En se saisissant du débat actuel sur la déchéance de nationalité pour les binationaux, Sarah Mazouz met au jour le contenu idéologique qu’il recèle : une conception inégalitaire et naturalisante de la nationalité française. En effet cette dernière, qui était jusque-là un droit, deviendrait un octroi de faveur pour certain.e.s tandis qu’elle est naturelle pour d’autres. L’Etat signifie ainsi qu’il peut (re)prendre ce qui a été acquis de droit, ou attribué à la naissance. Au-delà, en les disqualifiant comme Français.e.s, la suspicion qui plane sur le groupe des binationaux exprime, tout en les renforçant, l’assignation raciale et la stigmatisation auxquelles ces Français.e.s sont soumis.e.s. Car si le groupe des binationaux ne se limite pas aux personnes assignées à une identité d’Arabes ou de Noir.e.s, c’est principalement elles qui sont visées par les différentes polémiques qui leur intiment de donner plus de gages ou de preuves de leur adhésion à la France.
« Nous devons pouvoir déchoir de la nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme même s’il est né français, je dis bien même s’il est né français, dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité ». C’est ainsi que s’exprimait le Président François Hollande devant le Congrès réuni à Versailles le 16 novembre 2015. Invité le 14 novembre 2015 sur TF1, le Premier ministre, Manuel Valls, avait déjà affirmé qu’« il fallait déchoir de la nationalité ceux qui bafouent l’âme française », sans préciser d’ailleurs qui, parmi les citoyens français, serait touché par l’extension de la déchéance de nationalité.
A la suite de ces deux annonces, le débat s’engage avec une cartographie des positionnements qui dépasse en partie le clivage gauche / droite. Le projet de l’exécutif est ainsi soutenu tout de suite par des élu.e.s du Front national et par Nicolas Sarkozy, qui y voient l’application de l’une de leurs propositions en matière de politique de la nationalité. En revanche, s’y opposent notamment Patrick Devedjian, Alain Juppé, Jacques Toubon et Nathalie Kosciusko-Moriset. A gauche, Martine Aubry, Jean-Marc Ayrault et Arnaud Montebourg, pour le Parti socialiste ; Cécile Duflot et Eva Joly, pour les Verts, ont d’emblée exprimé leur opposition à ce projet de réforme. Egalement opposée à cette réforme, Christiane Taubira finit par démissionner de sa fonction de Garde des Sceaux le 27 janvier 2016. Les autres prises de position donnent quant à elles à entendre une perception pour le moins confuse de la question. Elles entérinent toutes en tout cas l’idée qu’une peine portant sur la nationalité s’impose en matière de lutte contre le terrorisme. Certaines appellent à réintroduire plutôt la peine d’indignité nationale[1] comme l’a fait dans une tribune du Monde la maire de Paris, Anne Hidalgo. D’autres proposent d’étendre la possibilité de déchéance de nationalité également aux citoyen.e.s français non binationaux, comme Jean-François Placé ou Elisabeth Guigou. Celle-ci laisse du reste échapper un lapsus puisque, dans une interview donnée à France Info, elle fait référence à « la réaction de nos compatriotes musulmans » explicitant ainsi qui, au sein de la population française, est en fait visé par le projet de réforme défendu par l’exécutif.
