Par ses intitulés officiels et officieux, la LRU (dite Loi Pécresse, de 2007), « Loi relative aux libertés et responsabilités des universités » aussi appelée « loi d’autonomie des universités », invoque, sur le papier, des concepts fortement valorisés qui peuvent évoquer aussi bien les Lumières que l’émancipation ou l’engagement citoyen. En réalité, comme dans d’autres sphères sociales, la notion d’autonomie promue et mise en œuvre par la LRU vient légitimer des politiques d’austérité sous prétexte de déléguer un pouvoir : « se diriger soi-même », dans ce cas, signifie bien plus prosaïquement « (se) gérer (son budget) soi-même ». Point donc d’autogestion révolutionnaire, ni même simplement d’autonomie qui consisterait à penser et choisir collectivement des contenus pédagogiques et scientifiques ou de constituer une communauté avec du (contre) pouvoir… pourtant, ces idéaux ont bien marqué l’histoire de l’Université française. Alors comment en est-on arrivé·es là ? Jusqu’à la Loi de programmation de la recherche (LPR, 2020), avec sa visée d’une recherche toujours plus compétitive et la déstabilisation accrue des financements et postes pérennes qu’elle met en œuvre ? Christophe Granger soulignait dans La destruction de l’université française (2015) que l’un des effets de la crise sans fin de cette institution défaite de toutes parts par les logiques néolibérales était un « oubli des généalogies ». Le travail de Claude Gautier et de Michelle Zancarini-Fournel dans De la défense des savoirs critiques, à la fois de l’ordre de l’analyse conceptuelle et de l’historicisation, permet d’aller à rebours d’un tel oubli. Nous avons souhaité revenir sur l’ouvrage et en proposer diverses mises en perspectives avec ses auteur·rices.
Claude Gautier est professeur de philosophie à l’ENS de Lyon, a publié Voir et connaître la société. Regarder à distance dans les Lumières écossaises (ENS Éditions, 2020) et La Force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu (Cerf, 2012).
Michelle Zancarini-Fournel est professeure émérite à l’université Claude Bernard-Lyon-I, spécialiste en histoire contemporaine, a consacré ses recherches à l’histoire des milieux populaires. Elle est notamment l’auteure de L’Histoire des femmes en France XIXe-XXe siècle (PUR, 2005) et a codirigé, avec Philippe Artières, 68, une histoire collective (1962-1981) (La Découverte, 2008). Elle a également publié Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1965 à nos jours (Zones/La Découverte, 2016).
Mouvements (M.) : « Les enseignant·es-chercheur·es, les enseignant·es et les chercheur·es jouissent d’une pleine indépendance et d’une entière liberté d’expression dans l’exercice de leurs fonctions d’enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d’objectivité. » (Code de l’éducation, article L952-2). Cette liberté est-elle menacée, aujourd’hui, en France, selon vous ?
Michelle Zancarini-Fournel (M.Z.-F.) : Il serait nécessaire de discuter des formulations de ce Code de l’éducation, sur le sens à donner aux « traditions universitaires », sur l’extension du domaine de la tolérance et sur la définition de l’objectivité. On connaît la définition ironique : « 5 minutes pour les Juifs, 5 minutes pour Hitler ». À propos de l’objectivité, nous avons développé dans notre livre des exemples d’engagements d’universitaires prestigieux (Marc Bloch, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet, Pierre Bourdieu…) et aussi la formulation féministe du point de vue situé. Il semble qu’en France, ce qui menace l’indépendance et la liberté d’expression des enseignant·es chercheur·es est l’intrusion toujours plus grande de l’État par des lois non consensuelles, par des réformes de l’Université qui modifient le statut des professeur·es, par la bureaucratisation administrative de la recherche, par son encadrement via les appels à projets de l’ANR et par leur évaluation par une agence dite « indépendante » mais qui ne l’est pas, à savoir l’HCERES (cf. la nomination à sa tête en 2020 du conseiller enseignement supérieur et recherche d’Emmanuel Macron).
Claude Gautier (C.G.) : Ce qui est intéressant dans cet extrait du Code est que la liberté d’expression est rapportée à deux facteurs importants : d’une part, l’exercice des fonctions d’enseignement, et, d’autre part, l’activité de recherche. Il ne s’agit pas de la liberté d’expression au sens le plus absolu, mais, pour reprendre Olivier Beaud[1], une définition de la liberté académique. Ce qui veut dire que cette liberté, en principe, engage l’enseignant·e chercheur·e dans l’exercice de ses fonctions. L’exercice effectif de cette liberté, aujourd’hui, est manifestement remis en cause par toute une série de transformations structurelles qui sont pour partie liées aux réformes que l’Université subit depuis une trentaine d’années, en gros depuis les accords de Bologne. On a le sentiment que ces mots ne recouvrent plus du tout la même réalité : qu’est-ce que cela signifie de parler de l’indépendance du chercheur quand on est dans une structure universitaire de plus en plus tributaire des intrusions du pouvoir politique ?
