Fondée en 2015, l’association Lallab vise à lutter contre le sexisme et l’islamophobie systémique que subissent les femmes racisées en France. Son activité lui vaut d’être surveillée de près par les pouvoirs publics, tandis que ses demandes de financements sont souvent ignorées. Ces pressions visent à ralentir l’affirmation croissante des personnes issues des pays anciennement colonisés par la France dans l’espace de discussion collective français.

Fatiha Kaouès est sociologue et anthropologue, chargée de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur les organisations non gouvernementales confessionnelles et les associations musulmanes en France.

L’association Lallab s’inscrit dans un foisonnement de structures à référence musulmane qui ont vu le jour depuis plus de dix ans en France. Toutes sont dotées d’une reconnaissance juridique sous le statut d’association Loi 1901 et œuvrent dans une diversité de champs[1]. Ce développement se complique du fait de controverses récurrentes à forte densité émotionnelle qui saturent périodiquement l’espace public, mettant en doute la compatibilité des associations musulmanes, ou considérées comme telles, avec des principes à vocation universaliste (laïcité, mixité, tolérance) élevés au rang de symboles républicains.

Ces controverses ne se déploient pas seulement dans le ciel éthéré des idées. Portées dans l’espace public, elles produisent leurs effets sur les régimes de libertés publiques conduisant à un contrôle serré des lieux de culte, des clercs et des associations assimilées à divers degrés à l’islam. Ce développement connaît une évolution dramatique avec la « loi séparatisme »[2] qui inclut un volet destiné à accroître la surveillance des associations.  Dans ce contexte de montée des périls pour les libertés associatives en général, au-delà même du contexte musulman, un nombre croissant d’associations sont menacées par ce processus législatif[3].

À partir de l’exemple de l’association Lallab, et d’une séquence en particulier dans laquelle son existence a été questionnée, cet article se propose de saisir les enjeux de ce développement. Sont en particulier étudiés la construction politique d’un « problème », ses effets concrets sur l’association concernée et plus largement, les enjeux qui portent sur la visibilité des individus et associations qui entretiennent un lien plus ou moins étroit avec l’islam.

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Toute association dispose de son récit fondateur. L’idée de la création de Lallab est ainsi née, en 2014, lorsque Sarah Zouak, alors étudiante en master à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), exprime le souhait de consacrer un mémoire aux féministes musulmanes. La jeune femme explique avoir été heurtée par les réactions négatives émanant d’une professeure – qu’elle décrit comme féministe – sollicitée pour diriger ce projet. Pour cette dernière, on ne saurait décemment concilier féminisme et islam. Sarah Zouak décrit cet épisode comme le début d’une prise de conscience du fait que le monde universitaire, qu’elle pensait à l’abri des préjugés, pouvait se révéler porteur de préconceptions sur l’islam.

Le parcours de Sarah Zouak doit être saisi à la lumière de ses expériences passées. La jeune femme a grandi à Ivry-sur-seine, en région parisienne, au sein d’une famille de classe moyenne. Très jeune, elle est sensibilisée à des questionnements et des idées politiques partagés par sa famille qu’elle décrit comme étant située à gauche sur l’échiquier politique. Après le lycée, elle est admise en classe préparatoire, dont l’enseignement est tout entier orienté vers la préparation aux écoles de commerce, avec un accent mis sur le marketing et les finances. Or, Sarah n’est guère férue de ces disciplines.

Il y avait beaucoup d’enfants de « grands-patrons ». Et j’étais la seule jeune fille d’origine arabe. Je me posais des questions difficiles : est-ce que j’allais passer ma vie à concevoir des affiches publicitaires ? Je me demandais quel sens je pouvais donner à cette activité. À chaque fois que c’était possible, je participais à des projets sociaux.

Sarah Zouak s’implique dans la vie extra-scolaire en devenant vice-présidente du bureau humanitaire. Par la suite, elle envoie sa candidature à de nombreuses organisations et elle est acceptée au sein d’ AIDES[4], où elle a en charge l’organisation de conférences sur le VIH/Sida dans de grandes capitales du monde, comme Washington et Genève, en bénéficiant d’une large autonomie.

Pour moi ça a été une expérience « magique », même si c’est un univers dur. On est bien loin des stéréotypes sur l’Afrique et l’humanitaire. On côtoie des publics qu’on croise pas souvent, des migrants, des travailleurs du sexe, des usagers de drogue, des personnes homosexuelles. C’est des publics que je ne connaissais pas, qui sont  très vulnérables sur des questions de santé publique. Ils sont confrontés à de nombreux problèmes, en particulier parce qu’ils sont encore difficilement acceptés par la société.

Est-ce que le fait que vous, jeune femme éloignée de ce public ait décidé de travailler auprès de ces personnes socialement en marge n’a pas surpris vos collègues ou votre entourage ?

Si, tout à fait. Le fait qu’une personne comme moi, qui suis ni homosexuelle ni travailleuse du sexe ait souhaité s’impliquer au sein d’une association telle que AIDES, cela a surpris les gens. Mais pour moi, ça a été une expérience très riche. J’ai pris conscience qu’en France, certaines identités restent problématiques lorsqu’elles sont éloignées de certaines normes en vigueur du point de vue de l’identité de genre ou de l’état de santé.

C’est à partir de ces enseignements que la jeune femme décide de poursuivre dans cette voie en analysant la manière dont s’organise le processus de transformation sociale au sein d’une association. Elle souhaite alors comprendre, auprès de ses collègues militant·es, comment il serait possible de faire changer les lois en France au profit des populations minorisées, comme cela a été réalisé aux États-Unis. Elle est impressionnée et ravie de voir de tels accomplissements à l’œuvre.

Je me disais : moi aussi, je peux faire ça en France !

La lutte contre le VIH/Sida la passionne et elle s’y implique avec cœur. Toutefois, elle cherche encore le domaine dans lequel elle s’épanouirait. La cause des femmes a emporté son choix, une décision confortée par la lecture d’un ouvrage consacré aux féministes musulmanes dans le monde[5]. Sarah a vécu douloureusement le manque d’intérêt de sa directrice pour son projet de recherche sur le sujet. Cet échange renvoie alors la jeune femme à son vécu où, toute sa vie, elle a agi en sorte de gommer son identité pour être intégrée pleinement et avoir sa place dans la société.

J’avais intériorisé ces discours dominants, à la limite. Le discours que j’ai reçu, c’est sur la nécessité de constituer un modèle pour donner une bonne image des Arabes et des musulmans. Certaines personnes, dans notre entourage ou nos voisins disaient à mes parents qu’ils étaient de « bons Arabes », comme s’ils étaient des exceptions. Pour moi, dans cette assertion, il y a un postulat raciste.

