Après trois décennies d’une longue déliquescence des services municipaux dans la prise en charge des déchets dans l’espace public, les villes camerounaises de Garoua et Maroua ont vu arriver, avec un certain enthousiasme, la société Hysacam. Première institution à reconnaître, en 2008, la collecte des déchets et l’entretien des espaces publics comme une profession à part entière, méritant salaire et protection sociale sur le long terme, l’entreprise a tenté d’opérer le renversement d’un stigmate historiquement bien implanté dans la région. L’auteure revient sur les enjeux politiques, économiques et sociaux de cette privatisation de la gestion des déchets.

Ouverture : Bruit de klaxon d’un camion

« Nous devons aller au-delà des frontières/Traversant les villages et les cités/Nous, fiers éboueurs et employés d’Hysacam allons nous lancer à l’assaut/Comme des champions vainqueurs de l’insalubrité/Pour créer un monde plus sain/Refrain : À Douala nous serons les premiers/À Yaoundé nous aurons des alliés/Jusqu’au fin fond de Bafoussam nous irons porter/Le message de la propreté/At Limbe, we will sweep all the town/À Kribi nous serons les chevaliers/Jusqu’aux confins de Ngaoundéré nous irons porter/Le message de la propreté/Certes sur la route il y aura des obstacles/Il nous faut user de beaucoup de courage/Par la volonté, gagnons le dur combat/De la salubrité pour tous/Nous lèverons toujours très haut notre fanion/Pour un monde de propreté/Refrain » (Hymne de la société Hysacam1)

Un matin d’août 2008, les citadin·e·s de Garoua, ville moyenne et capitale de la province du Nord du Cameroun, assistèrent à un étonnant spectacle. Tout commença par le barrissement grave de nombreux klaxons de poids lourds dans le lointain, depuis la nationale au sud de la ville, de l’autre côté du pont enjambant le fleuve Bénoué. Quelques instants plus tard, une première voiture traversa la ville en trombe, avec à son bord une équipe de journalistes de la Cameroon Radio TeleVision (CRTV). Braquées vers l’arrière, leurs caméras filmaient une longue file de camions bennes dits « Ville de Paris » et de pick-ups Hilux rutilants roulant en file indienne, clignotants allumés, en direction du Plateau, quartier résidentiel au nord-ouest de la ville. A leurs bords, des éboueurs et des balayeurs2 vêtus de flamboyantes tenues orange. À l’avant et sur les flancs des véhicules, le logo rouge vif de la société Hysacam, « Hygiène et Salubrité du Cameroun », suivi du slogan « Pour un monde de propreté ». Cherif, un jeune homme résidant dans le centre historique, rapporte l’enthousiasme des citadin·e·s face à ce spectacle insolite : « Les gens poussaient des cris et applaudissaient lors du passage des camions, tout le monde était content pour ce geste d’Hysacam dans la ville de Garoua. Un vieux disait “peut-être que Garoua retrouvera son hygiène et sa salubrité, comme dans les années 1960…” ».

L’enthousiasme des habitant·e·s de Garoua est aisément compréhensible. La société privée Hysacam a été mandatée par le gouvernement camerounais pour reprendre en main la gestion des déchets et l’entretien des espaces publics dans les villes du nord du pays, à savoir Ngaoundéré dans l’Adamaoua, Garoua dans le nord et Maroua à l’extrême nord, après trois décennies d’une longue déliquescence des services municipaux dans ce domaine. Garoua particulièrement, ville natale du premier président Ahmadou Ahidjo (1960-1982), a vu sa réputation de « ville lumière », acquise dans les années 1960 et 1970, ternie par le développement de nombreux grands tas d’ordures en divers point de l’espace public, jusqu’à être reléguée au rang de « ville poubelle » à partir du milieu des années 1980. L’arrivée retentissante de la société de collecte, de sa flotte rutilante et de ses agents suscite donc chez les citadin·e·s l’espoir d’un retour à l’âge d’or des deux décennies post-indépendance, au moins en matière de salubrité.