M. : L’autonomie de la recherche est l’une des grandes thématiques de votre livre. Vous faites d’ailleurs une histoire de l’autonomie des universités, que vous faites remonter à l’affaire Dreyfus. Est-il possible de la faire remonter plus loin encore, par exemple au Moyen Âge, avec les corporations et leur indépendance vis-à-vis d’autorités extérieures ?
M.Z.-F. : Je ne suis pas spécialiste en histoire médiévale. Mais pour cette période, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « autonomie ». Christophe Charle[2] montre qu’il s’agissait, dans les premiers statuts des universités européennes (Oxford, Bologne, Paris), nées au XIIIe siècle, de l’autonomie des maîtres indépendants (de l’Église) qui enseignaient les arts libéraux, plus ou moins acceptés par ceux qui enseignaient le droit canon et la théologie (la discipline reine du « Quartier latin »). L’Évêque de Paris (qui accordait auparavant la licence) était très réticent à l’affirmation de cette autonomie ; le Roi, lui, accepta cette évolution. Mais en fait, il s’opposa à la grève des maîtres en 1229, après le meurtre de plusieurs étudiants par la garde. Le Pape Grégoire IX confirma l’autonomie de l’université et le droit de grève des maîtres dans une bulle pontificale en 1231[3]. On ne peut donc pas affirmer sans nuance qu’il y a eu une dichotomie entre l’Église et le civil – on voit les positions différentes du Roi, de l’évêque, du pape. Si les disciplines enseignées dans les universités européennes d’alors sont différentes, leur point commun réside dans l’organisation des étudiants et des maîtres avec des statuts associatifs (on pourrait dire corporatifs) et des représentants élus pour consolider la liberté d’enseignement et se protéger des autorités locales, laïques comme ecclésiastiques. D’ailleurs certains groupes d’étudiants prennent leur indépendance et fondent leur propre université : Padoue, en Italie, qui se détache de Bologne ; Cambridge en Grande-Bretagne, qui se détache d’Oxford.
Si nous avons commencé dans notre livre avec l’affaire Dreyfus, c’est qu’elle éclate au moment de la consolidation de la République et de l’élaboration d’une nouvelle institution, différente de l’Université napoléonienne. Or, dans le temps présent, le modèle républicain est fortement idéalisé et mobilisé, et nous voulions comparer, à des moments différents, l’imbrication entre régime républicain, politique et autonomies universitaires, développement des savoirs critiques et engagement des intellectuel·les.
C.G. : La question qui se pose est une question qui s’est toujours posée : celle du rapport entre la connaissance/la science et la politique ; que le pouvoir politique soit exercé par des institutions religieuses, en tant qu’elles sont aussi des institutions temporelles, ou que ce pouvoir soit celui du pouvoir politique au sens le plus classique du terme. Avec le Moyen Âge, on voit bien que le partage ne se fait pas de façon univoque entre le clérical, le politique et le civil ; dans tous les cas, ce qui est en jeu c’est une forme d’autonomie et donc la création de conditions de possibilité d’une pratique de l’enseignement et de la recherche qui soit plus libre.
M. : Parallèlement à une mise en perspective historique, auriez-vous des pistes pour une comparaison géopolitique, internationale ? Car ces questions sont vives dans d’autres pays également : les États-Unis, l’Italie, la Turquie…
M.Z.-F. : Effectivement, nous n’avons pas mené d’analyses comparées dans le livre, même si nous avons abordé les transferts (réels ou imaginaires) entre la France et les États-Unis, ce qui est développé sous l’expression (que nous discutons) d’« américanisation de la recherche ». On peut évoquer quelques pays en soulignant dans un premier temps les différences profondes dans l’organisation des universités, même si les accords de Bologne de 1999 s’accompagnent d’un processus d’uniformisation des cursus, en Europe occidentale en tout cas. Cette organisation différente selon les pays, détermine en fait la liberté (des) scientifique(s).
Aux États-Unis, il faut souligner la coexistence des Universités d’État et d’importantes universités privées (qui sont dominantes dans le classement mondial). Mais il faut aussi souligner la prééminence de la liberté d’expression de toutes les opinions – y compris nazies – garantie par le premier amendement de la Constitution. La lutte pour défendre la liberté d’expression sur les campus menée par les étudiant·es de Berkeley dans les années 1960 permet aujourd’hui l’expression d’opinions d’extrême droite dans l’université.
