BONNES FEUILLES. Mouvements publie le chapitre 6 de l’ouvrage d’Achille Mbembe, “Sortir de la grande nuit”, qui paraît ce 14 octobre aux Éditions La Découverte.

Circulation des mondes : l’expérience africaine

L’Afrique postcoloniale est un emboîtement de formes, de signes et de langages. Ces formes, signes et langages sont l’expression du travail d’un monde qui cherche à exister par soi. Dans le chapitre précédent, l’on a tenté d’esquisser les lignes générales de ce labeur, d’en mesurer la vitesse et de suggérer les types de rapports qui, dans le contexte des transformations survenues au cours du dernier quart du XXe siècle, tendent désormais à s’établir entre la violence et la volonté de vie, dont on avait dit auparavant qu’elle constituait le principal ressort philosophique du projet d’une communauté décolonisée. L’on n’a pas suffisamment répété que ces transformations se déroulent le long de plusieurs lignes, tantôt obliques, tantôt parallèles, tantôt courbes. Lignes frénétiques, à la vérité, qui se brisent sans cesse, changent continuellement de direction, ouvrant la voie à un mouvement tourbillonnaire – l’accident plutôt que l’événement, les spasmes, l’étirement par le bas, le mouvement sur place et, dans tous les cas, la complication et l’équivocité. Il s’agit maintenant de décrire non plus le mouvement de contraction, mais d’autres changements de structure opérant selon d’autres logiques : celles de la dilatation, des points de fuite, des échappées. C’est cette production des intervalles et d’autres formes de montage de la vie qu’examine ce chapitre.

Profondes recompositions sociales

Au centre de ces transformations se trouve la redéfinition des termes de la souveraineté des États africains. Ce premier facteur de mutation est en partie le résultat de la multilatéralisation dont les institutions financières internationales ont été les vecteurs les plus visibles au cours des vingt dernières années et, de façon plus caricaturale encore, de l’action des innombrables intervenants dont le statut déborde de loin les distinctions classiques entre le public et le privé (organismes non gouvernementaux, acteurs privés…). Au même moment, un labyrinthe de réseaux institutionnels a émergé sur le plan local. Tous se réclament de la « société civile », mais certains sont en réalité crypto-étatiques. La plupart sont le résultat d’une imbrication entre des réseaux hors l’État et d’autres qui en constituent le prolongement informel. D’autres encore sont soit des paravents des partis politiques ou des élites urbaines, soit des satellites locaux des organisations internationales. L’hétérogénéité des logiques mises en branle par ces différents acteurs explique, en très grande partie, le caractère fragmenté des nouvelles formes de montage de la vie qui désormais prévalent, du moins en milieu urbain. Le vieux monde s’écroule sans que ses coutumes deviennent automatiquement périmées.

Les formes de la stratification sociale se sont, elles aussi, diversifiées. Vers le bas, la précarité et l’exclusion touchent des couches de plus en plus larges de la population. Dans les villes notamment, la pauvreté de masse est devenue un facteur structurel dans les dynamiques de la reproduction. Vers le haut, une couche de plus en plus réduite de propriétaires se recompose grâce au contrôle qu’elle exerce sur les ressources à longue distance et grâce à sa capacité de mobiliser les socialités locales et internationales. Entre les deux, une couche moyenne tente de survivre, voire de constituer quelque héritage, en combinant les ressources tant de l’économie formelle que des marchés parallèles. Leur vulnérabilité économique vis-à-vis de l’extérieur s’accentuant, les acteurs privés et les acteurs étatiques africains ont été obligés de rechercher ailleurs de nouvelles sources de rentes, alors même que les rivalités pour le contrôle des appareils s’étaient intensifiées. La transnationalisation des économies dans le contexte de la mondialisation a toutefois ouvert un large espace d’autonomie aux entrepreneurs privés, qui n’hésitent pas à l’occuper. L’une des formes d’exercice de cette relative autonomie passe, paradoxalement, par la capacité d’entreprendre des guerres. Deuxième facteur à l’origine des recompositions sociales du dernier quart du XXe siècle, la guerre est, partout, la conséquence d’un enchevêtrement de plusieurs processus. Certains sont d’ordre politique. De nombreuses guerres sont en effet le résultat de désaccords de type constitutionnel, dans la mesure où ils portent, en dernière instance, sur les raisons d’être de la communauté politique et la moralité de ses systèmes de répartition des charges, des pouvoirs, des biens et des privilèges. Ces désaccords ont trait aux conditions d’exercice de la citoyenneté, dans un contexte de raréfaction des avantages distribués par l’État et d’élargissement des possibilités de les réclamer ouvertement (démocratisation), voire de les accaparer par la force. Ils se cristallisent désormais autour du tryptique identité, propriété et citoyenneté. Ils ont pour enjeu la refondation de l’État-nation.