Toutefois, pour qui a étudié les modes de gestion individuels et institutionnels des déchets à Garoua et Maroua, comme j’ai pu le faire dans le cadre d’une enquête ethnographique de longue durée (entre 2008 et 2011) auprès des citadin·e·s et des autorités3, voir leurs habitant·e·s applaudir et acclamer des éboueurs est tout à fait inédit. L’histoire du « travail des déchets4 » et de sa perception dans les deux villes depuis leur fondation, à la fin du XVIIIe siècle, par des conquérant·e·s peul·e·s et musulman·e·s accompagné·e·s d’un large contingent d’esclaves, est marquée par la honte, la souillure et le mépris. Cette activité jugée infamante était de ce fait déléguée, jusqu’à l’arrivée d’Hysacam en 2008, aux individu·e·s situé·e·s au bas de la stratification sociale urbaine : d’abord des serviles, puis des prisonniers à partir de la conquête coloniale, au début du XXe siècle, et enfin des travailleurs précaires, domestiques et manœuvres journaliers, à partir de l’Indépendance en 1960. Il conviendra d’analyser ici le processus de revalorisation du travail des déchets comme un véritable métier par Hysacam, mais aussi de s’interroger sur le sens politique de ce « retournement du stigmate5 ». Le plébiscite des éboueurs d’Hysacam par les citadin·e·s de Garoua et Maroua représente en effet aussi un renversement radical dans le recours ancien, dans les deux villes, à la gestion publique des déchets à des fins d’exercice et de démonstration politique. Durant les XIXe et XXe siècles, la dévolution de la manipulation des ordures dans l’espace public aux catégories les plus basses de la société, non peules, non musulmanes et serviles, puis privées de liberté et enfin travailleurs précaires, soulignait par contraste la domination des élites, peules, musulmanes et libres, puis blanches durant la période coloniale, sur les deux villes. À partir de 2008, la mise en avant, voire la mise en scène, par Hysacam du travail de ses agents semble au contraire servir les tentatives de reprise en main ostentatoire de la gestion des déchets, et ainsi de la ville, par les municipalités de Garoua et Maroua, chapeautées par le gouvernement de Paul Biya à Yaoundé.

Le nouveau métier d’éboueur·e

Dès l’annonce officielle par le gouvernement de l’attribution du contrat de la propreté des villes de Garoua et Maroua à Hysacam6, la société privée entreprit d’y recruter l’essentiel de son personnel pour assurer la collecte des ordures ménagères, le balayage des grands axes et la mise en décharge des déchets collectés. Après une vaste campagne de recrutement par affichage dans les services d’État et par diffusion d’annonces sur l’antenne radio locale, l’agence de Garoua obtint plus de cinq cents candidatures. Elle en retint une centaine, toutes locales, proportionnellement au tonnage de déchets collectés, « des personnes qui maîtrisent le contexte culturel et qui maîtrisent la ville, des enfants du village », pour reprendre les propos de son directeur (novembre 2008). À Maroua, tous les candidats en âge d’aller encore à l’école et ceux ayant dépassé la trentaine, jugés « plus physiquement assez forts pour un travail aussi dur », furent éliminés d’office (directeur d’agence, décembre 2008). Hormis des critères de condition physique particulièrement exigeants, la polyvalence est la seule autre condition pour être recruté, puisque l’agent peut être affecté aussi bien au balayage des rues qu’au nettoyage autour des bennes, à la collecte porte à porte, ou encore comme ripeur pour vider les bacs et les bennes dans les camions. Seuls les chauffeurs des camions, qui dirigent aussi les équipes comme « chefs d’équipage », doivent bien sûr savoir conduire, mais aussi pouvoir lire et écrire pour rédiger le rapport de chaque tournée. Ceux qui furent recrutés étaient aussi en général plus âgés, entre 33 et 38 ans, contre 18 à 23 ans chez les éboueurs. En novembre 2008, Hysacam comptait déjà à Garoua 530 employés, et plus de 200 à Maroua, que la société avait elle-même formés « sur le tas » (directeur agence, décembre 2008), sans mauvais jeu de mots.

