FABRIQUE DES IDÉES. Achille Mbembe est l’une des figures les plus originales et les reconnues de la pensée postcoloniale contemporaine. Auteur du livre retentissant De la Postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine (première édition 2001), son œuvre explore les imaginaires postcoloniaux à partir d’une réflexion qui mêle philosophie et psychanalyse, faisant dialoguer Frantz Fanon, Michel Foucault, Labou Tansi ou Georgio Agamben. Dans cet entretien, Achille Mbembe revient sur les articulations centrales de sa pensée et propose une analyse fine et complexe de la France coloniale, de son racisme « exotique » comme des mouvements qui s’y opposent, dans la continuation de ses interventions publiques lors des émeutes de novembre 2005. 4 octobe 2007

Dans votre travail de référence De la postcolonie (Paris : Karthala, 2000), vous parlez des « structures psychiques postcoloniales ». Est-ce que vous pouvez revenir sur votre concept de postcolonie et sur votre apport dans le champ des études dites postcoloniales qui articule si singulièrement sexualité, symbolisme et politique ?

Je l’ai expliqué plus d’une fois. Lorsque j’ai inventé la notion de « postcolonie », c’était justement dans le but de me démarquer de ce qui est connu dans les milieux universitaires anglo-saxons sous l’appellation de « théorie postcoloniale » (postcolonial theory).

C’est vrai, pour des raisons historiques, il est pratiquement impossible aujourd’hui de délier l’histoire des sociétés anciennement colonisées et celle des ex-empires coloniaux. Il y a, entre ces deux entités, une zone d’inséparabilité et de mutualité quasi intractable. Certes, l’historicité propre des sociétés anciennement colonisées toujours excède le travail impérial proprement dit. Il reste tout de même que l’Empire a fait la colonie. La signature impériale est là, partout, souvent sous les formes les plus inattendues, nonobstant la proclamation des indépendances. En retour, la colonie a profondément changé le visage de l’Empire. Elle l’a marqué de traces indélébiles. Il y a eu des effets en retour. Que certaines de ces marques aient été faites au hasard est une réalité. Mais les taches sont là, les chiffons aussi.

Pour qui veut vraiment voir, il y a donc une actualité de la colonie qu’il est difficile de nier. La France n’ayant pas colonisé par accident, la société française s’est nécessairement définie par et dans cette entreprise. Il est illusoire de penser que ce procès de définition a pas pris fin parce qu’un jour, on a pris la décision de « décoloniser ». Ce procès de définition se poursuit encore, et voilà le différend. Dans une large mesure, c’est à étudier la politique et l’esthétique de cet enchevêtrement, de ce différend et ses divers attendus – c’est à cela que s’applique la théorie postcoloniale. De ce point de vue, elle est une théorie de l’entre-deux.

Pour ma part, tout en reconnaissant la dette à l’égard de cette théorie, je voulais simplement poser, pour les temps qui sont les nôtres en Afrique, le type de questions que posa autrefois Frantz Fanon dans le contexte colonial, lorsqu’il s’intéressa à la manière dont le pouvoir colonial traverse profondément le corps et les nerfs du colonisé. Mon interrogation portait en partie sur les rapports entre corporéité (le fait intensif du corps et des nerfs) et politique dans les contextes où le pouvoir semble habité par un esprit-chien, un esprit-porc, un esprit-canaille.

Je voulais reprendre à mon profit l’intuition de Fanon (mais aussi de nombreux écrivains africains) selon laquelle, dans de telles conditions, le pouvoir n’entretient pas simplement un rapport très étroit avec la sensation : le sujet que le pouvoir produit et inaugure est également un sujet qui souffre, un sujet de la bouche duquel sort constamment un cri, un hurlement. Je voulais savoir ce que cela veut dire pour l’être humain d’être placé dans une situation où il est obligé de crier et de hurler. Je voulais savoir si ce hurlement était différent du cri du colonisé qu’analyse Fanon. Voilà ce qui m’a poussé à écrire De la postcolonie.

Je voulais examiner le genre de forces qui, après la colonie, s’exercent sur les corps des sujets proclamés indépendants et le type de sensations dont ces forces sont à l’origine. La mienne est donc une analyse figurale du pouvoir – analyse dans laquelle, vous faites bien de le remarquer, la sexualité en général et le phallus en particulier joue une étrange fonction – une fonction témoin, celle d’un crâne de mort dont le désir premier est de transformer hommes, femmes et objets en autant d’amas de viande.

Cette thématique du phallus en tant que crâne de mort désireux de transformer femmes, hommes et objets en autant d’amas de viande, je la dois en très grande partie à l’écrivain congolais Sony Labou Tansi, décédé. Mais, plus que le crâne de mort, c’est la politique de la vie, la critique de la vie dans les conditions où ‘l’homme’ est condamné au hurlement qui intéressait vraiment Labou Tansi. Je me situe dans cette lignée.

Vous proposez une lecture particulièrement intéressante du couple freudien « éros et thanatos » dans la postcolonie (« pulsion de mort » et « instinct de jouissance »). Vous mariez Freud à Foucault, en discutant par exemple la pertinence du concept de biopolitique, afin d’élaborer votre concept de « nécropolitique ». Pouvez-vous expliciter cette expression que vous avez travaillée à partir de l’esclavage mais aussi de la situation contemporaine en Palestine ?