Dès lors, la jeune femme se demande que faire pour travailler à modifier les mentalités. C’est ainsi que naît son projet de réalisation de films documentaires présentant des parcours de femmes musulmanes qui agissent pour l’émancipation des femmes et des filles, « des femmes qui allient sereinement leur féminisme et leur foi », précise-t-elle.  Déterminée et connaissant l’importance des images, la jeune femme se forme à l’utilisation d’une caméra et entreprend alors un périple documentaire qui la conduit dans cinq pays musulmans :  le Maroc, la Tunisie, la Turquie, l’Iran et l’Indonésie, pour aller à la rencontre de femmes actives dans leur société.

Justine Devillaine, sa comparse, a passé trois mois au Maroc où elle a travaillé bénévolement et où elle a été marquée par l’écart existant entre ce qu’elle pensait connaître de la vie des femmes marocaines, rurales et musulmanes et ce qu’elle a constaté en évoluant dans ce pays. Elle a aussi consacré son mémoire de recherche de Master 1 – également à l’Iris – aux femmes dans les révolutions arabes. L’année suivante, elle rencontre Sarah Zouak, qui fonde le Women SenseTour (WST) en février de leur année de Master 2. Enthousiasmée par ce projet, Justine décide de la rejoindre et l’accompagne dans ses deux derniers périples, en Indonésie et en Iran[6]. Elle décrit son parcours comme étant des plus « classiques ». Après un baccalauréat scientifique, elle s’est inscrite en classe préparatoire « lettres et sciences sociales » qu’elle décrit comme « hypokhâgne avec une dimension sociale ». Les connaissances qu’elle a acquises dans des disciplines telles que la sociologie et l’économie lui ont permis de mettre des mots sur des événements ou des situations dont elle pressentait l’existence sans parvenir à les verbaliser. Justine Devillaine est ainsi passée d’un milieu privé catholique de droite à un milieu militant de gauche auprès de camarades de classe engagé·es qui sont devenus des ami·es. Aux côtés de son amie Sarah Zouak, elle a affiné son intérêt pour la cause des femmes, plus précisément pour les mouvements intersectionnels et internationaux de lutte pour les femmes.

En tant que femme blanche et athée , j’avais observé qu’au sein du milieu féministe « mainstream » que je fréquentais, il n’y avait pas beaucoup de femmes issues de l’immigration. Mais je n’avais pas encore pris toute la mesure de ce constat. Petit à petit, j’ai pris conscience de ce que cette invisibilité implique. C’est à l’Iris et avec mon amie Sarah que je suis arrivée à la conviction que beaucoup de femmes sont exclues du féminisme classique pour des raisons, à mon avis, auxquelles beaucoup de féministes refusent de faire face.

Justine explique avoir grandi dans une famille traditionnelle se situant à droite dans l’échiquier politique. La jeune femme a toujours fréquenté des écoles privées catholiques jusqu’au baccalauréat. Elle a en outre fait sa communion et a étudié la catéchèse en primaire ainsi qu’au collège, mais elle explique ne s’être jamais départie d’un certain scepticisme. A son avis, la religion tenait davantage d’une culture et d’une tradition au sein de sa famille plutôt que d’une croyance ferme.  De plus, le fait de s’associer au plan spirituel à l’Église catholique dont elle ne partage pas les valeurs sociétales, lui était fort déplaisant.

J’ai fait un constat assez inattendu. J’ai remarqué que j’ai davantage accepté le fait d’avoir un entourage chrétien après avoir travaillé aux côtés de femmes musulmanes. C’est comme ça que j’ai pris du recul par rapport à mon « passé » chrétien. Et c’est là aussi que j’ai adouci ma position vis-à-vis des personnes catholiques pratiquantes de mon entourage.

Lallab est fondé en décembre 2015, réunissant une association et un magazine. Lallab est la combinaison du mot « lalla » qui signifie « madame » en arabe dialectal marocain et « lab » , contraction de « laboratoire ». Pour Sarah Zouak et Justine Devillaine, l’association Lallab est conçu comme un laboratoire « d’utopies, d’idées et de rencontres à vocation féministe et antiraciste pour expérimenter des modèles alternatifs, de nouvelles façons de vivre, lutter ensemble et de faire société ».

Pour l’empowerment des femmes

Dès 2018, Lallab compte plus de 200 bénévoles partout en France et organise des ateliers de sensibilisation dans les lycées pour déconstruire les préjugés. Chaque année, l’association organise un festival féministe, à la Bellevilloise, un espace dédié à de multiples manifestations situé dans le 20e arrondissement de Paris. C’est un évènement que ses fondatrices disent placé sous le signe de la sororité, autrement dit de la solidarité féminine, au cours duquel des militantes féministes et antiracistes viennent soutenir la lutte contre le sexisme et l’islamophobie, à travers des tables rondes, des chants, des expositions et des récitations de poème. Lallab organise également des événements pour faire entendre les voix des femmes musulmanes. Pour mener ses actions, Lallab recourt au financement participatif.  Comme association loi 1901,  l’association peut en effet recevoir des dons émanant de particuliers ou des subventions des pouvoirs publics (conseils régionaux, municipalités, etc).

Lallab revendique un féminisme intersectionnel. Le concept créé en 1989 par l’universitaire féministe noire américaine Kimberlé Crenshaw invite à prendre en compte les différentes formes d’oppression dont sont victimes les femmes, non seulement dans le cadre des rapports de domination liés au genre et à la classe, mais aussi au racisme, dans l’objectif de déterminer la manière dont elles se combinent et font système[7]. Dès lors, la priorité de Lallab est de lutter contre le sexisme, le racisme et l’islamophobie, tenus pour systémiques.

Lallab part du principe qu’un certain nombre de femmes musulmanes en France, en particulier celles qui portent le foulard, sont victimes de violences accumulées, à raison de leur genre (sexisme), de leurs origines ethniques (racisme) et de leur religion (islamophobie). Ses fondatrices rappellent qu’une grande part des victimes d’agressions islamophobes dans le pays sont des femmes[8]. Ces agressions sont de multiples natures, physique ou verbale, et s’accompagnent de fortes injonctions mimétiques, participant à l’isolement de ces femmes et à une forme d’autocensure.

Selon Lallab, elles sont tour à tour dépeintes par certains médias et féministes comme soumises, dépourvues de libre arbitre ou plutôt comme les vecteurs d’un islamisme radical conquérant. Dès lors, Lallab entend agir non pas seulement contre cette imagerie négative mais sur ses conséquences sur les femmes elles-mêmes, à la fois sociales (discriminations au travail ou à l’accès à des espaces de loisir et de culture) et psychologiques (perte de confiance en soi, découragement, retrait social) afin de légitimer leur place dans la vie publique et citoyenne.