Le bassin d’emploi est sinistré de longue date7, particulièrement chez les jeunes citadins qui n’ont souvent d’autres solutions pour survivre et fonder un foyer que « de débrouiller », qui en vendant des snacks alimentaires ou des produits de consommation courante sur les marchés ou dans les rues, qui en faisant le moto-taxi, qui en revendant du crédit téléphonique dans un callbox. Dans ce contexte, la campagne de recrutement d’Hysacam représenta une formidable opportunité de se voir offrir un contrat à durée indéterminée, une protection sociale et un salaire décent et assuré : environ 117 600 francs CFA (178,75 euros) par mois pour un chauffeur et chef d’équipe, à raison d’environ 170 heures par mois, payées 700 francs CFA de l’heure, et de 50 400 (76,61 euros) à 67 200 francs CFA (102 euros) pour les éboueurs, à raison de 300 à 400 francs CFA de l’heure8. Ces conditions d’emploi sécurisées sont une nouveauté dans le domaine de la gestion municipale des déchets au nord du Cameroun. Jusqu’alors, et depuis la création des mairies après l’indépendance du pays en 1960, la collecte des déchets était, plus ou moins sporadiquement, assurée par des manœuvres saisonniers ou journaliers recrutés par les Communautés urbaines. Auparavant encore, sous l’administration coloniale française puis allemande, durant la première moitié du XXe siècle, la collecte était dévolue aux « prisonniers », catégorie hétérogène composée notamment des sujets « indigènes » ayant refusé de se soumettre au régime de l’« indigénat », les obligeant à travailler gratuitement une quinzaine de jours par an à l’entretien des pistes et des bâtiments administratifs9. Antérieurement enfin, durant tout le XIXe siècle où Garoua et Maroua furent gouvernés par leurs fondateur·e·s peul·e·s et musulman·e·s, la manipulation des déchets dans l’espace public revenait aux nombreux esclaves que comptait chaque maisonnée. La société Hysacam est donc la première institution en 2008 à reconnaître la collecte des déchets et l’entretien des espaces publics comme une profession à part entière, méritant salaire et protection sociale sur le long terme.

Le travail des déchets, une activité longtemps honteuse et dévalorisée

Les directeurs d’agence ont aussi conscience que les métiers de balayeur et surtout d’éboueur sont déconsidérés, partant notamment de leurs expériences passées dans les capitales économique et politique de Douala et Yaoundé. Celui de Garoua rapporte comment la campagne de sensibilisation lancée auprès des citadin·e·s de Douala avec le slogan « l’ordure c’est qui ? L’ordure c’est celui qui salit ! » a permis d’offrir une réplique aux agents moqués par leurs concitadins (« mais tu travailles dans l’insalubrité et tout ça ! »), en une forme de renvoi du stigmate à leur endroit :

« À partir de cette campagne, [les employés] ont eu beaucoup de force et même la réplique pour démontrer qu’ils sont les agents de la propreté. Ils viennent plutôt faire la propreté quand vous salissez, si vous ne salissez pas ils ne vont pas faire ce travail. Donc c’est un travail noble, ils sont très contents de le faire » (directeur d’agence de Garoua, novembre 2008).

"L'ordure c'est qui alors ? C'est celui qui salit !", slogan pour une campagne Hysacam de sensibilisation au respect du travail des éboueurs, Yaoundé, http://www.memoireonline.com/06/09/2192/m_Limpact-du-message-de-peur-sur-les-comportements-des-femmes-de-15--55-ans-de-la-ville-de-Yaounde8.html , consulté le 17 juillet 2016

“L’ordure c’est qui alors ? C’est celui qui salit !”, slogan pour une campagne Hysacam de sensibilisation au respect du travail des éboueurs, Yaoundé, http://www.memoireonline.com/

À Maroua, le directeur d’agence Hysacam reconnaît également la nécessité de « préparer psychologiquement » ses nouvelles recrues durant une formation de deux semaines, pour leur faire entendre qu’« il s’agit d’un métier comme les autres, qui permet de nourrir sa famille » (décembre 2008). Ce dernier se base quant à lui sur son expérience à Yaoundé, où certains jeunes ayant abandonné les études et s’étant retrouvés chez Hysacam avaient refusé d’effectuer les tournées de collecte dans leur quartier, par peur de croiser des ami·e·s, de la famille ou d’ancien·ne·s camarades de classe :