Le texte intitulé « Nécropolitique » est paru bien après De la postcolonie. Il fait donc partie d’un cycle plus récent de mon travail. Dans cette étude, je voulais rendre compte du phénomène que représente l’apparente généralisation de formations du pouvoir et de modes de souveraineté dont l’une des caractéristiques est de produire la mort à partir d’une manière de calcul purement instrumental de la vie et du politique – à partir d’une administration purement dépensière des corps humains, et de laquelle résulte la décharge de tous ceux qui ne comptent pas.

Je partais du fait que nous avons toujours vécu dans un monde profondément marqué par diverses formes de terreur, c’est-à-dire de gaspillage de la vie humaine. Vivre sous la terreur, et donc sous le régime du gaspillage, n’est pas nouveau. Historiquement, la stratégie des États dominants a toujours consisté à spatialiser et à décharger cette terreur en en confinant les manifestations les plus extrêmes dans un tiers-lieu stigmatisé racialement – la plantation, la colonie, le camp, le ghetto ou, comme dans les États-Unis contemporains, la prison. Parfois, ces formes d’occupation et ce pouvoir de segmentation, de confinement et de destruction ont pu être exercé par des pouvoirs privés, souvent sans contrôle – ce qui a conduit à l’émergence de modes de domination sans responsabilité.

Je m’interrogeais donc sur le caractère historique des formes de souveraineté dont le propre est d’administrer la terreur. Il m’est alors apparu qu’ici, le souverain n’est pas tant celui qui décide de l’exception (c’est-à-dire de la vie et de la mort, de la vérité et de la fiction) que celui qui dispose du pouvoir de manufacturer toute une foule de gens dont le propre est de vivre au bord de la vie, ou encore sur le bord externe de la vie – des gens pour lesquels vivre, c’est s’expliquer en permanence avec la mort, dans des conditions où la mort elle-même tend de plus en plus à devenir quelque chose de spectral tant par la façon dont elle est vécue que par la manière dont elle est donnée. Il y a, ici, une sorte de souveraineté dont le propre est l’indifférence à la mort. Cette indifférence à la mort a partie liée avec l’expérience de la plantation et de la colonie ; la manière dont sous le régime de la plantation et en colonie on imagine les différences dans l’humanité et l’on considère comme allant de soi la hiérarchie des races.

La notion de « nécropolitique » suscite donc trois séries de questions. Et d’abord celles qui ont trait aux domaines du superflu – de la vie superflue, celle dont le prix est si faible que cette vie n’a aucune équivalence ni marchande, encore moins humaine propre, cette espèce de vie dont la valeur est « hors économie » – toute économie. Partant de cette sorte de vie, la notion évoque ensuite la sorte de mort qui en constitue comme l’équivalent. Strictement parlant, il s’agit d’une mort à laquelle nul ne s’estime obligé de répondre. Nul n’éprouve, à l’égard de cette sorte de vie ou de cette sorte de mort, un quelconque sentiment de justice.

Finalement, le pouvoir nécropolitique opère par une sorte de réversion entre la vie et la mort, comme si la vie n’était que le médium de la mort. Le pouvoir nécropolitique toujours cherche à abolir toute distinction entre les moyens et la fin. Pour cette raison, il est indifférent aux signes objectifs de la cruauté. À ses yeux, le crime constitue une part fondamentale de la révélation, et la mort de ses ennemis est, par principe, dépourvue de toute symbolisation. Une telle mort n’a rien de tragique. Voilà pourquoi le pouvoir nécropolitique peut la multiplier à l’infini, soit par petites doses, soit par des poussées spasmodiques – la stratégie des « petits massacres », selon une implacable logique de séparation, de strangulation et de vivisection, comme on le voit en Palestine, mais aussi dans d’autres endroits dans le monde.

Je parlais de la race. Dans une large mesure, elle est le moteur du principe nécropolitique en tant que celui-ci est le nom de la destruction organisée, le nom d’une économie sacrificielle dont le fonctionnement requiert l’abaissement généralisé du prix de la vie d’une part, et de l’autre le déploiement continu de moyens sans fins. On voit bien ce principe à l’œuvre dans le processus par lequel, aujourd’hui, la simulation permanente de l’état d’exception justifie la guerre contre la terreur – une guerre d’ éradication, indéfinie, absolue, sans but ni raison, qui revendique le droit à la cruauté, à la torture et à la détention indéfinie, et donc une guerre qui puise ses armes dans « le mal » qu’elle cherche à éradiquer, dans un contexte où le droit et la justice sont exercés sous la forme de représailles, de la vengeance et de la revanche.

On pourrait rapprocher votre conceptualisation du pouvoir colonial de ce que Judith Butler appelle la « vie psychique du pouvoir », ce qui permet d’introduire la dimension genre de la sexualité. Qu’en pensez-vous ?

J’hésite à vous répondre parce que le texte auquel vous faites allusion est singulièrement compliqué, et je ne suis pas certain de l’avoir bien compris.