Lors de leur voyage documentaire, les deux jeunes femmes complétaient chaque jour un carnet de route sur Internet qui devait à la fois rassurer leurs proches et faire connaître leur périple à un large public. Justine Devillaine explique avoir été fascinée par le décalage entre le discours dominant diffusé par les médias sur les pays visités et ce qu’elle a pu constater aux côtés de Sarah. Elle estime que les médias mais aussi le monde académique, dans une moindre mesure, dressent un portrait fort éloigné de la réalité. Ce décalage est aussi à l’œuvre à son avis en ce qui concerne les femmes musulmanes établies en France. Elle déclare ainsi :

Je le vois d’autant plus par rapport à Lallab. Ce que je vois et ce que j’entends d’un côté et ce que j’expérimente de l’autre, c’est radicalement différent.

En Iran, elle a trouvé aisé de différencier les femmes qui portent le foulard avec conviction et celles qui le portent par nécessité, ces dernières tentant autant que possible, avec courage et détermination, de déroger aux règles établies[9]. Cette expérience iranienne a aidé la jeune femme à interroger la visibilité du corps au sein de l’espace public et les enjeux qu’il revêt.

Un engagement protéiforme

Plusieurs éléments fondent l’engagement des militantes de Lallab. En premier lieu, elles soutiennent l’idée que les femmes doivent trouver leur propre voie d’émancipation, contre toute imposition ad extra. En d’autres termes, elles promeuvent l’idée que le modèle féministe occidental n’est pas le cheminement unique que peuvent emprunter les femmes pour affirmer leurs droits. Cette posture s’affirme comme féminisme contre tout occidentalocentrisme, au motif que les femmes peuvent définir leur propre voie.

Le second constat quelles dressent tient dans la triple qualité minoritaire des femmes racisées, qui les rend particulièrement vulnérables aux discriminations, en tant qu’elles sont femmes, en tant qu’elles sont musulmanes et le plus souvent membres d’une minorité ethnique ; cela les place triplement en position de fragilité et comme objets de discrimination. Dès lors, les militantes considèrent que ces discriminations ont deux fondements. Tout d’abord, elles prendraient leur source dans une forme d’essentialisation de l’islam et des musulmans. De tels discours généralisant se déploieraient dans la sphère symbolique tout en générant des effets concrets dans la vie des individus. Pour Lallab, si ces préjugés sont aussi persistants, c’est parce qu’ils sont soutenus par des médias influents et surtout, que ces récits et ces représentations ne sont pas confrontés à la réalité concrète.

En second lieu, il s’agirait d’un essentialisme qui s’ancre dans l’histoire longue du pays, notamment coloniale. Ce féminisme « dévoyé » est ainsi dépeint comme un essentialisme qui ferait un usage instrumental de la défense des femmes minoritaires afin de légitimer un pouvoir à prétention hégémonique. Pour illustrer leur propos, les fondatrices de Lallab convoquent l’exemple des cérémonies publiques de dévoilement organisées par le pouvoir colonial en Algérie française, avec des affiches assorties de slogans tels que  « comme vous êtes jolie », arborant des photos de femmes algériennes dévoilées publiquement pour se conformer aux mœurs jugées supérieures d’un point de vue civilisationnel de l’Occident chrétien[10]. Pour soutenir un tel discours, il conviendrait de présenter les musulmans comme un bloc unifié, un tout solidaire et homogène .

Afin de contrer cette vision quelque peu essentialiste, Lallab propose d’opérer doublement en se plaçant directement au cœur du débat public, là où se situerait le nerf de la guerre : le champ des représentations et de la visibilité. Il s’agit alors de donner à voir la complexité de la vie des musulmanes et la pluralité de leurs visages et de leurs voix dans l’objectif de les présenter comme actrices de leur destinée. Pour ce faire, Lallab s’attache à valoriser des relectures des textes sacrés opérées dans une perspective progressiste et non patriarcale par des figures du féminisme musulman.

Rendre visibles les femmes minorisées

Pour les fondatrices de Lallab, le défi consiste à faire émerger la parole et le visage des femmes issues des minorités, au-delà du prêt-à-penser. Dans ce cadre, le thème de la visibilité est central. La sociologie de l’art nous est utile pour saisir plus finement les enjeux de la visibilité dans de multiples mondes sociaux[11]. En parlant de « visibilité », on se réfère à la qualité sociale propre au régime médiatique, qui est affectée à un individu grâce à la reproduction et la diffusion massive de son image et de son nom. Cette « visibilité » a un pouvoir d’évidence, lequel permet opportunément aux personnes et aux médias qui les diffusent d’affirmer se déprendre de tout jugement idéologique ou moral. De la sorte, une personne ou un groupe de personnes se voit affecter un capital de visibilité mesurable en quantité d’occurrences médiatiques de son image ou de son nom. Un des critères propres à la « visibilité » médiatique est en outre celui de la dissymétrie, une forme d’inégalité indépassable entre l’individu ainsi représenté et la majorité de la masse silencieuse qui le voit. Il s’agit d’une propriété structurelle, qui prend le pas sur les propriétés substantielles (la beauté ou le charisme pour un·e acteur·rice ou un·e musicien·ne, par exemple). S’agissant d’une musulmane brutalement exposée médiatiquement, l’intérêt se porte sur son voile qu’on affecte d’un sens négatif en procédant à une homogénéisation de celles qui le portent[12].  L’enjeu ici tient dans la gestion du capital de visibilité. Les créatrices de Lallab soutiennent l’idée d’une déconnexion entre une certaine frange des élites intellectuelles et politiques du pays et ses réalités sociales, notamment celles qui concernent les minorités auxquelles on refuserait de fait la reconnaissance d’une égale dignité.

Des visions du monde antagonistes

L’idée phare soutenue par Lallab est que « féminisme et islam sont compatibles » et leur démarche est marquée d’un double engagement, à la fois inclusif et « pro-choix », laissant aux femmes la libre détermination de leur modes d’expression, religieux et a-religieux. Justine Devillaine se demande comment des personnes s’affirmant féministes peuvent nourrir de la rancœur voire de la haine et à l’encontre de musulmanes au seul motif qu’elles sont voilées ou simplement pratiquantes. Elle considère que ces féministes sont anti-choix en dépit de leurs affirmations contraires. En effet, pour elle, il convient de se réapproprier les termes en veillant à un usage conforme, sans dénaturer leur sens.

Le terme pro-choix est très marqué dans l’histoire de la lutte féministe. De la même façon, il me semble que les personnes qui se disent pro-vie sont en réalité, des personnes opposées à l’avortement et non des défenseurs de la « vie » en tant que telle. En tant que femme engagée et militante, je pense qu’il faut vraiment avoir une réflexion sur l’usage des mots.

