François Coudoré est professeur de toxicologie à l’Université Paris Sud, ainsi que spécialiste des questions de neuropharmacologie et de neurobiologie de la douleur. Ce texte revient en détail sur les mécanismes neurobiologiques communs aux diverses addictions, et notamment sur  la libération de dopamine induite par la stimulation artificielle de la zone dopaminergique mésocorticolimbique, voie finale commune de la récompense. L’addiction est ainsi à comprendre comme une neuroadaptation du cerveau.

La drogue est une substance à l’origine d’une addiction, appelée aussi comportement addictif, consistant en la recherche compulsive de la consommation de cette substance pour des raisons que nous détaillerons plus tard. L’augmentation de consommation est à l’origine de l’abus ou usage nocif, mais l’arrêt reste encore possible. L’abus est défini comme une consommation qui expose à des complications, soit secondaires à la consommation aiguë (accidents ou violence avec l’alcool, syndrome coronarien aigu avec la cocaïne, coma ou décès avec l’héroïne), soit secondaires à la consommation chronique, mais ces complications ne sont pas encore présentes.

Lors de l’usage nocif, les dommages physiques, psychoaffectifs et sociaux sont présents, ils sont associés à une répétition de la consommation, mais il existe encore une possibilité de s’abstenir de consommer. Au-delà, c’est la dépendance qui s’installe, avec perte de la liberté de s’abstenir. Le comportement addict va persister malgré toutes les difficultés et les oppositions à réaliser celui-ci. Le terme de drogue permet de définir la dépendance, qui est, selon la définition de l’OMS de 1969, « un état psychique et parfois physique se caractérisant par des modifications de comportement, qui comprennent toujours une pulsion à consommer le produit afin de retrouver ses effets psychiques et  d’éviter le malaise de sa privation ». Le dictionnaire des maladies psychiatriques (DSM-5) combine en un seul diagnostic de trouble d’utilisation de substance les diagnostics d’abus de substance et de dépendance à une substance. Pour chaque substance, il décrit des critères pour l’intoxication, le sevrage et les troubles induits par la substance – il s’agit d’une vision médicale pour laquelle l’usager est un malade qu’il s’agit de soigner.

La prise de conscience par le thérapeute de la vulnérabilité psychologique des personnes dépendantes renforce la nécessité d’une médicalisation de la dépendance. Nous partirons sur le postulat que les comportements sont sous-tendus par des processus physiologiques du cerveau, et qu’un nouveau comportement sera associé à une modification de l’activité de certaines zones cérébrales. Ainsi l’addiction est une neuroadaptation du cerveau, produite par l’administration répétée d’un produit avec nécessité impérieuse de poursuivre la consommation du produit, pour éviter la souffrance d’un éventuel syndrome de sevrage pénible qui menace. Les effets psychologiques varient selon le type de drogue, mais il existe des effets communs à toutes les substances addictives. Rappelons aussi l’existence d’addiction sans drogue, comportementales, dont la réversibilité semble plus aisée à atteindre car aucune substance n’atteint les tissus nerveux. Cependant il existe des effets communs à toutes les stimuli addictogènes.

D’un point de vue neurobiologique, il existe une voie finale commune aboutissant, lors de ces comportements, à la libération de dopamine dans le système de récompense, notamment le noyau accumbens.  Cette libération est médiée par l’action des substances sur différents récepteurs et systèmes de neurotransmission. C’est ce mécanisme qui provoque une sensation de plaisir ou de récompense (renforcement positif), et/ou la suppression d’un malaise et un soulagement (renforcement négatif). Le comportement est alors répété pour en retrouver les effets.

La zone dopaminergique mésocorticolimbique est considérée comme la voie finale commune de la récompense. En effet, la stimulation de cette zone entraine une libération de dopamine dans deux des trois structures, le noyau accumbens et le cortex frontal, par des neurones dopaminergiques provenant de la troisième structure, l’aire tegmentale ventrale. La stimulation de ces zones à l’aide d’électrodes déclenche des sensations de plaisir et de bien-être. Des stimuli physiologiques, liés au maintien et à la survie de l’espèce (alimentation, sexualité…) ainsi que des substances endogènes (morphines endogènes, endorphines, enképhalines, anandamide…) stimulent cette voie. De nombreuses substances naturelles, de structure chimique proche ou non des substances endogènes, et des comportements appris, stimulent aussi cette voie finale commune, mais provoquant pour la plupart une libération explosive de dopamine, rendant l’effet de ces stimuli plus agréable que les stimuli physiologiques.

Les clés de l’extase sont trouvées et les complications peuvent aussi commencer. On peut dire que les drogues addictives court-circuitent les stimuli physiologiques (« leurres pharmacologiques ») voire surstimulent directement des récepteurs à l’origine d’une libération plus importante de dopamine. Il devient donc plus facile d’obtenir un plaisir intense, rapide avec ces drogues, c’est le renforcement positif, que d’utiliser un mécanisme naturel (nourriture, sexe…).

Chez l’individu non-addict, le nombre de récepteurs de la dopamine est restreint, ce qui fait que les effets sont encore agréables mais limités. Les drogues exercent toutes une action sur d’autres régions cérébrales interagissant avec le centre dopaminergique du plaisir, comme, par exemple, les centres contrôlant la mémoire, à l’origine de la mémoire émotionnelle impliquée dans l’addiction, l’amygdale avec modification de l’expression du corticotropin-releasing-factor (CRF) et activation de l’axe corticotrope lié au stress, l’hippocampe avec baisse de la neurogénèse du gyrus denté.