Je suis néanmoins disposé à vous suivre si, par « vie psychique du pouvoir », l’on veut dire que le sujet colonial est le produit du désir d’une force extérieure à soi, qu’il n’a pas choisi librement, mais qui paradoxalement initie et forme son être ; ou encore que le sujet accueille cette force externe comme le moment même de son inauguration. En colonie, il est évident que cette constitution du sujet dans le désir de subordination – ce « petit secret » – relève, quelque part, d’un procès d’ordre psychique, l’assujettissement psychique marquant bien, comme le rappelle Butler elle-même, une modalité spécifique, intériorisée et productive de la domination.

Encore faut-il, par ailleurs, prendre au sérieux ce dont traite Fanon : le procès par lequel le sujet colonial se retourne contre lui-même et s’affranchit des conditions de son émergence dans et par la sujétion. La vie psychique est fortement impliquée dans ce processus d’affranchissement qui, chez Fanon, procède naturellement d’une pratique absolue de la violence alors que chez Butler, il faut aller la trouver dans des actes somme toute abstraits tels que l’auto-reproche, la mélancolie et l’interdit et pas vraiment dans le soulèvement ou encore l’insurrection.

Quelle est la place du genre et de la sexualité dans tout cela ? Je crois que le genre et la sexualité sont, ici, des signes dans une chaîne. L’histoire de la sexualité en Afrique reste à écrire. Viendrait-elle à être écrite, je suis persuadé qu’elle ne sera pas une histoire de la répétition et de la mélancolie, mais plutôt une histoire de l’inversion et de la fête. L’histoire du sexe en Afrique sera l’histoire de ce qui, nécessairement, excède les assignations originaires. Ce sera l’histoire de la lutte, mais aussi de la réconciliation entre le sujet et son corps – lutte et réconciliation dont l’enjeu, chaque fois, est d’inaugurer de nouvelles possibilités expressives.

Justement, à propos de l’Afrique, vous développez toute une réflexion sur la génitalité du pouvoir résistant à toute symbolisation. Est-ce que vous pouvez revenir sur cette nouvelle compréhension de la phallocratie ?

Dans mon esprit, le phallus n’est pas seulement un lieu abstrait, un simple signifiant ou un signe différenciateur – l’objet détachable, sécable et offert à la retranscription symbolique dont parlait Lacan. Certes, le phallus ne se réduit pas au pénis en tant que tel. Mais il n’est pas non plus l’organe sans corps qu’affectionne tant une certaine tradition psychanalytique occidentale.

Je m’efforce donc de prendre au sérieux le phallus dans son sens grec de phallos, c’est-à-dire ce qui, de la vie, se manifeste de la façon la plus pure comme turgescence, comme poussée et comme intrusion. Il est bien clair que l’on ne peut pas parler de poussée, de turgescence et d’intrusion sans restituer au phallus sinon sa physicalité, du moins sa chair vive, sa capacité à témoigner des domaines du sensible, à éprouver toutes sortes de sensations, de vibrations et de frémissements (une couleur, une senteur, un toucher, un poids, une odeur, et ainsi de suite).

Il se trouve que le statut du phallus dans l’imaginaire africain, ou du moins dans l’art et la sculpture des peuples africains – ce statut présente d’innombrables ressemblances avec celui du phallos grec. Dans tous les cas, en tant que sujet sculpté, le phallus, ici, se définit avant tout par son énorme puissance d’affirmation. Il est le nom d’une force totalement affirmative. Je crois que, d’un point de vue anthropologique et phénoménologique, c’est ce qui le lie si étroitement au pouvoir, lui-même conçu comme procès, mise en jugement.

Il s’ensuit qu’ici, le pouvoir n’est pas seulement doté d’un phallus qui fonctionne comme son emblème et sa parure. Le pouvoir est phallus. Le pouvoir, on ne le possède qu’en l’enfourchant. Et le phallus est l’agent maître de cette opération d’enfourchement. Cet agent maître a prétention à agir comme source de mouvement et d’énergie. Il fonctionne à la manière d’un Sujet qui cherche à tout enfourcher. Voilà pourquoi il est voué à une gymnastique permanente, condamné au manège. D’où ce mélange de violence et de comédie dont traite mon livre.

Et donc ce que vous appelez la phallocratie, c’est fondamentalement une formation de pouvoir, une série de dispositifs psychiques qui fonctionnent sur la base de la croyance selon laquelle c’est dans le phallus que quelque chose se passe ; c’est dans et par le phallus qu’il y a événement ; qu’en fait, le phallus, voilà l’événement.

Cette idée, il faudrait, bien entendu, la soumettre à une vérification historique. Par ailleurs, je dois tout de suite le souligner, cette idée n’est pas typiquement « africaine ». La croyance selon laquelle au bout du compte, le pouvoir, c’est l’effort que déploie le phallos sur lui-même pour devenir Figure – cette croyance est très largement répandue. En fait, elle continue de fonctionner comme le non-dit, le sous-sol, voire l’horizon de notre modernité même si, de cela, nous ne voulons absolument pas en entendre parler.

Il en est de même de la croyance selon laquelle le phallus n’est phallus que dans le mouvement par lequel il cherche à s’échapper du corps et à se doter d’une autonomie propre. Et c’est cette tentative d’échappée, ou encore cette poussée, qui produit des spasmes, le pouvoir en postcolonie déclinant par ailleurs son identité justement par ces poussées spasmodiques.