C’est précisément sur le sens de son combat que Lallab peine parfois à être soutenu. Ses fondatrices se considèrent en effet être la cible de clichés violents. Dès la création de l’association, elles affirment s’être vues refuser l’ouverture d’un compte en banque et avoir fait l’objet de campagnes de cyberharcèlement sur les réseaux sociaux. Elles évoquent la censure ou l’annulation de l’une de leurs projections-débats, du fait que les organisateur·rices subissaient des pressions d’acteurs qu’elles décrivent comme émanant de la « fachosphère », c’est à dire d’individus ou d’organisations d’extrême droite agissant sur les réseaux sociaux, ou d’organisations soutenant une version autoritaire de la laïcité. Ces dernières tendraient à assimiler les fondatrices de Lallab à des acteurs controversés de l’islam politique comme les Frères musulmans.

Arrêtons-nous sur un évènement en particulier  : en août 2017, l’association fait savoir par un message publié sur Twitter qu’elle s’agrandit et qu’elle se dote d’un nouveau local à Paris, de deux salariées et de trois volontaires du service civique. Lallab avait déposé une annonce pour trois missions de service civique, permettant à de jeunes volontaires, âgé·es entre 16 et 25 ans, de prendre part à des opérations rémunérées environ 500 euros par mois par l’État. Plus précisément, l’objectif annoncé était « de contribuer à l’accompagnement des bénévoles, à l’organisation d’événements ». Immédiatement, cette annonce a provoqué une mobilisation très importante de mouvements et de personnalités d’extrême droite ou soutenant une laïcité intransigeante comme le réseau du Printemps républicain, ou encore celui du site Ikhwan. En conséquence, l’Agence du service civique a été submergée d’appels et de messages publiés sur les réseaux sociaux appelant à rompre leurs liens avec l’association Lallab, assimilée à un mouvement vecteur d’un islam radical.

Cette action coordonnée que Lallab qualifie de « cyberharcèlement » a eu des conséquences négatives, puisque l’Agence du service civique a annoncé qu’elle retirait les annonces pour les trois candidatures de Lallab, sans même en discuter au préalable avec les responsables de l’association. Quelque temps plus tard, l’agence a invoqué des problèmes techniques, niant le caractère politique de sa position, mais n’est pas n’est pas revenue sur cette décision. Le hashtag #JeSoutiensLallab est apparu parmi les « tendances » de Twitter en France, c’est à dire les sujets les plus discutés à l’échelle nationale sur la plateforme. Cette mobilisation numérique est liée à la publication, dans Libération, d’une tribune de soutien à l’association. « Cet acharnement doit cesser », écrivent les signataires de ce texte, parmi lesquels figurent l’homme politique Benoît Hamon, l’association Act Up Paris ou encore l’écrivaine Rokhaya Diallo. Quatre ans plus tard, la situation demeure inchangée. « Depuis 2018 », explique ainsi Justine Devillaine , « nous n’avons toujours pas obtenu les volontaires du service civique. »

Plutôt qu’un refus franc, l’administration recourt à diverses stratégies pour empêcher l’association de parvenir à ses fins, parmi lesquelles des requêtes déraisonnables en termes de temps et d’énergie, décourageantes de ce fait, d’autant qu’elles s’ajoutent à un cyberharcèlement continu émanant de l’extrême droite, ainsi que l’explique Justine :

On nous demande maintenant un agrément, car on nous refuse l’intermédiation, sans nous donner de raison officielle. L’agrément demande un travail plus fastidieux d’administratif, pour lequel nous n’avons pas forcément les ressources, d’autant plus que c’est décourageant de dépenser toute cette énergie sans résultat assuré. Nous continuons également de subir le cyberharcèlement, par vagues, liées à la surpolitisation et médiatisation des questions qui touchent à l’islam.

Une autre tactique consiste, pour les administrations concernées, à faire silence jusqu’à ce que de guerre lasse, les jeunes femmes abandonnent leurs requêtes :

En 2021, nous n’avons pas obtenu de subvention du Fonds de développement à la vie associative qui aide à la formation des bénévoles, que nous avons touchée pendant 4 ans sans problème. Nous savons que c’est pour des raisons politiques. Après plusieurs mois et autant de relances, car sur notre compte il était écrit que notre dossier était validé, on nous dit qu’il y a eu une erreur technique et qu’en réalité, non, nous n’allions pas recevoir de subvention.

Si les raisons profondes de cette absence de réponses demeurent inconnues puisque non clairement explicitées, au point que les jeunes femmes en sont réduites à les supposer, elles se révèlent parfois à l’occasion d’une maladresse :

Nous avons deviné les raisons politiques d’une telle décision,  à  l’occasion d’un mail envoyé par erreur où il était dit qu’il fallait donner les mêmes raisons de refus à l’association Alliance citoyenne. Nous connaissons l’Alliance Citoyenne, mais ne faisons pas les mêmes choses, n’avons pas de partenariat actif et ne travaillons pas sur le même territoire, donc la seule chose qui nous lie aux yeux de l’équipe du FDVA, c’est que nos deux associations luttent contre les discriminations que vivent les femmes musulmanes.

Si les pouvoirs publics n’émettent pas ouvertement de critique contre l’association, cette dernière intéresse le ministère de l’intérieur dont les services en charge du renseignement observent ses activités avec assiduité.  De leur côté, sur Internet, les groupes activistes d’extrême droite les ciblent sans ambiguïté.

Nous ne sommes pas beaucoup citées publiquement par les décideurs politiques, mais nous savons qu’ils nous connaissent. Ils s’intéressent à nos activités : des personnes de la préfecture et/ou de la DGSI viennent à nos événements, pour nous surveiller. En espérant que nos événements leur permettent d’apprendre deux-trois trucs (rires). Nous sommes également présentées dans des termes plus ou moins fantasques et faux sur les listes très diffusées par l’extrême-droite.