Le débat actuel réunit deux objets de polémique – la double nationalité et l’extension de la déchéance de nationalité – qui ont régulièrement été mobilisés pour disqualifier de manière constante celles et ceux parmi les Français.e.s qui sont perçu.e.s comme « autres » et délégitmé.e.s à ce titre. En m’appuyant sur des recherches menées sur la naturalisation en France[2] et sur la reconnaissance de la double nationalité en Allemagne, je propose d’analyser l’idéologie qui sous-tend le projet de l’exécutif concernant la nationalité française. Mon hypothèse est que le débat actuel sur la déchéance de nationalité met en lumière une conception inégalitaire et naturalisante de la nationalité française : elle serait un octroi de faveur pour certain.e.s. tandis qu’elle est naturelle pour d’autres. Pour ce faire, je m’attacherai à revenir sur les modalités de délégitimation des citoyen.e.s binationaux dans les polémiques successives qui sont apparues de manière régulière depuis 2010 en France. La comparaison avec l’Allemagne servira à mettre en évidence cette spécificité française. Elle permettra de montrer comment les conditions qui règlent l’octroi de la nationalité allemande sont certes plus lourdes et parfois plus contraignantes (la procédure est coûteuse et l’octroi de la nationalité suppose de renoncer dans la majorité des cas à sa nationalité d’origine), mais moins soumises à l’arbitraire des fonctionnaires. Une fois obtenue, elle n’est plus remise en doute par l’Etat. Au contraire, en France, le sentiment d’illégitimité qui pèse sur les postulant.e.s à la nationalité française et sur les naturalisé.e.s s’étend, au-delà de cette procédure spécifique, à d’autres Français.e.s. En l’occurrence, les discours sur la déchéance de nationalité visent principalement ceux qui, parmi les Français.e.s ont aussi une nationalité d’un des pays du Maghreb, suivant ainsi les nationalités « d’origine » pour mettre en œuvre sans le dire de manière explicite les catégories raciales de l’Etat.
Naître ou devenir français.e : un bref rappel
Le droit français de la nationalité distingue l’attribution de la nationalité de l’acquisition. L’attribution concerne les cas où l’on naît français soit parce que l’on reçoit la nationalité française par filiation, d’au moins l’un de ses parents, soit parce que l’on naît sur le sol français de parents étrangers eux-mêmes nés sur le sol français. Ce dernier cas est ce que le Code de la nationalité désigne par l’expression « double droit du sol ».
Les autres cas, qu’il s’agisse du droit du sol simple (quand un enfant naît en France de parents étrangers nés à l’étranger) ou qu’il s’agisse de procédures administratives qui permettent d’obtenir la nationalité française, sont tous des acquisitions de la nationalité. Toutefois, là encore, le droit distingue entre la naturalisation et les autres modes d’acquisition.
Quand on acquiert la nationalité française par le mariage avec un.e Français.e ou par la naissance sur le territoire ou encore parce que l’on a fait l’objet d’une adoption simple par une personne française, l’acquisition de la nationalité française se fait de droit. En d’autres termes, si la personne qui demande la nationalité française remplit les conditions prévues par la loi, elle obtient la nationalité française sans qu’il soit laissé à l’administration de pouvoir d’opportunité.
Dans le cas de la naturalisation, la décision d’accorder la nationalité française relève en revanche d’un pouvoir discrétionnaire de l’État. Dans l’arrêt Abecassis du 30 mars 1984, le Conseil d’Etat rappelle que le fait de remplir toutes les conditions prévues par le Code de la nationalité ne donne en aucun cas un droit à la naturalisation. Celle-ci demeure une « faveur » pour laquelle « l’administration dispose d’un large pouvoir d’appréciation », les « critères de recevabilité » du dossier fixés par l’article 21 du Code Civil étant des conditions nécessaires, mais non suffisantes.
En d’autres termes, le droit français distingue la naturalisation qui est un droit régalien de l’Etat, des autres modes d’acquisition de la nationalité qui sont en théorie des déclarations et sont accessibles de droit.
Le sens des polémiques
Depuis une trentaine d’années des polémiques se font régulièrement jour en France sur la question de la nationalité. Au début des années 1980, elles ont touché les descendant.e.s de travailleurs/euses immigré.e.s. Dans le contexte de l’arrêt coordonné de l’immigration de travail, les différents pays européens interrogent leur modèle d’incorporation à la nation.
En France, c’est alors le droit du sol qui est attaqué par la droite qui propose une réforme radicale du Code de la nationalité en reprenant du reste une position proche de celle de Front national. Lorsque la droite l’emporte aux élections législatives du 19 mars 1986, le gouvernement de Jacques Chirac se lance dans la réforme. Elle aura pour principal résultat de supprimer le droit du sol simple et de le remplacer par une procédure de manifestation de volonté (loi Méhaignerie du 22 juillet 1993). Il faut alors attendre la loi Guigou du 16 mars 1998 pour que le droit du sol soit réintroduit, mais avec comme condition que la personne née en France y ait résidé depuis l’âge de 11 ans pendant au moins cinq ans, consécutifs ou non.