Par rapport à ce qui précède, je développe deux arguments principaux dans le livre. Et d’abord je dis qu’au fond, dans les conditions postcoloniales, les spasmes par le biais desquels l’on croit reconnaître et identifier le pouvoir et ses vibrations ne font que dessiner le volume creux et aplati de ce même pouvoir. Car le phallus a beau se dilater. Cette dilatation est toujours suivie d’une contraction et d’une dissipation, d’une détumescence.

D’autre part, je fais valoir que dans les conditions postcoloniales, le pouvoir qui fait hurler le sujet et qui arrache de sa bouche des cris incessants ne saurait etre qu’un pouvoir accouplé de sa bête – de son esprit-chien, son esprit-porc, son esprit canaille. Il y a un matériau corporel, charnel de ce type de pouvoir, une carcasse dont le phallus est la manifestation la plus éclatante tout autant que la surface assombrie. Un pouvoir qui est phallos dans le sens que je viens de tracer ne peut se présenter à ses sujets que revêtu d’un crâne de mort. C’est ce crane qui leur fait pousser de tels hurlements.

Le surinvestissement de la virilité comme ressource symbolique et politique est un effet historique des techniques de déshumanisation et partant de dévirilisation systématique, caractéristique de ce que l’on pourrait appeler « la gouvernementalité coloniale ». F. Douglass, W.E.B. Dubois, ou encore Frantz Fanon ont montré comment la castration effective ou symbolique du Noir, et plus généralement de l’esclave ou du colonisé, a transformé la virilité en ressource convoitée dans le processus de construction des sujets politiques postcoloniaux. Quels sont vos liens avec la pensée de Frantz Fanon sur ce sujet ?

Historiquement, il y a une part de vérité dans ce que vous dites. Le lynchage des hommes noirs dans le Sud des États-Unis au temps de l’esclavage et au lendemain de la Proclamation d’Émancipation s’origine en partie dans le désir de les castrer. Pris d’angoisse au sujet de son propre potentiel sexuel, le « petit blanc » raciste est saisi de terreur à la pensée du « glaive noir » dont il redoute non seulement le volume supposé, mais aussi l’essence pénétrative et assaillante.

L’écrivain Michel Cournot disait à peu près la même chose en des termes plus luxurieux : « L’épée du Noir est une épée. Quand il a passé ta femme à son fil, elle a senti quelque chose » qui est de l’ordre de la révélation. Mais elle a également laissé derrière elle un gouffre. Et dans ce gouffre, précisait-il, « ta breloque est perdue ». Et de comparer le pénis noir au palmier et à l’arbre à pain qui ne débanderait pas pour un empire.

Je veux dire que dans le geste obscène qu’est le lynchage, l’on cherche donc à protéger la pureté supposée de la femme blanche en tenant le Noir à hauteur de sa mort. On veut l’amener à contempler l’extinction et l’obscurcissement de ce que, dans la fantasmagorie raciste, l’on tient pour son « soleil sublime », son phallos. La déchirure de sa masculinité doit passer par la transformation de ses organes génitaux en champ de ruines – leur séparation d’avec les puissances de la vie. C’est parce que, comme le dit bien Fanon, dans cette configuration, le nègre n’existe pas. Ou plutôt, le nègre est avant tout un membre.

Ceci dit, le surinvestissement de la virilité comme ressource symbolique et politique n’est pas seulement un effet historique des techniques de déshumanisation et de dévirilisation qui ont caractérisé le régime de la plantation sous l’esclavage ou la gouvernementalité coloniale. Je crois que ce surinvestissement, voilà la vie propre de toute forme de pouvoir, y compris dans nos démocraties. Voilà la pure activité du pouvoir en général, ce qui lui donne sa vitesse, et partant, sa violence. La virilité représente la ligne septentrionale du pouvoir en général, sa ligne frénétique.

Il suffit, à ce propos, de bien observer ce qui se passe aujourd’hui. À l’heure où certains veulent nous faire croire que « l’islamo fascisme » est le danger de tous les dangers, les guerres en cours contre des pays arabes ou mahométans ne sont-elles pas vécues comme autant de moments de « décharge » (Entlastung) dont la valeur paradigmatique résulte précisément du fait que cette décharge s’effectue sur le modèle de l’érection de l’organe génital masculin, les technologies de pointe jouant à cet égard le rôle d’objets d’assaut qui rendent possible une certaine manière de coit – le nationalisme racial ?

Allons plus loin. Dans une large mesure, ces guerres n’ont-elles pas pour objet les bourses – ce par quoi il faut comprendre les rites de vérification des couilles et les logiques d’arraisonnement de la lutte à mort (la guerre justement) par la logique du profit ? Chaque bombardement à haute altitude, chaq
ue séance de torture dans les prisons secrètes d’Europe et d’ailleurs, chaque décharge guidée au laser n’est-il pas la manifestation d’un orgasme viril, l’Occident se vidangeant en faisant de la destruction des États mahométans le phare même de la jouissance à l’âge de la technologie avancée ?

Tout ne se ramène sans doute pas à ce que je viens de dire et il y a sans doute dans mes propos un brin de provocation. Mais il serait naïf de s’interroger sur les fonctions des guerres contemporaines et leur économie politique en faisant fi de l’érotique raciste et masculine qui les lubrifie et qui en est une constituante essentielle, ou encore en occultant leur essence théo-pornologique. Dans les guerres sans but ni raison en cours, il y a une manière de projection de l’imagination virile et du désir pervers que l’on ne peut pas sous-estimer.