En Italie, l’importance du financement par les régions du fonctionnement des universités (à différence de la France, où elles dépendent de l’État) prime sur le contrôle que pourrait imposer l’État. Qu’elles soient soutenues par les fonds européens (c’est le cas de toutes les universités du Mezzogiorno, sud de l’Italie) ou par leur statut de région autonome (comme le Trentin-Haut-Adige), ces universités disposent de fonds propres. L’université de Trento est justement une université très riche, et la région lui laisse toute liberté pour mettre en place les enseignements qu’elle souhaite. Il y a des universités privées qui se développent également : par exemple, la Bocconi à Milan et la LUISS à Rome : elles ont rompu avec la tradition (communiste ou démocrate-chrétienne). Mais l’Italie a pris exemple sur la France pour créer une agence dite indépendante, qui, comme l’HCERES, évalue la production scientifique. Il y avait jusque-là une organisation mandarinale et clanique dans les universités (à la fois de recrutement, de disposition des fonds et des sujets de recherche, etc.) mais l’État n’avait pas de poids. Cette agence dite « indépendante » peut représenter un risque et changer les choses à terme.
Le cas de la Turquie est encore différent. Il est complètement déterminé par la situation politique du parti AKP, qui est le parti « De la justice et du développement », islamo-conservateur. Depuis 1968, en Turquie, les libertés académiques fonctionnent par alternance, avec des cycles d’autonomie relative et de répression. Les années 2000 ont été assez libérales, avec la multiplication d’universités privées à l’anglo-américaine, et on commence à y aborder, assez discrètement, des sujets très sensibles, comme le génocide arménien ou la situation des Kurdes ; on a donc une ouverture politique et intellectuelle. Tout change après le grand mouvement de Gezi en 2013 qui est parti d’une protestation écologiste contre un projet de bétonisation d’un parc au centre d’Istanbul, suivie par un grand mouvement étudiant et ouvrier (qu’on pourrait comparer à 68 en France). Le gouvernement a profité de ce contexte pour mettre en place l’État d’urgence et licencier des milliers d’universitaires, les mettre en prison, entamer des poursuites judiciaires, et rétablir la nomination par décret des recteurs d’universités (ce qui correspond chez nous aux présidents d’universités). Erdoğan a donc le monopole politique de la nomination des recteurs, sans tenir aucun compte de ce qu’on appelle les « sénats des universités ». La crise la plus emblématique est très récente, en 2021 : il a nommé à la tête de la grande université du Bosphore, qui est l’une des plus prestigieuses du pays, un membre incompétent mais qui était militant AKP. Là, il y a eu un mouvement très vif, qui a mobilisé pendant plusieurs mois la quasi-totalité du corps professoral et des milliers d’étudiant·es. Résultat : 549 signataires d’une pétition ont été exclu·es par décret, licencié·es ou mis·es en retraite anticipée et 505 procédures disciplinaires sont en cours, pour un total de 808 universitaires mis·es en accusation pour « propagande terroriste et insulte à la Turquie)[4]. L’université publique est désormais sous tutelle idéologique et policière, les contestataires sont criminalisé·es et harcelé·es ; un collègue de l’université du Bosphore a qualifié d’ « académicide » la répression nationale islamique libérale reposant sur une justice aux ordres et répondant à l’arbitraire le plus absolu. C’est aujourd’hui sur les réseaux sociaux que la résistance peut s’organiser, et non plus dans les enceintes universitaires. On aurait pu développer sur ce qui se passe en Russie, évidemment, avec la guerre en Ukraine, où toute une série de mouvements d’intellectuel·les se sont sabordés ; et aussi en Hongrie où l’université Soros a fermé et où l’on a interdit les études de genre.
C.G. : Cela confirme que c’est une tendance générale. Ce que nous avons décrit à propos de la France, qui a ses spécificités, on le retrouve ailleurs, de façon encore plus marquée. On aurait pu parler du Brésil, aussi. Une étudiante brésilienne nous a parlé de la façon dont les projets axés sur le genre sont systématiquement refusés par le ministère de tutelle et sont remplacés par des sujets autour de la question de la famille ; cela montre que la logique de répression et de censure est très forte dans de très nombreux pays. Olivier Beaud l’a souligné : que ça se passe dans des pays conservateurs et réactionnaires, ce n’est pas étonnant, mais que cela se passe aussi dans des pays dits « démocrates » ou « libéraux », c’est plus surprenant…
M.Z.-F. : Il faut malgré tout nuancer. Les collègues en Turquie disent qu’ils ont une valise prête au pied de leur lit pour quand on les emmènera en prison. On n’en est pas là en France. Il faut connaître ce qui va dans le même sens, tout en voyant qu’il y a des degrés différents.