« On a dû booster leur côté psychologique, parce que certain·e·s mettaient des lunettes, les casquettes enfoncées jusqu’aux yeux, pour ne pas être reconnus dans la rue. On leur a dit que ça ne servait à rien de se masquer, que ce n’était pas confortable pour travailler, et puis qu’il fallait y aller, se lâcher, et que ce qu’ils font c’est pour le bien des autres ! C’est pas du tout dévalorisant, c’est même pas salissant, au contraire ! Donc on a même dû changer la dénomination de certaines choses : au lieu de parler d’enlèvement des ordures ménagères, on parlait de “mettre la propreté”, on utilisait des termes plus sains, plus propres, que des termes liés à l’insalubrité. […] On a aussi essayé d’améliorer les conditions dans lesquelles ils travaillaient, avec des équipements… plus gais, c’est-à-dire des gilets orange, et puis les bottes de couleur verte qu’on a changées pour des bottes de couleur jaune fluo, des trucs comme ça, pour avoir un ton un peu plus jeune quoi. On a aussi créé au sein de la société une association sports et loisirs, pour les changer un peu comme ça de leur train-train quotidien d’éboueurs […]. Toutes ces petites astuces faisaient qu’ils reprenaient confiance en eux-mêmes, et arrêtaient de penser qu’ils avaient un statut dévalorisant. […] Mais au fil du temps ça a changé, ils arboraient fièrement leur tenue dans leur quartier, y en avait même qui sensibilisaient les gens dans leur quartier. Ça fait même que maintenant quand on organise des parades, comme le défilé du 1er mai, on a une telle demande de gens qui veulent défiler, arborer le t-shirt “J’aime la propreté”, porter les banderoles de la société, etc. » (ibid).

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Reste que la société de collecte, par ses mesures focalisées sur la forme du travail des déchets (le vocabulaire, l’équipement, les défilés) plutôt que sur le fond, ne se soucie pas seulement du bien-être de ses employés. Elle vise aussi à stabiliser son personnel et à s’assurer de son efficacité sur le terrain, quitte à user de moyens plutôt coercitifs, à rebours du sens de la psychologie revendiquée, par exemple en les affectant à la collecte justement dans leur quartier, dans l’idée toujours, selon les dirigeants d’Hysacam, de les valoriser aux yeux de leurs voisin·e·s et de leurs proches comme « commandeurs de la salubrité » (chef agence Garoua, octobre 2008).

La honte est en effet récurrente, quel que soit le contexte historique ou culturel, dans la plupart des expériences de travail avec l’ordure, de pair avec la dévalorisation sociale de cette activité qui rend son exercice particulièrement difficile10. Pour s’accommoder de ces sentiments violents, les « travailleurs des déchets » développent généralement toute une série de postures et de contournements, passant par exemple par des gestes techniques spécifiques et/ou une forte solidarité dans le travail, jusqu’à « acquérir la capacité subjective à travailler dans la rue, au milieu et au contact des gens, […] à exercer, aux yeux de tou·te·s, un métier dévalorisé et dévalorisant dans les représentations communes11 ». Jeanjean expose par exemple comment les égoutier·ère·s de Montpellier mettent en place tout un bricolage de stratégies, notamment langagières, afin de contourner et se protéger de la honte et de la dévalorisation par le contact avec l’excrément (sans arriver toutefois jamais vraiment à s’en débarrasser), mais aussi de faire avec, notamment vis-à-vis de leurs proches12.