Vous analysez cette question de la sexualité en vous référant également à la situation africaine anté-coloniale. Mais que pensez-vous de ce rapport entre sexualité, génitalité phallique et pouvoir dans les sociétés européennes contemporaines – je pense à la France par exemple ?

Vous le dites vous-mêmes, et je viens de faire allusion à nos démocraties. Lorsque, s’agissant de la France, Nicolas Sarkozy érige le devoir d’amour de la patrie en table de la loi (La France, vous l’aimez ou vous la quittez), que veut-il donc ? Cet amour – comment s’exprime-t-il sinon par une vérification et une démonstration des avoirs virils ? Récemment encore, l’ex-Premier ministre, M. Villepin, ne parlait-il pas de son pays comme d’une femme consumée par le besoin d’être enfourchée ? Pourquoi, suivant en cela M. Le Pen, le même Nicolas s’est-il efforcé d’exciter aussi brutalement cette zone érogène qu’est le racisme s’il n’était apeuré par le fantasme d’ablation ? La surenchère à propos de « La Marseillaise », de l’immigration et de l’identité nationale – quel souci prioritaire cache-t-elle sinon la hâte des politiciens à faire la preuve qu’ils « en ont » ?

Par ailleurs, n’est-il pas révélateur que Ségolène Royal ait passé le plus clair de sa campagne électorale, soit à tenter de « voler » un morceau de sa virilité à M. Sarkozy, soit à exploiter son statut de mère de famille prête à allaiter son nourrisson, la nation toute entière ? Ces pulsions sexuelles ont donc toujours été là. Et à présent que les femmes vont à la conquête du pouvoir d’État, il faudra de plus en plus compter sur ces fantasmes où se relient les seins purs de la Vierge lactante et le pénis « suçoteur ».

Puisque nous y sommes, pourquoi ne pas prendre le risque de la généralisation ? Je dirais qu’une grande partie de l’imaginaire culturel et de la culture politique de la France repose sur une configuration psychique originelle : le pouvoir de « consommation » des femmes et le fantasme des liquidités partagées. On le voit bien y compris au niveau des symboles de la nation. Dans la silhouette de Marianne, ce n’est pas seulement la beauté et la féminité qui sont données à admirer. C’est aussi la valeur phallique et narcissique du sein qui est littéralement exposée.

Voici, en effet, une culture qui, historiquement, a toujours attribué au « père » le statut de premier « planteur » (pouvoir d’engendrement et de fécondation). C’est également une culture qui a toujours été hantée par la figure du père incestueux habité par le désir de consommer sa pucelle ou son garçon, ou d’annexer ses filles à son propre corps, dans le but de s’en servir comme complément à la stature défaillante de l’homme, comme le montre bien l’épopée de Jeanne d’Arc.

Plus que toute autre démocratie moderne, la France a « stylisé » au plus haut point la référence phallique et l’investissement dans la féminité et la maternité, situant du même coup la jouissance sexuelle dans le sillage d’une politique séculière du ravissement. C’est la raison pour laquelle le politique en France a toujours été, quelque part, une manière de confrontation furtive avec, et d’adoration de ce qu’il nous faut appeler la statue.

En axant votre conceptualisation du pouvoir colonial sur la génitalité et la virilité, vous risquez d’appréhender les femmes ou le rapport de genre de façon très idéologique : les femmes n’apparaissant que comme des objets sexuels, de convoitise ou d’échange. Comment éviter un certain « africanisme » – sur le modèle de l’orientalisme – lorsque l’on conceptualise ainsi sexualité et pouvoir colonial ? Comment déjouer ces représentations des sociétés africaines comme structurellement sexistes, comparées aux sociétés européennes qui elles incarneraient, à travers l’égalité des sexes et des sexualités, la « modernité » ?

L’objet principal de mon discours, ce ne sont pas les rapports de genre en tant que tels. Comme je l’ai déjà dit, dans De la postcolonie, je m’interrogeais surtout sur les rapports entre corporéité et politique – la façon dont le pouvoir sollicite sans relâche le corps et l’in-forme, le travaille et le traverse, le délimite comme objet destiné à satisfaire et à combler toutes sortes de pulsions. Il est bien évident que ceci n’a rien d’ »africain » si, par ce terme polémique, l’on entend une force obscure et psychotique, murée dans un temps en quelque sorte pré-éthique, pré-politique et pré-moderne, bref, un monde à part.

D’ailleurs, ce qui est frappant en Afrique, c’est l’extraordinaire richesse symbolique de la relation au corps. Aussi bien le corps que la sexualité hors du pouvoir toujours ouvre sur un champ de dispersion et donc d’ambivalence. Dans ce domaine, comme dans celui de l’art et surtout de la musique et de la danse, ce qui me frappe, c’est la logique des significations inattendues.

Le corps, on ne l’a pas simplement. On vit son corps. Et de préférence comme un symbole d’ambivalence absolue – l’ambivalence du symbole comme ce qui précisément libère le désir, l’éloigne des filets du pouvoir qui tente de le coloniser. Voilà pourquoi le corps vécu n’est corps que dans la mesure où il ouvre à toutes sortes de potentialités expressives, à la singularité. Il suffit de voir comment les Africains s’habillent, usent des ornements, dansent. Comment faire en sorte que ces potentialités expressives échappent au langage des besoins induits et des désirs manipulés (le code du capital) ? Telle est à mon avis la question.

