En France, un certain nombre de discours médiatisés sur les violences sexuelles mobilise le registre du traumatisme psychique. Dans ces discours, une catégorie revient souvent : « l’amnésie traumatique ». Elle désigne des modalités involontaires d’oubli dans les suites de violences sexuelles, notamment dans l’enfance. Cette amnésie est expliquée par l’activation de réponses physiologiques au moment des violences, lesquelles perturbent les processus mnésiques « habituels » et placent les violences hors de la « mémoire autobiographique »[1]. Ce concept fait l’objet d’usages cliniques, politiques et féministes, souvent pour ces derniers afin de soutenir la judiciarisation des violences sexuelles. L’article qui suit propose une analyse critique de ce concept au regard de la catégorisation de la violence qu’il sous-tend et de ses implications pour une politisation féministe des violences sexuelles. Je mobilise les résultats d’une recherche doctorale menée auprès de femmes ayant vécu diverses situations de violence de genre, dont l’inceste ou les violences sexuelles dans le couple. L’article présente des modalités d’oubli moins mobilisées politiquement : la recherche active d’oubli. Il examine les conditions sociales et politiques de ces modalités d’oubli que sont le couple et la famille, pour appeler à les inclure dans la politisation féministe des violences sexuelles, au-delà du cadrage hégémonique du traumatisme.

Dans l’ensemble de ses usages extra-cliniques, le concept d’amnésie traumatique fait l’objet d’usages prescriptifs en matière de comportement à adopter, ou d’intervention à favoriser, face aux victimes de violences sexuelles. La catégorie est diffusée dans divers espaces sociaux. On la trouve dans des discours militants, dans des prises de paroles publiques ou œuvres de victimes de violences sexuelles,[2] ou encore dans des discussions sur l’éthique de la recherche en sciences sociales.[3] Ce concept fait aussi l’objet d’usages politiques. Il figure dans le 5ème Plan de Mobilisation et de Lutte contre les Violences Faites aux Femmes[4] sous la formule d’« amnésie post-traumatique », et se voit mobilisé dans des discussions parlementaires.[5]

Les discours sur l’amnésie traumatique puisent dans la psychologie, les neurosciences, ou la victimologie – cette dernière tente de légitimer de « nouveaux modes d’explication »[6] des violences de genre, en vue de constituer une « clinique féministe ».[7] Ils traduisent un « neurocentrisme » où « le cerveau est conçu comme le fondement de nombreux aspects de la nature humaine et de la vie sociale, et où la capacité de connaître des vérités essentielles sur soi et sur la société dépend de l’évolution de la science et des progrès de la neuroscience ».[8] L’amnésie traumatique est mobilisée par des associations, collectifs, et chercheur×e×s[9], pour soutenir des demandes de réforme judiciaire, notamment la levée de la prescription en matière de crimes sexuels. L’argument est le suivant : les violences sexuelles peuvent faire l’objet d’amnésie partielle ou complète pendant des années, et ressurgir lorsque la victime adulte est alors trop âgée pour qu’elle puisse porter plainte. Dans ces discours, l’amnésie traumatique est conçue comme un frein à la judiciarisation des violences, les victimes dont les souvenirs reviennent après le délai de prescription faisant face à un « obstacle insurmontable »[10] qui les prive de la possibilité d’obtenir justice.

L’article qui suit examine certains des problèmes soulevés par ce modèle et par ses usages, et appelle à nuancer davantage le recours politique (a fortiori féministe) à cette catégorie. L’article ne cherche pas à réfuter l’existence de l’amnésie traumatique ni à se prononcer sur les demandes de criminalisation qui sous-tendent ses usages. Il questionne les usages féministes qui en sont faits pour théoriser et politiser les violences sexuelles. Consciente du terrain miné que constitue une critique de discours mobilisés pour soutenir des causes féministes, cet article est à double portée, critique, mais aussi pédagogique. Je mobilise des travaux de sciences sociales (parfois non traduits en français) pour poser, avec eux, des limites définitionnelles et politiques à ce modèle[11] et proposer des pistes qui soient acceptables également aux personnes convaincues de la nécessité du recours à la catégorie d’amnésie traumatique.