C.G. : Tout à fait. Ce qui rend la comparaison intéressante, sans assimilation, c’est qu’il y a un mouvement général, y compris dans les pays dits « libéraux » où la question de la censure ou du contrôle de l’activité des pratiques de recherche et d’enseignement se pose. En Turquie, d’ailleurs, les procédures disciplinaires sont aussi des procédures qui permettent à l’État de ne pas payer la retraite, pour les enseignant·es mis à la retraite forcée : ils et elles sont dépossédé·es de leur fonction et on trouve des raisons pour ne pas leur reverser la retraite : c’est la mort sociale à plein de niveaux. C’est ultra-violent.
M. : Si l’autonomie se pense comme vis-à-vis d’un pouvoir, il y a une distinction importante que vous faites dans le livre, celle qui existe entre débat académique entre pairs et polémique publique, médiatique, politicienne. Dans certains cas, c’est toutefois difficile de démêler les deux…je pense par exemple à la réception du livre de Beaud et Noiriel sur la catégorie de race[5].
C.G. : Il y a plusieurs points à discerner pour répondre à cette question compliquée et qui devrait aussi faire l’objet d’une historicisation. Pour situer un peu le cadre : il faut peut-être différencier ce qui se passe dans les sciences exactes et expérimentales (SEE) d’un côté et ce qui se passe dans les sciences humaines (SHS) de l’autre ; même si avec une analyse approfondie la distinction ne tient que relativement. D’un côté on a des sciences qui travaillent sur des phénomènes physiques et naturels, et de l’autre on a affaire à des sciences qui s’intéressent au monde social (dans sa dimension historique, économique, etc.). Autrement dit, les SHS ont à la fois une spécificité de l’objet sur lequel elles travaillent – un objet qui a un intérêt du point de vue des représentations sociales communes, puisque, on le sait, par des voies de publicisation et de médiatisation, certains résultats des enquêtes et des connaissances en sciences sociales se traduisent par une modification des représentations communes. Il y a des formes de porosité entre la sphère académique et la sphère publique. Bourdieu disait que la condition de possibilité d’une sociologie comme science reposait sur la séparation entre l’espace de la communauté savante (le champ scientifique) et les autres espaces de la société (champ médiatique et champ public).
Cette indépendance a été acquise de haute lutte. Il y a toute une histoire qui montre qu’elle n’est jamais vraiment acquise. La possibilité d’avoir une connaissance scientifique du monde social est tributaire de cette séparation, de cette autonomisation du champ scientifique. Si on prend les travaux des historien·nes des sciences – notamment des SHS – c’est quelque chose qui est validé : l’institutionnalisation d’une discipline va avec la mise en place de tout une série de règles qui lui confèrent une certaine autonomie (notamment les règles de recrutement des chercheurs et chercheuses, les règles d’organisation de la dispute scientifique, la façon dont on entre dans une controverse, etc.) ; on a des dispositifs qui sont autant de marqueurs d’un espace académique dans lequel les règles de fonctionnement sont posées par le champ lui-même. Évidemment, dans le cas des SHS, comme il s’agit de connaissances portant sur le monde social, il peut y avoir des formes d’instrumentalisation qui sont plus immédiates et multiples, beaucoup plus que dans le cas des SEE. C’est plus difficile d’instrumentaliser la façon dont on va approcher par exemple un dispositif pour rendre compte de la mécanique des fluides ; c’est trop abstrait ou localisé, il est difficile d’en faire un usage directement politique. Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire un usage politique des connaissances dans ces domaines : d’ailleurs, tout ce qui relève de l’environnement montre à quel point même les sciences dites « naturelles » ne sont pas exemptes de cette instrumentalisation sociale. Mais disons que dans le cas des SHS, c’est beaucoup plus net ; tout simplement parce que l’objet de connaissance de ces sciences, c’est la société. Par exemple, au moment où Vidal-Naquet prend position contre les négationnistes, il y a à la fois le débat au sein de la sphère des historien·nes et il y a l’écho qu’on en a sur la place publique. La forme de la discussion n’était pas la même. Le négationnisme permettait à des Faurisson et autres de s’installer dans la sphère publique pour dire « on peut remettre en question tel ou tel fait ». Il y a une forme de perversion du débat dans le passage d’une sphère vers l’autre.
