Le Service National Universel (SNU) est une promesse de campagne d’Emmanuel Macron. Cette promesse s’est traduite par un premier essai en 2019 à faible effectif : 2000 jeunes, puis par un second essai à plus grande échelle en juin 2021 avec 18000 adolescent·es. Malgré le contexte sanitaire et l’augmentation de la précarité chez les jeunes, le projet a été maintenu et a coûté 65 millions d’euros en 2021. Ce maintien montre l’importance que représente ce Service National Universel pour le Président de la République et la majorité parlementaire.
Contrairement à l’expérimentation de 2019, il a été difficile pour les médias de se rendre dans les lieux accueillant les jeunes « engagé·es » en 2021. Le gouvernement a sans doute fait le choix de ne pas communiquer sur le sujet pour ne pas interférer avec la campagne des départementales et des régionales qui se déroulaient en même temps que la première semaine du séjour de cohésion. La raison tenait sans doute aussi aux ratés de 2019, où les images de jeunes debout en plein soleil faisant des malaises ont marqué les esprits… Quoi qu’il en soit, en 2021, le gouvernement a fait le choix de ne pas ouvrir les lieux d’accueil aux journalistes. Ainsi, il n’y a pas eu de reportage embarqué dans le SNU et les quelques images dont nous disposons sont issues de la communication officielle.
Dans ce texte, je propose une analyse à partir des images issues des comptes Twitter officiels. Que donnent-elles à voir du dispositif ? Montrent-elles une cohérence des actions réalisées avec les discours tenus et les objectifs défendus politiquement par le gouvernement ? Après une présentation du projet du SNU et de ses objectifs officiels, je mettrais ces objectifs en regard avec ce qu’en laissent apercevoir les images fournies par les autorités responsables au projet, avant de proposer des pistes pour mieux répondre aux finalités poursuivies.
Les origines et objectifs du Service National Universel
L’idée d’un service national obligatoire citoyen apparaît dès la fin de conscription décidée par le Président Chirac et votée en octobre 1997. Dans un premier temps, au moment de la fin effective de la conscription en 2002, un parcours citoyen pour les hommes et les femmes est mis en place : journée d’appel de préparation à la défense, service militaire volontaire, puis service civique. Ce parcours citoyen n’est pas obligatoire et permet aux jeunes français et françaises de s’engager dans des actions associatives.
Au lendemain des attentats de janvier 2015, dans ses vœux à la presse, le Premier ministre Manuel Valls, parle d’un apartheid territorial, social et ethnique qui se serait imposé dans le pays : selon lui, la France serait fracturée, les jeunes français ne se mélangeraient plus et ne vivraient plus de temps commun où ils et elles feraient République ensemble. En 2018, à nouveau dans des vœux à la presse, le Président Macron annonce que le SNU verra le jour en 2019 afin de proposer « un moment de cohésion visant à créer le socle d’un creuset républicain et de transmettre le goût de l’engagement ». Il est ainsi prévu que Gabriel Attal, le secrétaire d’État en charge du dossier, mette en place un dispositif en 3 temps : deux temps obligatoires et un temps optionnel. Les phases obligatoires comprendront un séjour de cohésion de 14 jours en internat et un période d’engagement dans une association d’un mois d’une durée de 84 heures, la phase optionnelle consistera quant à elle en un engagement de un à plusieurs mois sous une autre forme (par exemple un service civique)..
Cette première expérimentation a fait l’objet d’une évaluation confiée à l’Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire (INJEP) et a soulevé plusieurs débats de fond : le fait que certain·es jeunes aient participé au dispositif sous la contrainte de leur famille (appelé·es faux volontaires dans le rapport), une forme jugée très militaire et le fait que les jeunes engagé·es dans ce premier SNU aient été majoritairement des enfants de parents militaires, policièr·es ou gendarmes. Le coût du SNU aux alentours de 2000€ par jeunes est dénoncé par les formations politiques d’opposition. L’observatoire de la laïcité saisie par le secrétaire d’Etat Gabriel Attal pointera dans une étude que « les « appelés » ne pourront a priori pas être soumis ni au principe de neutralité », alors que dans le projet initial, la neutralité absolue est la règle et qu’ils restent des questions sur la possibilité ou non de participer à des activités les jours de Shabbat pour les « appelés » de confession juive. À l’issue de cette première édition, Gabriel Attal se félicite pourtant de son succès et annonce un renouvellement du SNU en 2020 avec une augmentation prévue du nombre d’engagé·es.