L’article se concentre sur le cadrage conceptuel des violences sexuelles comme produisant de l’amnésie traumatique, et pas sur d’autres questions posées par ces discours, comme leur validité scientifique[12], le débat sur les « souvenirs retrouvés » et leur fiabilité, ni le carcéralisme[13] des revendications puisant dans ce registre. L’enjeu est par ailleurs d’engager une réflexion critique avec les discours sur le traumatisme : non pas d’invalider cette théorie, ni de minimiser la gravité des violences de genre, et encore moins d’apporter une pierre aux édifices masculinistes et antiféministes qui nient le rôle des violences dans le maintien et la reproduction d’un ordre social inégalitaire, et qui refusent les travaux féministes le documentant. Critiquer la pertinence de « l’amnésie traumatique » s’inscrit par ailleurs dans une histoire féministe ancienne, et ce à l’intérieur même de la psychologie et de la psychiatrie,[14] qui insiste sur la complexité et la diversité des expériences, mais aussi sur le rôle de l’État et des rapports sociaux de pouvoir.

Un rabattement de la violence sur le traumatisme

Le concept d’amnésie traumatique, diffusé en France notamment par l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, ne fait pas l’objet d’un consensus scientifique international.[15] L’association bénéficie toutefois d’une certaine forme de reconnaissance gouvernementale, militante, et thérapeutique. En 2017, une mission de consensus sur le délai de prescription[16] mobilise les savoirs diffusés par sa présidente, Muriel Salmona, une psychiatre se revendiquant féministe.[17] En 2018, elle reçoit la légion d’honneur, et certaines de ses vidéos sont hébergées sur le site internet du gouvernement français.[18] L’amnésie traumatique est néanmoins présentée comme faisant l’objet d’un consensus clinique. Dans son ouvrage, Le Livre noir des Violences sexuelles, Muriel Salmona écrit que l’« amnésie traumatique dissociative […] fait partie des symptômes entrant dans la définition de l’état de stress post-traumatique du DSM 5 »[19], le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Le modèle présente aussi, toujours d’après la psychiatre, un intérêt heuristique, puisqu’il permet d’interprêter des sensations difficiles à identifier dans la mesure où en cas d’« amnésie traumatique complète, il peut y avoir des fragments de mémoire traumatique uniquement contextuels qui génèrent des sensations somatiques, de stress et un malaise incompréhensibles ». Du point de vue de ses usages politiques, la catégorie vise à améliorer la réponse judiciaire face aux victimes de violences sexuelles. Le modèle allie « preuve biologique »[20] à une critique du patriarcat, du « déni », de la « minimisation » et de la « banalisation » des violences sexuelles dans la société française. Cette théorie soutient également une critique de l’État et de la faillite de ses institutions à répondre aux enjeux des victimes. Dans la seconde préface du livre, la psychiatre fournit cette définition des violences sexuelles :

« Des violences systémiques, s’exerçant dans un contexte de domination masculine sur des personnes en situation d’inégalité, de discrimination, et de vulnérabilité […] il est devenu difficile, pour qui que ce soit, d’ignorer l’ampleur du nombre de victimes, la gravité de ces violences et la faillite totale de nos États à les combattre, à protéger les victimes, à respecter leurs droits, ainsi qu’à punir les coupables. »

Le modèle articule le politique et l’individuel, et porte de ce fait la marque d’un cadrage féministe des violences. Pour autant, il pose un certain nombre de difficultés conceptuelles et d’angles morts politiques.

Dans la définition donnée par la psychiatre Muriel Salmona, le mécanisme étiologique permettant d’attribuer l’amnésie au traumatisme[21] découle de processus physiologiques échappant à la volonté et au contrôle des victimes. L’amnésie traumatique est mise en lien avec la « dissociation » et le fonctionnement de l’amygdale cérébrale – qui

« Peut s’activer chez le fœtus dès le troisième trimestre de la grossesse, chez le nouveau-né dès la naissance ; elle s’active même si la victime n’a pas les capacités de comprendre intellectuellement ce qui lui arrive (enfants très jeunes, enfants avec de lourds handicaps mentaux, enfants n’étant pas conscients : endormis, drogués). »[22]