M.Z.-F. : Le débat qui a eu lieu dans la sphère historique portait sur l’emploi du mot « révisionniste ». Que font les historien·nes ? Ils et elles révisent constamment l’histoire. Donc on s’est aperçu que le terme révisionnisme ne convenait pas ; Vidal-Naquet le premier a affirmé qu’il fallait employer un autre terme : le terme « négationniste », car il s’agit de nier des phénomènes historiques démontrés par toute une série de preuves. Faurisson avait dit « à Auschwitz, on n’a gazé que des poux ». Cela a été publicisé par un magazine dans la sphère publique et le débat est né sur ce qui s’est passé exactement dans les camps. Dans l’enseignement secondaire, à ce moment-là (en 1978), on ne faisait pas la distinction entre camp de concentration, camp de travail et camp d’extermination. La connaissance a progressé : les spécialistes savaient que tous les camps n’avaient pas la même destination, mais cette distinction ne figurait pas dans les manuels scolaires. Cela a provoqué un débat public qui a conduit à des changements, d’autant plus que Serge Klarsfeld a publié à ce moment-là son Mémorial des Juifs de France, le recensement de celles et ceux qui avaient été envoyés dans les camps. Le cloisonnement sur le sujet entre recherche et débat public s’est atténué.
C.G. : Cette porosité peut donc avoir des vertus ou des effets positifs, mais elle peut aussi avoir des effets négatifs. Je pense à une autre controverse : celle de la concurrence des victimes, avec le livre de Jean-Michel Chaumont[6] sur cette question. À la fois pour le meilleur et pour le pire, on a des proximités et des zones d’échanges qui viennent parfois positivement irriguer les deux espaces, et parfois négativement.
Pour revenir à l’exemple du livre de Beaud et Noiriel, la thèse qu’on défend dans notre livre est que les auteurs ont joué un double jeu. Ils ont, d’une part, écrit un livre qui ne répondait pas tout à fait aux canons et aux exigences de la production scientifique – Éric Fassin a raison de dire que les citations sont approximatives, les noms d’auteurs escamotés, les textes sur lesquels on s’appuie pour dénigrer tel ou tel ne sont jamais cités, etc. – bref, il y a une forme d’approximation, mais qui n’est pas inconsciente ou naïve : elle est stratégique. On a affaire à quelque chose qui n’est pas vraiment un texte scientifique. Et on peut le comprendre, puisque finalement le moment où ils ont choisi de le publier, de le rendre public, est un moment très particulier : le début de l’année 2021, quelques mois après l’assassinat de Samuel Paty, et dans le contexte où le pouvoir politique s’en prend de façon violente aux SHS, en particulier à la sociologie. Dans ce contexte, venir la bouche en fleur nous parler des statistiques ethniques et du débat sur la race n’est pas innocent ; ils jouent sur les deux tableaux : à la fois sur la discussion interne de la question de l’intersectionnalité comme méthode et en même temps sur le plan public, sur le fait de dire « la race et l’identité ne sont pas de bons critères d’analyse pour rendre compte de ce qui se passe dans la société et si on veut la transformer il faut revenir au critère de classe ». On a un objet hybride qui a fonctionné de cette manière et qui fait qu’en jouissant de leur autorité d’historien et de sociologue – sur laquelle il ne s’agit pas de revenir – ils font passer dans l’espace public une série de positions polémiques qui n’ont pas manqué de faire réagir, y compris les chercheurs et chercheuses dans la sphère académique et les hommes et femmes politiques et médiatiques.
Cette porosité, dans ce cas-là, nuit à l’autonomie de la recherche : par exemple, cette semaine, une collègue chercheuse nous disait qu’elle n’était pas forcément d’accord avec tous les aspects de la méthode intersectionnelle, mais que, dans le contexte actuel, elle s’interdisait de discuter méthodologiquement et scientifiquement cet outil pour ne pas faire le jeu de l’adversaire. On a une illustration exemplaire des effets en retour et de la censure que cela produit sur un espace où en théorie l’autonomie devrait permettre de remettre en cause les outils, les modes d’enquêtes, etc.
M. : Pour reprendre ce que tu disais sur la différence entre SHS et SEE, Claude, il est clair que concernant la liberté de la recherche et la censure, les SHS sont particulièrement ciblées. Cela ne veut pas pour autant dire que les SEE sont à l’abri: je pense par exemple à la physique nucléaire, à la biologie médicale ou encore à l’écologie…
C.G. : Sur le nucléaire, quand on refait un peu l’histoire, ce qui a caractérisé toute une période des mobilisations anti-nucléaires a été la constitution d’un savoir alternatif. Le savoir proposé par les institutions et par le pouvoir politique, qui décidaient des termes de la politique nucléaire, était posé comme le savoir objectif, au sujet duquel il n’y avait pas grand-chose à (re)dire. Toute une partie du mouvement anti-nucléaire – il me semble que Touraine l’a assez bien analysé quand il aborde « les nouveaux mouvements sociaux » – a été de construire un savoir alternatif pour discuter ce qui apparaissait comme un dogme indiscutable. D’une certaine façon, l’objectif était politique, il était de remettre en cause une lecture d’expert·es, parce que le caractère technique de ces questions rendait très difficile l’échange et la contestation, mais d’une certaine manière, ce sont des savoirs qui se sont constitués.
