La gestion de la crise sanitaire dans l’Éducation nationale illustre parfaitement le décalage entre la communication ministérielle et les réalités de terrain. D’un côté, Jean-Michel Blanquer se félicite d’avoir assuré la continuité pédagogique et endigué la propagation du virus au sein des établissements scolaires. De l’autre, les professionnel·les de l’éducation savent que les dispositifs mis en place (protocole sanitaire, conditions de fermeture des classes, suivi des élèves positifs, tests salivaires, autotests, vaccination des enseignant·es…) sont inexistants ou insuffisants pour répondre aux besoins sanitaires. Pourtant, l’impression que la situation est maîtrisée se diffuse dans l’opinion publique [1].

En définitive, la crise sanitaire confirme le malaise qui traverse les salles des professeur·es depuis trois années scolaires : l’impuissance face à un ministre qui n’écoute pas sa base enseignante et ses organisations syndicales, et des médias qui ne relaient que peu la situation dans les établissements scolaires. Baisse des moyens, réforme des retraites, réforme du lycée inégalitaire, augmentation des heures supplémentaires, etc., les motifs d’insatisfaction sont nombreux.  Le présent article se propose d’analyser les dynamiques scolaires actuelles à l’aune des évolutions structurelles traversant l’institution scolaire. Nous montrerons d’abord que les réformes entreprises par Jean-Michel Blanquer ont été facilitées par l’adaptation progressive de l’institution au néolibéralisme auquel s’est convertie notre société.  Puis, nous reviendrons sur les mobilisations contre la politique du ministre actuel et sur le virage autoritaire adopté par celui-ci.

Une école néolibérale

Depuis les années 1980, l’institution scolaire est traversée par une logique néolibérale. La première impulsion en ce sens a été donnée par la loi d’orientation pour l’éducation de 1989, dite loi Jospin. Considérée comme un texte qui concerne surtout la pédagogie, elle est aussi un texte managérial[2]. L’élaboration de cette loi repose en partie sur des conseiller·ès techniques issu·es de corps administratifs de l’État et converti·es au management. S’impose progressivement une vision de l’école basée sur la personnalisation des parcours, la contractualisation, l’évaluation. L’établissement scolaire devient central.

Ainsi, le décret N°85-924 du 30 août 1985 fait des collèges et des lycées des Établissements Publics Locaux d’Enseignement (EPLE), dotés d’une certaine autonomie administrative, financière et pédagogique. L’autonomie dévolue aux collèges et lycées offre davantage de compétences aux chef·fes d’établissement, notamment sur la gestion des moyens financiers et pédagogiques. Ces dernie.ères sont progressivement formés au management. En 1995, la première école nationale de formation à l’encadrement est mise en place. Elle devient l’École Supérieure de l’Éducation Nationale (ESEN) en 2003. Il s’agit par cet institut de formation de développer une culture commune des personnels d’encadrement, et notamment de rapprocher les chef·fes d’établissement et le corps des IA-IPR (Inspecteurs d’Académie-Inspecteurs Pédagogiques Régionaux) pour mener conjointement des audits d’établissements et promouvoir une culture de l’évaluation[ 3]. L’action publique éducative, comme dans d’autres secteurs, devient soumise à un impératif d’efficience. Les politiques publiques mises en place sont évaluées pour mesurer les effets des décisions prises. Ainsi, les établissements scolaires doivent définir des objectifs sur la base desquels ils seront évalués. Chaque EPLE inscrit des objectifs dans son projet d’établissement ; ceux-ci doivent être conformes au projet académique, lui-même déclinaison de la politique nationale. Par exemple, dans l’éducation prioritaire, les établissements scolaires travaillent en réseau et doivent formaliser leurs objectifs et modalités d’action avec le rectorat, qui évalue et délivre certains financements.

Au fil du temps, les établissements scolaires sont devenus des cités par projets, arcanes du capitalisme moderne [5]. Le manager, dans les entreprises, pilote des projets et travaille en réseau avec des travailleur·euses autonomes. Dès lors, l’Éducation nationale est disposée à mettre en œuvre la politique éducative pensée par Jean-Michel Blanquer. Dès sa prise de fonction, en 2017, le nouveau ministre entend développer une triple culture : autonomie locale, expérimentation et évaluation.