Dans le contexte citadin nord camerounais, largement marqué depuis la fondation des villes jusqu’à ce jour par des représentations et des valeurs issues conjointement de l’Islam et d’un certain code de conduite peul idéal, le pulaaku, le contact avec les déchets corporels et domestiques est considéré comme particulièrement infamant. C’est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit des déchets des autres et qu’il faut les manipuler dans l’espace public, à la vue de tous. L’Islam, d’une part, diffusé dans la région à partir du XVIIe siècle depuis l’empire du Bornou (actuel Nigeria) puis largement imposé par le djihad de l’empereur du Sokoto Usman Dan Fodio, lancé en 1804, se veut une religion de la pureté et de la propreté. Elle soumet ainsi ses adeptes à des pratiques nombreuses et exigeantes de purification de soi et d’assainissement des espaces de vie, afin de lutter contre toute forme de souillure, néfaste à la prière13. Le pulaaku, d’autre part, idéologie d’une façon spécifiquement peule de se comporter et d’être au monde14, repose sur un certain nombre de valeurs, au premier rang desquelles la pudeur ou retenue, semteenDe. Entendue dans son sens le plus littéral, celle-ci impose à celui·le qui se revendique peul·e, a fortiori de haut rang, de retenir ou au moins dissimuler la moindre émotion, mais aussi les moindres manifestation et émission corporelles : ne pas manger en public par exemple, ou encore moins être surpris en train de se soulager. Dans le même ordre d’idée, toute grande famille se devait jusqu’à récemment (c’est encore le cas pour le chef traditionnel de Maroua) de garder chez soi tous ses déchets corporels et domestiques (dans des latrines pour les premiers, dans une fosse dans un coin reculé de la cour pour les seconds), conçus comme autant d’émissions honteuses de la maisonnée, trahissant en plus son train de vie. Mais à qui confier dès lors l’évacuation des déchets hors des habitations quand la place vient à manquer, ou lorsqu’à partir du début du XXe siècle les administrateur·e·s coloniaux·les, guidé·e·s par les préceptes de l’hygiénisme pasteurien, imposèrent progressivement aux citadin·e·s de Garoua et Maroua d’éloigner leurs ordures de leurs espaces de vie ? Cette tâche infamante revint aux nombreux esclaves peuplant les deux villes, non peul·e·s et non musulman·e·s, donc non seulement non astreint·e·s aux préceptes du pulaaku, mais aussi pensé·e·s comme naturellement enclin·e·s, justement par leur nature non peule, leur religion « païenne » et leur naissance servile, à manipuler les déchets des autres et à côtoyer la saleté. Même après l’abolition officielle de l’esclavage à partir de la conquête coloniale, il resta de coutume dans les grandes maisons de Garoua et Maroua d’attribuer cette tâche dégradante à des domestiques non peuls et non musulmans, tandis que les autorités la confiaient dans l’espace public aux prisonniers, puis à partir de l’Indépendance à des manœuvres journaliers ou saisonniers, pour la grande majorité également non peuls et non musulmans.

Campagne vidéo de sensibilisation au respect du travail des
éboueurs par Hysacam https://www.hysacam-proprete.com

Jusqu’à l’arrivée de la société Hysacam en 2008, le travail des déchets dans l’espace public était donc considéré comme une activité polluante, honteuse, dévalorisante et dévalorisée, et délégué pour ces mêmes raisons aux individu·e·s au plus bas de la stratification sociale et politique citadine. Par contraste, la capacité des élites peules et musulmanes et des administrateur·e·s blanc·he·s à mobiliser d’autres individus pour se salir les mains à leur place pouvait être lue comme un signe de leur essence et de leur naissance supérieures, donc de leur légitimité à gouverner.