Si la jeune femme réagit avec humour à la présence policière dans les évènements de Lallab, on peut sérieusement questionner l’objectif réel de cette surveillance : est-il question de se renseigner sur les agissements de Lallab et de prévenir toute dérive éventuelle ou plutôt de signaler, pour l’administration policière, sa présence, de façon plus ou moins discrète ? Dans la perspective d’une anthropologie de l’ignorance, on peut formuler l’hypothèse que cette surveillance a peut-être moins pour objectif de connaître l’autre que de se faire connaître de iel, de donner à ressentir en somme le regard scrutateur dirigé sur iel. L’épistémologie de l’ignorance qui questionne les rapports de race et de genre a été conceptualisée à partir des théorisations du philosophe états-unien d’origine jamaïcaine Charles Mills. Ce dernier examine le « contrat racial » aux États-Unis qui assoit la suprématie des Blancs, et dont la caractéristique la plus remarquable est de travailler à l’invisibilisation des instruments de leur suprématie, grâce à des productions discursives qui participent d’une épistémologie de l’ignorance[13]. Dans un article où il examine la question de l’ignorance en rapport avec le thème du réchauffement climatique, Sylvestre Huet analyse l’usage de l’ignorance comme production culturelle dans une perspective rationnelle, voire stratégique, et le rôle déterminant joué non seulement par les acteurs politiques mais aussi par les médias dans cette entreprise[14]. L’une des clés de leur action réside dans un confusionnisme contribuant à mettre sur le même plan faits avérés et opinions pour générer des polémiques et des récits dramatisants, alimentant amalgames et préjugés.

Dès lors, comme s’en expliquent les jeunes femmes, disposer de revenus propres et ne pas dépendre des fonds publics est essentiel au développement de Lallab :

En ce qui concerne nos revenus, ajoute Justine, nous recevons donc surtout de l’argent de fondations privées, et nous avons également une partie importante de fonds propres, que ce soit via des dons de particuliers ou via des actions de formation ou de sensibilisation que nous facturons.

Diversité contre unité ?

L’emprunt par les fondatrices de Lallab de notions héritées de la tradition culturelle anglo-saxonne suscite de vives critiques, que le vocable très discuté de wokisme résume abruptement[15]. Il semble en effet que Lallab souscrive à un type de régulation de la diversité culturelle et religieuse propre à cette aire culturelle que l’on désigne sous le nom de multiculturalisme. Il s’agit d’un système parfois décrié sous nos latitudes car considéré comme complaisant envers l’intégrisme[16]. Pourtant, si les pays concernés accordent une large reconnaissance des spécificités culturelles, ils reconnaissent concomitamment la prépondérance des droits fondamentaux.  Le fait de soutenir les droits des femmes voilées est certainement au cœur de la polémique dans la mesure où cela contredit toute à  la fois une certaine vision du féminisme mais aussi de la laïcité, dont certaines tendances ne seraient pas exemptes d’essentialisme.[17] Ces phénomènes seraient plus précisément liés à l’émergence d’une « nouvelle laïcité » qui soutient la nécessité de proscrire l’expression publique de la foi religieuse pour la reléguer au domaine privé, au prétexte qu’elle exprimerait le for intérieur des individus. Or, comme le  démontre Valentine Zuber, une telle démonstration relève d’une confusion qui contredit la doctrine juridique française héritée de la loi de séparation des Églises et de l’État ainsi que les textes de lois et les conventions internationales que la France a signés depuis lors. Il ressort de l’ensemble de ces textes, en effet, que la libre expression de la foi religieuse en public est garantie au bénéfice des individus, à l’exception des agent·es public·ques qui représentent l’État laïque, agent·es qu’il convient de ne pas confondre avec les usager·es des services publics[18]. Cela contredit par conséquent cette conception exclusive de la laïcité qui tient que les expressions publiques de religiosité nécessitent d’être strictement régulées, au risque d’un débordement attentatoire aux libertés publiques en général et à celles des femmes en particulier[19]. Cette définition révèle en creux une lecture anxiogène de la religion, surtout de l’islam, assimilé à une idéologie offensive et tendant irrésistiblement vers un objectif expansionniste.

Que répondez-vous à ceux qui disent qu’en acceptant le port du foulard dans l’espace public, on finirait par accepter d’autres prescriptions conservatrices voire contraires aux droits des femmes comme l’excision et la polygamie?

Que l’on ne peut pas comparer le port d’un vêtement avec une mutilation génitale ou un statut marital illégal. Le faire est intellectuellement malhonnête, c’est insultant, absurde et cela ne mérite peut-être aucune réponse. Nous luttons pour que toutes les femmes et les personnes minorisées puissent disposer librement de leur corps, de leur autonomie physique, sexuelle, économique, qu’iels puissent faire leurs propres choix sans peur d’être jugéé·es, discriminé·es ou violenté·es.

Pour Lallab,  il convient de respecter le choix des femmes désireuses de porter le foulard aussi bien que la volonté de celles qui le rejettent fermement. Ses animatrices rejettent avec fermeté les mesures contraignantes que l’on pourrait imposer aux femmes, que cela soit le port du voile ou toute autre forme d’oppression. C’est ainsi que se dessine la notion du « pro-choix » qui implique de mettre en exergue la subjectivité des individus. Comment alors concilier subjectivité et nécessité de faire unité au-delà des singularités ? C’est précisément à partir de la notion de subjectivité que l’on peut s’entendre sur le socle minimum de valeurs non négociables, comme le propose Jean Baubérot[20], à partir de deux notions. La première porte sur le caractère subjectif ou relatif d’un évènement. La seconde a trait à sa dimension temporelle, ce qui implique de déterminer s’il s’agit ou non d’un acte irréversible. La subjectivité porte sur ce qui est ambivalent, soumis à interprétations diverses.  L’exemple du port du foulard s’intègre bien dans cette explication : en effet, le foulard est soumis à interprétation et il n’est pas irréversible. Cela ouvre la voie à la négociation et au compromis. Au contraire, la polygamie, l’excision ou le mariage forcé sont, d’un point de vue des droits humains, dénués d’ambiguïté : ils joignent l’arbitraire et la contrainte, en plus du caractère irréversible pour l’excision : ils sont à inclure dans ce qui tient du « non-négociable ». Ainsi, pour les fondatrices de Lallab, mettre sur un plan d’équivalence le port du foulard et l’excision, soit une mutilation sexuelle, est en soi offensant.

L’engagement féministe des fondatrices de Lallab est au cœur des polémiques, dans la mesure où l’association se donne pour projet de soutenir les femmes musulmanes, y compris celles portant le voile, heurtant ainsi une certaine conception du féminisme. Pour autant, cet engagement au service des femmes est paradoxalement ce qui pourrait les mettre à l’abri d’une répression trop brutale, comme l’affirme Justine Devillaine :

Nous sommes pour l’instant relativement protégées car nous sommes féministes.

Le féminisme est une cause qui s’intègre en effet dans un régime de justification socialement audible[21]. Comme le démontre Albert Hirschman dans sa classification ternaire (loyauté, défection et prise de parole) des formes d’actions sociales collectives, la prise de parole, comme attestation sociale de soi a pour corollaire la nécessité d’être entendu en des termes socialement acceptables. Le féminisme entre certainement dans cette catégorie[22].