Pendant le temps où la dopamine est libérée en forte concentration, moments de plaisir maximum, tous les éléments de l’environnement ainsi que les sensations psychiques associées sans discrimination aucune, peuvent être associées à cet effet récompense. Les neurones dopaminergiques deviennent plus réactifs par apprentissage, à la signification d’un signal qu’au signal lui-même. Ils sont activés par les caractéristiques primaires du signal, odeur, forme, texture, associés progressivement aux signaux de l’environnement. La drogue reproduit donc tous les signaux informant de l’existence d’une récompense, voire mettrait en relief l’environnement associé à cette récompense. Ceci est une des raisons de la vulnérabilité du sujet à la rechute, vulnérabilité qui peut persister souvent plusieurs années après l’arrêt de la consommation. Il apparaît actuellement que les drogues modifient aussi l’activité du système opiacé endogène, et produisent des changements adaptatifs qui jouent des rôles importants dans le développement et le maintien de l’addiction.

Chez l’individu addict, d’autres récepteurs de la dopamine apparaissent dans un premier temps (premiers effets agréables), puis s’internalisent dans la membrane cellulaire, devenant moins stimulables voire désensibilisés lors de la chronicisation de la consommation, ce qui va nécessiter une augmentation des stimuli pour obtenir le même effet, incitant l’individu à reconsommer, à avoir une conduite compulsive lors du sevrage et/ou à augmenter les doses, c’est le phénomène de tolérance. Certains autres processus, comme la modification des niveaux d’expression de certaines protéines de signalisation, la mise en jeu de systèmes opposants (systèmes glutamatergiques, systèmes « anti-opioïdes »), vont aussi contribuer à la mise en place de la tolérance.

D’autres modifications cellulaires apparaissent. On observe une altération des voies dopaminergiques, à l’origine des symptômes pénibles de l’arrêt de la consommation. D’autres effets neurobiologiques sont plus spécifiques à certaines drogues. La dépendance est un phénomène complexe, et un neurotransmetteur unique ne peut expliquer à lui seul tous ses aspects. La dopamine joue donc un rôle central dans la dépendance à la drogue, mais a parfois un rôle moins important dans la dépendance à certaines substances particulières qu’on qualifie habituellement de drogues, comme les opiacés ou le cannabis.

Ceci aura une importance dans le choix de traitements antagonistes des effets addictifs, car par exemple la morphine se lie aux récepteurs opioïdes naturellement présents dans l’organisme. Elle stimule également la libération de dopamine mais par un mécanisme indirect. L’ecstasy augmente la libération de sérotonine dans la synapse et augmente dans une moindre mesure celle de dopamine. Le cannabis se lie aux récepteurs cannabinoides présents dans le cerveau des émotions, le système limbique, le cervelet, l’hippocampe et le cortex. La cocaïne empêche la recapture de la dopamine par les synapses ce qui augmente donc la concentration de celle-ci et ses effets. L’alcool se lie à de nombreux autres récepteurs, comme les récepteurs au glutamate, au GABA et à la sérotonine, ce qui est à l’origine de ses nombreux effets. La nicotine imite l’action d’un autre neuromédiateur, l’acétylcholine, présente sur de nombreux neurones, accroissant la libération de dopamine. Elle empêche la destruction de celle-ci en bloquant un fonctionnement enzymatique.

D’autres voies peptidergiques sont impliquées dans la modulation des propriétés renforçantes des drogues, comme le système hypocrétine ou orexine. Des études principalement focalisées sur la cocaïne ont suggéré un rôle de la plasticité synaptique et d’adaptation de la transmission dopaminergique dans l’installation de la dépendance dans le noyau accumbens. L’imagerie cérébrale a montré aussi des modifications de débits sanguins cérébraux et des modifications de métabolisme dans certaines zones cérébrales, corrélées avec l’intensité du désir de consommer un produit. Un relatif hypermétabolisme du cortex frontal pourrait contribuer au maintien du caractère compulsif de la recherche de drogue. La polyconsommation complique naturellement la compréhension du fonctionnement de ces comportements addictifs.

Le seuil de la stimulation dopaminergique est variable. Ce seuil dépend de nombreux facteurs génétiques individuels et de modulations. Son augmentation par le contact des différents plaisirs au cours de la vie, augmente le risque de se retrouver en dessous de ce seuil, ce qui pousse à rechercher toute stimulation dopaminergique. Pour qu’il y ait satisfaction, ou que la sensation désagréable du sevrage disparaisse, le produit doit donc faire dépasser ce seuil, ce qui pousse à rechercher la consommation du produit. Les pathologies mentales comme certaines dépressions ou stress chroniques peuvent être la cause ou la conséquence de l’élévation de ce seuil. Le système cortical, essentiellement certaines structures du cortex frontal (gyrus cingulaire antérieur, cortex orbitofrontal) centre d’analyse de la valeur de l’émotion ressentie et de prise de décisions, assure une veille sur le système dopaminergique de récompense et sur la motivation à acquérir la drogue. Il y perte de cette veille corticale chez le sujet addict, renforçant ainsi les besoins impulsifs et immédiats de consommer, comportements portés par l’amygdale et le noyau accumbens.

Par l’implication de tous les neuromédiateurs, par les profondes modifications moléculaires induites, il est évident que les changements neuronaux résultant de la consommation prolongée de drogues peuvent compromettre beaucoup de fonctions physiologiques, en particulier sensitives, motrices, cognitives, de régulation de l’humeur. L’addiction n’est pas une fatalité, c’est une maladie. Il faut prendre en compte la notion de vulnérabilité individuelle, c’est à dire qu’une même consommation aura des effets variables d’une personne à l’autre. En effet, nombreux facteurs génétiques, environnementaux, sociaux et culturels contribuent à la détermination d’une susceptibilité individuelle à l’usage des drogues et aux changements cérébraux qui caractérisent la dépendance.

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