Au demeurant, les arguments qui, au lendemain des indépendances, servaient à légitimer le projet de l’État-nation font l’objet de contestations parfois sanglantes. Les régimes autoritaires postcoloniaux avaient, en effet, érigé la double construction de l’État et de la nation en impératif catégorique. Parallèlement, ils avaient développé une conception de la nation reposant sur l’affirmation de droits collectifs que les dirigeants opposaient volontiers aux droits individuels. Le développement, en tant que métaphore centrale du pouvoir et utopie de la transformation sociale, représentait le lieu de réalisation de ces droits ainsi que du bonheur collectif. Le développement passait par la mise en place d’un ensemble de dispositifs institutionnels (partis et syndicats uniques, armée nationale) et le recours à une gamme de pratiques supposées
tirer leur inspiration des traditions autochtones du communautarisme.

Qu’il se voulût d’inspiration socialiste (à l’exemple de l’ujama en Tanzanie) ou capitaliste (Côte-d’Ivoire, Cameroun ou Kenya), qu’il se prévalût du gouvernement civil ou des régimes militaires, le communautarisme postcolonial mettait l’accent – ne serait-ce que verbalement – sur la recherche du consensus, l’équilibre régional et ethnique, l’assimilation réciproque des différents segments de l’élite, la constitution d’un monde commun par le biais du contrôle social et, au besoin, de la coercition. Ces tactiques et dispositifs avaient pour but de prévenir les dissensions et la constitution de factions sur des bases ethniques. Or, en mettant en avant les notions de droits individuels et en réactivant les débats sur la légitimité de la propriété et de l’inégalité, le multipartisme et le modèle de l’économie de marché ont ruiné cette construction idéologique. Par contre, ils n’ont pas conduit à un passage automatique au modèle de la démocratie libérale, et encore moins à une réappropriation et à des traductions locales de ses principaux noyaux philosophiques (reconnaissance politique de l’individu comme citoyen rationnel, capable de procéder par lui-même à des choix indépendants ; affirmation de la liberté individuelle et des droits s’y rattachant). L’une des équivoques de la démocratisation dans les circonstances particulières du capitalisme atomisé dont le continent fait l’expérience est donc la relance, sur une échelle inédite, des disputes sur la moralité de l’exclusion.

À la faveur de ces disputes ont émergé de nouveaux imaginaires de l’État et de la nation. Deux, en particulier, méritent attention. Le premier tente de résoudre l’apparente contradiction entre citoyenneté et identité en préconisant une philosophie de refondation de l’État et de la nation dont le principe de base est la reconnaissance constitutionnelle des identités, des cultures et des traditions distinctes. Cette tradition de pensée nie l’existence d’individus en Afrique. À ses yeux, seules existent les communautés. Il n’y aurait d’individualité que de groupe. Le groupe serait la manifestation par excellence de l’individualité de chacun de ses membres. Dans ce contexte, refonder l’État et la nation consisterait en un art, subtil, d’organiser l’accès – au besoin, sur un mode rotatif – de chaque groupe ou communauté aux avantages et privilèges qui découlent du contrôle de l’appareil étatique. L’accès à ces avantages se ferait grâce à l’affirmation différentielle des identités, cultures et traditions de chaque groupe, et non pas sur la base de l’égale dignité de tous les êtres humains en tant que citoyens dotés d’une raison pratique.

