INTERVENTION. Le Prix Nobel de la Paix vient d’être attribué à Barack Obama. Une décision surprenante, sachant que les USA occupent militairement l’Irak et l’Afghanistan, qu’ils ne sont pas parvenus à infléchir la politique israélienne mais sont restés les témoins passifs de la guerre de Gaza. C’est aussi sur sa capacité à changer radicalement d’approche que sera jugé le nouveau prix Nobel de la Paix, mais pour l’heure, la politique étrangère des USA s’inscrit dans le droit fil de l’impérialisme. Mouvements vous propose donc de (re)lire cette analyse historique de l’impérialisme US, par Philip S. Golub.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jim Cohen, initialement publié sur Mouvements.info en octobre 2008

Ce texte est une version légèrement remaniée d’un article paru dans la revue Soundings (a journal of politics and culture), N° 37, Winter 2007, London

||« Les Etats-Unis ont une histoire de conquête, de colonisation et d’expansion territoriale inégalée par les autres peuples au XIXe siècle, et rien ne nous arrêtera maintenant ». – Sénateur Henry Cabot Lodge, 1895.

« Désormais, nous sommes un empire, et quand nous agissons, nous créons la réalité. » – Haut fonctionnaire américain lors de la préparation de la guerre en Irak, 2002.||

Au début des années 1950, John Gallagher et Ronald Robinson ont révolutionné les études sur l’empire et l’impérialisme d’une façon qui résonne encore aujourd’hui. |1| Ils critiquaient la périodisation, alors dominante, de l’histoire impériale britannique en phases « impérialiste » et « anti-impérialiste », des phases oscillant entre moments d’expansion territoriale, de contraction et de libéralisation. Ils proposaient une interprétation insistant sur la continuité fondamentale des modes formels et informels d’expansion impériale. Quoique l’expansion formelle (territorialisée) et informelle renvoient à des modes d’exercice du pouvoir et de contrôle différents, il ne s’agit pas de réalités distinctes. Selon les auteurs, il faudrait plutôt y voir « des fonctions politiques variables appartenant à un schéma d’extension du commerce extérieur, de l’investissement, des migrations et de la culture », cela, dans un « cadre global d’expansion » |2|.

En d’autres termes, l’empire ne se limite pas aux territoires directement incorporés par une métropole impériale. Il s’étend à tous les espaces sociaux imbriqués dans des régimes de coercition et de contrôle direct ou indirect, sujets aux disciplines et à la force gravitationnelle des centres impériaux. L’impérialisme ainsi conçu se définit comme le spectre, au sens physique du terme, de pratiques expansionnistes coercitives se matérialisant sous des formes multiples d’ingérence, de contrainte et d’assujettissement : annexion de territoires moyennant l’anéantissement ou la subordination des populations autochtones ; usage de la force (militaire ou autre) ou menace d’y recourir contre des Etats juridiquement souverains ; ou encore, de manière plus subtile, mise en place d’un tissu de contraintes économiques structurelles enfermant des Etats et des sociétés dans des liens de dépendance. De même, l’administration directe et de jure n’est qu’une forme parmi d’autres de la colonialité. Les mains visibles invisibles de l’empire se conjuguent pour produire et reproduire l’inégalité internationale.

Cette approche multidimensionnelle fournit un cadre critique fécond permettant d’étudier le protéiforme empire étatsunien qui, contrairement au métarécit libéral américain dominant, ne représente aucunement une exception dans l’histoire impériale occidentale. Les colonies britanniques américaines puis les Etats-Unis faisaient partie intégrante, et importante, de l’économie politique transatlantique (fondée sur l’esclavage) aux XVIIe et XVIIIe siècles. Dans le cadre du mouvement global d’expansion occidental, les Etats-Unis ont connu deux cycles d’expansion débouchant sur l’empire global que nous connaissons aujourd’hui : un cycle d’expansion principalement, mais pas exclusivement continentale au XIXe siècle, puis un cycle d’expansion mondiale à partir de la conquête et de la colonisation de Cuba et des Philippines en 1898 |3| . Tout comme l’empire britannique qui fut « prédateur ou développementaliste à différents moments et à différents endroits |4| », l’empire étatsunien a eu des impacts contrastés dans ses différentes zones d’hégémonie et de domination ; tout comme la Grande Bretagne qui, selon l’expression fameuse de J.R. Seeley, a soutenu le despotisme en Inde et la démocratie en Australie (“despotic in Asia and democratic in Australia |5|” — après, il faut le dire, s’être débarrassée des populations indigènes), les Etats-Unis ont mis en place des juridictions libérales ou autoritaires en fonction des cultures dans les zones d’intervention.

Aujourd’hui, l’imperium étatsunien n’est ni formel au sens attribué classiquement aux empires territoriaux, ni entièrement informel. La sphère informelle — « l’empire transnational non territorial |6| » — opère à travers les structures financières, commerciales et technologiques mondialisées ; les institutions de gouvernance internationale publiques et privées ; la diffusion de normes, de manières d’être et d’agir à l’échelle mondiale (par exemple le « consensus de Washington »). Cependant, elle repose sur une structure de sécurité planétaire établie pendant et après la deuxième guerre mondiale qui enserre le monde et inhibe les transformations. La violence potentielle et souvent actualisée de cette structure a toujours assuré et assure encore la prégnance du domaine informel plus large.