Tout cela me paraît bien plus important que la manipulation, en Occident, du thème du respect des femmes dans le but de plaider je ne sais quelle supériorité culturelle. Comme à l’époque coloniale, l’interprétation dévalorisante de la manière dont le Noir ou le musulman traite « ses femmes » participe d’un mélange de voyeurisme, d’horreur et d’envie – l’envie du harem. La manipulation des questions de genre à des fins racistes, par le bais de la mise en évidence de la domination masculine chez l’Autre vise presque toujours à occulter la réalité de la phallocratie chez soi. Commençons-donc par enlever la poutre qui encombre nos yeux avant de songer à retirer la paille logée dans l’œil du voisin.

Au moment des révoltes de l’automne 2005 en France, vous avez écrit un texte remarquable sur le racisme de la société française, « La République et sa Bête ». Presque deux ans après, des mouvements comme les Indigènes de la République se sont développés et d’autres, comme le CRAN (conseil représentatif des associations noires), se sont créés. Quel est votre regard sur l’émergence de ces mouvements, sur l’émergence de ces identités et de cette militance « postcoloniales » ?

L’émergence de tels mouvements est le symbole d’un profond malaise dans la culture française elle-même – d’une crise de la façon dont la France se pense en ce nouveau siècle, de la façon dont elle pense ce nouveau siècle.

La crise culturelle et intellectuelle – et donc identitaire – que je suis en train d’évoquer, la France en fait l’expérience parce qu’elle a raté certains des principaux voyages de la pensée qui ont caractérisé la deuxième moitié du vingtième siècle. Le reste du monde, nous avons appris une ou deux choses au cours de cette période. Et d’abord, qu’il n’existe pas une histoire de « l’homme en général ». Viendrait-elle à être écrite, elle ne serait qu’une histoire d’abstractions et de cruautés. L’histoire de « l’homme en général », c’est toujours l’histoire concrète d’êtres humains « en situation », « en mouvement », « en train de circuler ».

Chaque fois qu’un pays fait l’expérience de l’esclavage et de la colonisation (soit comme sujet qui pratique, soit comme sujet qui subit l’une ou l’autre de ces formes de déshumanisation) – l’idéologie de « l’homme en général », très vite, se transforme en l’histoire d’un sujet dominant, d’un « sujet maître » qui, comme par hasard, se trouve toujours être « blanc » et « masculin ». Et donc l’universalisme abstrait, toujours, finit par revêtir la forme d’un sujet maître qui, dans sa rage de passer pour l’homme tout court, doit se constituer et se définir d’abord dans et par ce qu’il exclut et disqualifie, dans et par ce qu’il autorise et dévalorise, dans et par les frontières qu’il érige entre lui-même et ses « autres ».

De ce point de vue, il est fort significatif que la plupart des mouvements que vous évoquez constituent des sortes de contre-subjectivités. Ils jouent de la différence non point pour s’exclure de l’en-commun, mais comme d’un argument ou d’un levier pour faciliter le passage du statut de sans-parts à celui d’ayant-droits. Ils montrent que pour arriver au semblable, il faut commencer par partager les différences. La reconnaissance de la différence est le point de départ d’une politique du semblable ou, mieux, d’une politique de l’en-commun.

Je reconnais que c’est une position paradoxale et extrêmement risquée, ne serait-ce que parce que ce sont les relations de pouvoir qui produisent ce désir de différence. Ce désir n’est, en effet, pas spontané. On sait qu’en plus d’être des systèmes économiques et de pouvoir, l’esclavage et le colonialisme constituaient d’énormes machines de fabrication historique de la différence raciale et culturelle. À cause de cet héritage de fabrication de la différence sur la longue durée, la France est aujourd’hui confrontée à la question politique de l’altérité en tant que cette dernière complique plus qu’auparavant le prédicat relativement simpliste d’une citoyenneté républicaine.

Je ne cherche pas à me voiler la face quant aux dangers de ce désir de différence, notamment lorsque la différence se pose politiquement comme le lieu d’une spécificité insondable par nature. Ceci dit, il n’y pas de politique du semblable ou de l’en-commun sans une éthique de l’altérité – altérité non point comme essence ou revendication aveugle d’une quelconque spécificité, mais comme expérience de partage et de dialogue entre soi-même et de multiples autres interlocuteurs à la fois.

La différence ou l’altérité n’est donc pas, a priori, refus de la similarité. Là où il y a eu une histoire de la violence, la revendication de la différence apparaît souvent comme le substrat naturel de la revendication d’humanité. Se proclamer différent devient une manière d’échapper à la négation imposée, de renégocier les termes d’une politique de l’en-commun.

L’autre chose que la deuxième moitié du vingtième siècle nous apprend, c’est que le colonialisme n’est pas la seule machine productrice de la différence. Le régime du capitalisme avancé dans lequel nous vivons est, entre autres, un régime de prolifération des différences. La différence, sous la mondialisation et le capitalisme avancé, est produite et circule comme un moyen d’échange et comme un objet de consommation. En fait, comme le rappellent bien des théoriciens de la globalisation (Appadurai, Bayart et d’autres), l’inscription et la circulation des différences à l’intérieur d’une logique de marché constituent des traits distinctifs de la mondialisation.