Cette crise de la nationalité va avoir deux conséquences. D’abord, elle donne à la naturalisation une centralité qu’elle n’avait pas jusque-là dans le projet républicain d’incorporation des étranger.e.s construit autour d’une théorie du droit du sol. La naturalisation devient en effet le modèle pour penser l’acquisition de la nationalité parce qu’elle impose de manifester sa volonté et qu’elle permet à l’Etat de sélectionner. Ensuite, cette crise va orienter le débat autour de la question de la preuve de la nationalité. Dans un contexte de suspicion à la fraude, plusieurs personnes se retrouvent dans l’obligation de prouver qu’elles sont françaises au moment où elles renouvellent leurs papiers d’identité. On se souvient, au milieu des années 2000, des témoignages de personnes nées à l’étranger – ou dans les anciennes colonies françaises – de parents français ou de personnes nées en France de parents étrangers qui découvraient que leur carte d’identité nationale ne permettait plus de prouver qu’elles étaient françaises.
C’est aussi dans ce contexte que la question de la double nationalité est investie, principalement par la droite et l’extrême-droite, mais aussi par certains membres du Parti socialiste. Malek Boutih propose par exemple, dans un rapport secret de 2005, que la possibilité de double nationalité soit supprimée[3]. Le fait d’amener « les jeunes issus de l’immigration » à choisir est ainsi conçu comme le moyen de régler leur prétendu problème d’intégration.
La problématisation de la double nationalité apparaît alors comme l’avatar de la crise qui avait touché dans les années 1980 et 1990 le droit du sol. Mais, à la différence du droit du sol qui touche uniquement les descendant.e.s direct.e.s d’étranger.e.s ayant immigré en France, la polémique sur la double nationalité permet précisément de viser les générations suivantes. Le groupe des binationaux ne se limite bien sûr pas aux personnes assignées à une identité d’Arabes ou de Noir.e.s. Mais, c’est principalement, semble-t-il, elles qui sont visées par les différentes polémiques qui leur intiment de donner plus de gages ou de preuves de leur adhésion à la France. En les disqualifiant comme Français.e.s, la suspicion qui plane sur elles exprime, tout en les renforçant, le type d’assignation raciale et de stigmatisation auxquels elles sont soumises.
Prenons la polémique qui se déroule au printemps 2011. Là, ce sont d’abord les footballeurs binationaux formés en France, mais ayant choisi de jouer dans l’équipe du pays d’origine de leurs parents, qui « inquiètent la Fédération française de football[4] ». En juin 2011, le député UMP de Paris, Claude Goasguen se saisit de l’occasion pour présenter un rapport dans lequel il est demandé à tout.e citoyen.ne français.e, de naissance ou par acquisition, de « manifester sa volonté d’appartenir à la nation française » dans le cadre d’une cérémonie de remise de leur carte d’électeur. Les binationaux auraient alors été sommés de choisir. En s’appuyant sur le lexique de l’allégeance à une seule nation, ce projet se présente comme un moyen de lutter contre ce qu’il appelle les « abus de multinationalité ». Reprenant le contenu d’une proposition d’amendement faite par les députés de la Droite populaire en 2010 qui visait à supprimer la double nationalité, ce texte lance une polémique qui sera relayée par la candidate du Front national à la campagne présidentielle.
Cette polémique ne donnera lieu à aucune modification dans le Code de la nationalité. Toutefois, elle amène à remplacer l’exigence de loyauté à la France par une exigence d’allégeance. Elle invite également à rompre avec un principe d’indifférence de l’Etat français à la double nationalité. En effet, hormis les cas du service militaire et ceux des enfants de couples binationaux divorcés qui sont réglés par des accords bilatéraux, la France ne se préoccupe pas traditionnellement de savoir si ses citoyen.ne.s sont les ressortissant.e.s d’un autre pays. Ce principe s’applique à toute.s les Français.e.s, qu’ils ou elles soient né.e.s ou devenu.e.s français.e.s. Du point de vue de l’Etat, l’exigence de loyauté impose certes que l’affiliation à la France prime sur toute autre. Mais, jusque-là l’anxiété nationale ne se formulait pas par une demande d’appartenance exclusive à la France.