Il aura fallu 20 ans à Blanquer pour être nommé ministre de l’Éducation nationale. Cet inconnu du grand public [6] nommé à la tête de l’un des ministères les plus importants confirme le tournant présidentialiste voulu par Emmanuel Macron. Nommer un expert sans capital politique permet d’assoir l’autorité présidentielle de celui-ci.  Blanquer est à l’aise dans les médias, dynamique et prêt à réformer l’institution. Il n’est pas qu’un technocrate, mais aussi un idéologue. Blanquer est recruté comme professeur de droit à l’Université de Tours en 1997. Ambitieux, il sollicite le ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Claude Allègre. Le directeur de cabinet d’Allègre lui propose la direction de l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine (IHEAL) en 1998. En 2004, il poursuit son ascension en occupant le poste de recteur de l’Académie de Guyane, puis de celle de Créteil en 2007. Il développe des expérimentations et se fait apprécier par les professionnel·les de la politique de droite. En 2007, les médias disent qu’il pourrait être nommé ministre. Ce sera finalement Luc Chatel. Blanquer devient directeur général de l’enseignement scolaire (DGESCO) et pilote la politique éducative de Nicolas Sarkozy, notamment la suppression de 80000 postes via la réforme de la formation des enseignant·es, qui permet en mettant les stagiaires à temps plein de réduire les postes de titulaires. Progressivement, Blanquer développe son réseau du côté du patronat, en particulier de l’Institut Montaigne, think-thank qui défend des orientations libérales et dont certains membres intégreront le cabinet du ministre en 2017[7]. Au fil de son parcours, Blanquer s’intéresse aussi aux neurosciences. Il contribue, comme ses prédécesseur·es, au démantèlement progressif de la recherche action basée sur la collaboration entre chercheur·euses en sciences de l’éducation et professeur·es, notamment dans le cadre des recherches empiriques qui visent à trouver des solutions aux problématiques rencontrées sur le terrain, comme la violence, la didactique de la grammaire, etc. Blanquer privilégie une approche considérée comme plus scientifique, car issue des sciences dures. Dans ses ouvrages, mais également dans les expérimentations menées en Seine-Saint-Denis, Blanquer s’appuie sur les neurosciences pour comprendre les processus d’apprentissage. L’action publique éducative du futur serait la transposition de l’ « Evidence-Based Education »[8] états-unienne : il s’agit d’expérimenter sur la base d’un protocole scientifique pour mesurer l’efficacité des dispositifs et in fine des pratiques pédagogiques [9]. Dans un contexte où l’action publique est localisée, le·la chef.fe d’établissement, devenu·e manager, peut piloter et les instances académiques évaluer. Progressivement, les enseignant·es sont dépossédé·es de leur expertise.

 

Absence de concertation et opposition.

 

Habile communicant, Blanquer prend soin d’organiser à chaque fois un semblant de concertation. Dans les faits, ni les professeur·es, ni leurs organisations syndicales ne sont vraiment écouté·es. Prenons l’exemple de la réforme du baccalauréat et du lycée. Pierre Mathiot, avec qui Blanquer a travaillé à l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Lille, est chargé de diriger une commission sur la réforme du baccalauréat, examen décrit comme complexe à organiser et inadapté à la préparation des élèves à l’enseignement supérieur[10]. Une cinquantaine d’organisations syndicales, associations disciplinaires ou fédérations de parents sont auditionnées dans le cadre des travaux de la commission Mathiot. Parmi les mises en garde formulées de façon récurrente figurent l’attachement au maintien d’un diplôme national et aux filières, ainsi que la mise en cause du contrôle continu. Le rapport est remis le 24 janvier 2018. Dès le 12 mars, Blanquer présente un projet de décret.