Ces structures enchevêtrées d’influence et d’autorité engendrent les disciplines ouvertes ou souterraines de l’ordre impérial mondial. Si les multiples points de l’archipel militaire se comprennent comme une forme de quasi territorialité, alors l’idée, tenace, selon laquelle les Etats-Unis représenteraient une singularité dans l’histoire des Etats impériaux modernes, est mise en cause. Revenons rapidement sur cette question. L’orthodoxie libérale voudrait que l’expansionnisme étatsunien manifeste des caractéristiques politiques et économiques qui le distingueraient des empires européens modernes : plutôt que de conquérir des territoires et d’instituer des structures despotiques de subordination, il aurait incorporé dans sa propre logique démocratico-libérale, d’abord le continent, ensuite des zones toujours plus larges du monde. Il aurait ainsi promu le développement et la modernisation en intégrant l’économie mondiale dans le système productif américain. Les déviations par rapport à cette norme supposée, par exemple la poussée impérialiste des années 1890 ou celle du début du XXIe siècle, sont ainsi écartées comme des « aberrations » dans une trajectoire démocratique et anti-coloniale par ailleurs continue (cependant, une « aberration » qui se reproduit pose problème). Les raisons pour lesquelles les Etats-Unis auraient exercé leur pouvoir si différemment des autres Etats impériaux seraient dues à des caractéristiques nationales uniques : un passé non féodal, la séparation d’avec l’Europe, le tempérament libéral qui se serait diffusé dans toute la société, les conditions anti-coloni
ales de la formation de la nation et de l’Etat.

Les Etats-Unis sont donc actuellement décrits par des auteurs américains et britanniques comme un « nouvel empire », un « empire en devenir », un « empire lite », un « empire bienveillant », un « empire qui ne s’assume pas » (in denial), un « empire de la consommation », ou, de façon plus classique, un « empire malgré lui » (reluctant empire), un « empire accidentel », un « empire par invitation »… mais très rarement comme un empire tout court. Pour ajouter à la confusion, le récit libéral de l’exceptionnalisme étatsunien a pénétré certains discours radicaux postmodernes. Par exemple, il est reproduit dans la distinction nette opérée par Michael Hardt et Antonio Negri entre, d’une part, l’expansionnisme prédateur des « souverains transcendants » pré-modernes et des « etats-nations modernes », et, d’autre part, la « tendance expansive » ouverte de la « république universelle » qui n’aurait « rien à voir avec l’impérialisme, ni avec les organisations d’Etat chargées de la conquête, du pillage, du génocide, de la colonisation et de l’esclavagisme |7| ». Autre exemple : la curieuse affirmation de Slavoj Zizek de 2007 selon laquelle le monde de l’après-guerre froide avait bien besoin (et aurait peut-être encore besoin) d’un « gendarme mondial » et que « le problème de l’Amérique d’aujourd’hui n’est pas qu’elle soit un nouvel empire mondial mais qu’elle ne le soit pas ». Au lieu d’assumer des responsabilités mondiales, affirme Zizek, elle déçoit en « poursuivant impitoyablement ses intérêts |8| ». L’idée selon laquelle il y aurait congruence entre l’intérêt des puissants et l’intérêt universel est une fiction de la raison impériale. La notion qu’un gendarme mondial ou un empire mondial poursuivraient d’autres objectifs que le pouvoir, le prestige et le profit (au bénéfice d’élites particulières), trahit soit une très grande naïveté, soit une vision curieusement eurocentrique.

Certes, il est vrai que les Etats-Unis ont en général agi depuis 1945 de façon non prédatrice en Europe. Ils y ont assumé un rôle hégémonique, suivant la définition gramscienne, plutôt qu’impérialiste, c’est-à-dire le rôle d’un acteur central dans un ordre interétatique hierachisé mais caractérisé pour l’essentiel par la coopération et le consentement. Hautement institutionnalisé avec les Etats-Unis à son sommet, l’ordre translatlantique post-1945 se distinguait en ligne générale par la mutualisation des intérêts de ses différentes composantes, les élites des Etats subordonnés étant plutôt consentantes face à une autorité jugée légitime et leur fournissant des biens publics internationaux : paix, sécurité et stabilité économique. La remarque est d’importance, car le système transatlantique semble ainsi différencier l’empire américain de tous les empires précédents. C’est la raison pour laquelle il a été interprété par beaucoup comme une forme de régulation des rapports interétatiques de type nouveau. Mais il s’agit en fait d’un cas spécial déterminé par les circonstances particulières de la Guerre froide. À ce titre, on ne peut pas considérer le système transatlantique comme paradigmatique de l’expansionnisme américain en général. En d’autres termes, à moins d’élargir la définition de l’hégémonie pour y inclure les pratiques proprement impérialistes, celle-ci ne saurait désigner une réalité plus complexe englobant l’expansionnisme continental continu et impitoyable du XIXe siècle ou les pratiques impériales systématiquement coercitives du XXe siècle en dehors de la zone euro-atlantique et le Japon.

Les formes différenciées d’exercice de la puissance impériale américaine en Europe et ailleurs nous poussent à élucider les variables explicatives du comportement prédateur ou despotique dans certains cas et du comportement libéral et développementaliste dans d’autres. Pour clarifier le problème, il faut examiner de plus près les deux cycles d’expansion américaine en explorant l’archéologie de l’empire étatsunien contemporain.