Affiché comme un croisement entre éducation populaire, Éducation nationale et armée, le SNU repose sur la signature de conventions de partenariat entre le gouvernement et 21 associations avec pour objectif de travailler sur les thèmes suivants :
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Découverte de l’engagement
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Défense, sécurité, résilience nationale
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Culture et patrimoine
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Activités physiques et sportives et de cohésion
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Autonomie, connaissances des services publics et accès aux droits
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Citoyenneté et institutions nationales et européennes
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Développement durable et transition écologique et solidaire
Dans ces associations, on retrouve des fédérations d’éducation populaire (Ligue de l’enseignement, les CEMEA (Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Éducation Active), Léo Lagrange, Familles rurales, Jeunesse au plein air), des associations sanitaires (Ordre de Malte, Croix Rouge, Protection civile, sauveteurs), des acteurs sociaux ou du tourisme associatif (fédération des PEP, UCPA), mais aussi Unis-cités (association qui propose des missions d’intérêt général pour les jeunes, notamment dans le cadre du service civique) ou France télévision.
Le bilan de l’INJEP, mais aussi les témoignages et les articles de presse publiés à la suite de la première édition du SNU laissent dubitatif sur la réalité du croisement entre deux puissantes institutions d’État et le champ associatif de l’éducation populaire. Le séjour de cohésion notamment, s’il emprunte la forme juridique traditionnelle des accueils collectifs de mineur·es (avec en particulier un contrat de travail pour les personnels encadrants dérogatoire au droit du travail1) ainsi que leur visée pédagogique, ressemble beaucoup à une sorte de colonie d’État où l’autorité s’exerce de façon forte et descendante et où les symboles militaro-nationaux prennent une place très importante : levée des couleurs, garde-à-vous, uniforme, etc. Cette forme éducative traditionnelle est assez éloignée de l’histoire et des valeurs défendues par les associations d’éducation populaire et par de nombreux·ses enseignant·es. Ce décalage a ainsi conduit Éric Favey, ancien secrétaire général de la Ligue de l’enseignement, à écrire le texte « SNU : l’éducation populaire va s’y abimer ». Les débats sont nombreux et parfois tendus dans plusieurs fédérations d’éducation populaire.
Pourtant, la mise en place du SNU n’a pas été uniquement portée par le gouvernement. Proposé par l’équipe de campagne du candidat Macron lors de la présidentielle de 2017, le principe de ce dispositif a recueilli le soutien de la quasi-totalité des autres formations politiques. François Fillon souhaitait instaurer un service militaire universel d’un mois, l’extrême droite soutenait depuis longtemps le retour à un service militaire obligatoire d’au moins 3 mois et Jean-Luc Mélenchon plaidait pour un service national citoyen et obligatoire d’une durée de 9 à 12 mois. Benoit Hamon proposait quant à lui un service civique non obligatoire permettant de valider un semestre d’études. Seul Philippe Poutou s’opposait catégoriquement à toute forme de service imposé. Bref, l’idée générale de contraindre la jeunesse à donner du temps au service de la nation est portée par un grand nombre de personnalités du centre, de droite et de gauche2.À l’issue des élections, le gouvernement nouvellement formé a immédiatement chargé un groupe de travail présidé par le Général Ménaouine de rédiger un rapport d’études préparatoire à la mise en place du SNU. Ce groupe de travail comprenait : Juliette Méadel, ancienne secrétaire d’État sous François Hollande et administratrice de la fédération Léo Lagrange, Emmanuelle Pérès, ancienne conseillère de Luc Chatel et actuellement déléguée interministérielle à la jeunesse, Marion Chapulut de Citizen Corps (branche française d’une association états-uniennes proposant des activités de formation pour les jeunes), le Préfet Kader Arhoul (qui avait notamment travaillé avec Bernard Cazeneuve sur les migrant·es), Thierry Tuot, haut fonctionnaire et Guy Lavocat, macroniste de la première heure et ancien militaire diplômé de Saint-Cyr.
En l’absence d’enquêtes journalistiques embarquées ou de toute autre forme dévaluation extérieure, il est difficile de savoir si la deuxième édition du SNU en 2021, a répondu aux objectifs fixés, et notamment si les sept thèmes identifiés comme au cœur du dispositif ont bien fait l’objet d’un traitement équivalent. Le sujet risquant fort d’être repris lors de la campagne électorale de 2022, il semble donc important d’examiner au mieux ce qui s’est passé durant les 14 jours du séjour de cohésion de juin 2021.