Quand les éboueurs d’Hysacam retournent le stigmate de l’ordure

Contrairement aux inquiétudes, fondées, des directeurs d’agence Hysacam, les nouveaux éboueurs et balayeurs vont opérer dès leur entrée en fonction un étonnant « retournement du stigmate » de l’ordure, avec l’aide inattendue des citadin·e·s de Garoua et Maroua. La plupart des jeunes agents se disent en effet véritablement fiers de débarrasser leur ville de ses grands et anciens dépotoirs. L’équipement technique et rutilant qui leur est attribué (casque, gilet fluorescent et bottes de couleur orange), de même que les méthodes et le matériel de collecte employés (camions-bennes et vélos flambant neufs aux couleurs de la société) y sont sans doute pour quelque chose. Mais c’est surtout l’attitude positive des usager·ère·s à leur endroit qui les conforte dans l’idée que leur nouveau travail dans l’ordure est digne et utile pour la communauté. Outre les fréquents compliments qui leur sont adressés par des citadin·e·s soulagé·e·s de voir leur ville enfin nettoyée, la reconnaissance vis-à-vis des éboueurs d’Hysacam et de leur activité se manifeste aussi quotidiennement à travers toute une série de petits gestes à leur égard, effectués lors des tournées de collecte ou de balayage : les enfants qui accueillent le camion de collecte à grands cris, mais aussi les hommes, et les femmes dans les quartiers non peuls et non musulmans, qui les saluent et les remercient en fulfulde (langue véhiculaire locale) et leur offrent de l’eau, de la nourriture, voire de petites sommes d’argent, parfois déposées discrètement sur leurs parcours. Il n’est pas rare par exemple de voir un récipient rempli d’eau disposé à côté d’une poubelle domestique par un·e usager·ère soucieux d’étancher la soif des jeunes éboueurs, quand celui-ci ou celle-ci n’attend pas parfois en personne le passage du camion, une bassine d’eau fraîche à la main. Certains veillent aussi sur la propreté de « leurs » nouvelles bennes à ordures, de grands bacs collectifs disposées par Hysacam près de chez eux·lles, tandis que d’autres vont jusqu’à aider les éboueurs lors de leur passage pour la collecte en porte-à-porte en amenant eux-mêmes leurs ordures jusqu’au camion. Des jeunes sans emploi, pour certains diplômés, maintenus dans une position sociale subalterne par leur manque de moyens et leur statut de cadets dans un système social toujours très hiérarchisé et dominé par les aînés, trouvent ainsi dans leur recrutement par Hysacam non seulement des ressources permettant d’améliorer leurs conditions d’existence, mais aussi un statut valorisé aux yeux de leurs proches et de l’ensemble de la société citadine.

Dans le rétroviseur du camion benne, des éboueurs Hysacam ramassent la poubelle d'une ménagère de Garoua dans le cadre de la collecte porte-a-porte, novembre 2010, photo E. Guitard

Dans le rétroviseur du camion benne, des éboueurs Hysacam ramassent la poubelle d’une ménagère de Garoua dans le cadre de la collecte porte-a-porte, novembre 2010, photo E. Guitard

Les différentes instances politiques à la tête des deux villes profitent aussi de ce nouvel engouement pour la collecte des déchets pour redorer leur blason auprès de leurs administré·e·s, terni par plusieurs décennies d’incurie dans l’entretien des infrastructures urbaines et la plupart des services publics, à commencer par celui de la gestion des déchets. En effet, comme nous l’avons souligné avec Virginie Milliot, dans le sillage d’un grand nombre de travaux sur la dimension politique de la gestion des déchets, « les ordures non évacuées, les rues non nettoyées remettent en question la légitimité du pouvoir, dans sa capacité à prendre en charge le bien public. Un espace public dégradé est considéré comme un espace abandonné des autorités »15. Ainsi à Garoua, les deux mairies d’arrondissements urbains d’abord, créées en 2007, ne manquèrent pas, dès l’arrivée d’Hysacam en ville, de se disputer la primeur de l’enlèvement des grands dépotoirs dans leur arrondissement respectif et leur remplacement par des bennes à ordures neuves16. La Communauté urbaine ensuite, dirigée par un délégué du gouvernement nommé par décret présidentiel, tenta également de s’attribuer le mérite de la venue d’Hysacam, d’autant qu’elle avait signé le contrat de délégation de service public avec la société privée et faisait office de donneur d’ordres à son endroit. Mais c’est surtout le gouvernement de Paul Biya à Yaoundé, qui avait mandaté la société de collecte dans les grandes villes du nord et finançait de fait son contrat à hauteur de 91% à Garoua et de 80 % à Maroua (directeur·e·s d’agence et chefs des services techniques des CU de chaque ville, 2008 et 2011), qui retira le plus grand bénéfice politique de cette opération de privatisation de la gestion municipale des déchets dans les grandes villes du pays17. On put ainsi entendre à Garoua des commentaires mâtinés d’ironie et de cynisme du type « Et Dieu envoya Hysacam ! » (un jeune citadin, lors d’un débat public sur ce thème à l’Alliance franco-camerounaise, octobre 2008), « Dieu » pouvant renvoyer au président de la République lui-même. Celui-ci opéra en effet savamment la reprise en main de la gestion des déchets dans les deux villes par sa privatisation entre deux moments-clés de la vie politique camerounaise : juste après les élections municipales de 2007, qui concrétisaient la création des mairies d’arrondissement, nouvelle avancée du processus de décentralisation, et trois ans avant les élections présidentielles de 2011, auxquelles Biya pouvait désormais se représenter pour un sixième mandat consécutif, puisqu’il venait alors, en avril 2008, de faire modifier en ce sens la Constitution.