Le premier cycle : imbrications impériales et pulsions impérialistes

L’expansionnisme américain s’inscrit dans le mouvement général d’expansion occidentale et dans les rythmes de la transformation capitaliste glocale du XIXe et du XXe siècles. Il est partie intégrante de l’histoire impériale euro-atlantique. Comme l’écrit William Appleman Williams, les Etats-Unis ont « mûri à l’age des empires et au sein d’un empire » |9| et ont émergé en tant qu’Etat indépendant lors des premières années de la révolution industrielle en tant que composante excentrée mais néanmoins importante de l’économie mondiale euro-centrée en expansion. Les colonies de peuplement britannico-américaines constituaient un noyau vital des circuits marchands du monde atlantique et ont représenté au cours du XVIIe et XVIIIe siècles une part de plus en plus importante du commerce impérial britannique. Ce commerce transatlantique, fondé sur la traite des esclaves et sur l’esclavage, a contribué de façon significative à la croissance de l’économie atlantique unifiée |10|. Après une brève interruption peu après la guerre d’indépendance, les liens économiques avec la Grande-Bretagne se sont intensifiés, devenant un élément moteur de la prospérité des Etats-Unis. En outre, les flux transatlantiques de capitaux ont financé le commerce extérieur des Etats-Unis, l’acquisition de territoires, l’administration locale et nationale et le développement des infrastructures. Ces flux de capitaux, dont la source principale était la Grande-Bretagne, ont rendu possible la formation d’une part importante du capital au début du XIXe siècle et ont promu l’expansion territoriale vers l’ouest |11|. Dans le même temps, les flux démographiques transnationaux, notamment en provenance de l’Europe, ont permis de peupler les territoires acquis, ayant appartenu à d’autres puissances impériales (Louisiane, la Floride, l’Oregon), ou ayant été conquis (Texas, Nouveau Mexique, Californie) et vidés de leurs habitants indigènes. Soulignons que la guerre contre le Mexique (1846-1848), conquête impérialiste classique, a été financée par des emprunts contractées à Londres et qu’elle était synchrone de l’expansion des Etats-Unis en Asie orientale (« l’ouverture » commerciale coercitive du Japon en 1853 par le Commodore Perry).

En somme, les Etats-Unis n’étaient pas dans une position « d’isolement » au XIXe siècle mais inextricablement imbriqués dès le départ dans l’économie politique impériale mondiale. Les imbrications impériales promouvaient, de façon invisible, l’expansion territoriale, la colonisation et l’industrialisation étatsuniennes et ont donc contribué de façon efficace, quoique involontaire, au recentrage de l’économie mondiale, de Londres vers New York, à la fin du XIXe siècle. Au fur et à mesure de leur développement, les Etats-Unis sont devenus une unité dynamique et centrale du capitalisme mondial ; ils ont supplanté la Grande-Bretagne en tant que première puissance manufacturière dans les années 1890, et sont devenus une unité active du système inter-impérialiste en participant au découpage, au contrôle disciplinaire impérial et à l’« ouverture » commerciale de la périphérie coloniale. Tout en se réservant le contrôle de l’hémisphère occidental, les Etats-Unis se sont, parallèlement et souvent conjointement avec les empires européens, immixés en Asie et ailleurs. Ils ont « ouvert » le Japon ; participé à l’établissement des concessions internationales en Chine en 1863 ; colonisé les Philippines avec le soutien enthousiaste des Britanniques en 1898 ; réprimé la révolte des Boxeurs en Chine en 1900 aux côtés des troupes coloniales européennes… L’expansion impériale étatsunienne et européenne était fondée sur des présupposés épistémiques et des perspectives culturelles partagés : mission civilisatrice, supériorité culturelle, inégalité raciale. (Ici, les Etats-Unis se différentiaient de l’Europe. L’esclavage était une vraie exception étatsunienne : si l’Europe avait construit des hiérarchies raciales dans ses territoires d’outre-mer, les Etats-Unis ont instauré un despotisme racial sur leur propre territoire. Comme le souligne Judith Shklar, « jusqu’aux amendements constitutionnels adoptés après la guerre de sécession, l’Amérique n’était ni libérale, ni démocratique », ayant de fait « entrepris deux expériences simultanément : l’une de la démocratie, l’autre de la tyrannie |12| ».)

L’expansionnisme territorial et commercial des Etats-Unis a débouché à la fin du XIXe siècle à une forte pulsion impérialiste. Comme l’exprime clairement la phrase du Sénateur Henry Cabot Lodge citée en exergue, les élites étatsuniennes rêvaient alors les yeux grands ouverts d’un empire international. Brooks Adams, personnage influent partisan d’un empire américain mondial, estimait que « l’impérialisme était la passion la plus noble qui ait jamais enflammé l’esprit humain » et prévoyait, avec raison, que les Etats-Unis allaient bientôt obtenir la « suprématie » économique et commerciale mondiale |13|. Selon la formule d’un journaliste de premier plan : « Nous sommes une grande république impériale destinée à exercer une influence déterminante sur l’humanité et à façonner l’avenir du monde comme aucune autre nation, y compris l’empire romain, ne l’a jamais fait |14| ». La rhétorique impérialiste de l’époque dépeignait le géant américain émergent comme étant mû par des pulsions expansionnistes primordiales irrépressibles : « Nous voulons la terre » écrivait un chercheur dans l’édition de 1898 des Annals of the American Academy of Political and Social Science, « non pas consciemment comme dans un programme formulé, mais instinctivement, avec un désir trop profond pour être conscient, trop constant et trop régulier pour être questionné ou pensé ». En 1898, le Washington Post a résumé ainsi le Zeitgeist élitaire américain du siècle finissant : “Il semble qu’une nouvelle conscience se soit emparée de nous – la conscience de la force… le goût de l’Empire est dans la bouche des gens, comme le goût du sang dans la jungle |15| ».