Le recours au biologique n’est pas contraire à une politisation féministe, à l’époque du material turn où des travaux féministes remobilisent le registre biologique débarrassé de significations essentialisantes[23]. En revanche, postuler des réactions universelles et mécaniques à des actes (sans que cette signification soit assurée du point de vue des individus auxquels il s’applique) met en équivalence violence sexuelle et traumatisme, et évacue le social à la fois dans la définition de la violence et de la subjectivité. Le concept d’amnésie traumatique définit la violence comme ayant des conséquences indépendamment de son contexte de production, d’expérience, et de signification, ce qui tend à la naturaliser. Cette mise en équivalence se retrouve dans d’autres théories féministes du traumatisme, qui cherchent à qualifier les effets de la violence sexiste et de l’oppression, comme chez Judith Herman.[24] Le modèle fait ainsi l’impasse sur le fait que, dans une société donnée, ce que l’on appelle violence est le résultat d’un certain nombre d’opérations de catégorisation, rattachées à des conditions sociales et historiques[25], et rabat le social sur le biologique,[26] tout en visant leur articulation.

De la mise en équivalence de la violence sexuelle et du traumatisme découle une définition de l’oubli comme effet direct de situations de violence, la catégorisation de la violence n’étant pas nécessaire pour que l’oubli advienne, et ses effets opérant sans être médiés par les « capacités de comprendre » des victimes. Or, l’oubli, tout comme la mémoire, est ancré dans un cadre social,[27] il est informé par des conditions politiques aux échelles collectives qui informent les expériences individuelles, et il n’est pas nécessairement équivalent à une « perte » involontaire et problématique.[28] Par ailleurs, cette focalisation sur l’oubli involontaire laisse de côté un certain nombre de situations où l’oubli est recherché, ce qu’une certaine littérature féministe souligne depuis déjà quelques années en sciences sociales. La recherche d’oubli a par exemple été analysée par la sociologue féministe Liz Kelly comme découlant d’un contexte social marqué par le déni des violences et la culpabilisation des victimes[29]. Dans Surviving sexual violence, Kelly écrit que,

« Le fait de ne pas vouloir se considérer ou être défini par les autres comme des                     « victimes » est un facteur important dans la volonté d’oublier. La honte et l’auto-culpabilisation dont de nombreuses femmes se souviennent immédiatement après une agression ne sont que des exemples parmi d’autres des réactions courantes à la victimisation qui peuvent inciter les femmes à essayer d’oublier. » (Ma traduction)

Cette lecture féministe alternative invite à porter attention politiquement à la recherche d’oubli, aux éléments sociaux qui le constituent, et à questionner le seul recours à l’amnésie traumatique pour politiser les violences sexuelles. En effet, le recours aux neurosciences comme source de « vérité » réduit les autres explications possibles, et « renforce des hypothèses positivistes sur le traumatisme, qui peut être incompatibles avec les conceptions féministes du rôle de la culture, de la langue et du discours dans la médiation des expériences individuelles ».[30] À rebours de ces recours aux neurosciences pour réformer la justice d’État, documenter d’autres logiques et pratiques d’oublis ouvre par ailleurs à un questionnement des revendications féministes soutenues par ce registre d’explication.

Des pratiques volontaires informées par des contraintes sociales

Contrastant avec le cadre de l’amnésie traumatique, la littérature et les données empiriques documentent des modalités hétérogènes d’oubli, dont certaines relèvent de pratiques volontaires. Je me concentre ici sur ces récits, qui offrent un registre complémentaire au cadrage par l’amnésie traumatique. Je mobilise des données ethnographiques produites par observation participante dans une association de prise en charge du psychotraumatisme en Seine Saint Denis, que j’appelle « Pour les Femmes ». J’y ai rencontré sept femmes de classes populaires, qui avaient subi des violences sexuelles dans l’enfance et des violences conjugales à l’âge adulte, que j’ai suivies dans leur parcours de soin et dans leur vie quotidienne. Mon terrain auprès d’elles a visé à saisir leur expérience ordinaire hors de l’espace thérapeutique, en mobilisant une méthode de conversation « non-intentionnelle » (Favret-Saada, 2009) et sans demander de détails sur les violences vécues (Das, 2006). J’ai enregistré à la fin de mon terrain, cinq entretiens libres avec chacune d’elles.