Pour autant, si les responsables de Lallab rejettent toute possibilité d’exit, soit de défection face à l’adversité, les menaces, même non explicites, que font planer aussi bien les discours de répression que les possibilités concrètes de dissolution administrative ouvertes par la loi dite contre le séparatisme font bien leur effet. Elles suscitent le découragement lors de requêtes pour l’obtention de financements publics, du fait de formalités jugées excessives, inutiles ou épuisantes. S’ajoutant au harcèlement continu émanant d’individus ou de groupuscules généralement d’extrême droite, la crainte diffuse d’une répression officielle contribue à une hypervigilance[23]. Comme le dit Justine :

Nous passons beaucoup de temps sur des questions administratives, sur les déclarations ou la comptabilité, pour être toujours nickel et nous savons que c’est par ces biais qu’ils font plonger les associations. Il y a toujours cette peur aussi, d’être attaquées, dissoutes, fermées administrativement. On sait qu’on peut risquer comme d’autres la fermeture. La plupart sont d’ailleurs administratives et non pénales, ce qui en dit long. Clairement, on y pense. C’est comme une épée de Damoclès.

Par ailleurs, si Lallab s’inscrit dans un réseau transnational, ce dernier s’avère essentiellement européen. L’association a rejoint le European network against racism (ENAR), ce qui semble confirmer l’hypothèse proposée par Valérie Amiraux de l’existence « d’un espace public (européen) de délibération sur les enjeux islamiques déconnecté de la mobilité des acteurs »[24].

Comme l’explique Sarah :

Nous développons nos partenariats, nous menons par exemple des projets avec les membres du réseau ENAR, le réseau européen contre le racisme qui regroupe des structures dans beaucoup de pays européens. Nous travaillons avec beaucoup de personnes à travers plusieurs thématiques, particulièrement sur les questions de discriminations à l’emploi et sur les violences sexistes et sexuelles dans les milieux militants, religieux et familiaux, dans nos actions de mobilisation ainsi que dans le cadre de nos deux programmes d’éducation populaire POUVOIR, pour ne citer qu’eux.

La forme même de l’association et le réseau transnational dans lequel elle s’inscrit se révèle parfaitement adapté à un monde global, aux frontières instables où se manifestent la pluralité et la labilité des pratiques des acteurs.  Cette structuration singulière, ouverte sur le monde, révèle des enjeux propres à l’islam européen en même temps qu’elle offre de nouvelles fenêtres d’opportunités et permet dans une certaine mesure aux associations ainsi liées de contourner les rigidités d’une société française où s’expriment nombre de crispations autour de la question laïque et de tentations homogénéisantes[25]. Toutefois, dans la mesure où elle est enregistrée en tant qu’association Loi 1901, Lallab demeure sous le contrôle du droit français et n’est pas à l’abri des retombées de la « loi séparatisme ».

Un tel climat accentue les pressions sur les associations françaises et n’est pas sans effet sur les pratiques de ces associations, dont Lallab. Il a pour effet de susciter des formes de retrait, à tout le moins de décourager certaines initiatives, bridant quelque peu le développement des associations. Il n’est pas étonnant dès lors, que l’autonomie soit au cœur de la stratégie de Lallab, ce que précise Sarah.

En tant qu’association, c’est classique, l’indépendance est importante. Certaines de nos activités nous permettent d’avoir des revenus propres, comme des sensibilisations et des formations dans des structures privées ou publiques, auprès des scolaires,…

Lallab conçoit comme une nécessité le fait de résister aux pressions, comme s’en explique Sarah :

Face à la répression et aux violences islamophobes, des organisations sont discriminées, harcelées voire dissoutes. Nous recevons des appels, il y a des personnes de la préfecture ou de la DGSI (nous ne savons pas exactement) qui viennent observer nos activités, d’après ce que l’on nous dit. On nous a retiré un financement du FDVA, le Fonds de Développement à la Vie Associative, un fond qui aide à la formation des bénévoles, dans des circonstances troubles. C’est une façon de nous mettre des bâtons dans les roues. Malgré ce climat anxiogène et étouffant, malgré les difficultés, nous continuons à avancer et à construire notre pouvoir collectif. Nous faisons en sorte de faire entendre nos voix quelles que soient les résistances et les obstacles en France.

Ainsi, Sarah révèle la présence d’agent·es de l’État venus surveiller les manifestations de l’association. Pour sa part, Justine Devillaine déplore que le fait qu’elle soit française « de souche » constitue un avantage dans les relations de l’association avec les institutions. Elle constate avec tristesse que sa présence rassure sur le fait qu’il n’y a pas de communautarisme au sein de l’association, lors d’un premier rendez-vous avec une administration.

Pour moi, l’objectif c’est d’enfoncer les portes puis de les laisser ouvertes. Une fois cette première étape franchie, je peux introduire mes collègues comme Sarah Zouak. Je trouve que ça démontre un durcissement du discours sur l’islam.

En effet, certains acteurs politiques sont particulièrement mobilisés en faveur d’une moindre visibilité de l’islam. Ainsi, une commission d’enquête du Sénat portant « sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre » emmenée par la sénatrice et rapporteure Jacqueline Eustache-Brinio – très impliquée en ce domaine – a été mise en place en novembre 2019, à la suite d’une attaque commise au sein de la préfecture de police de Paris par un fonctionnaire converti à l’islam. La commission a passé au crible les manifestations visibles de l’islam au sein de multiples espaces du monde social, comme l’école, ou les lieux de culte mais aussi dans la pratique du sport. Si le rapport final, rendu le 7 juillet 2020, rappelle la nécessité d’assurer la liberté du culte pour les musulman·es, il conditionne sa légitimité à son invisibilité. Le rapport du Sénat cible en effet sans nuance la visibilité de l’islam tenue pour problématique en soi, considérant que « ce renouveau religieux [musulman] s’accompagne pour certains d’une volonté d’affirmation de leur croyance dans l’espace public, dans l’entreprise, dans l’école, et de reconnaissance par les institutions et les services publics, ce qui entre en conflit avec les lois de la République et la laïcité. »

La simple affirmation de sa foi dans l’espace public est ainsi tenue pour contradictoire avec la laïcité et les valeurs de la république. L’espace public est bien ici le site privilégié de cette controverse particulièrement âpre. Selon Jürgen Habermas, l’espace public est celui où évoluent les citoyen·nes et où leur participation politique est rendue possible par la pratique de discussions collectives. Si l’on suit Habermas, l’espace public est le lieu de réalisation et de normalisation du dissemblable. À cet égard, on saisit l’âpreté des luttes de visibilité et l’enjeu qu’elle revêtent. Dans cette logique, en effet, le fait de contester à autrui sa présence visible dans l’espace public peut participer à le maintenir dans une altérité indépassable[26].