Les images du SNU
Sur les 800 photos du corpus3, 368 (46%) montrent des jeunes en rang dans une cour, droit comme des i, les bras le long du corps et en uniforme, tourné·es vers le drapeau français. Ces images qui rappellent les formations en garde-à-vous militaires sont en fait plus proches des images de remise de diplômes des écoles de police. La couleur des uniformes y est pour beaucoup, pantalon et casquette bleu foncé, polo blanc avec un écusson, chaussures noires. La tenue est identique pour les filles comme pour les garçons et le kaki est presque absent. Difficile de savoir pourquoi ces images ont été autant diffusées, mais au regard de leur nombre très important, on peut raisonnablement supposer qu’il s’agit d’une commande des services de communication du ministère.
Dans 15% des images, le drapeau français est clairement apparent et dans 35,5% des images on y voit une autorité administrative ou militaire en uniforme. 41,5% des images mettent ainsi très ostensiblement en scène des symboles de la nation. Dans 40% des images qui montrent les jeunes en rang, celleux-ci font directement face à des autorités en uniforme. Lorsque les jeunes engagé·es sont présenté·es dans un autre cadre, 49% des images les montrent en situation de face-à-face direct avec des intervenant·es adultes.
597 images illustrent les rapports et les relations qui existent entre les adultes (encadrant·es ou autorités) et les jeunes engagé·es. Ces photos donnent à voir une pédagogie traditionnelle4 : 65% de ces images montrent les jeunes engagé·es face à face avec un adulte et 32% les présentent dans un cadre d’apprentissage typiquement scolaire : amphithéâtre, salle de classe avec tableau, estrade, diaporama et jeunes en position assise et passive. Les intervenant·es dans ces images sont à 83% des blanc·hes, 47% de ces intervenant·es ont des cheveux blancs, 48% d’entre elleux sont en uniforme et seulement 34% d’entre elleux sont des femmes. La parité de genre est ainsi est loin d’être atteinte. Seules 20 images ne montrent que des femmes : elles sont intervenantes de la Ligue pour la Protection des Oiseaux, policières à cheval, pompières, sportives, préfètes ou secrétaire d’État. 34 images montrent la secrétaire d’État seule ou en compagnie d’hommes. Le chiffre qui tombe à 23 images en ce qui concerne les préfètes. Cela signifie qu’au-delà de la forme pédagogique traditionnelle, les éducateur·rices mobilisé·es dans ces dispositifs pédagogiques sont très majoritairement des hommes blancs plutôt âgés.
Parmi les images qui incluent des intervenantes, 49 montrent une situation d’apprentissage non-scolaire, sans face à face et sans uniforme. On peut ainsi supposer que la pédagogie mise en place est genré, c’est-à-dire que les femmes seraient plutôt des intervenantes de l’éducation populaire et que les hommes seraient plutôt des représentants des institutions d’État.
Par ailleurs, on ne trouve que 17 images qui montrent un préfet, un recteur d’académie ou un·e intervenant·e racisé·e. Je n’ai trouvé aucune image montrant un ou une intervenante, autorité ou adulte en situation de handicap.
Cotés jeunes engagés, si 74% des images montrent des groupes d’enfants avec une mixité de genre, seules 24% des images présentent des jeunes racisé·es. Les images montrent donc en très grande majorité des enfants blanc·hes et peu ou pas de jeunes noir·es, sauf à la Réunion où les jeunes étaient presque exclusivement noir·es et les autorités blanches. Je n’ai trouvé que 2 images avec un·e jeune dans un fauteuil. Je ne sais évidemment pas s’il s’agit d’un·e jeune en situation de handicap ou d’un·e jeune ayant eu un accident durant le séjour. Comme il est impossible d’identifier des jeunes ayant des handicaps non visibles, les images ne permettent pas de savoir à quel point le dispositif a été inclusif de ce point de vue. En 2019, le documentaire embarqué de Zone Interdite s’était arrêté sur le cas d’un jeune garçon ayant des troubles autistiques. Ce jeune garçon avait eu un problème de cheville durant le séjour de cohésion et on a pu s’apercevoir à cette occasion que les activités prévues ne permettaient pas à un jeune en fauteuil d’y participer.