L’installation d’Hysacam dans six grandes villes du pays (Edéa, Bangangté, Bangou, Ngaoundéré, Garoua et Maroua) intervint enfin dans un contexte de reconstruction et d’apaisement initié par l’État, après les violentes émeutes qui ébranlèrent le pays en février 2008. Dans ce contexte politique mouvementé, l’envoi soudain d’une société privée camerounaise de gestion des déchets dans les villes du Septentrion peut donc évoquer une manœuvre électoraliste de la part de Biya et de son gouvernement, soucieux de se refaire une légitimité dans un paysage politique nordiste encore fragmenté, et ce surtout à Garoua, bastion historique de l’opposition18. En ôtant la gestion municipale des déchets aux Communautés urbaines qui en étaient jusqu’alors responsables et aux communes d’arrondissement auxquelles elle aurait pu être déléguée, l’État camerounais en crise peut aussi être soupçonné d’opérer une tentative de recentralisation, à rebours de la décentralisation qu’il s’était vu imposer, par la société civile et les institutions internationales, après les « années de braise » de la décennie 1990 et qu’il réalisait depuis en traînant les pieds19. Les jeunes éboueurs d’Hysacam, transformés en « commandeurs de la propreté » et recrutés pour enlever gratuitement20 les déchets des citadin·e·s de Garoua et Maroua à l’aide d’un dispositif « moderne et scientifique »21, peuvent aussi être vus comme les instruments de la restauration de cette légitimité, largement disputée22, à « régner » sur les deux villes.

« Si je travaille avec les ordures, je suis une ordure aussi »

Avec l’arrivée d’Hysacam en août 2008 à Garoua et Maroua, le « travail des déchets » a donc connu une nette revalorisation, jusqu’à être conçu non seulement comme une activité professionnelle à part entière, mais aussi comme une contribution importante à la restauration de la qualité de vie dans les deux villes et de leur image. Toutefois, même revalorisé, le métier d’éboueur reste un travail difficile et sujet à de fréquentes altercations avec les usagers des espaces publics citadins. Des accrochages se produisent entre les agents Hysacam et les habitants de Garoua et Maroua, par exemple, dans les quartiers populaires, autour des récipients usés utilisés comme poubelles domestiques individuelles, qui cèdent parfois sous le poids de leur contenu lorsque les éboueurs les soulèvent, ou lorsque ces derniers se vengent de leurs propriétaires en les jetant avec les ordures qu’ils contiennent ou en les redéposant beaucoup plus loin. Les agents n’hésitent pas aussi à admonester certain·e·s usager·ère·s qui s’obstinent à disposer leurs déchets en petits tas à même le sol, ou refusent d’avancer leurs poubelles jusqu’au bord de la route pour les laisser sur leur pas de porte, voire même dans leur habitation. En retour, certain·e·s citadin·e·s, des quartiers populaires comme plus aisés, se plaignent des coups de klaxon incessants du camion annonçant son arrivée dans leur quartier, des chauffeurs qui passent trop vite et ne laissent pas le temps aux enfants et aux ménager·ère·s de sortir leurs poubelles, ou encore du caractère autoritaire de certains agents.