La légitimité de l’État reposerait, dans ces conditions, sur son aptitude à tenir compte de ces différences pour appliquer un traitement particulier à chacun des groupes et communautés, à la mesure des spoliations dont il s’estimerait victime. Plusieurs versions de ce traitement sont d’ailleurs à l’oeuvre ici et là. En Afrique du Sud par exemple, où le régime de l’apartheid a laissé en héritage des structures de redistribution des revenus parmi les plus inégalitaires au monde, des politiques préférentielles ou de discrimination positive ont été mises en place en faveur des groupes historiquement défavorisés. Ces politiques vont cependant de pair avec la reconnaissance des droits individuels prescrits par l’une des constitutions les plus libérales au monde. Par contre, dans des configurations plus perverses, les tentatives de reconstruction de l’État et de la nation sur la base du principe de la différence et de la reconnaissance des identités particulières servent à exclure, à marginaliser, voire à éliminer certaines composantes de la nation . C’est notamment le cas dans des pays où les distinctions entre autochtones et allogènes sont reprises dans la lutte politique. Dans d’autres encore, les groupes qui s’estiment lésés dans leurs droits et marginalisés sur l’échiquier politique national utilisent le discours de la différence pour réclamer des droits collectifs, parmi lesquels un plus grand accès aux ressources tirées de leur sous-sol.

L’autre imaginaire de l’État et de la nation en cours de constitution est porté par les phénomènes de transnationalisation. Au moins deux versions du cosmopolitisme ont ainsi émergé au cours du dernier quart du XXe siècle. La première est un cosmopolitisme pratique, de type vernaculaire, qui, tout en reposant sur l’obligation d’appartenance à une entité culturelle ou religieuse distincte, laisse la place à un intense commerce avec le monde. De ce commerce émergent des formations culturelles hybrides et en voie de créolisation accélérée. C’est, en particulier, le cas dans l’Afrique musulmane soudano-sahélienne, où les migrations et le commerce à longue distance vont de pair avec le colportage des identités et une utilisation habile des technologies modernes. C’est aussi le cas des mouvements religieux pentecôtistes dans les pays chrétiens. Pour nombre d’Africains, le rapport à la souveraineté divine sert désormais de principal pourvoyeur de significations. À peu près partout, la vie cultuelle devient le lieu à partir duquel de nouvelles parentèles se forment. Celles-ci ne sont pas nécessairement biologiques. Souvent, elles transcendent les appartenances anciennes, qu’elles soient lignagères ou ethniques. Le développement des nouveaux cultes divins repose sur l’exploitation de quatre formations idéo-symboliques dont l’emprise sur les conceptions contemporaines de soi est manifeste : la notion de charisme (qui autorise la pratique de l’oracle, de la prophétie et de la guérison) ; la thématique du miracle et de la richesse (c’est-à-dire la croyance selon laquelle tout est possible) ; la thématique de la guerre contre les démons ; et, enfin, les catégories du sacrifice et de la mort. Pour penser la discorde, voire le trépas, c’est à ces figures du langage que l’on recourt. Elles constituent les cadres mentaux à partir desquels lamémoire du passé récent est réinterprétée, et l’épreuve du présent rendue signifiante. Ces figures servent également à instituer des rapports imaginaires avec le monde des biens matériels.

Ce cosmopolitisme des petits migrants a entraîné la prolifération d’espaces de la clandestinité. On le voit à travers l’existence de véritables villes officieuses constituées par l’ensemble des formes dites irrégulières d’accès au sol. On le voit également à travers les pratiques fluides qu’adoptent les migrants illégaux dans les pays d’accueil et la xénophobie qui, par ailleurs, contribue à les confiner davantage dans l’ombre. Dans ces sphères de l’illégalité, les cadres communautaires éclatent, tandis que de nouveaux liens se tissent. Dans des cas extrêmes, des zones hors la loi font leur apparition et introduisent des ruptures significatives dans le tissu urbain. Une économie criminelle fonctionnant à l’interstice de l’institutionnel et de l’informel permet d’asseoir géographiquement des systèmes d’échange avec l’environnement tant local qu’international. Elle oblige les acteurs sociaux à créer des ressources dans des conditions d’instabilité permanente, d’incertitude quasi absolue et sur un horizon temporel extrêmement court.

L’on retrouve, au niveau des élites, une seconde forme de cosmopolitisme qui s’efforce de reconstruire l’identité africaine et l’espace public selon les exigences universelles de la raison. Cette reconstruction s’opère dans deux directions. L’une d’elles consiste en un effort de réenchantement de la tradition et de la coutume. L’autre procède par abstraction de la tradition, le souci principal étant l’émergence d’un soi moderne et déterritorialisé. Dans ce versant, insistance est faite sur la thématique du gouvernement civil, ce dernier devant encourager la création d’insti
tutions qui favorisent la participation égalitaire à l’exercice de la souveraineté et de la représentation. Sur le plan philosophique, ce versant fait valoir ce en quoi les Africains sont identiques aux autres humains. La problématique de la propriété et des droits individuels prend le pas sur les individualités raciales, culturelles ou religieuses ou les philosophies de l’irréductibilité.