Les patientes dont j’observais les consultations à « Pour les Femmes », et les femmes que j’ai suivies au cours de mon enquête, émettaient de manière récurrente le souhait d’oublier les violences. Parfois, elles décrivent bien des oublis involontaires. Mais elles avaient aussi recours à d’autres registres discursifs pour exprimer leurs oublis, qui ne sont pas inclus – ou alors négativement[31] – dans le cadrage par le traumatisme.[32] Plusieurs pratiques illustrent ce désir récurrent : la consommation d’alcool « pour oublier un peu » d’après Julie F., ou bien la prise de somnifères en journée, qu’Armelle A. justifie de la sorte : « comme ça je pense pas, je dors ». Cet objectif est aussi rendu possible par des pratiques mentales : « repousser » les « pensées négatives ». Cette pratique, décrite par la plupart des femmes que j’ai suivies, concerne tout autant les difficultés présentes liées à un conjoint violent que « l’après » de violences sexuelles passées, notamment vécues dans l’enfance. Ces oublis étaient souvent décrits par la catégorie émique « mettre de côté » la violence. Chercher à oublier, dans la vie quotidienne, des pensées et souvenirs en lien avec les violences vise pour Leyla C., à « aller de l’avant », « tourner la page », « ne pas y penser ». Cet oubli actif permet de faire diminuer des sensations de douleur corporelle pour Kahina M. : « j’essaie de ne pas trop y penser parce que ça me donne des maux de tête… ».[33] Tel que les femmes que j’ai suivies le décrivent, l’oubli des violences sexuelles n’est donc pas réductible à des réactions traumatiques incontrôlées et demande d’autres outils heuristiques et politiques que l’amnésie traumatique.

Ces recherches actives d’oubli font écho à ce que l’anthropologue Sameena Mulla analyse, à Baltimore, comme un moyen, pour les personnes ayant vécu des violences sexuelles, de réaliser leur désir de vivre « justement » après les violences.[34] Selon Mulla, « l’attitude réactive des victimes d’agressions sexuelles est […] caractérisée en partie par le désir d’oublier, à l’occasion, le mal causé par d’autres ». Les désirs d’oubli de ses interlocutrices visent à

« Mettre de côté, ou de temps en temps se réjouir d’oublier, ou de ne pas se souvenir, et même de continuer à vivre en dehors de l’ombre de la violence et de ses conséquences. C’est un idéal, peut-être inatteignable, d’une vie non dictée par le mal fait par autrui. » (Ma traduction)

Ces recherches d’oubli convoquent des éléments omis par l’amnésie traumatique : l’agentivité des victimes. Les discours traumato-centrés expliquent en effet « le comportement des femmes comme quelque chose qui leur arrive, quelque chose à l’intérieur de leur corps, au-delà de leur cognition. »[35] Le concept laisse également de côté la question de leurs aspirations, mais aussi leurs « contingences sociales et politiques » [36] et les relations intersubjectives dans lesquelles elles se logent. Pour mes interlocutrices, l’oubli est ainsi décrit comme une action obligatoire, opérant non pas du fait des conséquences du traumatisme mais plutôt de l’intrication des violences dans des relations conjugales ou familiales. Des contraintes intersubjectives au silence m’ont été décrites par Leyla C., qui m’expliquait : « J’ai été violée par mon oncle, et ma mère m’avait dit de ne pas en parler. J’avais oublié ». L’oubli ici ne découle pas des caractéristiques censément intrinsèques du viol. Il obéit à la complicité d’une mère à la violence incestuelle commise sur sa fille, découle de l’autorité maternelle et des obligations faites à une enfant. Rétrospectivement cette silenciation est thématisée par Leyla comme un « oubli », qui relève de logiques différentes de l’amnésie traumatique et ressortit d’un silence contraint dans le temps long.