On retrouve également chez certain·e·s citadin·e·s l’idée que les agents étant payés pour nettoyer leurs déchets, ils n’ont pas à se plaindre de leurs comportements ou à leur demander des efforts en matière de propreté et d’évacuation de leurs ordures. Les éboueurs souffrent de ce manque de considération pour leur travail, qui les renvoie à l’ancienne perception de leur activité comme une tâche subalterne et infamante. Quelques-uns prennent le parti, face au regard méprisant de certain·e·s citadin·e·s, d’aller plus loin encore dans le « retournement du stigmate » en s’érigeant dans leur propre quartier en conseillers en matière de propreté et de gestion des ordures domestiques, même en dehors de leurs heures de travail. Ceux-ci affirment préférer aussi être affectés à la collecte dans leur quartier, ce qui leur permet de mieux sensibiliser les citadin·e·s qu’ils connaissent. C’est le cas par exemple de Mohammadou, qui a la particularité d’être peul et originaire de Fulb’ere, l’un des premiers quartiers peuls et musulmans de Garoua, abritant notamment le palais du laamiid’o, chef traditionnel de la ville. En tant que « fils » de ce quartier peuplé des vieilles élites citadines peules, Mohammadou a aussi la légitimité et le savoir-faire pour corriger ceux qui n’ont pas encore adopté les gestes en matière d’évacuation des déchets facilitant la collecte. Ce chauffeur de camion est toutefois l’un des seuls agents d’Hysacam à Garoua, avec un autre jeune balayeur, à être d’origine peule. En effet, dans les quartiers historiques des deux villes abritant de vieilles familles citadines peules et musulmanes, il reste toujours mal perçu de travailler dans l’ordure, et ce en dépit de l’installation d’Hysacam :

« Pour les Fulb’e [Peul·e·s] c’est cemtud’um [honteux], comme être porteur au marché, pousser un pousse [petite carriole pour livrer de l’eau ou du sable] ou être domestique. Moi quand je dis que je suis de Fulb’ere, derrière le lamidat [palais], et que je travaille à Hysacam, les gens ne me croient pas. Et certains du quartier me disent que si je travaille avec les ordures, je suis une ordure aussi. Même, si je ne devais pas me débrouiller, j’aurais fait un autre travail » (novembre 2009).

C’est bien d’ailleurs la raison pour laquelle, de ces deux seuls agents peuls, l’un est chauffeur et n’entre donc jamais en contact direct avec l’ordure, tandis que l’autre, un balayeur, n’est « qu’un jeune un peu raté qui avait tourné voleur, et qu’on soutient même s’il ne fait pas toujours bien » (chauffeur de camion, décembre 2009). Pour le chef de Fulb’ere, et notable du laamiid’o, c’est néanmoins le signe que « les temps changent », mais aussi que le pulaaku se perd, comme s’en plaignent les vieux notables et chefs de grandes familles peules. Ce chef de quartier reconnaît aussi que « parfois s’ils [les agents Hysacam peuls] disent quelque chose à quelqu’un, on leur répond : “Va, moob’gutu voirie [ramasseur de poubelle] !”. Ou s’ils veulent épouser une fille, on va les rejeter en disant “chauffeur de voiture de déchets !” » (novembre 2010).

Conclusion

Le cas particulier de ces deux villes moyennes au nord du Cameroun nous renseigne plus largement sur la dimension politique de la gestion des déchets et du statut des travailleur·e·s qui y sont astreints. À rebours de nombreuses situations de par le monde où les personnes qui subsistent en manipulant les ordures des autres s’en trouvent déconsidérées, jusqu’à être pensées en continuité avec les matières et résidus honteux qu’elles manipulent, nous voyons ici de jeunes gens s’ériger en hérauts de la propreté et endosser fièrement l’uniforme d’éboueur·e ou de balayeur·e pour collecter les monceaux de déchets jonchant les rues de leur ville, avec le soutien et la reconnaissance de la plupart des habitant·e·s. Ce renversement original du stigmate est possible parce que, au-delà de l’enlèvement des grands dépotoirs et de la mise au propre des rues de Garoua et Maroua, ces jeunes gens sont aussi perçus par les citadins comme des acteurs majeurs de la restauration d’un ordre social et politique déchu de longue date dans les deux villes.

Reste que les agents d’Hysacam n’en demeurent que les petites mains, toujours potentiellement méprisables et corvéables à merci pour certain·e·s citadin·e·s qui considèrent encore que le contact avec l’ordure revient à ceux au plus bas de la stratification sociale – et des petites mains dont le travail se retrouve disputé et récupéré par les différentes instances politiques en compétition pour le pouvoir sur les deux villes et leurs habitant·e·s. Les élites politiques peuvent ainsi garder les mains propres, tout en bénéficiant de la valeur des déchets et de leur gestion comme puissants instruments de démonstration politique.