Dernier élément que montrent les photos, le SNU est bien plus une mise en valeur des uniformes bleus que des uniformes kakis : police (35 images), gendarmerie (66 images), préfet·es (104 images), pompièr·es (30 images) et protection civile (9 images). Les militaires apparaissent quant à elleux dans 34 images, et les anciens combattants dans 6 images.
Faut-il voir dans ces chiffres le refus d’une grande partie de l’armée de s’engager dans ce SNU, ou le fait qu’il est plus facile pour un ministre de l’Éducation nationale de mobiliser un préfet qu’un militaire ? On pourrait aussi faire l’analyse que, contrairement au service militaire qui a pris fin, le SNU ne tend pas à former les jeunes français·es à la protection de la France contre un ennemi extérieur, mais à engager les jeunes français·es dans la lutte contre un ennemi intérieur. Mais serait alors cet ennemi ? La pauvreté ? Le réchauffement climatique ? Le « séparatismes » ? L’absence de mixité ? C’est ce point que je vais maintenant tenter d’éclairer.
Un SNU qui ne répond pas à ces objectifs ?
Comme en 2019, l’INJEP a réalisé une évaluation du SNU en demandant aux jeunes engagé·es de répondre à un questionnaire. Les résultats de ce questionnaire montrent que 4 éléments principaux ont motivé les jeunes à participer au SNU : rencontrer de nouvelles personnes et créer des liens nouveaux, faire du sport, être dans un cadre militaire et pouvoir valoriser le SNU sur son CV. Si le dernier élément semble difficile à réaliser dans le cadre d’un autre dispositif, ce n’est pas le cas des trois premiers : camps et séjours de vacances, séjours sportifs ou temps de préparation militaire offrent déjà la possibilité de satisfaire ces attentes.
Les objectifs jugés les plus importants par les participant·es sont : améliorer la mixité sociale, accroître l’engagement des jeunes, apprendre les gestes de premier secours, les réactions à avoir en cas d’attentats ou de catastrophe et suivre un enseignement sur la défense et la sécurité. Ces objectifs sont à mettre en lien avec le fait que le SNU n’est pas obligatoire et que pour 9 jeunes sur 10 y participent de façon volontaire. L’INJEP a eu la bonne idée d’étudier les jeunes dont la participation au SNU leur a été imposé par leur famille. Cet échantillon permet de mettre en lumière les difficultés que le SNU pourrait rencontrer lorsqu’il deviendra obligatoire : ces jeunes disent que le séjour est trop éprouvant, qu’il y a trop d’activité, trop de règles, que les journées sont très difficiles à vivre. Ils jugent par ailleurs inutile le port de l’uniforme, et 38% d’entre elleux estiment que le SNU est inutile à la société.
Pour résumer, le SNU plaît aux jeunes qui aiment déjà l’armée, l’ordre imposé et un exercice descendant de l’autorité. Le SNU est rejeté par celleux qui n’aiment pas cette forme d’éducation. On retrouve des éléments qui étaient déjà prégnants dans le premier SNU de 2019.
Alors que la secrétaire d’État affirme partout que le SNU n’est ni militaire, ni une colo et que sa finalité « est de vivre un temps de République en actes », les éléments d’évaluation viennent dire exactement le contraire : le SNU est une sorte de colonie militaro-policière d’État, structuré autour d’une pédagogie autoritaire, viriliste et traditionnelle.
La question qui découle de ce constat est alors comment justifier que l’État impose ce dispositif de pédagogie traditionnelle renforcée par un décor militaro-policier à tou·tes les jeunes âgés de 15 ans quelle que soit leur origine, leur situation de vie, de handicap, quels que soient les choix éducatifs de leurs parents ou de leurs tuteur·rices, quelles que soient leurs idées, leurs valeurs ou leurs croyances ?
Les finalités du dispositif telles qu’elles apparaissent dans une analyse des images officielles du SNU semblent également problématiques. D’une part, ces images montrent que les femmes, les personnes racisées ou en situation de handicap n’exercent pas ou seulement marginalement des fonctions d’autorité. S’il s’agit d’apprendre aux jeunes à lutter contre les différentes formes de discriminations systémiques dont la République est malade, cet état de fait est évidemment complètement contre-productif. Le brandissement de symboles nationaux (Marseillaise, drapeau, uniformes) ou la mise des jeunes en rang ne sont pas des remèdes appropriés à ces maux.