Cette évolution du débat sur le mode d’affiliation à la nation en France marque d’ailleurs un chassé-croisé avec l’Allemagne, dont les évolutions récentes mettent en évidence la perte de centralité de la question de l’allégeance. Rappelons brièvement que l’Allemagne a introduit un principe de droit du sol en le combinant progressivement à une reconnaissance de la double nationalité. La réforme du 15 juillet 1999 introduit ainsi le jus soli. Toutefois, la CDU (Christlich Demokratische Union Deutschlands) et la CSU (Christlich-Soziale Union in Bayern) qui avaient mené pendant la discussion de cette loi une campagne très vive contre l’introduction de ce principe obtiennent que son introduction soit contrebalancée par « une obligation de choisir » (Optionspflicht). À leur majorité, les enfants né.e.s en Allemagne de parents étrangers doivent renoncer à leur nationalité d’origine s’ils souhaitent conserver la nationalité allemande. Le droit du sol est alors instauré, mais la double nationalité demeure non reconnue.
Cette législation reste inchangée jusqu’à la campagne des élections législatives de septembre 2013 qui pose de nouveau la question de la reconnaissance pleine de la double nationalité. Au moment des négociations entre la CDU-CSU, le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) et les écologistes (Bundnis 90 / Die Grünen) en vue de la formation de la coalition gouvernementale, un point important de la discussion porte sur les modalités de reconnaissance de la double nationalité. La CDU-CSU a fait évoluer sa position en acceptant que la double nationalité soit reconnue pour les personnes nées en Allemagne, mais elle refuse que le principe soit étendu aux personnes naturalisées. Même si de nombreuses exceptions existent, l’abandon de sa nationalité d’origine demeure une condition nécessaire à l’octroi de la nationalité allemande par la naturalisation. En revanche, depuis la réforme du 7 juillet 2014, l’obligation de choisir entre nationalité d’origine et nationalité allemande n’est plus valable pour les personnes nées en Allemagne quand elles y résident régulièrement depuis l’âge de huit ans, qu’elles ont été scolarisées au moins pendant six ans dans une école allemande et qu’elles sont titulaires d’un diplôme de fin d’études secondaires ou d’un diplôme professionnalisant obtenu en Allemagne.
L’exigence d’allégeance est donc aujourd’hui en Allemagne cantonnée à la procédure de naturalisation. En d’autres termes, celles et ceux qui deviennent allemand.e.s en étant arrivé.e.s adultes doivent faire la preuve de leur adhésion exclusive à l’Etat allemand. En revanche, le recours à cette thématique en France dans le cadre des polémiques qui ont touché de manière régulière la double nationalité ces dernières années a principalement servi à disqualifier et à délégitimer celles et ceux parmi les Français.e.s qui, en raison de leur couleur de peau, de leur nom de famille ou de leur religion supposée, sont racialisés comme Arabes ou comme Noirs et, de ce fait, minorisé.e.s.
Le projet actuel de Manuel Valls ne pose plus la question de l’allégeance. Il reprend la proposition faite par Nicolas Sarkozy, lors du discours de Grenoble, le 30 juillet 2010, d’axer la politique sécuritaire sur la politique de nationalité. Dans les deux cas, les propositions faites opèrent un déplacement et une pérennisation du principe de suspicion. Pour le dire rapidement, l’idée que les binationaux doivent faire acte d’allégeance à la France en renonçant à leur autre nationalité a disparu. Ce qui reste c’est l’idée qu’ils sont, parmi les Français.e.s, ceux qu’il est légitime de soupçonner et pour lesquels la nationalité n’est plus un droit, même, et c’est nouveau, pour celles et ceux qui sont français.e.s par filiation. Le discours de Grenoble visait toutes « les personnes d’origine étrangère ». Aujourd’hui derrière la catégorie de « binational », ce sont principalement les populations supposées « arabo-musulmanes » qui sont soupçonnées.