La « splendide petite guerre » (John Hay) contre l’Espagne en 1898 a ouvert la voie à un empire international dans les Caraïbes, l’Asie et le Pacifique. Le Sénateur Alfred Beveridge, impérialiste convaincu, considérait la conquête et l’assujettissement des îles Philippines (1898-1902) comme un pas nécessaire vers l’établissement de la « suprématie de la république américaine partout dans l’Est jusqu’à la fin des temps ». De même, Théodore Roosevelt souhaitait « voir les Etats-Unis |devenir| la puissance dominante dans l’Océan Pacifique ». Si le gendered sous-texte des discours impérialistes était la conquête masculine carnivore, le texte racial était le droit et le besoin d’ut
iliser une violence sans limite – l’« extermination » disait Beveridge – pour assujettir les êtres ‘inférieurs’ : « une paix durable |dans les Philippines| ne saurait être obtenue que par des forces irrésistibles dans une action incessante jusqu’à ce que la défaite universelle et absolument finale soit infligée à l’ennemi » (on estime à plusieurs centaines de milliers le nombre de morts par suite de l’occupation des Philippines). Selon un universitaire de l’époque : « les Philipins sont |…| cruels, impatients, superstitieux, et traîtres… un peuple qui ne peut être gouverné que par la coercition, la démonstration de la force. |16| ».

L’empire britannique servait de modèle aux Etats-Unis. En 1898, le stratège naval Alfred T. Mahan a commandé au président de l’université Johns Hopkins une étude sur les « origines du règne britannique en Inde afin de préciser les facteurs de leur succès dans ce pays ». Un an plus tard, le congrès annuel de l’American Academy of Political and Social Science a été consacré aux études comparatives du « gouvernement des territoires dépendants ». S’est dégagé un consensus en faveur du modèle britannique en Inde comme modèle colonial approprié : ses résultats étaient « splendides », grâce à « une classe choisie, tirée de la fleur de la race… ce qui fait de la gouvernance des races dépendantes une science ». La même année, l’American Historical Association a créé un « Comité pour l’histoire des colonies et des territoires dépendants » qui s’est donné pour mission d’étudier la « sélection et la formation des fonctionnaires coloniaux en Angleterre, en Hollande et en France », la « colonisation tropicale » et les « problèmes de race rencontrés dans la colonisation américaine ». Le ‘modèle’ français fut rejeté au profit de celui, plus efficient, britannique. (Fait troublant quant aux rémanences des représentations, en 2001 Donald Rumsfeld, ancien ministre de la défense de George W. Bush, a commandé une étude comparative des empires classiques à une groupe d’universitaires, étude qui reste confidentielle aujourd’hui |17|). L’assujettissement des Amérindiens fournissait en effet aux stratèges étatsuniens des modèles endogènes dont ils pouvaient s’inspirer.

Cinquante ans plus tard, en début de guerre froide, George Kennan attribua la guerre contre l’Espagne à « une intrigue très habile et discrète |orchestrée| par quelques personnes stratégiquement placés à Washington… qui a reçu l’absolution et une sorte de bénédiction publique grâce à l’hystérie de guerre |18| ». Il reconnaissait cependant qu’« il y avait quelque chose de plus profond : le fait que les porte-parole les plus influents |du peuple américain| aimaient tout simplement l’odeur de l’empire et sentaient le besoin de se ranger parmi les puissances coloniales de l’époque… afin de baigner dans la reconnaissance en tant que l’une des grandes puissances impériales du monde |19| ». Fait plus saillant, ces porte-parole avaient en quelque sorte ‘respiré’ l’expansion et la colonialité toute leur vie et perçu l’empire international comme un résultat « naturel », comme le destin manifeste des Etats-Unis. L’empire, comme le souligne William Appleman Williams, a toujours été « un mode de vie », un état de la conscience et de l’être.

Le deuxième cycle : supplanter la Grande-Bretagne et l’Europe

Là où les élites étatsuniennes ont divergé n’était pas sur la question de savoir si l’empire international était souhaitable ou non (car pour la majorité écrasante il l’était), mais sur la question de savoir s’il fallait l’établir en partenariat avec l’empire britannique ou tout seuls. Au tournant du XXe siècle, Londres était le centre du plus grand empire de l’histoire moderne. Les Britanniques venaient de célébrer l’empire en grande pompe lors du 60e anniversaire (Diamond Jubilee) du règne de Victoria. La Grande-Bretagne régnait sur un empire qui englobait 400 millions de km2 et 300 millions de subalternes, deux fois plus si on inclut la Chine, colonie virtuelle. La City était au cœur d’un empire économique informel encore plus vaste, car effectivement global. En dépit des préoccupations des élites britanniques à propos de la compétitivité industrielle des Etats-Unis et de l’industrialisation tardive mais intensive de l’Allemagne, elles pouvaient encore s’imaginer disposer d’un « bail du Tout-Puissant sur l’univers, à tout jamais ». Pourtant, le centre de gravité économique du monde se déplaçait vers les Etats-Unis qui assuraient en 1900 environ 23,5% de la production manufacturière du monde (pour la Grande-Bretagne : 18,5%) et qui pouvaient se vanter d’un PNB équivalent à celui de la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne réunies. Une partie de l’élite américaine et britannique imaginait un ordre mondial anglo-saxon unifié, une Pax Anglosaxonica cogérée par les empires britanniques et étatsunien. Mais les nationaux-impérialistes tels que Brooks Adams ou Henry Cabot Lodge étaient persuadés que les Etats-Unis devaient forger leur propre espace impérial autonome. (Il ne s’agissait pas pour eux « d’isolationnisme » mais de l’affirmation de l’autonomie et de la primauté américaines, d’où leur désaccord violent avec Wilson).