Quoi qu’il en soit, cette lecture particulièrement restrictive de la laïcité pose à frais nouveaux le débat fondamental du pluralisme et de sa gestion dans un contexte pluriculturel[27]. Les auteurs d’un recueil de contributions en philosophie normative[28] questionnent le pluralisme et les normes publiques devant gouverner la société. Ils soulignent la confusion délétère entre faits et valeurs, conduisant à inférer une prescription d’une description. Ils rappellent en la matière l’impossibilité de « « pondérer de manière univoque les valeurs en conflit dans notre monde moral fragmenté »[29]. Appliqué à notre objet, cela revient à dire qu’on ne peut attribuer de façon objective une valeur au port d’un signe religieux, ou même affecter péremptoirement un signifiant religieux à un objet ou à un vêtement. C’est précisément cette fragmentation du monde moral qui garantit politiquement la liberté de choisir, ce qui rappelle l’affinité étroite entre pluralisme et libéralisme.

Pour sa part, Jean-Fabien Spitz retrace la genèse du républicanisme et observe la façon dont il a été élevé en doctrine d’État[30], conduisant, dans le contexte de controverses répétées autour de la question du voile, à se montrer de plus en plus réticent à accueillir le pluralisme religieux, en particulier lorsqu’il est question des expressions religieuses des populations anciennement colonisées.

Poursuivant cette réflexion, Catherine Audard observe l’évolution du républicanisme français en faveur d’une « rationalité monologique »[31] qui  fait signe vers une laïcité revisitée dans un sens plus restrictif, laquelle érige la neutralité en un idéal politique qui se pose en conflit frontal avec le pluralisme religieux, justifiant de traquer tous les signes de sa manifestation publique. Or, ce modèle républicain semble être en contradiction avec les valeurs qu’il promeut dans la mesure où il érige la liberté en priorité tout en niant la valeur politique de certaines libertés, comme la liberté religieuse. Cette omission est très problématique pour Catherine Audard, dans la mesure où les libertés publiques ne peuvent simplement occulter la liberté religieuse, laquelle exige la possibilité de manifester publiquement sa foi par des rites. Dit autrement, pour une religion orthopraxique comme l’islam, qui accorde à l’observation des rites un rôle éminent,  un tel contexte démocratique pose un frein majeur à son épanouissement.

Catherine Audard oppose ainsi à cette idée de neutralité qui prétend renvoyer les croyances à la sphère privée un idéal pluraliste adossé au déploiement de la délibération politique, expression tout à la fois d’une conflictualité et d’un consensus « polyphonique et multiculturel ». S’appuyant sur l’exercice de la raison publique qui se matérialise par une « discussion publique sur les valeurs », cette quête d’inspiration rawlsienne en faveur d’un consensus politique n’ambitionne pas d’annuler toute conflictualité politique, mais au contraire de favoriser sa pleine expression par l’existence d’institutions libres et ouvertes à la pluralité des points de vue. Autrement dit, la délibération publique qui doit aboutir à un consensus politique sur les valeurs ne peut faire l’économie des tensions et de conflits inhérents à son exercice. Dès lors, son libre déploiement est un impératif si l’on entend faire droit à une  « diversité axiologique, idéologique et praxéologique » propre à toute société démocratique. C’est là précisément que se situe le combat de Lallab.

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En France, la population de culture musulmane est travaillée depuis plusieurs décennies par de fortes mutations. Si d’un point de vue sociologique, elle continue de se distinguer sociologiquement par sa relative marginalisation socio-économique, de plus en plus d’hommes et de femmes émergent en son sein qui, à l’exemple de membres de l’association Lallab, disposent d’un plus fort capital social, économique et relationnel et d’une maîtrise solide des outils de l’action collective, tout en entendant accorder à la religion une place considérable dans l’espace public. En contexte français, le combat pour la visibilité apparaît crucial. L’enjeu est de déterminer la légitimité à être dans l’espace public, dans le sens habermassien, c’est à dire le lieu où se déploie la critique légitime. À cet égard, l’association Lallab constitue un terrain d’observation privilégié pour observer la coproduction d’un savoir militant et de modes d’identification, propres, en l’espèce, à l’islam de France.

Cet article montre que, dans le contexte d’une France contemporaine travaillée par de fortes tensions portant sur la place du religieux dans la société, Lallab fait face à différentes formes de pressions, directes ou indirectes. Ces tensions se donnent à voir de façon particulièrement édifiante dans les relations que l’association noue avec les pouvoirs publics, notamment lorsqu’elle entend bénéficier des dispositifs d’aide au secteur associatif, pour faciliter son développement. Parmi les stratégies mobilisées par les organismes officiels, on repère une volonté d’évitement voire de pourrissement avec des réponses à des demandes de financement qui tardent exagérément, demeurent allusives, contradictoires, voire inexistantes. Une telle attitude a pour effet de semer le trouble au sein de l’association en question, suscitant une certaine inertie. Une autre type d’action politiquement peu coûteuse, puisque évitant toute confrontation directe, consiste à décourager l’autre en procédant à des formes de pression psychologique. Entrent dans ce cadre les entreprises de surveillance opérées par les services de renseignement du ministère de l’Intérieur. Ces pressions altèrent profondément les subjectivités de celleux qui en font l’objet puisqu’elles génèrent un inconfort psychologique, voire une angoisse latente. Qui plus est, ces tactiques de surveillance induisent des modalités d’auto-surveillance et d’auto-contrôle génératrices de tension nerveuse. L’ensemble conjugué de ces stratégies induit un retrait relatif – même si les intéressées affirment vouloir faire résistance. Le non-dit qui entoure ces modes d’action est d’autant plus redoutable et sournois qu’il condamne celleux qui en font les frais à un régime de silenciation : comment répondre en effet, à des critiques non formulées ? Au final, les stratégies mises en œuvre par les pouvoirs publics et destinées à soumettre ou contraindre un pan important du milieu associatif français pèse sur le développement de ce dernier, le contraignant à des voies de contournement comme le recours au transnational, l’autocontrôle et l’intériorisation d’une pression diffuse, générant un climat de tension et d’incertitude.

[1] Je m’appuie pour la rédaction de cet article sur un travail auquel j’ai participé dès 2017 dans le cadre d’ un programme collectif à l’université d’Aix Marseille : le projet Humislaf consacré à l’humanitaire et à l’associatif à référence islamique. En 2018, les fondatrices de Lallab m’ont accordé plusieurs heures d’entretien. J’ai en outre observé divers évènements, notamment à la Bellevilloise, et ai analysé les documents diffusés par Lallab. Les responsables de Lallab que j’ai ré-interrogées en 2022 m’ont aimablement répondu et ne se sont dérobées à aucune de mes questions.