Cette seconde forme de cosmopolitisme est inséparable de la difficile émergence d’une sphère de vie privée. La poussée vers la constitution d’une sphère privée est le résultat de plusieurs facteurs. Le premier est lié aux possibilités de migration dont jouissent les élites. Elles peuvent, de ce fait, se soustraire aux demandes de la famille immédiate et se libérer du contrôle social communautaire. Le second est lié aux nouvelles possibilités de s’enrichir sans empiétement de l’État – possibilités que les idéologies de la privatisation n’ont fait que légitimer. Du coup, la jouissance de droits individuels, notamment dans leur liaison avec la propriété, devient un élément critique des nouvelles imaginations de soi.

Le troisième événement est la tension entre la transnationalisation de la production culturelle africaine et les formes de production de la localité et de l’autochtonie. Au cours du dernier quart du XXe siècle, trois sites en particulier ont servi de réceptacle à cette tension : le mouvement de transfert de pouvoirs de l’État central à de nouvelles collectivités territoriales (décentralisation), la métropolisation du continent autour de grands foyers urbains régionaux et cosmopolites, et l’apparition de nouveaux styles de vie. D’un côté, le mouvement de décentralisation est allé de pair avec de profonds redécoupages territoriaux aux enjeux sociaux et politiques multiples. En effet, de tels découpages se sont généralement traduits par des dotations en services et en emplois. Plus important encore, dans le contexte de la transnationalisation des sociétés africaines, la maîtrise des ressources locales s’est révélée être un puissant facteur d’accès aux ressources internationales. Dans plusieurs pays, le redécoupage des territoires a permis aux élites locales de renforcer leurs positions d’intermédiation entre la localité, l’État et les réseaux internationaux. La mobilisation des ressources locales étant indispensable dans la négociation avec l’international, il est clairement apparu que logiques de la localité et logiques de la globalisation, loin de s’opposer, se renforçaient mutuellement.

Par ailleurs, la maîtrise des ressources locales passant essentiellement par le contrôle des fonctions administratives, politiques et financières, de nombreux acteurs sociaux ont cherché à mobiliser les solidarités coutumières pour remporter la compétition ainsi ouverte. C’est l’une des raisons pour lesquelles les processus de décentralisation et de démocratisation ont si nettement contribué à la résurgence des conflits sur l’autochtonie et à l’aggravation des tensions entre les natifs d’une localité, d’une part, et les migrants et allogènes, d’autre part. Partout, les solidarités à base généalogico-territoriales sont réinterprétées, et les rivalités et contentieux internes aux sociétés locales relancés. Production de la localité et production de l’autochtonie constituent les deux faces d’un même mouvement, porté par des acteurs divers : chefs coutumiers, notables, marabouts, élites professionnelles, associations diverses, partis politiques, courtiers, sous-préfets, fonctionnaires, réseaux d’entraide et de solidarité, élites urbaines. Tous ces acteurs participent à la cristallisation d’arènes locales, par le biais de procédures aussi bien formelles qu’informelles, et au gré de rapports de force ou de connivence toujours changeants et souvent difficiles à démêler.