D’autre part, deux des objectifs officiels du SNU apparaissent très peu sur les images : la transition écologique ainsi que la connaissance du service public et l’accès aux droits. Concernant la transition écologique, hormis la présence de quelques gourdes sur les photos, rien ne permet d’analyser les repas fournis, ou de juger si le suremballage est de mise. On voit que les jeunes ont très majoritairement voyagé en bus. Un atelier mené par la Ligue de Protection des oiseaux est montré, on voit aussi quelques activités de ramassage de déchets. Le questionnaire de l’INJEP pointe que le module « développement durable et transition écologique » est le moins apprécié… Concernant les services publics et l’accès aux droits, les jeunes ne semblent recevoir qu’une formation en grand groupe et très scolaire via des diaporamas et des interventions présentées depuis une estrade. L’un des objectifs du SNU est aussi de développer l’engagement chez les jeunes français·es. On voit peu d’associations dans les photos officielles : la Croix Rouge, la LPO ou l’UCPA. Parfois les séjours de cohésion sont organisés dans des bâtiments de colonies de vacances appartenant à des associations. Dès lors, comment susciter l’envie de s’engager alors que les principales associations partenaires concernées semblent largement absentes, voire refusent catégoriquement de participer à ces séjours ? L’engagement, pour sa forme associative, se définit comme le soutien à une cause de manière libre, gratuite et choisie par la personne qui s’engage. Le SNU semble bien loin de cette définition, puisqu’il pourrait devenir obligatoire et que sa pédagogie n’est faite que d’autorité et d’activités imposées, construites et menées uniquement pas des adultes encadrant·es. La vie quotidienne du séjour est-elle aussi pensée et imposée par les encadrant·es. La marge de manœuvre des jeunes dans un tel dispositif est minimale. Il n’existe que très peu de temps dits « de régulation », qui ressemblent plus à des temps d’explications qu’à des temps de co-construction réelle.
La forme d’engagement prôné par le gouvernement revient ainsi à considérer l’engagement dans son sens premier et étymologique : une mise en gage. Dans le cas du SNU, un ou une jeune doit mettre en gage une partie de sa vie (ici 15 jours de séjours de cohésion et 84h de mission d’intérêt général) et se soumettre à une forme éducative autoritaire, traditionnelle voire violente pour ensuite devenir citoyen·ne de plein droit. Dans un État de droit, un tel choix politique qui impose de réduire les libertés individuelles n’est possible que s’il s’appuie sur un consensus national et sur des finalités partagées. Ici rien de cela, le SNU n’est encadré par aucune loi, et aucun débat n’a eu lieu sur ses finalités.
Tant que le SNU reste non-obligatoire, les conséquences pour les jeunes demeurent limitées, mais dès lors que la non-réalisation du SNU entrainera des sanctions, ce dispositif créera des jeunes sous-citoyen·nes privé·es de certains droits (comme celui de passer des examens).
Vers un service (non-)national (non-)universel au service de la République
Ainsi, là où le SNU devrait créer du commun, il crée de la séparation et de la violence. Pourtant, les sept objectifs du SNU pourraient permettre de construire des finalités fortes et partagées qui répondraient aux enjeux d’aujourd’hui : mixités, résilience, culture, activités physiques, autonomie, citoyenneté et transition écologique.
Pour chacun de ces objectifs, des associations, syndicats, mouvements ou collectifs de jeunes existent déjà, dans lesquels de nombreux jeunes sont déjà engagé·es. Pourquoi vouloir mettre en place un nouveau dispositif autoritaire et onéreux pour les finances publiques ? Le SNU obligatoire pour tous coûterait 1,6 milliards d’euros par an. Pourquoi ne pas construire une politique nationale de l’engagement des jeunes, à partir des espaces d’engagement déjà en place ?
Un tel service devrait dans un premier temps être pensé et construit avec les jeunes, tou·tes les jeunes, avec tous les corps intermédiaires, avec toutes les formes d’engagement de la jeunesse. Il devrait répondre aux enjeux de la jeunesse actuelle. Pour qu’il ne soit pas vécu comme une punition collective ou un temps à mettre en gage, ce service devrait être utile au parcours de chacun. Enfin et surtout, l’obligatoire de faire ce service ne devrait pas être porté par les jeunes eux-mêmes mais par les structures dans lesquels s’inscrivent les jeunes : en premier lieu l’école, puis les associations de jeunesse, les clubs sportifs, les services municipaux, etc. Il revient, donc, à l’état d’imposer aux structures de se rencontrer et de travailler ensemble, non pas de sanctionner des jeunes qui ne voudraient pas se soumettre à un service national.
