a eu dans une quelconque académie. Ensuite, il y a un élément très important, c’est l’éducation des filles, puisque pour l’essentiel, le succès scolaire, c’est le succès féminin.

Cette montée du niveau d’éducation a été concomitante d’une augmentation des exigences pendant plusieurs décennies. Pour simplifier à l’extrême, il fut un temps où une bonne partie de l’éducation correspondait à de la restitution, c’est-à-dire je te dis « Marignan en 1515 », et ce que je vais te poser comme question c’est à quelle date s’est passé Marignan ? S’est ajouté à cela, à juste titre, mais quand même avec un renforcement considérable, ce que j’appelle la logique de la compréhension. C’est-à-dire qu’il ne fallait pas seulement restituer mais il fallait comprendre. Si je te dis « Marignan en 1515 », la question que je vais te poser c’est quelle place ça occupe dans la construction de l’État français.

Par contre, depuis quinze ans, vingt ans, ce qui est absolument catastrophique, c’est que l’écart entre les élèves les plus performant·es et les élèves les moins performant·es progresse de plus en plus vite, spécialement en France. Je ne fais absolument pas confiance aux classements PISA, mais ils montrent ce phénomène de façon incontestable. Deuxièmement, plus grave que cela, il semble bien que les catégories les moins performantes soient moins performantes qu’avant. Et ça, c’est tout à fait nouveau dans l’histoire scolaire française, on n’a jamais vu ça, hors période de guerre peut-être. Il y a une tendance régulière à la baisse, et même de manière accélérée ces dernières années, dans les catégories les plus en difficulté. Je ne sais pas ce que le Covid va avoir comme effet là-dessus, mais c’est sans aucun doute le produit des réformes qui ont été engagées. Or, il faut noter que ces réformes ont été engagées justement au nom de la lutte contre les inégalités scolaires.

Plus précisément, on a accepté de réduire les exigences vis-à-vis des catégories les plus en difficulté. C’est à dire, les exigences ont monté formellement, ont été maintenues, augmentées pour certaines catégories, et pour d’autres on a lâché dans pas mal d’endroits. Vous avez des travaux anciens de recherche qui montrent que ça marche quand les élèves sont dans des établissements qui ne sont pas trop gros, bien encadrés et où les prof·fes n’ont pas lâché. Les réformes libérales permettent en particulier le troisième point. C’est-à-dire, le libéral diminue les moyens, mettons ça de côté, mais toutes les réformes des quinze dernières années, les socialistes compris, ont mis l’accent sur les compétences, au détriment des savoirs. Et cette entrée par les compétences, c’est catastrophique, d’abord parce que personne ne peut les définir. J’en ai trouvé cent cinquante-sept définitions dans la littérature éducative. Il y a des compétences comme savoir que le tournevis, c’est adapté à une vis, et ma compétence c’est de mettre le tournevis sur la vis, c’est une définition possible. Mais après, c’est être autonome, être curieux. Plus ces compétences sont générales, moins elles sont outillées sur la manière d’y arriver. Par exemple, être curieux, c’est une compétence assez classique dans les catégories favorisées. C’est une chose que je connaissais quand je faisais des travaux de recherches : dans les familles banales, tu dis à l’enfant « mets la table », iel met la table. Dans la famille de prof·fe, va surgir à un moment donné la question « comment t’as fait pour mettre la table ? ». Or, je sais comment iel a fait pour mettre la table, je le vois bien, c’est ce qu’on appelle les fausses questions, c’est classique en didactique, et c’est fondamental, de problématiser ce qui ne devrait pas être problématisé. Donc on sait comment créer l’esprit curieux, l’esprit curieux consiste à faire de toute chose banale quelque chose qui ne l’est pas. Mais simplement développer l’esprit curieux, ce n’est rien. L’entrée par les compétences est disjointe des savoirs eux-mêmes, donc de leur didactique, donc aussi de leur pédagogie, et c’est purement catastrophique. D’autant que ça se mêle en plus avec une explosion des évaluations à tout va. Au final on évalue des choses qu’on n’a pas enseignées, donc qu’est-ce qu’on évalue ? On évalue ce qui a été appris à la maison. Et il faut absolument le faire parce qu’il faut satisfaire l’inspecteur.

M : Quelle est l’importance des inégalités territoriales dans cette évolution des inégalités scolaires ?

S.J. : J’ai l’impression que la discrimination est maintenant ghettoïsée, ce qui pose le problème du fonctionnement de la carte scolaire. C’est-à-dire que vous avez des quartiers, chez nous [à Marseille], qui sont essentiellement des grandes cités populaires, et qui sont de moins en moins mélangées. Pas seulement entre les blanc·hes et les autres, vous avez les cités pour les Coréen·nes, mais aussi pour les Algérien·nes, les Tunisien·nes… Et bizarrement, l’école correspond à ça puisque c’est la carte scolaire. Les gens cherchent à contourner ça, et comment ? Par le privé. Dans les quartiers nord, aux yeux des parents, le privé c’est mieux que l’école publique pour des raisons de discipline, il y a moins de grèves, mais le niveau est très bas. Ce n’est pas parce que vous avez mis votre enfant dans le privé qu’iel va pouvoir bénéficier d’un meilleur niveau, parce que c’est tout le quartier qui est dans une situation de ce genre, et donc qu’est-ce qu’il faudrait faire ?