La réforme proposée par l’exécutif renforce l’idée que la nationalité est une faveur et non un droit en l’étendant à une catégorie plus large de la population. Jusque-là seul l’octroi de la nationalité par la naturalisation était conçu comme une faveur faite par l’Etat à l’étranger.e dont il a été jugé qu’il ou elle la méritait. Ce statut particulier de la naturalisation a des conséquences juridiques et pratiques.
Juridiquement, c’est parce que la naturalisation relève du pouvoir discrétionnaire et souverain de l’Etat qu’elle constitue jusqu’à présent le seul cas pour lequel la déchéance de nationalité est possible sous certaines conditions. C’est aussi parce que cette procédure s’apparente comme le soulignait Abdelmalek Sayad, à « un acte de transsubstantiation » que la catégorie de naturalisé conserve la trace de l’artificialité. Advenu autrement dans la nationalité, il demeure autre, « étranger naturalisé » dans le Code civil, citoyen.ne dont l’Etat doute de sa capacité à être un.e « bon Français » jusque dans le moment même où lui sont remis son décret de naturalisation et ses documents d’identité. Cela se traduit aussi par une mise à l’épreuve. Jusqu’au début des années 1980, les personnes naturalisées étaient soumises à un régime de privation de droits (droit de vote et d’éligibilité ; droit de siéger dans les assemblées professionnelles) pendant les dix années qui suivaient leur naturalisation. Maintenant que ce régime de privations a disparu, c’est en amont, au moment de la procédure que le mérite du postulant.e s’éprouve, notamment par de constantes difficultés administratives disqualifiantes. Cette mise à l’épreuve peut avoir pour effet dans la posture des personnes enfin naturalisées d’osciller entre sentiment de réussite par rapport aux « étrangers » et sentiment d’illégitimité face à celles et ceux qui n’ont pas eu à devenir français. Redoublant l’effet du discours stigmatisant de la procédure, cette attitude donne à entendre leur conscience de ce que leur statut recèle d’inaccompli.
L’extension de la possibilité de déchéance de la nationalité qui de droit et de fait ne pourra concerner que les binationaux – quoiqu’en laissent penser les rodomontades qui émaillent le débat actuel – signifie que l’Etat peut (re)prendre ce qui a été obtenu de droit, voire par la naissance. Pour certain.e.s Français.e.s, au-delà des seul.e.s naturalisé.e.s, la nationalité française qui était jusque-là un droit risque donc de devenir aussi une faveur.
La morale de la nation
Le fait de concevoir la naturalisation comme une faveur et non comme un droit ne se retrouve pas dans les droits de la nationalité de tous les autres pays européens (il faudrait d’ailleurs prendre le temps de voir ce qu’il en est dans les autres pays européens dont le droit de la nationalité a également été marqué par une fabrique coloniale). En tout cas, là encore, la comparaison avec l’Allemagne donne à penser. Dans ce dernier cas, la naturalisation est un droit (Anspruch). L’Etat exerce un pouvoir discrétionnaire (Ermessensraum) seulement dans des situations où le postulant ne remplit pas toutes les conditions. La nationalité peut alors lui être octroyée à titre exceptionnel. Pour le reste, les postulant.e.s qui remplissent les différentes conditions deviennent allemand.e.s sans que l’administration n’ait de pouvoir d’opportunité. Cela apparaît très clairement quand on interroge des personnes naturalisées qui décrivent leur procédure de naturalisation comme une simple démarche administrative. Même si les conditions à remplir sont plus contraignantes qu’en France, elles sont connues, explicites et stables. Cela s’observe aussi dans les pratiques des agents des bureaux de naturalisation. Une part importante de leur tâche est en effet d’orienter les postulant.e.s. Les bureaux des naturalisations allemands offrent ainsi à heures fixes des séances d’information et de conseil. Les postulant.es sont orienté.e.s dans leur démarche et peuvent à tout moment avoir des indications sur tel ou tel document à fournir par exemple. En revanche, en France, les étapes de la procédure ne sont pas expliquées. La capacité des postulant.e.s à comprendre par eux-mêmes la procédure et à s’y repérer entre sans aucun doute dans l’appréciation par les agents préfectoraux des services de naturalisation de leur aptitude à être français.e.s.