Des répressions volontaires de souvenirs sont également décrites en référence à un autre type d’obligations : la vie quotidienne et les rôles à tenir que celle-ci exige de femmes adultes au sein de la famille ou du couple cishétérosexuels. [37] Dans ce cas, « mettre de côté » la violence permet de perturber le moins possible la vie du conjoint, de la famille, des enfants, en menant à bien les attendus de ces relations et des rôles à y tenir. Kahina M. insiste sur l’instrumentalité de l’oubli en vue du maintien du couple conjugal et la construction de la famille :

« J’ai tout refoulé, tout mis de côté quand je me suis mise en couple et que j’ai construit ma vie […] Je n’avais qu’une envie : construire une vie de rêve. Et pour construire une vie de rêve, il fallait que j’enlève toutes les saletés de l’enfance. Et pour les enlever, il suffisait de ne pas y penser et de construire mieux, de faire mieux, de construire un monde meilleur. Et pour construire un monde meilleur, j’avais besoin d’une page blanche. […] J’ai dû effacer beaucoup de données de l’enfance pour créer ma vie de famille, ma vie de mère. »

L’oubli des « saletés de l’enfance » n’est pas causé par les actes en question et leur retentissement, mais par la vie conjugale et la parentalité. Il obéit à une autre temporalité. Les rôles conjugaux et familiaux, tels qu’investis par Kahina, imposent de ne pas s’attarder sur le passé, révélant en creux la possibilité que la conjugalité – ici hétérosexuelle – et la vie familiale informent l’oubli au travers de pratiques assimilables au travail domestique. De même, les objectifs d’« aller de l’avant » mentionnés plus haut sont eux-aussi sous-tendus par des responsabilités, cette fois maternelles. Leyla me racontait comment

« Mes enfants ont besoin de moi autant que j’ai besoin d’eux, alors je dois aller de l’avant. Ça veut pas dire que je vais oublier le passé, je ne pense pas que ce genre de choses puisse être oublié… mais en tout cas, je dois aller de l’avant ».

Cet oubli temporaire est une mise de côté, et pas un effacement ni une suppression. Il complexifie la compréhension traumato-centrée en positionnant l’après des violences sexuelles dans la continuité de recherches pour « vivre », plutôt que guérir ou obtenir justice officielle,[38] tout en remplissant des rôles dans le couple et la famille.

Ces pratiques thématisent une autre forme d’oubli, commandé par la vie quotidienne et ce que celle-ci demande en termes de travail relationnel de la part des femmes dans leur familles et dans leurs couples. Ce mode d’oubli n’est pas une amnésie spécifique, mais une pratique ordinaire ancrée dans la vie quotidienne, les relations et activités qui la constituent. Ces pratiques débordent la question de la guérison, du rétablissement, ou de la justice qui accompagnent souvent les discours mobilisant le traumatisme et l’amnésie traumatique. Elles visent à « contenir l’expérience »[39] en « mettant de côté »[40] les souvenirs et les pensées. La violence passée n’est ainsi pas vécue de manière isolée du reste de l’existence quotidienne dans le présent. Les « souvenirs » et « pensées » en lien avec la violence sont régulés de manière similaire, par des silenciations obligatoires du fait de contraintes intersubjectives et sociales au sein de la famille et du foyer, pendant et après les violences.

Implications politiques

Ces quelques données illustrent qu’assumer, pour des femmes hétérosexuelles, un rôle conjugal ou maternel exige un refoulement actif de souvenirs de violences sexuelles qui pourrait aussi attirer l’attention féministe. De manière intéressante, les discours sur l’amnésie traumatique portent attention à la vie familiale, puisque l’amnésie traumatique est décrite comme d’autant plus fréquente dans des situations de violence impliquant « la pénétration et donc le viol, les violences sexuelles incestueuses commises par un membre de la famille (…) »[41]. Ces discours laissent également une place au silence et aux contraintes sociales et intersubjectives qui le commandent, en évoquant le déni et la minimisation sociale. Pour autant, en considérant – et ce au sein de revendications féministes – uniquement des causalités physiologiques à l’oubli, ce registre peine à articuler les causalités politiques qui informent l’oubli, alors même qu’elles se manifestent à travers deux institutions ayant fait l’objet de multiples théories et revendications, le couple et la famille.