On connait la solution, mais le pays n’est pas du tout prêt. La carte scolaire telle qu’elle est construite chez nous est une carte par cercles autour des quartiers, même si c’est vrai que ces cercles sont parfois très bizarres. Par exemple, la carte scolaire du lycée Thiers, à Marseille, l’un des lycées les plus réputés de la ville, est d’un seul tenant mais ce n’est pas un cercle, elle contourne tous les quartiers populaires : Noailles, l’endroit où les bâtiments se sont effondrés, c’est juste à côté, mais Noailles n’est pas lié au lycée Thiers. Mais en gros, quand vous habitez une cité, la carte scolaire de votre quartier est autour, vous restez avec les mêmes gens. Est-ce qu’on pourrait lutter contre ça ? Premièrement, tant qu’il y a un système échappatoire, c’est-à-dire que l’enseignement privé échappe à la carte scolaire, c’est impossible, donc ça c’est d’une hypocrisie incontestable. Soit le privé rentre dans le système de la carte scolaire, soit on dit qu’il n’y a plus de privé, mais pour l’instant, ni l’une, ni l’autre de ces options n’est envisageable. Deuxièmement, l’idée serait de faire non pas des cartes en cercle, mais des cartes en triangle. C’est-à-dire, des cartes qui prennent non pas un seul quartier, mais toute une série de quartiers. A Paris, par exemple, on pourrait imaginer des cartes qui prennent une partie de la banlieue et une partie du centre-ville. Évidemment les populations n’y sont pas prêtes du tout, enfin ça provoquerait une contre-révolution, mais pratiquement ce n’est pas inimaginable. Alors ça ressemble de très loin à la politique dite du busing utilisée aux États-Unis, qui consistait à mettre des gens dans des bus et à les transférer d’un quartier à l’autre pour assurer une diversité raciale. Donc on peut imaginer des cartes scolaires différentes, même s’il faudrait des conditions politiques particulières. Or c’est important parce que ce mélange est favorable en tant que tel. Jusqu’à une certaine limite, les enfants qui ont des facilités familiales s’en sortent dans les classes mélangées à peu près de la même manière dont ils s’en sortiraient dans des classes pas mélangées. On connait ce résultat-là. Par contre, les autres en bénéficient beaucoup plus, iels sont tiré·es d’une manière évidente. D’ailleurs, la demande massive des populations des quartiers défavorisés, des quartiers populaires, c’est justement le mélange. Vous avez l’exemple du quartier Le Petit Bard, à Montpellier, où les gens se sont mis en grève parce que leurs collèges souffraient d’un manque de mixité sociale. Quand je pense que ces gens sont accusés de séparatisme, je trouve cela à vomir.

M : La discrimination raciale te semble-t-elle déterminante dans l’aggravation constatée des inégalités scolaires ?

S.J. : Le débat est très compliqué parce que les études sont contradictoires de ce point de vue-là : les catégories les plus défavorisées socialement sont aussi les plus racisées, donc est-ce que c’est la racisation ou l’aspect social qui conduit à la difficulté scolaire ? Il faudrait pouvoir avoir une situation qui éliminerait la donnée racisée en ne conservant que la donnée sociale pour voir l’effet, puis faire l’inverse. Je ne pense pas qu’il n’y ait pas de discrimination raciale en France, évidemment qu’elles y sont. Mais le rapport avec « le social » est toujours en discussion.

M : Revenir sur la séparation entre les lycées professionnels et les lycées généraux et technologiques pourrait-il permettre de s’attaquer aux inégalités scolaires dans le secondaire ?

S.J. : L’idée générale de la polyvalence est une idée parfaitement défendable. Maintenant, la remise en cause de l’enseignement professionnel que ça implique serait une catastrophe dans la situation actuelle. Notre enseignement professionnel est une exception mondiale, c’est à dire qu’il n’y a quasiment nulle part une chose comparable, qui mêle à la fois un enseignement en principe de professionnalisation et un enseignement général, dans des établissements publics. Donc ça, il faut le protéger absolument. Deuxièmement, le lycée professionnel a été et demeure une voie de progression éducative très importante pour les catégories populaires. Il y a des gens qui recommencent leur scolarité avec succès quand ils rentrent au lycée professionnel, qui vont être en échec tout le collège, mais une fois en lycée professionnel, se disent « bon ça va, je suis là, on me prend comme je suis et on n’exige pas de moi des choses que je ne suis pas capable de faire, je recommence ». Donc c’est vrai que c’est fondamental, en principe, l’idée d’un lycée polyvalent où les gens s’orientent au fur et à mesure dans leur profession, c’est l’idée la meilleure, c’est celle qui est compatible avec l’enseignement en commun le plus loin possible. Mais aujourd’hui, toute mise en cause du lycée professionnel va dans le très mauvais sens : on n’aurait pas besoin de faire un enseignement de français, ni un enseignement d’histoire… Il pourrait y avoir un tout autre débat là-dessus : normalement, par exemple, il devrait y avoir un enseignement des droits syndicaux dans l’enseignement professionnel, parce que si tu veux former un·e travailleur·euse, tu le·la formes sur tous les aspects, y compris les droits syndicaux.

[1] Sur les trois pôles du « triangle didactique » cf. Y. CHEVALLARD, « Pour la didactique », note de travail, Marseille, IREM, 1981.

[2] S. JOHSUA, « Pour une didactique sociologique », Education et Société, 1999/2, n°4, p. 29-56.

[3] Sur l’histoire personnelle et familiale de S. Johsua, cf. https://devoirdememoirebesoindhistoire.home.blog/2019/06/15/samuel-johsua/ ; https://www.franceculture.fr/emissions/les-pieds-sur-terre/comment-je-suis-devenu-communiste

[4] S. JOHSUA, L’école entre crise et refondation. Paris, La Dispute, 1999.

[5] S. JOHSUA, Une autre école est possible ! Manifeste pour une éducation émancipatrice, Paris, Textuel, 2003.