À bien des égards, l’économie politique contemporaine a fait de la composition et de la fusion des différences sa matière d’échange principale en même temps que la monnaie même de cet échange. Il n’y a qu’à étudier les transformations de la culture populaire et des médias pour se rendre compte du pouvoir de la différence au sein de cette économie d’allure spéculaire : logique du mélange constant du local, du proche et du lointain dans la musique, la cuisine, la mode, le sport ou l’habillement.

La question posée à la démocratie laïque et républicaine française aujourd’hui est donc celle de savoir comment libérer la notion de différence de ses connotations négatives et y introduire d’autres normes et valeurs. Il est, à cet effet, significatif que la plupart des luttes récentes aient porté sur la question de la mémoire et de la narration de soi.

La France doit comprendre que si elle échoue à représenter « cela » qui a été exclu, supprimé ou refoulé dans le régime symbolique actuel, « cela » se transformera nécessairement en contre-mémoire de sa culture nationale. Si la France veut être la manifestation concrète d’un État universel moderne, il lui faudra accorder plus d’attention qu’auparavant aux mémoires minoritaires. Elles sont porteuses d’une autre histoire du sujet. C’est en leur accordant tout le souci nécessaire que l’on opérera un retour sur les mémoires partagées.

L’une des raisons des luttes actuelles, c’est en effet le refus de reconnaître que tous ont une mémoire. Dans un contexte où la possession d’une mémoire ou le droit à la mémoire fonctionne à la manière d’une ligne de démarcation entre l’humain et « les autres », la France ne peut se permettre de se refermer ni dans la nostalgie réactionnaire (le caractère globalement positif du colonialisme), ni dans le ponce-pilatisme et le déni de responsabilité. Pour que nos catégories deviennent véritablement universelles et réellement applicables à la généralité, il faut inclure tout le monde et gérer les tensions qui découlent de cette inclusion.

Je dois souligner que ce débat est loin d’être nouveau. Il occupait déjà bon nombre d’esprits, dès l’été 1940, au moment de la défaite, au milieu de l’occupation et de Vichy. À l’époque, et surtout au sortir de la guerre, le différend portait sur les symboles et institutions de la France de l’après-guerre, sur l’idée de la France elle-même, son identité, ses valeurs, et le sens de sa démocratie. À l’époque, les risques de désintégration de l’Empire étaient réels. Mais en même temps, la frontière symbolique entre colons et colonisés s’était quelque peu estompée. Ils avaient tous été unis dans la même condition d’humiliation et de subordination.

À partir de leur statut de Français d’origine africaine installés en colonie, des gens comme Félix Éboué contribuèrent alors, de manière décisive, à la production de l’idéologie morale qui soutint la Résistance. Chez nombre de ces gens, les questions de loyauté et de patriotisme, de la différence entre la république et l’empire, de la dissidence et de la trahison, de la liberté et de la démocratie – tout cela exigeait que soit remis à plat le projet colonial proprement dit. Pour sauvegarder le lien entre la république et la liberté, il fallait, à leurs yeux, sacrifier le colonialisme et le remplacer par une France capable d’intégrer, d’absorber et d’assimiler tous les peuples q
ui la constituent. La France de l’époque était alors un énorme ensemble multi-territorial, multinational. Et la république était composée d’une multitude de races, de religions, de publics, pour ne pas parler de groupes d’intérêts. La transformation qu’elle ne parvint guère à opérer au sortir de la guerre (ou qu’elle se refusa à opérer) était celle qui aurait conduit à une totale dé-racialisation du politique.

Au fond, ce sont ces vieilles questions que les luttes en cours cherchent encore à démêler.

Paul Gilroy, dans Against Race, développe une critique magistrale sur les apories dans lesquelles le recours au terme de « race » plonge les mouvements ou la communauté noirs dans les pays anglo-américains. Quelle est votre analyse sur le retour de la « race » dans les pays francophones ? Et pensez-vous qu’il soit possible d’en faire un concept d’analyse critique de la postcolonie ?

Le statut de la « race » en France et dans les anciennes colonies et possessions françaises n’est pas le même que dans les pays anglo-saxons. De même le racisme à la française ne fonctionne pas sur le même modèle que le racisme anglo-saxon. Ceci s’explique sans doute par des raisons d’ordre historiques, mais aussi philosophiques et politiques.

Prenons l’histoire. Qui, aujourd’hui, sait qu’entre les deux guerres, le public français fut abreuvé d’images et d’objets en provenance des possessions françaises d’Afrique noire et du Maghreb, d’Asie du Sud-est et des Antilles ? Ces images et objets étaient partout et il était presque impossible de ne pas les voir puisqu’ils pénétraient la plupart des sphères de la vie publique et privée. Qu’il s’agisse de livres, de films, de la publicité ou des expositions, tout était fait pour rendre visible l’emprise de la France outre-Mer. Ainsi, le Musée de l’Homme, inauguré en 1937, contenait le tribut amassé par la fameuse Mission Dakar-Djibouti dont rend compte Michel Leiris dans son Afrique fantôme.