[2] Il s’agit de la Loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, appelée plus commodément « loi séparatisme ». https://www.vie-publique.fr/loi/277621-loi-separatisme-respect-des-principes-de-la-republique-24-aout-2021

[3] En effet, les articles 6 et 8 introduisent une clause de conditionnalité pour légaliser les associations, avec un contrat d’engagement républicain et une extension corrélative des possibilités de dissolution des associations.

[4] AIDES est la principale association française de lutte contre le VIH et les hépatites virales, créée en 1984 et reconnue d’utilité publique depuis 1990.

[5] Zahra Ali, Féminismes islamiques, La Fabrique, 2012.

[6] La série de documentaires qu’elles ont réalisée est intitulée : « Women SenseTour in Muslim Countries, à la rencontre des femmes musulmanes qui font bouger les lignes ». Le premier épisode, a été réalisé au Maroc et des dizaines de projections ont eu lieu dans toute la France. Dans les 5 voyages que les deux jeunes femmes ont effectués, ce sont 25 femmes dont les portraits ont été réalisés. Leurs documentaires ont été primés par la Fondation de France et ont donné lieu à des projections-débats dans toute la France. Les femmes en question ont en commun d’être engagées sur des problématiques comme l’accès à l’éducation des filles à l’école en zone rurale, la lutte contre la violence ou encore la participation politique des femmes.

[7] Sarah Mazouz, Eléonore Lépinard, Pour l’intersectionnalité, Anamosa, 2021.

[8] Dans son Rapport sur l’islamophobie correspondant à l’année 2018 et publié en 2019,  le Collectif contre l’islamophobe en France (CCIF), dissous depuis, confirme cette tendance.

[9] Ces propos ont été recueillis avant le mouvement de protestation à la fois social et féministe, qui agite l’Iran depuis septembre 2022. Déjà, en 2018, les fondatrices de Lallab observaient les velléités de changement exprimées par les femmes iraniennes dont elles ont constaté qu’elles étaient fort éloignées du stéréotype des femmes soumises à l’ordre patriarcal imposé par les religieux du pays, que nombre de médias occidentaux tendaient à véhiculer. Les évènements actuels semblent leur donner raison.

[10] Bruno Nassim Aboudrar, « Chapitre 4. Dévoilements spectaculaires »,  Comment le voile est devenu musulman, sous la direction de Aboudrar Bruno Nassim. Flammarion, 2017, p. 105-167.

[11] Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2012.

[12] Il peut s’agir d’une « femme voilée » anonyme dont on ignore tout si ce n’est qu’elle est voilée, ou encore d’une femme identifiée par son nom et sa fonction, à l’exemple de Maryam Pougetout, ancienne porte-parole du syndicat étudiant UNEF qui a suscité une polémique au plus haut niveau de l’État du seul fait de son voilement.

[13] Charles W. Mills, The Racial Contract. Cornell University Press, 1997.

[14] Sylvestre Huet, « Avant-propos : Que puis-je contre l’ignorance ? », dans  La culture de l’ignorance, Raison présente, vol. 204, no. 4, 2017, p. 53–60.

[15] Bernard Hours, « Du culte des ancêtres‑médiateurs au renversement de leurs statues ? », Journal des anthropologues, vol. 166-167, no. 4-5, 2021, pp. 129-145.

[16] Michel Wieviorka,  Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, La Découverte, 1997.

[17] Philippe Corcuff. « Prégnance de l’essentialisme dans les discours publics autour de l’islam dans la France postcoloniale », Confluences Méditerranée, vol. 95, no. 4, 2015, p. 119-130.

[18] L’article 1 de la loi de 1905 attribue à l’État le rôle de garant de la liberté de conscience et de culte de ses concitoyens par ces mots  : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public », une garantie rappelée avec constance par la jurisprudence du Conseil d’État. Voir Valentine Zuber  « Les religions doivent être reléguées à l’espace privé. » », La laïcité en débat. Au-delà des idées reçues, sous la direction de Zuber Valentine, Le Cavalier Bleu, 2017, p. 79-86.

[19] C’est la logique qui préside aux discours sur le « séparatisme » comme le démontre Jean Baubérot.

[20] Jean Baubérot, Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015.

[21] Dans le régime de justification pensé par Laurent Thevenot et Luc Boltanski, les auteurs démontrent que dans l’épreuve de justification, les acteurs déploient des logiques argumentatives qui renseignent sur les principes en vigueur dans la société dans laquelle ils s‘expriment. Luc. Boltanski et Laurent. Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, 1991.

[22] Guillaume Le Blanc,  « Chapitre IV. Vulnérabilité sociale et vulnérabilité linguistique », Vies ordinaires, vies précaires, sous la direction de Guillaume Le Blanc, Le Seuil, 2007, p. 137-161.

[23] L’auto-contrôle généré par la crainte diffuse d’une sanction émanant des pouvoirs publics est un sentiment souvent exprimé par des responsables d’associations musulmanes ou considérées comme telles. C’est ainsi que les responsables du Comité de bienfaisance et de solidarité avec la Palestine (CBSP) me confient mobiliser d’importantes ressources pour vérifier la traçabilité du moindre centime dépensé, de crainte qu’une erreur, mème commise de bonne foi, ne serve de prétexte aux autorités pour mettre un terme à leurs activités. Cf, Rapport Humislaf, Bureau central des cultes, 2018.

[24]  Valérie Amiraux, « État de la littérature. L’islam et les musulmans en Europe : un objet périphérique converti en incontournable des sciences sociales », Critique internationale, vol. 56, no. 3, 2012, p. 141-157.

[25] Riva Kastoryano . « Introduction. « Multiculturalisme » une identité pour l’Europe ? », Riva Kastoryano éd., Quelle identité pour l’Europe ? Le multiculturalisme à l’épreuve, Presses de Sciences Po, 2005, p. 19-54.

[26] Dans sa théorie de l’action, Habermas soutient en outre que le développement de solidarités horizontales que rend possible l’existence d’un tissu associatif renforce le pluralisme en donnant à exister un espace de représentation sociale indépendant de l’État.  Jürgen Habermas, L’espace public, Payot, 1988.

[27] Le pluralisme est saisi ici dans le droit fil des théorisations de Peter Berger, désignant une situation qui fait droit à une concurrence de significations globales. Peter Berger, La Religion dans la conscience moderne : essai d’analyse culturelle, 1971.

[28] Sophie Guérard de Latour et Marc-Antoine Dilhac (dir.) Etant donné le pluralisme [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2013.

[29] Marc-Antoine Dilhac, . Introduction In : Étant donné le pluralisme [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2013.

[30] Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Paris, Gallimard, septembre 2022.

[31] Catherine Audard, Pluralisme religieux et égalité : une critique de la laïcité, dans Étant donné le pluralisme, Éditions de la Sorbonne, 2013.