La politisation par l’amnésie traumatique, en plus d’invisibiliser le contexte de production et d’expérience de la violence, omet et l’agentivité des victimes et les processus collectifs et sociaux structurant leurs recherches actives d’oubli. Ces pratiques consistant à « mettre de côté » volontairement certains souvenirs constituent autant d’expériences dont le modèle de l’amnésie traumatique ne rend pas compte. Une politique féministe des violences sexuelles gagnerait à admettre que l’oubli est aussi investi par les victimes, et ce depuis le couple et la famille. Prendre au sérieux et investir politiquement cette modalité d’oubli à la fois contrainte et volontaire permet d’éviter les écueils de la naturalisation de la violence, et la réduction des victimes à un statut de passivité pendant et après les violences. Prendre au sérieux l’oubli recherché activement, et les conditions sociales et politiques qui le rendent possible, évite également de réduire les victimes à une simple corporéité affectée par des processus physiologiques, ce registre étant mobilisé dans des discours réactionnaires et antiféministes.[42]

Le contexte social et intersubjectif de l’oubli et la structuration de la vie quotidienne après les violences sont cruciaux pour une théorisation et une politisation féministe des violences sexuelles qui laisse leur place à l’hétérogénéité des expériences sans les réduire au discours hégémonique du traumatisme, et qui rende compte à la fois de l’agentivité des victimes et des contraintes sociales qui informent leurs vies et leurs pratiques. Les violences sexuelles ne sont pas isolées du reste de la vie des victimes, et l’oubli est ancré dans des logiques ordinaires qui convoquent aspirations, relations intersubjectives, et contraintes sociales dans le couple et la famille. Dès lors, politiser les violences sexuelles et leur oubli devrait aussi viser d’autres institutions que la justice, en visant le couple et la famille, la subordination des femmes et des enfants en leur sein, et les effets qu’elle produit sur leurs expériences de violences sexuelles. Vouloir oublier la violence en la « mettant de côté » peut ainsi viser à soutenir des efforts pour mener sa vie, tout en se logeant dans des injonctions contraignantes mais investies subjectivement, à l’échelle du couple ou de la famille et des rôles domestiques qu’ils impliquent.

[1] Muriel Salmona. 2018. Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, p.83.

[2] https://www.sudradio.fr/culture/adelaide-bon-lamnesie-traumatique-est-frequente-chez-les-enfants-victimes-de-viol ; https://www.psychologies.com/Moi/Epreuves/Souffrance/Articles-et-Dossiers/Andrea-Bescond-J-ai-vecu-une-amnesie-traumatique-apres-avoir-ete-violee-a-9-ans ; https://positivr.fr/violee-a-9-ans-nadege-beausson-diagne-reclame-que-lamnesie-traumatique-soit-inscrite-dans-la-loi/

[3] Voir par exemple, https://theconversation.com/ethique-en-recherche-comment-travailler-avec-des-personnes-victimes-de-trauma-198357#:~:text=Consacrer%20du%20temps%20aux%20participants,risques%2C%20particulièrement%20un%20nouveau%20traumatisme.

[4] https://www.cipdr.gouv.fr/wp-content/uploads/2018/01/5ème-plan-de-mobilisation-et-de-lutte-contre-toutes-les-violences-faites-aux-femmes-2017-2019-1.pdf

[5] Pour un aperçu des discussions parlementaires mobilisant l’amnésie traumatique, voir Benjamin Moron-Puech. 2020. « La prescription, un obstacle inconventionnel aux droits des victimes amnésiques de violences sexuelles ». La Revue des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, n°18 (Juin).

[6] Pauline Delage. 2017. Violences Conjugales. Du Combat Féministe à La Cause Publique. Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques. Paris, p.179.

[7] Alice Debauche. 2011. Viol et Rapports de Genre : Émergence, Enregistrements et Contestations d’un Crime Contre La Personne. Paris, Institut d’études politiques, p.82.

[8] Victoria Pitts-Talyor. 2010. « The plastic brain: Neoliberalism and the neuronal self », Health: An Interdisciplinary Journal for the Social Study of Health, Illness and Medicine 14-6, p. 635.

[9] Benjamin Moron-Puech. 2020. « La prescription, un obstacle inconventionnel aux droits des victimes amnésiques de violences sexuelles ». La Revue des droits de l’homme. Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, n°18 (Juin).