Le film documentaire Le Voyage au Congo de Marc Allégret était projeté à peu près partout. Dans « l’Appel du silence », en 1936, un hommage cinématique était adressé à la mission civilisatrice de Foucauld, tandis que l’Anthologie nègre de Blaise Cendrar, déjà en 1921, enregistrait un énorme succès. René Maran gagnait le Prix Goncourt pour son roman Batouala – première consécration d’un auteur d’origine nègre par cette prestigieuse institution. Bien avant la déification de « Zizou » (Zinedine Zidane), Joséphine Baker avait déjà popularisé Zouzou. Une énorme fascination s’était emparée des Français en rapport à toutes choses coloniales. Les enfants lisaient les aventures de Tintin au Congo et les gens de tous âges avaient leur petit-déjeuner au goût de « Y’a bon Banania » dont la mascotte était un tirailleur sénégalais.

On aurait de la peine aujourd’hui à croire qu’il y eut un moment en France, dans les années 1920, où l’intérêt pour la culture nègre n’était pas seulement une mode, mais où être au fait de cette culture constituait le signe même de la modernité. Mais il y a une différence entre les images que l’on montre de l’autre, ce que l’ont dit au sujet de l’autre et ce que cet autre dit de lui-même (auto-récit). Je veux dire que ce qui, historiquement, caractérise le racisme à la française, c’est l’intimité des images de l’Autre que l’on fabrique et la distance humaine d’avec ceux et celles que ces images représentent. Ceux et celles qui sont mis(es) en images constituent, à la vérité, des objets d’un dessein qui ne les concerne pas au premier chef.

Ainsi fonctionne historiquement le racisme à la française. Toujours il évoque un signe qui, à peine né sous le regard, doit aussitôt glisser sous le même regard ; doit être aussitôt rendu à l’invisible soit parce que voir, dans ce cas, c’est montrer plus qu’on ne voit ; ou encore parce que voir, dans ce cas, c’est toujours voir moins que cela qui est montré. L’objet du voir, c’est précisément de rendre superflue la nécessité d’une pensée critique. Le corps noir, juif, ou arabe que l’on voit pré-existe, en quelque sorte et idéalement, dans l’imagination. Avant d’être vu, il est déjà subordonné à la volonté de celui qui est appelé à le voir. Il y a une loi du regard qui lui donne forme avant même qu’il n’ait été vu. Voilà, à mon avis, une première manière de fonctionnement du racisme à la française.

Typique également du racisme à la française est le rapport entre race, frivolité et exotisme. Ce qui se passe dans les années 1920 à Paris est, à cet égard, très significatif, et nous vivons toujours sur cet héritage. À cette époque, la culture nègre devient, du moins dans les milieux avant-gardistes, l’étalon même de la modernité. Un puissant mouvement d’appropriation de ce que l’on pourrait appeler les formes nègres s’opère dans des domaines aussi variés que la publicité, la peinture, la sculpture, la photographie, la musique populaire, la danse et le théâtre, la littérature, le journalisme, le design, la mode. L’avant-garde parisienne, consciente de bousculer les valeurs bourgeoises d’alors, se réclame alors de la négrophilie. Mais loin d’être un amour pur et simple porté à l’endroit d’un semblable, la négrophilie devient en effet le miroir des ambiguïtés que la France d’alors entretient par rapport à la question de la race.

Dans une large mesure, l’exotisme est la langue privilégiée du racisme à la française. Mais l’un des canons de l’exotisme est la frivolité. L’attraction a lieu non pas du fait des similarités, mais précisément parce que les différences subjectivées, une fois mises en branle, permettent de produire des fantasmes. La mise en acte de ces fantasmes constitue une dimension centrale de l’exotisme et du racisme à la française. Dans cette pratique fantasmatique, les Noirs, par exemple, sont loués pour leur vitalité et énergie primitive, leur naïveté, leurs passions musculaires et leur puissance sexuelle, leurs danses et musiques.

Mais il n’y a pas que l’exotisme. Il y a également une tradition humanitarianiste dont les origines remontent à la Révolution. Dans le domaine artistique, il suffit de voir la peinture d’Anne-Louis Girodet, Portrait du citoyen Belley, qui porte précisément sur l’égalité raciale, au lendemain de la première abolition de l’esclavage. Mais c’est une tendance qui s’affermit notamment au cours de la première moitié du XIXe siècle avec les peintures de Théodore Géricault (Le radeau de la Méduse, 1819), Eugène Delacroix (La mort de Sardanapalus, 1827), ou Jean-Auguste-Dominique Ingres (Odalisque avec une esclave, 1839).

Le travail consiste ici à produire la race et à en faire une valeur d’usage que l’on consomme soit directement, soit par le biais d’artefacts que l’on investit d’une valeur psychique. Pour parler comme Marx, je dirais qu’il est du racisme à la française de toujours chercher à faire de la race à la fois une substance principale et une matière auxiliaire. Peu importent les circonstances où une de ces qualités prévaut sur l’autre. L’important est que l’une peut être convertie en l’autre. Par ailleurs, la race est susceptible de former la matière première de multiples autres produits. Elle doit alors subir toute une série de remaniements et de mutations dans lesquels, sous une forme modifiée, elle fonctionne toujours comme matière première jusqu’à la dernière opération qui l’institue comme objet de consommation de masse.

Tout cela fait que l’on ne peut pas simplement transposer à la situation française la critique d’origine anglo-saxonne.