M. : C’est un peu ce qui s’est passé en épidémiologie avec le VIH.
C.G. : Tout à fait. Il y a une logique sociale ou coopérative de constitutions de savoirs alternatifs qui viennent contrer ou qui viennent sur le terrain même de l’expertise et de la connaissance institutionnelles pour poser des questions. Sur le COVID, c’est également le cas. Donc de ce point de vue-là, les sciences expérimentales ne sont pas exemptes de la controverse, de la contestation et des réappropriations politiques.
M. : À la suite de votre ouvrage, j’ai lu Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression de François Héran, publié dans la même collection[7]. Dans son texte, il critique une certaine conception de la liberté, liberté qu’il qualifie d’ « offensive », parfois aussi de « liberté obligée », et qu’il développe à partir du concept d’absolu. Il écrit qu’une réaction de certain·es caricaturistes a été de dire « puisque les terroristes font dans l’absolu, faisons dans l’absolu ». Mais il ajoute : « rappelons qu’aucune liberté ne peut être absolue ». Justement, il me semble que dans votre livre, on trouve régulièrement l’un des antidotes les plus efficaces contre les formes d’absolutisation des positions : le pluralisme. Qu’en pensez-vous ?
C.G. : Dans le cas du livre de François Héran, la question qui est posée concerne l’usage individuel de la liberté d’expression. Pour nous, le problème de l’autonomie et de la liberté de recherche se pose à l’intérieur d’un cadre qui est délimité : celui de la communauté savante. Ce qui veut dire que la possibilité de défendre librement les hypothèses et les résultats suppose que l’on respecte un canon, le canon méthodologique de la recherche. On a affaire à une liberté contrôlée, ce contrôle est exercé par la communauté via les normes qui définissent la manière d’entrer dans une disputatio scientifique, dans une controverse. Cette liberté n’est pas absolue, elle présuppose de respecter les règles de l’éthique de la discussion critique.
M.Z.-F. : Mais les fondements méthodologiques de la discipline historique peuvent être remis en cause ; je pense à la question de l’objectivité ou du point de vue situé. Ces manières de voir ne sont pas majoritaires dans la « communauté historienne », mais sont en débat.
C.G. : Respecter ces règles ne veut pas dire en effet que ces règles sont figées une fois pour toutes ! On a affaire à un processus vivant et il y a une historicité de la méthodologie. Il y a des désaccords assez profonds en histoire, mais aussi en sociologie, etc. Mais ces désaccords ne sont pas négatifs : ils sont le signe d’une vitalité, d’une progressivité, qui les inscrivent dans la temporalité de la discussion critique. Bourdieu dit qu’au fond la meilleure garantie d’accéder à une objectivité de la connaissance, c’est d’admettre la critique de tous par tous à l’intérieur de la communauté savante. C’est ce qui fait que la réception des Studies est problématique, justement : puisqu’elles prennent comme présupposé la remise en cause des découpages disciplinaires. C’est le signe d’une bonne santé.
Pour revenir au livre de Héran, sa question est un peu différente. C’est une question très pragmatique : comment peut-on faire usage de la liberté d’expression quand on est un individu et qu’on a une capacité raisonnable de s’inscrire dans un champ polémique à l’intérieur duquel il y a des individus ou des groupes qui se définissent par des croyances, comme des convictions religieuses, par exemple ? Ce n’est pas en disant « les religieux n’ont qu’à aller se faire voir car on a accompli notre révolution de la modernité et des Lumières ». Son propos, c’est de revenir sur la définition juridique de la liberté d’expression et de lui affecter un coefficient modérateur qui prenne en considération la forme du public dans laquelle elle se pratique.
M. : Il ne faut pas oublier que c’est une lettre à destination des enseignant·es. Il est sollicité par des professeur·es qui lui demandent « comment allons-nous faire cours après la Toussaint ? », après l’assassinat de Samuel Paty.
C.G. : Le terme d’absolu, ce serait une erreur de lui accoler l’opposé qui serait relatif. Il s’agit de trouver une limite, mais une limite pragmatique qui permette au débat d’avoir lieu. Le pluralisme n’est pas le relativisme.
M. : Je voudrais vous demander de commenter quelques chiffres. Ces dernières années, on observe une chute des (ré)inscriptions en doctorat[8], mais aussi une chute du nombre de candidat·es au CAPES et au CRPE[9].