Ce processus à la fois culturel, politique et économique n’est pas seulement encouragé par des acteurs privés. Il l’est aussi par l’État, les institutions financières internationales et les organisations non gouvernementales engagées dans la lutte pour la protection de l’environnement et des droits des peuples indigènes. Dans plusieurs pays, le transfert de la gestion des ressources renouvelables de l’État aux communautés rurales de base n’a pas seulement donné lieu à la création de nouvelles communes et régions – dont la plupart sont établies selon des découpages lignagers et ethniques –, il a aussi donné lieu à la promulgation de nouvelles législations et, parfois, à la reconnaissance, de facto, des droits dits coutumiers. Le foncier est l’un des domaines où une certaine reconnaissance du droit coutumier a eu lieu. Tel a été notamment le cas lorsqu’il s’est agi de délimiter les réserves et parcs naturels, ou de définir les conditions d’exploitation des concessions forestières ou des aires protégées. La confiscation des terres dites coutumières et l’attribution de ces domaines à des individus supposés les mettre en valeur ne constituent plus les uniques leviers d’intervention. L’État ne cherche plus nécessairement à contrecarrer le poids de la coutume et à saper les autorités qui étaient chargées de la garantir. Il en résulte un enchevêtrement et d’inextricables imbrications entre lois de l’État et coutumes locales. Ce pluralisme juridique et normatif régit le comportement et les stratégies des acteurs privés et des communautés en lutte pour l’appropriation des terres. Mais, les nouveaux dispositifs de régulation ne suffisant pas à produire des consensus sociaux, les litiges au sein des populations se sont multipliés. Dans les cas des anciennes colonies de peuplement où la marchandisation des terres s’était réalisée aux dépens des autochtones, les luttes foncières ont pris un tour plus radical (cas du Zimbabwé). C’est aussi le cas dans les régions où les conséquences de la marchandisation de la terre et des ressources n’ont pas été maîtrisées, et où les conflits se nourrissent des rapports de force inégaux entre les entreprises multinationales et les communautés locales qui s’estiment lésées. Ailleurs, c’est la persistance de règles coutumières d’héritage et le poids du contrôle lignager qui se trouvent à l’origine de l’aggravation des tensions entre les autochtones et les allogènes.

Luttes sexuelles et nouveaux styles de vie

Dans le contexte de fluctuation économique forte et de volatilité intense caractéristique du dernier quart du XXe siècle, la fragmentation sociale a touché, en particulier, les structures familiales. Tel est notamment le cas dans les grandes métropoles. Les principales mutations sociales dans ce domaine sont liées aux conditions d’accès des jeunes à l’emploi, à la transformation de la position des femmes dans l’activité économique à la faveur de la crise, et aux changements dans les formes d’union. L’affaiblissement relatif du statut social et économique des jeunes hommes représente, de ce point de vue, un phénomène inédit. Les taux de chômage ont considérablement augmenté au sein de cette catégorie sociale. Le processus de passage de l’adolescence à l’âge adulte n’est plus automatique, et, dans certains pays, les chefs de ménage sont plus vieux qu’il y a quelques années. L’âge au premier mariage ne correspond plus à l’âge de l’entrée en activité. La distance sociale entre les cadets et les aînés sociaux se creuse, tandis que la distribution des rôles et des ressources entre générations se complexifie. Nombreux sont les jeunes hommes désormais maintenus dans des formes de dépendance prolongée, que seul l’enrôlement au titre de soldats dans des formations armées vient briser.

Les relations hommes-femmes et les rôles parentaux sont également en cours de redéfinition. La composition des ménages a, quant à elle, profondément changé. Familles conjugales sans enfants, familles polygamiques sans collatéraux et familles monoparentales témoignent de la diversité des formes de familles en cours de composition. À peu près partout, la mobilité des hommes modifie profondément le contrôle des ménages. En partie du fait de la décohabitation des pères et des mères, de nombreux ménages ont désormais des femmes à leur tête. Sous l’effet de la précarisation du salariat et de la montée de l’exclusion sociale, les rôles masculins et féminins au sein du mariage se transforment également. Un processus de nivellement du statut des femmes et des jeunes hommes est également en cours. Tout cela donne lieu à la prolifération de microstratégies de la part des acteurs sociaux. La polygamie, par exemple, rend possibles de nouvelles stratégies tant masculines que féminines de captation des ressources à l’intérieur de la structure domestique, dans un contexte où les activités des femmes contribuent de plus en plus au revenu de la famille. Les systèmes de solidarité fondés sur les pratiques lignagères et coutumières coexistent désormais avec des rapports marchands souvent brutaux.

Une autre recomposition majeure intervenue durant le dernier quart du XXe siècle est la lente apparition d’une sphère de vie privée tirant ses symboles de la culture globale. Il n’y a pas d’espace plus caractéristique de cette transnationalisation que les domaines du vêtement, de la musique, du sport, de la mode, et du soin apporté au corps en général. Les nouveaux imaginaires de soi ont, en effet, aussi trait à tout cela, ainsi qu’à la sexualité. Dans plusieurs villes, le divorce prend le pas sur le célibat chez les femmes. De nouveaux modèles conjugaux émergent, dont on sait peu de chose. Grâce à l’accès aux moyens de communication modernes, la sexualité des jeunes hors mariage se transforme elle aussi. Nombreux sont ceux qui vivent désormais en marge de ce qui, il y a encore peu, était considéré comme la norme. Tel est le cas de l’homosexualité.