Ce projet obligerait toute structure de jeunesse agrée jeunesse et éducation populaire, complémentaire de l’Éducation nationale, affiliée à une fédération sportive ou recevant des subventions publiques à construire au moins une fois tous les deux ans un temps de voyage permettant de rencontrer une autre structure, institution ou association issue d’un territoire différent (urbain, rural, périurbain, montagnard, etc.) avec pour objectif une réalisation commune et pour une durée de 5 à 14 jours. En reprenant une idée de Célestin Freinet et pour se connaître, ce voyage pourrait se préparer et se construire à partir d’un jumelage et de correspondances entre jeunes des structures concernés. L’État, les collectivités financeraient ce programme. Je rappelle que lorsqu’il a fallu (re)construire une amitié Franco-Allemande après la 2e guerre mondiale, dès les années 1950 le gouvernement français a financé des camps de jeunes en Allemagne, et en 1963 le général Charles de Gaulle et Konrad Adenauer ont créé l’Office Franco-Allemand de la Jeunesse. Les enjeux de transition environnementale et de mixités / inclusion ne méritent-ils pas eux aussi un engagement massif de la part de l’État ?
Pour les séjours, les espaces de rencontre et tous les lieux de l’éducation populaire, gardons l’idée que le service doit être un temps pour vivre la République, mais non pas une République fantasmée ou imaginée, une République réelle libre, égale et sororale / fraternelle. Ainsi, il serait nécessaire de (re)construire un modèle pédagogique inclusif et démocratique qui permettrait à chaque enfant de faire l’expérience d’un engagement libre et non contraint, de vivre un temps d’apprentissage de la démocratie et de l’égalité, comme le proposent les pédagogies de la décision. Bien loin du modèle présenté au SNU, notre pays a besoin d’un temps où chacun peut s’essayer à la construction de règles communes, à la construction d’une institution qui permet à tous de trouver une place utile et digne.
1 Les personnels qui travaillent durant les séjours de cohésion en 2019 et 2021 sont embauchés en signant un contrat d’engagement éducatif (CEE), contrat dérogatoire au code du travail défini dans code de la Famille et de l’action sociale permettant de travailler 16h par jour, pendant 6 jours consécutifs avec un salaire minimum journaliser de 2,2x1h de SMIC brut.
2 Récemment encore, Gaël Giraud, jésuite, membre du CNRS et personnalité de gauche a proposé un retour à un service militaire ou citoyen obligatoire.
3 Sources et méthodologie. Pour analyser le séjour de cohésion de juin 2021, je me suis appuyé sur l’analyse d’un corpus de photos téléchargées depuis les comptes officiels d’administrations et de personnalités suivants :
– Compte officiel d’une administration en charge de la mise en place du SNU : direction de la jeunesse, de l’Éducation nationale, inspection académique ou direction régionale de l’Éducation nationale.
– Comptes personnels lorsque que le compte, mais il doit être précisé que le compte appartient à la personne dénommée est explicitement associé à la fonction officielle occupée par la personne.
– Comptes de la secrétaire d’État, du ministre de l’Éducation nationale ou d’un·e député·e.
– Tweets postés par les administrations et personnes identifiées ci-dessus entre le 21 et le 2 juillet 2021, dates du séjour de cohésion.
Ce corpus est ainsi constitué de 819 visuels, ramenées à 800 une fois retiré les doublons et les images qui ne comportaient que des logos ou des illustrations.
Ces photos ont ensuite été triées et codées pour faciliter leur analyse en fonction de quatre critères : forme de pédagogie mise en œuvre, place de l’éducation populaire, nature des autorités représentées et degré de mixité des encadrant·es comme des participant·es.
4 Selon Jean Houssaye, (La pédagogie traditionnelle, éditions Habert, 2014) sept traits caractérisent la pédagogie traditionnelle : centralité du maître, impersonnalité de la relation, asymétrie stricte, transmission d’un savoir coupé de la vie, idéal éducatif très normé, dispositif bureaucratique, modèle charismatique. La pédagogie traditionnelle s’oppose à l’éducation nouvelle et se traduit concrètement par la passivité de l’élève, une transmission du savoir uniquement par l’adulte, un exercice de l’autorité fortement descendante et des groupes d’élèves homogènes.