Les premières mobilisations enseignantes, lycéennes et étudiantes se mettent en place en février 2018. Les critiques du baccalauréat traditionnel contribuent à occulter les vrais enjeux de la réforme. Ainsi, les mises en garde quant aux conséquences de la réforme sur la baisse des volumes horaires, les suppressions de postes, le développement des inégalités entre établissements n’ont pas été entendues. Les organisations syndicales et les associations professionnelles tentent d’infléchir le contenu du texte. Mais sous couvert de la consultation organisée en amont, Blanquer reste inflexible. Le 16 juillet 2018, les décrets sont publiés, pour une mise en œuvre en septembre 2019. Les élèves entré·es en seconde en septembre 2018 doivent ainsi choisir leurs enseignements de spécialité quelques mois plus tard, sans que les programmes soient publiés, ni le type d’épreuves défini….Certes, l’offre de  formation locale a été déterminée au niveau des bassins par les autorités académiques. Mais en imposant une réforme globale sans en avoir pensé les étapes intermédiaires, Blanquer contraint les acteurs de terrain à improviser à chaque étape de sa mise en œuvre en se raccrochant aux faibles éléments de cadrage officiel[11]. Cette délégation au local est à l’origine de disparités entre établissements, la particularité des dynamiques locales conduisant à des appropriations différenciées. Les chef·fes d’établissement ont un rôle central dans la mise en œuvre de cette réforme. Prises par l’urgence et contraintes par des problématiques locales, les équipes de direction et pédagogiques ont des difficultés à prendre du recul pour protester contre la réforme.

Les protestations contre la politique de Blanquer se poursuivent ainsi de manière éparse et discrète avec le mouvement contre la loi sur l’école de la confiance[12] à l’automne 2018. L’article 1 de la loi modifie le Code de l’éducation et dispose que « par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. Ce lien implique également le respect des élèves et de leur famille à l’égard de l’institution scolaire et de l’ensemble de ses personnels. » Cette disposition est comprise comme une généralisation du devoir de réserve, une caporalisation des enseignant·es et une remise en question de la liberté pédagogique[13].

En moins de 18 mois, Blanquer a ainsi mis en place une gouvernance autoritaire basée sur une large communication médiatique, un leurre de consultation de la base enseignante et des organisations syndicales et une délégation très forte aux cadres intermédiaires chargé·es de mettre en œuvre une politique éducative à la fois rigide et partiellement définie. Le Ministère impose un rythme et des modalités de réforme cadencées tout en laissant une marge d’interprétation locale.

 

Dès janvier 2019, les équipes comprennent que le lycée modulaire se traduit par une baisse des dotations liées en partie à la constitution de groupes de spécialités à 35, avec de faibles moyens pour financer les dispositifs d’accompagnement comme les travaux pratiques ou l’accompagnement personnalisé. Concrètement, dans les établissements scolaires, les équipes se retrouvent en concurrence pour remplir des groupes de spécialité, obtenir des heures de cours pour dédoubler, mettre en place des travaux pratiques ou des travaux dirigés, ou bien assurer des cours de langues à effectifs réduits. Les suppressions de postes reprennent et le nombre d’heures supplémentaires augmentent[14]. Les mobilisations continuent jusqu’à l’été 2019, où des professeur.es se mettent en grève à l’occasion des surveillances puis des jurys de bac : 100 000 copies sur 4 millions ne sont pas rendues, ce qui ne permet pas aux jurys de siéger normalement. Au mépris de tout cadre réglementaire, Blanquer demande alors aux secrétariats de bac de saisir les notes de contrôle continu pour pallier les notes d’examen manquantes, sans passer par les jurys pourtant souverains. Selon les médias, 4000 professeur·es grévistes se voient retirer plusieurs jours de salaire. 500 professeur·es sont rappelé·es à leur obligation professionnelle par leur recteur·ice respective. L’évènement est présenté comme le fait d’une minorité radicalisée[15]. Le recours à une « grève du bac » avait jusqu’alors été exclu par une majorité des enseignant·es, même lors des mouvements sociaux de grande ampleur comme la mobilisation contre la réforme des retraites de 2003. Finalement, cette minorité agissante était annonciatrice du ras-le-bol généralisé qui traverse le corps professoral face à des réformes éducatives qui malmènent leur activité professionnelle. Ce ras-le-bol est aggravé par le projet de réforme des retraites présenté à l’automne 2019, qui impliquerait pour les enseignant·es une forte perte financière[16]. La colère continue à croître, en particulier dans les lycées, au moment de la mise en place des Épreuves Communes de Contrôle Continu, dites E3C.