Trois arguments sont généralement mis en avant par ceux des Africains qui considèrent l’homosexualité comme le symptôme de la dépravation absolue. D’une part, l’acte homosexuel serait, à leurs yeux, l’exemple même du « pouvoir du démon » et du geste contre nature – appliquer des parties génitales à un vase autre que le vase naturel. D’autre part, l’homosexualité constituerait une structure de la sexualité perverse et transgressive. Par le biais de l’acte charnel, elle effacerait toute distinction entre l’humain et l’animal : l’acte homosexuel, vil et immonde, ne serait rien d’autre qu’un accouplement bestial contraire à la perpétuation de la vie et de l’espèce humaines. Pour les plus dévots, il serait en outre une source de lubricité et un indice de l’immoderata carnis petulantia – la pétulance immodérée de la chair. Enfin – argument d’inauthenticité –, il serait inconnu dans l’Afrique précoloniale et n’aurait été introduit sur le continent qu’à la faveur de l’expansion européenne.

À la base de telles affirmations se trouvent trois présupposés centraux. Et d’abord l’idée très phallocratique – mais partagée aussi bien par les hommes que par les femmes – selon laquelle, même en état d’apoplexie, le membre viril serait le symbole naturel de la genèse de toute vie et de tout pouvoir. Tel étant le cas, il n’y aurait de sexualité légitime que celle qui fait toujours bon usage du capital séminal. Tout ordonné aux tâches de reproduction, celui-ci ne saurait être dilapidé dans des plaisirs à pure perte. Vient, ensuite, la croyance largement répandue selon laquelle le coït licite n’interviendrait que dans l’organe féminin, l’éjaculation hors du vagin (onanisme) étant la marque même de la souillure et de l’impureté, voire de la sorcellerie. La fonction principale de la vulve serait de délivrer le phallus de sa semence et de la conserver précieusement. Domine, enfin, le sentiment selon lequel toute autre pratique coïtale – notamment celle qui, au lieu de mettre en contact immédiat les organes génitaux, les associerait plutôt avec les orifices et autres voies d’excrétion, d’avalement et de succion – serait une profanation de la chair et un abus abominable.

De tels points de vue, qui accordent une place éminente à la verge dans les procédures de symbolisation de la vie, du pouvoir et du plaisir, restent largement la règle. En accordant tant de poids au travail du phallus, ils négligent les pratiques homosexuelles féminines, pourtant de plus en plus répandues. En outre, ils reposent également sur une lecture très contestable de l’histoire de la sexualité en Afrique et de ses significations politiques. De fait, aussi bien avant, pendant, qu’après la colonisation le pouvoir en Afrique a toujours cherché à revêtir le visage de la virilité. Sa mise en forme, sa mise en oeuvre et sa mise en sens sont largement opérées sur le mode d’une érection infinie. La communauté politique s’est toujours voulue, avant tout, l’équivalent d’une société des hommes ou, plus précisément, des vieillards. Son effigie a toujours été la verge en érection. On peut d’ailleurs dire que l’ensemble de sa vie psychique s’est toujours organisé autour de l’événement qu’est le gonflement de l’organe viril. Au demeurant, c’est ce qu’a si bien su exprimer le roman africain postcolonial. Dans l’oeuvre de Sony Labou Tansi par exemple, le processus de turgescence fait partie des rituels majeurs du potentat postcolonial. Il est en effet vécu comme le moment au cours duquel le potentat redouble sa taille et se projette lui-même au-delà de ses limites. Lors de cette poussée vers les extrêmes, il se démultiplie et produit un double fantasmatique dont la fonction est d’effacer la distinction entre la puissance réelle et la puissance fictive. Dans les jeux de pouvoir et de subordination, le phallus peut jouer, à partir de ce moment, une fonction spectrale. Mais, en cherchant à dépasser ses propres contours, la verge du pouvoir expose, par la force des choses, sa nudité et ses limites et, en les exposant, expose le potentat lui-même et proclame, de manière paradoxale, sa vulnérabilité dans l’acte même par lequel il prétend manifester sa toute-puissance.