La question a bien sûr été réglée par les trente ans de guerre en Europe qui ont mené au lent déclin de la Grande-Bretagne tout en accélérant la montée des Etats-Unis. Après la première guerre mondiale, tentant de renforcer l’empire et d’amener les Etats-Unis à utiliser leur surplus financiers de façon coopérative, la Grande-Bretagne a voulu mettre en place un duopole britannico-américain en proposant une cogestion avec les Etats-Unis de certaines sphères de responsabilité impériale. Les Américains, cependant, cherchaient à réaliser un ordre mondial sous leur leadership. En dernière analyse, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne avaient des objectifs conflictuels. Aux Etats-Unis, les expansionnistes nationalistes, dont Lodge était le chef de file, ont saccagé la Société des Nations et réglé la question des réparations de guerre de façon à démontrer leur détermination à verrouiller leur prédominance économique d’après-guerre. Le nationalisme économique à visée internationale, et non l’isolationnisme, a placé les Etats-Unis en tension avec les revendications monopolistes des empires européens. Dans un moment révélateur de marchandage inter-impérial dans les années 1920, les Etats-Unis se sont battus avec acharnement pour le droit à l’accès égal à l’industrie pétrolière, en pleine croissance, de l’Etat irakien nouvellement créé – droit que les compagnies pétrolières étatsuniennes ont obtenu en 1929.

La première guerre mondiale, la dépression mondiale du début des années 1930, la formation de blocs protectionnistes et l’effondrement du commerce international ont ouvert la voie à la deuxième guerre et à l’émergence, selon l’expression de Karl Polanyi, de « nouveaux empires dans une mer de sang |20| ». Les contours du nouvel empire américain – empire mondial de capital soutenu par une structure militaire planétaire – étaient devenus apparents avant même l’entrée des Etats-Unis en guerre en 1941. En 1940, le président du National Industrial Conference Board prévoyait « une grande révolution dans l’équilibre du pouvoir » dont le résultat serait que les Etats-Unis prendraient le relais de la Grande-Bretagne au centre du monde. Les Etats-Unis allaient devenir « héritier, légataire des actifs économiques et politiques de l’empire britannique |21| ”. Selon Virgil Jordan :

||“Bien que, par notre aide, l’Angleterre puisse émerger de ce conflit sans défaite, elle sera tellement appauvrie économiquement et handicapée en termes de prestige qu’il est improbable qu’elle puisse reprendre ou sauvegarder la position dominante dans les affaires mondiales qu’elle occupe depuis si longtemps. Dans le meilleur des cas, l’Angleterre deviendra un associé (junior partner) du nouvel impérialisme anglo-saxon… le sceptre passe aux Etats-Unis |22|.||

Un an plus tard, à la veille de l’entrée en guerre des Etats-Unis, Henry Luce inventa la célèbre expression « le siècle américain » (the American Century). Ce « premier siècle de l’Amérique en tant que puissance dominante dans le monde » signifiait que le peuple américain devait

||accepter inconditionnellement notre devoir et notre opportunité en tant que nation la plus puissante et la plus vitale du monde, et en conséquence exercer son influence sur le monde en vue des objectifs qui nous paraissent bons et par les moyens que nous jugeons bons… Dans toute forme de partenariat avec l’Empire britannique…, l’Amérique devra assumer le rôle de partenaire dominant |23|.||

À l’issue de la guerre les Etats-Unis étaient devenus l’acteur militaire, industriel et financier mondial dominant. Seul pays à s’enrichir pendant le conflit, le PIB ayant augmenté d’environ 15% par an de 1941 à 1945, les Etats-Unis étaient devenus l’unique créditeur mondial. Les Etats impériaux européens étaient épuisés et c’était également le cas de l’Union soviétique en dépit de la mobilisation réussie de ses capacités militaires. (On estime les pertes humaines soviétiques à près de 14 pour cent de la population totale, contre 0,35 pour cent dans le cas américain. Le territoire continental étatsunien n’a pas subi de dommages.). Après la guerre, l’économie étatsunienne représentait près de la moitié de la production manufacturière et du commerce mondiaux. Au niveau stratégique, pendant la guerre, les Etats-Unis avaient établi un réseau planétaire de bases militaires, s’étendant de l’Arctique au Cap et de l’Atlantique au Pacifique, que les gouvernants considéraient comme les nouvelles « frontières stratégiques » d’un Etat dont la souveraineté s’étendait désormais en Europe et en Asie.

Franklin D. Roosevelt avait décidé durant la guerre de liquider les blocs commerciaux impériaux européens et de leur substituer un ordre commercial libéral et multilatéral. Il comptait y arriver en instaurant une mise sous tutelle internationale (trusteeship) des colonies britanniques, françaises et néerlandaises, afin de les préparer, selon Foster Rhea Dulles et Gerald Ridinger, « à l’autonomie à laquelle elles avaient droit en fin de compte (ultimately) |24| ». L’indétermination temporelle de ce projet met en lumière
le fait que les Etats-Unis n’avaient surtout pas, selon les auteurs, « l’idée de pousser les peuples qui n’y étaient pas préparés à un octroi immédiat de l’indépendance |25| ». En écho à la politique restrictive des Etats-Unis à propos de la dette britannique pendant la première guerre mondiale, les dirigeants étatsuniens ont utilisé le programme prêt-bail (lend-lease) pendant la deuxième guerre afin de limiter l’autonomie britannique. La Grande-Bretagne a reçu suffisamment d’aide pour participer aux combats, mais pas assez pour conserver son empire. Dès 1947 la Grande-Bretagne s’est retirée d’Inde et a « abdiqué au Moyen-Orient » selon le mot célèbre de James Forrestal, secrétaire d’Etat à la marine. Le premier ministre britannique, Clement Atlee, conscient que la Grande-Bretagne allait être incorporée dans le nouvel empire américain, a observé en 1948 : « Il se peut que nous soyons amenés à considérer les Îles britanniques comme un prolongement oriental de l’arc stratégique dont le centre est le continent américain ». La « relation spéciale » était, et reste, un pâle succédané d’empire. Situées au sommet de l’ordre mondial, les élites étatsuniennes visaient à supplanter les empires européens en les incorporant, ainsi que les mouvements nationalistes anticoloniaux émergents, dans la Pax Americana. D’où le jeu d’équilibre difficile pendant la guerre froide entre le soutien apporté aux Etats impériaux européens en déclin et le besoin ressenti de favoriser le nationalisme anticommuniste dans les pays postcoloniaux.