[10] Un « obstacle insurmontable » est défini dans le code de procédure pénale, à l’article 9-3 (L. no 2017-242 du 27 févr. 2017) : « Tout obstacle de droit, prévu par la loi, ou tout obstacle de fait insurmontable et assimilable à la force majeure, qui rend impossible la mise en mouvement ou l’exercice de l’action publique, suspend la prescription ».

[11] L’article se fonde sur des données empiriques mais discute plutôt des enjeux politiques. La question des limites empiriques de l’amnésie traumatique fera l’objet de publications ultérieures.

[12] Ce travail est mené en France par le chercheur en psychologie Olivier Dodier. Voir Olivier Dodier. 2021. « L’amnésie dissociative : limites méthodologiques, limites conceptuelles, et explications alternatives ». L’Année psychologique 121 (3): 275–309.

[13] Le féminisme carcéral est favorable à un renforcement des peines d’emprisonnement. Cette position ne fait pas consensus dans les divers courants féministes, ni auprès des personnes qui ont subi des violences. Voir par exemple, Sameena Mulla, 2016. ‘Just Living. Law, Life, Livelihood, and Sexual Assault’. In Living and Dying in the Contemporary Word. A Compendium, édité par Veena Das and Clara Han. Gwénola Ricordeau, 2019. Pour elles toutes – Femmes contre la prison, Lux Canada. Angela Davis, Gina Dent, Beth Richie, 2022. Abolition. Feminism. Now, Penguin.

[14] Laura Brown. 1995. ‘Not outside the range: One feminist perspective on psychic trauma’, Trauma: Explorations in memory, ed. Cathy Caruth. Paula J Caplan. 1996. ‘Ambiguity, Powerlessness, and the Psychologizing of Trauma’, Journal of Trauma Practice 5-1 : 5-24. Nicola Gavey. 2007. ‘Rape, Trauma, and Meaning’, in Global Empowerment of Women : 240-253. Nicola Gavey et Johanna Schmidt. 2011. ‘“Trauma of Rape” Discourse: A Double- Edged Template for Everyday Understandings of the Impact of Rape?’, Violence Against Women 17-4 : 433-456. Stéphanie Pache. « L’histoire féministe de la « psychologisation des violences ». », Les Cahiers du Genre, 66(1), 51-70.

[15] Olivier Dodier. 2021. « L’amnésie dissociative : limites méthodologiques, limites conceptuelles, et explications alternatives ». L’Année psychologique 121 (3): 275–309. Ivan Mangiulli, Henry Otgaar, Marko Jelicic, et Harald Merckelbach. 2022. ‘A Critical Review of Case Studies on Dissociative Amnesia’. Clinical Psychological Science 10 (2): 191–211. Rafaele J.C. Huntjens, Henry Otgaar, Mareike G.H.M. Pijnenborg, et I. Wessel. 2022. ‘The Elusive Search for a Biomarker of Dissociative Amnesia: A Reaction to Dimitrova et al. (2021)’. Psychological Medicine 52 (13): 2835–36.

[16] https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/174000284.pdf

[17] La catégorie est aussi reprise par des expert·es du psychisme sans identification féministe, comme Hélène Romano.

[18] https://arretonslesviolences.gouv.fr/je-suis-professionnel/outils-violences-au-sein-du-couple

[19] Muriel Salmona. 2018. Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, p.99.

[20] Notamment via l’imagerie cérébrale.

[21] Une amnésie « traumatique » est distincte d’amnésies qui résultent de trauma crânien, de consommation d’alcool ou de drogue. Voir https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2018-l-amnesie-traumatique.pdf

[22] https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-la-justice-2018-1-page-69.htm?ref=doi

[23] Stacy Alaimo et Susan Hekman. 2008. Material Feminisms. Indiana University Press. Voir aussi Suzanne Egan. 2020. Putting Feminism to Work. Theorising Sexual Violence, Trauma and Subjectivity. Palgrave Macmillan.

[24] Dans Trauma and Recovery. From Domestic Abuse to Political Terror, Herman écrit : « The most powerful determinant of psychological harm is the characteristic of the traumatic event (…) There is a simple, direct relationship between the severity of the trauma and its psychological impact. » (1992: 57).