Un tournant autoritaire

Les E3C sont des épreuves que les élèves passent en classe de première et de terminale pour les matières du tronc commun (histoire-géographie, langues vivantes, enseignement scientifique) et de spécialités. Celles-ci doivent être organisées localement sur une période donnée, les sujets étant choisis par les professeur·es de l’établissement parmi une banque nationale de sujets.

La première session d’E3C devait se tenir en janvier 2020. Les professeur·es de lycée se sont mobilisé·es de multiples façons (motions de Conseils d’Administration, courriers aux inspecteur·rices, aux parents d’élèves, pétitions, etc…) pour dénoncer les conditions de passation de ces examens : manque de préparation des élèves, copies à scanner et à corriger sur ordinateur, diffusion des sujets car les épreuves n’ont pas lieu le même jour….). Les syndicats s’opposent activement à la mise en place de cette réforme. Des coordinations comme AG Éducation Idf, ainsi que des groupes comme le Mouvement des Stylos Rouges ou STOP Bac Blanquer se développent via les réseaux sociaux. Selon le collectif Stop Bac Blanquer, deux tiers des lycées français font remonter des incidents lors du passage des E3C de janvier. 70 établissements dénoncent des menaces ou sanctions contre des élèves par les chef·fes d’établissement.

Face à ce mouvement d’ampleur largement relayé dans les médias, le ministère se trouve d’abord en difficulté pour sanctionner les enseignant·es car leurs pratiques restent légales (grève des surveillances, vote de motions…). Le ministère choisit donc de faire des exemples en ciblant une minorité active. Blanquer charge les corps intermédiaires de mettre en Å“uvre la répression. Ainsi, le 29 janvier 2020, cinq enseignant·es du lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, dont les secrétaires académique du SNES-FSU, et deux étudiants de l’UNEF sont ainsi convoqué·es en audition libre au commissariat dans le cadre d’une enquête sur une « infraction d’intrusion non autorisée dans un établissement d’enseignement ». Dans les Deux-Sèvres, 4 enseignant·es du lycée Desfontaines de Melle sont sanctionné·es pour avoir empêché la tenue des épreuves d’E3C dans leur lycée et dénoncé les conditions de passation de ces épreuves (pressions, enfermement dans des étages barricadés …). A l’issue de plusieurs conseils de discipline ils font l’objet de 8 mois de suspension à titre conservatoire.

En définitive, une enseignante est sanctionnée par une mutation d’office, une autre est exclue de ses fonctions pour une durée de 15 jours sans traitement, une troisième se voit appliquer un abaissement d’échelon, et la quatrième fait l’objet d’un blâme. La première enseignante, mutée d’office,  saisit le Tribunal Administratif. Le 22 décembre 2020, le tribunal juge la sanction “disproportionnée” et “de nature à jeter un doute sérieux quant à la légalité de cette décision”. Le TA exige ainsi la réintégration de l’enseignante dans son lycée d’origine dans un délai d’un mois.

En février 2020, en Gironde, 9 enseignant·es de différents lycées du département reçoivent un courrier de la rectrice leur reprochant leur participation aux rassemblements contre les E3C. En juin, l’un d’entre eux se voit barrer l’accès à la hors classe, dernier échelon d’une carrière enseignante, au nom de son « positionnement », c’est-à-dire pour s’être opposé au ministère en usant de ses droits syndicaux. Le 20 novembre 2020, une procédure disciplinaire est ouverte par la rectrice contre 3 enseignants en poste au lycée François Mauriac pour leur participation aux actions contre les E3C.