Les Etats-Unis ont ainsi soutenu pendant un temps certains Etats impériaux européens en les intégrant dans des sphères régionales de gestion du nouveau système mondial. Dans le cadre de la guerre froide, les Etats-Unis ont apporté leur appui à la France en Indochine jusqu’à la défaite de Dien Bien Phu en 1954. La France est également devenue un gendarme régional de l’Occident en Afrique. La Grande-Bretagne s’est vu accorder un rôle d’associée (junior partner) dans le Golfe arabo-persique et dans certaines régions d’Afrique et d’Asie orientale, agissant de concert avec les Etats-Unis pour la suppression de mouvements révolutionnaires ou pour la sécurisation du contrôle et des flux des matières premières stratégiques – l’exemple paradigmatique étant le coup d’Etat de 1953 contre le gouvernement nationaliste de Mohammad Mossadegh en Iran, dont les répercussions désastreuses se font encore sentir aujourd’hui. Dans le même temps, les Etats-Unis fixaient des limites strictes à l’action souveraine des Etats impériaux européens. Lors de la crise de Suez de 1956, ils ont signifié à la Grande-Bretagne et à la France les limites précises de leur autonomie d’après-guerre, lorsque le président Eisenhower a utilisé une diplomatie économique coercitive (en exerçant une pression sur la Livre sterling et en menaçant de retenir des fournitures vitales de pétrole) afin d’obliger les forces expéditionnaires anglo-franco-israéliennes à se retirer.

Tout comme l’administration Roosevelt qui avait cherché à réaliser la libéralisation politique mais non la pleine décolonisation des empires européens, l’administration Eisenhower a visé un équilibre entre l’engagement envers les Etats impériaux de l’alliance atlantique et le besoin qu’elle ressentait de coopter le nationalisme des pays coloniaux ou postcoloniaux. En 1956 John Foster Dulles a déclaré que les Etats-Unis devaient « jouer un numéro d’équilibriste » dans l’effort « de conserver nos vieilles relations, très précieuses, avec nos alliés britanniques et français » tout en essayant de « nous assurer l’amitié et la compréhension des pays nouvellement indépendants qui ont échappé au colonialisme |26| ».

Bien qu’ils n’aient pas hésité à intervenir de façon coercitive là où ils pensaient que leurs propres intérêts étaient en jeu (Iran, Guatemala, etc.), les Etats-Unis, comme l’a dit Eisenhower, ne pouvaient pas cautionner le « colonialisme extrême » (je souligne). Cela, moins pour des raisons idéologiques que par crainte de stimuler les tendances révolutionnaires et de mettre les Etats-Unis en conflit avec la marée montante du nationalisme tiers-mondiste. L’impérialisme territorialisé n’avait pas sa place dans un nouvel ordre mondial américain. Mais si, dans l’idéal, les Etats-Unis « préféraient au colonialisme l’indépendance et l’influence masquée, dans la pratique |ils| donnaient la priorité à l’anti-communisme par rapport à l’anti-colonialisme » |27| .

Après Suez, le Royaume-Uni et la France ont cherché à s’affirmer, la première en s’alignant sur les Etats-Unis et la seconde en s’en séparant partiellement. Espérant influencer la politique américaine de l’intérieur et récupérer ainsi une partie de son autonomie perdue, le Royaume-Uni s’est adapté après 1956 aux préférences américaines et a parfois même submergé sa propre politique étrangère. Pour sa part, l’Etat gaulliste a poursuivi le même objectif général en empruntant la voie contraire, c’est-à-dire en contestant l’hégémonie américaine. Il a cherché à inventer un rôle mondial pour la France en jouant sur les contradictions soviéto-américaines, en œuvrant pour une Europe indépendante sous le leadership français et en appelant au nationalisme tiers-mondiste au nom d’une « troisième voie » française. Conçues, du moins en partie, pour que les deux Etats retrouvent leurs positions respectives d’avant-guerre, ces deux stratégies ont échoué : le Royaume-Uni n’a jamais acquis une influence décisive sur la politique étatsunienne (pensons, par exemple, à l’extraordinaire dédain de l’administration Bush envers Tony Blair), et la France a perdu sa faible marge de manœuvre lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en 1991.

Quoiqu’ils disaient ne pas admettre le « colonialisme extrême », les Etats-Unis ont, tout au long de la guerre froide, cautionné de façon consistante l’autoritarisme ou même le despotisme chez leurs Etats-clients et leurs protectorats extra-européens. Si la Pax Americana a encouragé et soutenu le pluralisme politique en Europe (la Grèce, l’Espagne et le Portugal étant des exceptions notables), dans les tiers-mondes elle a préféré s’appuyer sur des dictatures et des régimes autoritaires. Ce mode différentiel d’affirmation de l’autorité révèle l’archéologie coloniale de la Pax. Les présupposés culturels et raciaux des élites américaines impliquaient que les peuples non-occidentaux passent par des décennies de tutelle américaine et par un processus de « modernisation » avant de se voir confier des droits fondamentaux. Comme l’empire britannique qui avait soutenu le despotisme en Inde et la démocratie au Canada, l’empire étatsunien soutenait le despotisme dans les « tiers-mondes » et la démocratie en Europe du Nord. De plus, si en Asie du Nord-Est les Etats-Unis ont apporté leur soutien à des Etats autoritaires développeurs, dans le monde postcolonial par ailleurs — en Asie du Sud-Est, en Afrique subsaharienne ou en Amérique centrale — la guerre et l’autoritarisme sans développement économique étaient la norme. Les interventions américaines ouvertes et clandestines pour endiguer les révolutions, pour s’assurer l’accès à des matières premières, ou pour démontrer la « crédibilité » de la puissance étatsunienne, ou les trois objectifs à la fois, ont provoqué des bouleversements à grande échelle et ont favorisé le maldéveloppement (warped development). La triste list
e de ces interventions est trop longue pour être détaillée ici.