En Allemagne, les agents des bureaux des naturalisations ne se conçoivent pas non plus comme les protecteurs d’une nationalité précieuse dont on conserve la valeur en la distribuant avec parcimonie. Pour eux, leur mission est avant tout de vérifier que les postulant.e.s répondent aux conditions requises pour l’octroi de la nationalité. Ces derniers présentent un certificat de renoncement à leur nationalité d’origine que leur fournit leur ambassade. Ils doivent aussi joindre un certificat attestant que leur niveau d’allemand correspond au niveau B1 selon le cadre européen commun de référence pour les langues. Enfin, ils remplissent de manière écrite un questionnaire à choix multiple visant à évaluer leur niveau de connaissance de la culture et des institutions allemandes. Les agents le corrigent sans à avoir à porter une appréciation sur la personne et le comportement du postulant.
Du point de vue de l’Etat allemand, il n’y a pas l’idée d’un octroi de la nationalité en déficit. Qui acquiert la nationalité allemande est pleinement allemand et c’est dans la plénitude des droits qu’il confère que l’Etat réaffirme sa souveraineté. D’ailleurs, c’est sûrement aussi parce que l’octroi de la nationalité ne se conçoit pas comme une faveur dans le droit allemand que la question de la déchéance de nationalité des personnes condamnées pour terrorisme djihadiste a été écartée. C’est une mesure de privation de liberté et de suspension du droit circulation qui a été plutôt choisie. Les personnes accusées se voient remettre une carte d’identité toujours allemande mais qui les empêche de quitter le territoire. Outre que la réintroduction d’une telle procédure aurait fait renouer avec une pratique du IIIe Reich, il n’y a pas, dans la conception actuelle de la nationalité allemande, l’idée que son octroi est un honneur que la nation donne et retire si on estime que celles et ceux qui en ont bénéficié n’en sont plus dignes. En d’autres termes, il n’y a pas en Allemagne de moralisation de l’accès à la nationalité comme c’est le cas en France. Principalement parce que, depuis 1945, le travail de remise en cause par l’Etat allemand de son histoire a induit une posture peu propice à la célébration réitérée de sa grandeur ; ce qui reste pour le moins à entreprendre dans le cas de l’Etat français tant sur le moment vichyste que sur l’époque coloniale.
Espérons que l’époque obscure que nous vivons puisse servir à cette entreprise. L’actualité de cette histoire – se manifestant parfois sous la forme du lapsus – nous intime de nous en saisir, comme chercheur.e.s en sciences sociales, mais plus largement comme citoyen.ne.s pour nous défaire de l’idée de grandeur de la nation qui sert avant tout à inférioriser celles et ceux qui sont perçu.e.s comme « autres ».
[1] La peine d’indignité nationale s’est conçue comme une peine temporaire qui ne pouvait s’appliquer qu’aux infractions constatées au plus tard six mois après le 8 mai 1945. A l’instar d’autres peines infamantes, elle a du reste été supprimée du Code pénal en 1994. Voir Anne Simonin, Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité 1791-1958, Paris, Grasset, 2008, et « L’indignité nationale de 1944, une bonne loi mal faite et mal appliquée » : http://www.slate.fr/story/112649/indignite-nationale.
[2] Sarah Mazouz, La République et ses autres, Lyon, ENS-Editions, 2016 (à paraître).
[3] Leila Shahid, Michel Warschawski et Dominique Vidal, Les Banlieues, le Proche-Orient et nous, Paris, Les Editions de l’Atelier / Editions ouvrières, 2006, p. 72.
[4] Le Monde du 29 avril 2011 : http://www.lemonde.fr/sport/article/2011/04/29/ces-footballeurs-francais-qui-ne-jouent-pas-en-bleu_1514553_3242.html. Patrick Simon « Le foot français, les noirs et les arabes », Mouvements, 78. 2014, p. 81-89.