Le potentat est donc, par définition, sexuel. Le potentat sexuel repose sur une praxis de la jouissance. Le pouvoir postcolonial, en particulier, s’imagine littéralement comme une machine à jouir.
Ici, être souverain, c’est pouvoir jouir absolument, sans retenue ni entrave. La gamme des plaisirs est étendue. Par exemple un pont relie le plaisir de manger (la politique du ventre) à la jouissance que procure la fellation et à celle qui découle de l’acte de torturer ses ennemis réels ou supposés. D’où la position signifiante qu’occupent l’acte sexuel et les métaphores de la copulation dans l’imaginaire et les pratiques du commandement. À titre d’exemple, la sexualité de l’autocrate fonctionne à partir du principe de dévoration et d’avalement des femmes, à commencer par les vierges qu’il déflore allégrement. Banquiers, bureaucrates, soldats, policiers, maîtres d’école, voire évêques, prêtres, pasteurs et marabouts, s’en vont partout se vidangeant, éliminant le trop-plein et semant au gré du vent. Langage grivois et copulation sont en effet le caprice favori des élites et gens de pouvoir, comme d’autres s’adonnent à la chasse ou aux plaisirs de l’alcool.

Le phallus est donc au travail. C’est lui qui parle, ordonne et agit. C’est la raison pour laquelle, ici, la lutte politique revêt presque toujours les allures d’une lutte sexuelle, toute lutte sexuelle revêtant, ipso facto, le caractère d’une lutte politique. Il faut donc chaque fois en revenir à la verge du potentat si l’on veut comprendre la vie psychique du pouvoir et les mécanismes de subordination en postcolonie. Adepte du viol goulu et affirmation brutale du désir de puissance, la verge du potentat est un furieux organe, nerveux, facilement excitable et porté vers la boulimie. Tel est en particulier le cas lorsque le potentat s’acharne sur les femmes de ses collaborateurs et sujets, ou encore se laisse presser par toutes sortes de garçons (ses subordonnés y compris), brouillant au passage toute distinction entre homo- et hétérosexualité. Pour le potentat en effet, fellation, vénalité et corruption sont supposées ouvrir les écluses de la vie. Dans les pays de la forêt passés au christianisme tout comme en région musulmane, l’autocrate, cramponné à ses sujets, règne sur des gens prêts à s’abandonner à sa violence. Pressés par la logique de la survie, ils doivent flatter ainsi le pouvoir pour augmenter sa congestion et son relief. En poussant son phallus au fond de la gorge de ses sujets, le potentat postcolonial manque toujours de les étrangler.

Par ailleurs, les traditions patriarcales du pouvoir en Afrique sont fondées sur un refoulement originaire : celui de la relation homosexuelle. Bien que dans la pratique elle ait pris plusieurs formes, c’est la relation par l’anus qui, ici, est visée par les pratiques de refoulement. En effet, dans l’univers symbolique de maintes sociétés africaines précoloniales, l’anus était, contrairement aux fesses, dont on chantait volontiers la beauté, l’éminence et les courbures, considéré comme un objet d’aversion et de souillure. Il représentait le principe même de l’anarchie du corps et le zénith de l’intimité et du secret. Symbole par excellence de l’univers de la défécation et de l’excrément, il était, de tous les organes, le « tout-autre » par excellence. On sait par ailleurs que, dans l’économie symbolique de ces sociétés, le « toutautre », surtout lorsqu’il se confondait avec le « tout-intime », représentait également l’une des figures de la puissance occulte. L’homosexualité était souvent l’apanage des puissants. Elle pouvait fonctionner comme un rituel de subordination à l’égard de plus fort que soi. Elle était aussi présente dans certains rituels sacrés. Aujourd’hui, le refus proclamé de la soumission homosexuelle à un autre homme ne signifie guère l’absence d’envie, de la part des hommes et des femmes, d’acquérir et de s’approprier le pénis idéal et idéalisé. Dans les faits, l’avilissement et le dégoût dont l’analité fait l’objet dans le discours public vont de pair avec son apparition récurrente sur la scène du symptôme, sous la forme de fantasmes divers. Il n’y a qu’à voir, à cet égard, les fonctions qu’elle joue dans les fantasmes de permutation des rôles masculins et féminins, ou encore dans l’envie – éprouvée par la plupart des hommes et courante dans les techniques politiques d’assujettissement – de se servir d’autres hommes comme d’autant de femmes subissant l’accouplement et vivant leur domination sur le mode de la consommation du coït. Ajoutons, à ce qui précède, l’existence, dans les contes et les mythes, de créatures à double sexe ; ou encore, dans les luttes sociales et politiques, la pratique consistant à dépouiller l’ennemi de tout ce qui constitue les emblèmes de la virilité et à les consommer ; ou encore l’obsession de régénération d’une virilité déclinante par le biais de décoctions et de l’usage de toutes sortes d’écorces. L’homosexualité est donc inscrite dans la stratification très profonde de l’inconscient sexuel des sociétés africaines.