Le retour de l’impérialisme territorialisé

L’impérialisme romain, lui aussi, avait une double face : Rome a connu une expansion très différente dans l’est héllenisé et le long de la frontière « barbare ». L’empire a, comme l’écrit Ernst Badian, adapté sa « pulsion de domination » à chaque zone. Dans l’est héllenique il a précautionneusement, de façon assez civilisée, sans violence dans l’ensemble… établi un contrôle « hégémonique », |sans| contrôle direct ni guerres majeures. » Dans ces régions peuplées « d’égaux ou de supérieurs culturels », Rome a « préféré à l’annexion la subordination |des populations| par le traité |28| ». Par contraste, des guerres de conquête étaient livrées « contre les barbares » et « la politique était ouvertement brutale et agressive ». Des facteurs culturels, ainsi que le désir d’éviter des « engagements pesants et incommodes » pourraient selon l’auteur expliquer cette « contradiction déroutante de la politique romaine » |29|. De même, l’expansionnisme britannique n’était pas uniformément territoriale : la Grande-Bretagne évitait l’annexion quand c’était possible, par exemple dans le Golfe arabo-persique et au Moyen-Orient où, après la première guerre indienne d’indépendance de 1857 (certains s’obstinent encore à l’appeler une « mutinerie »), elle a cherché à créer des Etats-tampons amis et des clients locaux plutôt que des dépendances directes. Dans la formulation concise de Gallagher et Robinson, la politique britannique pouvait se résumer ainsi : « Empire informel là où c’était possible, empire formel quand c’était nécessaire |30| ».

Depuis la deuxième guerre mondiale le Golfe arabo-persique a joué un rôle de plus en plus important dans la Pax Americana. Peu après la guerre, le projet d’endiguement de Dean Acheson et George Kennan envisageait un système économique unifié qui relierait tous les alliés est-asiatiques et européens des Etats-Unis aux sources énergétiques du Golfe. Les besoins en énergie, en augmentation constante, ont mené à des engagements américains de plus en plus importants dans la région. Des ressources considérables ont été consacrées, ces cinquante dernières années, au soutien des clients locaux, au renversement ou à l’endiguement des challengers locaux, au déploiement des forces expéditionnaires et à la surveillance des flux de ressources. Aujourd’hui, le Golfe arabo-persique est devenu une des clés de voûte de l’édifice impérial, comparable à l’Inde pour l’empire britannique. Cela ne veut pas dire que le pétrole constitue la seule variable explicative de l’aventure coloniale désastreuse de l’administration Bush en Irak : l’invasion et l’occupation de ce pays faisait partie d’un effort beaucoup plus ambitieux pour établir un ordre mondial sous le contrôle disciplinaire exclusif des Etats-Unis |31|. Selon Donald Rumsfeld, le 11 Septembre 2001 a représenté « une opportunité |stratégique| pour refaçonner la politique mondiale au 21e siècle |32| ».

En dernière analyse, la guerre d’Irak a été le résultat d’une pulsion impérialiste élitaire curieusement comparable à celle qui a mené à la conquête des Philippines en 1898. Dans les années 1990, certains secteurs de droite de l’élite du pouvoir, ivres de puissance après la disparition de l’Union soviétique, se sont cristallisés en un cartel impérialiste visant une autonomie américaine absolue. En 1992, un document confidentiel du Pentagone intitulé Defense Planning Guidance 1992-1994 proposait que les Etats-Unis mènent une politique à l’échelle mondiale visant à « empêcher toute puissance hostile de dominer des régions dont les ressources lui permettraient d’accéder au statut de grande puissance », de « décourager les pays industrialisés avancés de toute tentative visant à défier notre leadership ou à renverser l’ordre politique et économique établi », et de « prévenir l’émergence future de tout concurrent global |33| ». En 1996, le Sénateur Jesse Helms a déclaré : « Nous gardons une position unique militaire, politique et économique au centre et c’est là que nous devons rester |34| ».

A la fin de la décennie 1990, l’idée d’« empire global » est devenue courante. En 1998, Eliot Cohen, alors professeur à l’école des relations internationales de Johns Hopkins University et aujourd’hui conseiller de la Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, proposait « un meilleur concept stratégique |que les doctrines antérieures du Pentagone| comprenant quelques vérités peu commodes, dont la moindre n’est pas la réalité d’une Amérique qui agit désormais comme un empire global |35| ». Quelques années plus tard, Robert Kagan, auteur conservateur qui bénéficie d’un accès à la Maison Blanche, a réclamé la création d’un Office colonial des Etats-Unis. Selon un autre auteur, « L’Amérique enfourche le monde comme un colosse… Depuis que Rome a détruit Carthage aucune puissance ne s’est élevée aux hauteurs où nous nous trouvons |36| ». Les exemples sont abondants. Le Zeitgeist impérialiste de la fin des années 1990 a été résumé par un haut fonctionnaire de l’administration lors de la préparation de la guerre en Irak : « Désormais, nous sommes un empire, et quand nous agissons, nous créons la réalité » (le mot « désormais » étant bien entendu de trop…).