En septembre 2020, une professeure des écoles, militante pédagogique et syndicale, se voit interdire de prendre une classe de CP par l’inspectrice de l’Éducation nationale, pour avoir exprimé son opposition aux évaluations nationales. Elle subit ensuite une « mutation dans l’intérêt du service » pour avoir tenté de préserver les pratiques d’enseignement Freinet dans son école. La mutation est une sanction utilisée, en Seine-Saint-Denis en particulier, plus particulièrement à l’encontre de militants Sud éducation.

Ces faits sont loin d’être anecdotiques : le ministère réprime la contestation au cas par cas. Stigmatiser les militant·es syndicaux·ales permet de réduire la contestation à quelques personnes présentées comme violentes et irresponsables. Cela constitue un habile moyen de détourner l’attention du public de l’ampleur du mouvement de contestation.

La loi Le Pors de 1983 prévoit que des procédures disciplinaires peuvent être engagées à l’encontre d’un·e fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Sur la base de faits matériellement reconnus, l’administration a la charge de la preuve. De l’avertissement à la révocation, le·la recteur·rice, suite à un conseil de discipline, dispose d’un pouvoir de sanction. Les sanctions pénalisent habituellement des manquements professionnels comme un temps de service non-effectué, ou la tenue de propos racistes, etc. Le recours au droit dans le cadre d’une opposition syndicale à une réforme est inédit. Ainsi, l’on assiste à une judiciarisation de la contestation qui conduit à criminaliser le mouvement syndical. Les professeur·es engagé·es se retrouvent confronté·es à des procédures disciplinaires individuelles alors qu’il s’agit initialement d’actions collectives.

Ces évolutions ont un impact sur la capacité des enseignant·es à se mobiliser. Dans un contexte de réforme où la charge de travail s’est alourdie (plus de classes, nouveaux programmes, heures supplémentaires…), les professeur·es peinent à prendre de la hauteur pour établir un lien entre les conditions de travail qu’iels vivent et les choix politiques effectués depuis 2017. Quand iels le font, les professeur·es investi·es dans leur activité professionnelle tendent à culpabiliser sur les conséquences des actions de contestation sur leurs élèves. L’engagement dans le métier devient une entrave à la mobilisation politique.

Le groupe professionnel des professeur·es de collège et de lycée s’est transformé au gré des évolutions de l’institution scolaire. En fonction des cohortes, entendues au sens de période d’entrée dans le métier, la socialisation professionnelle est différente, notamment sur les manières de pratiquer le métier et de définir son rôle et sur le rapport entretenu au politique. Depuis les années 1970, l’engagement prend un sens plus large et l’implication dans la vie collective est à connecter à d’autres dimensions. Les manières de s’engager se révèlent moins dépendantes des organisations syndicales et plus liées à l’investissement dans le métier. Les professeur·es les plus jeunes peinent davantage à se positionner par rapport aux organisations politiques et syndicales mais s’investissent néanmoins dans la défense de la profession. L’âge ou la période d’entrée dans le métier ne sont pas les uniques variables déterminantes, le type d’établissement d’exercice ou l’étape de la carrière participent également à la structuration d’oppositions générationnelles[17].

Par un travail de représentation dans les instances locales, par la diffusion de l’information et l’organisation de réunions syndicales, les militant·es syndicaux·ales font des établissements scolaires des lieux d’échange et de discussion qui peuvent créer de la solidarité entre professeur·es, activer des dispositions à l’engagement et, en fonction des contextes, faire émerger des mobilisations[18].

Cependant, les actions menées au niveau local, n’ont pas permis d’impulser un mouvement social qui aurait pu conduire au retrait des réformes du lycée et du baccalauréat. La crise sanitaire a clos les échanges et permis à Blanquer de mettre au pas le corps enseignant. La seconde session d’E3C en 2020 n’a pu être tenue, tout comme les sessions de l’année 2021 pour des raisons sanitaires.