M.Z.-F. : Je crois qu’il faut distinguer la chute des inscriptions en doctorat et celle concernant les concours d’enseignement, que la FSU définit comme une diminution « inédite » ; c’est à relativiser, car à la fin des années 1970/début des années 1980, sous le ministère d’Alice Saunier-Seïté, il y a aussi eu un effondrement de l’attractivité de ces métiers. C’est en 1991 avec la réforme qui a créé les IUFM et des bourses pour les étudiant·es méritant·es qui voulaient préparer le concours qu’on a connu à nouveau une hausse. Pour les professeur·es du premier et du second degré, les conditions de travail actuelles se sont alourdies. Le poids des réformes administratives diverses du ministère Blanquer, qui a été une catastrophe, avec une autorité donnée aux chef·fes d’établissement, des inspecteur·rices qui ne viennent plus voir les enseignant·es dans les classes mais qui viennent contrôler si les directives et la lettre du programme sont bien appliquées, etc., a conduit à des difficultés pour les enseignant·es dans certains postes. Pour un·e enseignant·e formé·e à Bac+5, débuter à 10% au-dessus du SMIC, cela pose problème.
Pour ce qui concerne les mathématiques : on est typiquement dans la conséquence des réformes Blanquer, avec la diminution drastique de cette discipline dans l’enseignement secondaire, bien que récemment des heures de mathématiques aient été ajoutées. On crée des postes, mais les professeur·es se retrouvent dans un établissement dans lequel ils et elles ne peuvent pas faire leur service et on leur fait faire toute une série de choses qui n’ont rien à voir avec leur formation en mathématiques. D’où un découragement et le fait que les postes créés ne sont pas tous pourvus. En 1968-1969, l’inspection générale est venue chercher des élèves de l’ENS Saint-Cloud pour qu’ils aillent passer des concours de l’agrégation en mathématiques, car il n’y avait pas de candidat·es. Outre la mise en cause des concours (la différence CAPES/agrégation), à l’époque, on trouvait des emplois bien mieux rémunérés dans le privé. Pour l’allemand, c’est différent. Il y a un effondrement des effectifs en allemand ; ce n’est plus un critère de distinction pour être dans une bonne classe. Toutefois, les groupes de pression de germanistes sont assez forts et il y a des obligations posées par le traité franco-allemand de 1956. De ce fait, le nombre de postes donnés en allemand est, là aussi, supérieur aux possibilités.
Pour le reste, il y a une politique d’emploi qui fait qu’on ne pourvoit pas les postes avec des titulaires, on emploie des contractuel·les et des vacataires (ces dernièr·es ne touchent ni chômage, ni paie pendant les vacances) ; ils et elles sont recruté·es dans les académies déficitaires en octobre puis viré·es au mois de mai. Les élèves n’ont pas cours en septembre et les vacataires ne sont pas payé·es pendant l’été. Le pourcentage de non-titulaires a grimpé.
Pour le doctorat, en fait, c’est le nombre de postes d’enseignant·es-chercheur·es qui a baissé drastiquement. Les étudiant·es ont conscience que leurs conditions d’inscription ont changé. On leur demande de faire une thèse en 3 ans, financée pour une toute petite partie d’entre elles et eux, ce qui, dans certaines disciplines, est tout simplement impossible. Une thèse en histoire, c’est 4-5 ans minimum, en travaillant beaucoup. À l’Université de Chicago, on donne 7 ans pour faire une thèse d’histoire… on voit la différence. Cette limitation vient du fait qu’on s’est calqué sur le modèle des sciences exactes qui ne demandent pas du tout le même travail. Il y a un vrai problème, et par conséquent, les étudiant·es hésitent à s’engager dans la carrière. Il se trouve qu’avec les mouvements qui ont eu lieu en 2009 et en 2018-2020, tous les maux de l’université ont été mis sur la place publique, et cela fait peur aux étudiant·es. Il y a une forme de désespérance et d’abandon. Il n’y a pas d’avenir à leurs yeux dans la profession universitaire.
C.G. : C’est du désespoir ou du réalisme. Les deux, sans doute. On est en train d’objectiver le fait que l’université ne recrute plus. Il y a eu toute une période, où en tant qu’encadrant·es, on essayait de formuler des discours de justification, sur pourquoi il est intéressant de s’inscrire en thèse, et maintenant on ne le fait plus. Les étudiant·es sont parfaitement lucides sur le fait qu’il n’y a pas de débouchés, donc ils et elles ne s’inscrivent pas. Ou ils et elles sont inscrit·es, mais abandonnent. Cela me frappe, par rapport à il y a 15-20 ans, où il y avait un enthousiasme sur le fait de faire une thèse, comme moyen d’épanouissement intellectuel.
M.Z.-F. : Parfois ils et elles ne terminent même pas leur Master 2.