Les circonstances historiques et les acteurs changent, mais les structures perdurent. Sur la longue durée, elles expliquent en grande partie la continuité des représentations impériales et de l’interventionnisme des élites américaines. Il faut distinguer différents niveaux de causalité : un niveau immédiat, déterminé par les circonstances particulières historiques dans lesquelles les agents se meuvent ; un niveau structurel qui renvoie à ce que Fernand Braudel appelle « la contamination » du passé, c’est-à-dire les traces indélébiles léguées par l’histoire qui font qu’il n’y a jamais de rupture ou de discontinuité totales. L’Irak est en ruines. Cette guerre, bien qu’elle n’ait pas été nécessaire ou inévitable, n’était pas une aberration : c’était le résultat des efforts décidés d’un groupe élitaire, partisan d’un empire universel, qui a cherché à restructurer l’ordre mondial et qui a échoué. Elle trahit aussi les présupposés profondément enracinées sur la hiérarchie et la « race », nourris par une expérience de plusieurs siècles d’expansion sur la frontière « barbare ». La politique étrangère des Etats-Unis est également en ruines. La Grande-Bretagne, pour sa part, paie le prix de son incorporation volontaire et
de sa sujétion à un empire qui lui a succédé, qu’elle involontairement engendré, et qui a fini par l’avaler.


|1| Ce texte s’appuie sur une recherche en cours qui donnera lieu à la publication d’un ouvrage aux éditions Pluto Press à Londres en 2009.

|2| J. Gallagher et R. Robinson, “The Imperialism of Free Trade”, The Economic History Review, Second series, Vol. VI, no. 1, New York, 1953.

|3| La périodisation conventionelle des cycles d’expansion etatsunienne divise le premier cycle, continental, du deuxième, international. En realité l’expansion continentale, colonisation de peuplement au dépens des populations amérindiennes, et l’expansion internationale sont toujours allés de pair.

|4| P.J. Cain et A.G. Hopkins, British Imperialism : 1688-2000, Longman, London, 2000.

|5| J.R. Seeley, The Expansion of England, MacMilland and Co. Ltd, London, 1914, p.205.

|6| Expression de S. Strange, “Towards a Theory of Transnational Empire”, in J.N. Rosenau et E.O. Czempiel (eds), Global Changes and Theoretical Changes : Approaches to World Politics in the 1990’s, Lexington Books, 1989.

|7| Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils Editeurs, Paris, 2000, p. 212.

|8| Slavoj Zizek, “Denying the Facts, Finding the Truth”, New York Times, 5 January, 2007.

|9| W. A. Williams, The Tragedy of American Diplomacy, Delta Books, New York, 1962.

|10| Voir J.E. Inikori, Africans and the Industrial Revolution in England, Cambridge University Press, Cambridge, 2002.

|11| L.E. Davis et R.J. Cull, International Capital Markets and American Economic Growth 1820-1914, Cambridge University Press, Cambridge, 2002.

|12| J. Shklar, Redeeming American Political Thought, University of Chicago Press, Chicago, 1998.

|13| B. Adams, American Economic Supremacy, Reprint Services Corporation, 1900.

|14| Cité par D. Healy dans US Expansionism, The Imperialist Urge in the 1980’s, University of Wisconsin Press, Madison Wisconsin, 1970, p. 46.

|15| Cité par W. Lafeber, The New Empire 1860-1898, Cornell University Press, Ithaca (New York), |1963| 1998.

|16| Theodore S. Woolsey, “The Government of Dependencies”, in “The Foreign Policy of the United States : Political and Commercial”, proceedings of the Annual meeting of the American Academy of Political and Social Science, April 7-8, 1899, Annals of the Academy of Political and Social Science, Vol. 13, Supplement 12 (May 1899), p.8.

|17| L’ auteur a fait une demande de déclassification auprès du ministère de la défense qui est en cours.

|18| G. F. Kennan, American diplomacy, University of Chicago Press, Chicago, 1985.

|19| Ibid

|20| K.Polanyi, La grande transformation, Gallimard, Paris, 1983.

|21| Virgil Jordan, discours devant la Convention annuelle de l’Association des banquiers d’affaires (Annual Convention of the Investment Bankers Association), 10 décembre,1940. Cité dans James J. Martin, Revisionist Viewpoints, Ralph Myles Publisher Inc., Colorado Springs, p.25.

|22| ibid

|23| Henry R. Luce, « The American Century », republié dans Diplomatic History, Spring 1999, Vol. 23 Issue 2.

|24| Foster Rhea Dulles et Gerald B Ridinger, “The Anti-Colonial Policies of Franklin D. Roosevelt”, Political Science Quarterly, Vol. 70, N°1. (March., 1955), pp. 1-18.

|25| ibid.

|26| W.R. Louis et R. Robinson, “The Imperialism of Decolonization”, The Journal of Imperial and Commonwealth History, Vol.22, N° 3, pp. 462-511, London, 1994, p. 462-511.

|27| ibid.

|28| E. Badian, Roman Imperialism in the Late Republic, Cornell University Press, Ithaca (New York), 1968.

|29| Ibid.

|30| J. Gallagher et R. Robinson, “The Imperialism of Free Trade”, op. cit.

|31| Voir Philip S. Golub, “Le Golfe arabo-persique, laboratoire de la révolution stratégique américaine”, Cahiers de l’Orient, N°73, premier trimester 2004, Paris ; “Rêves d’empire de l’administration américaine”, Le Monde diplomatique, juillet 2001.

|32| Donald Rumsfeld, Interview au New York Times, 12 octobre 2001.

|33| Cité dans le New York Times, 8 mars 1992.

|34| J. Helms, “Entering the Pacific Century”, Heritage Foundation, Washington DC, 1996.

|35| E. A. Cohen, “The Pentagon’s Brain Dead Strategy”, The New Republic, 19 janvier, 1998.

|36| Charles Krauthammer, cité dans « It takes an empire, say several US thinkers », New York Times, 1er avril 2002. Pour une synthèse rapide de la crystallization d’une vision du monde imperialiste voir Philip S Golub, “Tentations imperiales”, Le Monde Diplomatique, septembre 2002.