[25]Gérard Lenclud, Élisabeth Claverie, et Jean Jamin. 1984. « Une ethnographie de la violence est-elle possible ? » Études Rurales, 95-96 : 9-22.

[26] À cet égard, le recours au fœtus comme ressource argumentative féministe pose aussi question : les luttes pour le droit à disposer de son corps invitant à la prudence.

[27] Maurice Halbwachs. 1935. Les cadres sociaux de la mémoire. F. Alcan.

[28] Janet Carsten. 1995. ‘The Politics of Forgetting: Migration, Kinship and Memory on the Periphery of the Southeast Asian State’. The Journal of the Royal Anthropological Institute 1 (2): 317–35.

[29] Liz Kelly. 1988. Surviving Sexual Violence. Polity Press.

[30] Catrina Brown et Emma Tseris. 2025. « Speaking the Unspeakable. Discursive and Political Resistance to Dominant Trauma Discourse and Trauma Work », in Reframing Trauma through Social Justice. Resisting the Politics of Mainstream Trauma Discourse, Catrina Brown ed.

[31] La recherche d’oubli, dans l’espace thérapeutique est souvent comprise comme un signe de traumatisme. L’article se concentrant sur la question de l’amnésie traumatique, je ne m’attarde pas sur cette question, qui fera l’objet de publications ultérieures sur le caractère indésirable de l’oubli dans les approches traumato-centrées des violences sexuelles.

[32] L’article proposant une discussion critique avec les usages féministes de l’amnésie traumatique, je ne reviens pas en détails sur la question empirique de la diversité des modalités d’oubli, qui fera l’objet de futures publications.

[33] L’anthropologue Dorothée Dussy parle quant à elle de l’oubli, pour les victimes d’inceste, comme d’une « parade (…) pour tenir bon (…) composer avec ce qui leur arrive ». Voir Dorothée Dussy, 2023. « Expériences de l’inceste et rapports d’âge », entretien avec Juliette Rennes. Mouvements 115.

[34] Sameena Mulla. 2016. ‘Just Living. Law, Life, Livelihood, and Sexual Assault’. In Living and Dying in the Contemporary Word. A Compendium, édité par Veena Das and Clara Han. University of California Press.

[35] Paige Sweet. 2021. The Politics of Surviving. How Women navigate Domestic Violence and its Aftermath. University of California Press, p.106.

[36] L’approche proposée ici se distingue toutefois de l’interprétation de l’oubli proposée en sociologie par Liz Kelly selon laquelle l’oubli est déterminé socialement par le déni, la minimisation, ou encore la culpabilisation des victimes. Voir Liz Kelly, 1988. Surviving Sexual Violence, Polity Press.

[37] Les données mobilisées pour cet article ont été produites auprès de femmes cishétérosexuelles ayant subi des violences majoritairement dans leur famille étant enfants, et dans leur couple étant adultes.

[38] Qui ne correspond par ailleurs pas forcément aux aspirations des personnes qui ont subi des violences sexuelles. Voir Sameena Mulla, 2016. ‘Just Living. Law, Life, Livelihood, and Sexual Assault’. In Living and Dying in the Contemporary Word. A Compendium, edité par Veena Das and Clara Han.

[39] Veena Das. 2006. Life and Words. Violence and the Descent into the Ordinary. University of California Press. Berkeley.

[40] « Mettre de côté » est une catégorie émique qui m’a été à plusieurs reprises proposée par mes interlocutrices. Elle fait écho à une catégorie présente dans la littérature anglophone : put aside. Voir Erica Caple James. 2016. ‘ »If You Remember, You Can’t Live »: Trauma, Insecurity, and the F/utility of « PTSD » in Haiti’. In Living and Dying in the Contemporary Word. A Compendium, edité par Veena Das and Clara Han. Sameena Mulla, 2016. ‘Just Living. Law, Life, Livelihood, and Sexual Assault’. In Living and Dying in the Contemporary Word. A Compendium, edité par Veena Das and Clara Han.

[41] Journal de terrain (2019).

[42] Le recours au « fœtus » pour illustrer le mécanisme traumatique est à cet égard ambivalent. Mobiliser des processus physiologiques sans les articuler au contexte social est une opération qui figure aussi dans des revendications et mobilisations réactionnaires contre l’avortement par exemple.