M. : Ces évolutions constituent une menace pour la vitalité et la diffusion effective des idées et de la science.
C.G. : À partir du moment où une sphère n’est plus attractive, à partir du moment où il n’y plus (re)génération des manières de faire, on a un secteur qui vieillit. Et la concurrence sera encore plus violente. J’y vois un des signes de la non-attractivité de la recherche et de sa marginalisation, dans certains secteurs du moins. Quand on lit les messages de RogueESR, réseau d’échanges d’analyses critiques sur la situation des universités et de la recherche, ce constat est assez partagé.
M. : De plus, cette situation de rareté extrême favorise les pratiques népotiques et localistes. Cela aussi, c’est un coup porté à la vitalité de la recherche.
C.G. : C’est très clair. Weber disait qu’en situation de rareté absolue, les critères de recrutement sont contre-performants, car ce qui compte n’est plus l’excellence mais l’appartenance, le réseau. Cela aussi participe à la disqualification sociale progressive de la recherche. Cela a un effet dissuasif : les meilleur·es ne sont pas forcément recruté·es, d’un côté, et, de l’autre, le nombre de dossiers excellents sur le bord du chemin est tel que celles et ceux qui seraient susceptibles de se présenter ne le font pas.
M. : Je finis avec une question brûlante. On a parlé des attaques récentes contre les SHS, y compris venant du gouvernement LREM. Pourtant, c’est un sujet qui semble être passé au second plan de la campagne présidentielle de 2022. Qu’est-ce que vous retenez de la campagne pour ce qui concerne la recherche scientifique et l’autonomie des universités/universitaires ?
M.Z.-F. : Un des objectifs de notre livre, publié en janvier 2022, c’était de proposer des éléments de discussion en vue de la campagne présidentielle. Cet objectif est un échec cuisant. Rien n’a été dit sur l’éducation et la recherche, quelle que soit la couleur politique des candidat·es. D’abord, la campagne fut très courte, par la volonté d’Emmanuel Macron. Il s’est appuyé sur son poste provisoire de Président de l’Europe et la guerre en Ukraine pour éviter les débats de la campagne, et les limiter. L’enseignement supérieur et la recherche ont été un sujet complètement absent des émissions radiophoniques et télévisées. Parallèlement, en revanche, on applique très fermement la loi LPR, votée en toute urgence en décembre 2020 et promulguée pour application dès le 1er janvier 2021. La diminution des postes continue, et avec elle, la surcharge des personnels. En fait, le bilan est assez sombre. Mais peut-être que l’avenir l’est aussi. Il y aurait, parait-il, d’autres lois sur l’ESR en préparation, une loi plus structurelle qui aboutirait au démantèlement du CNRS et des UMR.
C.G. : Pour aller dans ce sens pessimiste, depuis la fin des années 1990, à gauche comme à droite, l’université n’est pas une priorité. L’université, la recherche, pour les « sages » qui nous gouvernent, ce n’est pas un motif de préoccupation politique. Cela explique pourquoi on n’en a pas parlé dans la brève campagne présidentielle, comme lors de la campagne des législatives. Ce n’est pas un thème politique majeur.
[1] O. BEAUD, Le savoir en danger. Menaces sur la liberté académique, Paris, Presses Universitaires de France, 2021.
[2] C. CHARLE, Histoire des universités, Paris, Presses Universitaires de France, 2007
[3] Cf. F. BESSON, « Grève des profs… en 1229 ! », Actuel Moyen Âge, 13 janvier 2022.
[4] Le Vent se lève, 18 février 2021.
[5] S. BEAUD, G.NOIRIEL, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2021. Pour un développement concernant cette réception, cf. M. ZANCARINI-FOURNEL, « Les erreurs d’un livre », En Attendant Nadeau, 25 février 2021.
[6] J.-M ; CHAUMONT, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.
[7] F. HÉRAN, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, 2021. Il s’agit d’un livre écrit à partir d’un texte plus court, initialement publié sur le site La vie des idées.
[8] Les inscriptions en doctorat diminuent depuis 2009. Le nombre de thèses soutenues en 2020 a chuté de 15 %. Lors de l’année universitaire 2018-2019,16 039 étudiant·es se sont inscrit·es en doctorat en France. Une baisse de 3730 doctorant·es par rapport à l’année précédente, essentiellement imputable à la diminution des inscriptions en sciences humaines et humanités.
[9] Cf. A. PETITDEMANGE, « Une chute inédite des admissibles au Capes et au CRPE notamment en maths et allemand », L’Étudiant, 13 mai 2022. ; M.-C. CORBIER, « Recrutement des enseignants : plus de 4.000 postes non pourvus aux concours », Les Échos, 7 juillet 2022.