Finalement, si la carte sexuelle du continent apparaît aujourd’hui brouillée, c’est en très grande partie parce que le dernier quart du XXe siècle africain aura été marqué par une révolution silencieuse, malheureusement peu documentée. L’on ne s’en rend compte que maintenant, mais celle-ci aura radicalement et définitivement transformé la manière dont de nombreux Africains imaginent leur rapport au désir, au corps et au plaisir. Cette « révolution sexuelle silencieuse » a eu lieu dans un contexte caractérisé par une ouverture sans précédent des sociétés africaines sur le monde. Il n’y a pas aujourd’hui une seule ville africaine où ne circulent point des vidéos pornographiques. Le phallus, en tant que signifiant central du pouvoir et apanage de la domination masculine, a également subi de profondes remises en question. Dans certaines sociétés, la contestation du pouvoir phallique a pris la forme d’une instabilité maritale et d’une circulation des femmes relativement chroniques. Dans d’autres, elle se traduit par une aggravation des conflits entre hommes et femmes. Partout, les hommes les plus pauvres ont l’impression d’être démasculinisés. Comme on l’a vu, le statut de « chef de famille », généralement tenu par les hommes, a subi un déclassement parmi les catégories les plus démunies de la population, notamment là où le pouvoir de nourrir ne peut plus être pleinement exercé faute de moyens. Ici et là, on a assisté à des paniques urbaines au centre desquelles se trouvait la peur de la castration. Dans la cartographie culturelle de la fin du XXe siècle africain, on se retrouve donc confronté à une dynamique phallique qui, plus qu’auparavant, est un champ de mobilités multiples.

Les crises successives des trente-cinq dernières années ont, dans certains cas, contribué à creuser les inégalités déjà existantes entre les sexes. Dans d’autres, elles ont entraîné de profondes modifications des termes généraux dans lesquels s’exprimaient à la fois la domination masculine et la féminité. Il en est résulté une aggravation des conflits entre les sexes et une montée de la brutalité dans les relations entre hommes et femmes. Parallèlement, des formes de sexualité auparavant réprimées émergent petit à petit dans le champ public. Le répertoire des jouissances sexuelles s’est notablement élargi. Les pratiques de fellation désormais prolifèrent. Le langage de la sexualité s’est lui aussi fortement enrichi. Parmi les jeunes, mille nouvelles expressions ont vu le jour, les unes toujours plus prosaïques que les autres. Une très grande partie du discours social tourne autour de la thématique de la force phallique déclinante. Chez les vieillards se multiplient les recours à des plantes et des racines dont la propriété, prétend-on, est de tonifier la verge de l’homme et de permettre la multiplication et la frénésie du coït. Toutes sortes d’adjuvants sont désormais intégrés dans les liturgies de l’accouplement, qu’il s’agisse des giclées d’encens, d’oignons frais, de couillons des bêtes sauvages ou d’é
corces et racines transformées en poudre. Enfin, les pratiques homosexuelles sont largement plus répandues qu’on ne veut bien se l’avouer. Si, dans certains pays, les régimes au pouvoir mènent une guerre contre les homosexuels et considèrent ces derniers comme des rebuts et des déchets humains, en Afrique du Sud la Constitution leur garantit tous les droits, y compris celui de se marier. L’homophobie contemporaine est également utilisée par les « petits » comme un moyen de disqualification des classes dirigeantes. Ces transformations ont lieu alors que l’épidémie du sida touche des proportions toujours plus élevées de la population. À travers le sida, sexe et mort désormais se rejoignent.

Dans un continent ravagé par la guerre, l’on a vu des pratiques de manducation se multiplier. Nombreux sont les enfants-soldats qui, ayant tué un ennemi, entreprennent désormais d’émasculer ce dernier en lui ôtant son pénis et en le consommant – histoire de lui faire comprendre, jusque dans la mort, son impuissance.