Conclusion

Malgré le sentiment d’exaspération et de fatigue dominant en salle des professeur·es, les enseignant·es ont du mal à se mobiliser dans le contexte actuel. Blanquer est à la tête d’une institution qui devient néolibérale par l’individualisation des parcours des élèves et de la gestion des carrières. Les chef·fes d’établissement sont chargé·es d’interpréter des textes flous et d’imposer, dans l’urgence, des modalités de mise en œuvre. Avec un corps enseignant dont la charge de travail s’accroît et dont l’engagement est davantage professionnel que politique, les réformes sont mises en œuvre sans opposition suffisante. Quand il y a mobilisation, comme ce fut le cas contre la réforme du lycée, en particulier lors des E3C début 2020, les corps intermédiaires, sous l’égide du ministre, n’hésitent pas à réprimer pour stigmatiser les professeur·es engagé·es et enrayer la protestation. Ainsi, couplé à une faible couverture médiatique de ces enjeux de terrain, on peut avoir l’impression que « tout va bien » dans l’Éducation nationale. Le tournant autoritaire opéré par Blanquer semble pour l’instant lui réussir.

Aurélie Llobet est Docteure en science politique, professeure de Sciences Economiques et Sociale

[1] Interview sur France inter le 19/01/2020 : « Il n’y a pas un climat anti-Blanquer à l’Education Nationale (…)

99.9% des enseignants sont d’accord avec ce que je suis en train de dire. »

En réaction des professeurs du collège Les Petits Ponts à Clamart, tournage d’une vidéo “Tout va très bien !” – Blanquer vs Education Nationale. Lien : https://www.youtube.com/watch?v=zxeBdRnuU7Y

[2] S. AEBISCHER, « Réinventer l’école, réinventer l’administration », Politix, n°98, 2012/2, p. 57-83.

[3] X. PONS, Evaluer l’action éducative. Des professionnels en concurrence, Paris, PUF, 2010.

[4] Depuis 2017, la gestion des carrières repose sur le dispositif Parcours Professionnels Carrières et Rémunérations qui mêlent évaluation et avancement. La notation annuelle disparaît au profit de trois rendez-vous de carrière au cours desquels les professeur·es sont inspectés par l’IA-IPR, puis conviés à un entretien avec ce dernier ainsi qu’à un second entretien avec le·la chef·fe d’établissement. Les deux évaluent l’enseignant·e et portent un avis sur sa valeur professionnelle. Cet avis est ensuite transmis au recteur qui a la possibilité de modifier l’appréciation finale afin de proposer un avancement accéléré à certain·es professeur·es (environ 30 % des dossiers). Il est à noter que les Commissions Administratives Paritaires qui assuraient une cogestion des carrières avec les syndicats sont vidées de leur substance puisque les commissaires paritaires n’étudient plus les mutations, les mobilités, l’avancement et les promotions depuis début 2020 (loi de transformation de la Fonction Publique de 2019).

[5] L. BOLTANSKI, E. CHIAPELLO, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[6] A. TOPALOFF, « Jean-Michel Blanquer, un ‘inconnu’ devenu ministre », Marianne, 3 juin 2017.

[7] A. TRANI, « De quoi Blanquer est-il le nom ? », A. TRANI (dir.), Blanquer : un libéralisme autoritaire contre l’éducation, Paris, Syllepse, 2018.

[8] Education fondée sur la preuve.

[9] B. GEAY, S. JOHSUA, « Les neurosciences comme idéologie », A. TRANI (dir.), Blanquer : un libéralisme autoritaire contre l’éducation, Paris, Syllepse, 2018.

[10] Lettre de mission à Pierre Mathiot du 10 novembre 2017.

[11] Pour un autre exemple, voir :  A. LLOBET, « La neutralisation de la réforme de l’éducation prioritaire. Un collège face au dispositif « ambition-réussite » », Gouvernement et action publique, 2012/3 (VOL. 1), p. 77-99.

[12] Loi-cadre de la politique du ministre, promulguée en juillet 2019 et qui prévoit entre autre la scolarisation obligatoire de 3 à 18 ans, le recrutement des enseignant·es, l’école inclusive, etc.

[13] F. JARRAUD, « Loi Blanquer : ce que la confiance veut dire », cafepedagogique.net, 12 décembre 2018.

[14] En avril 2019, le Ministère impose une seconde heure supplémentaire aux professeur·es du second degré : Décret n° 2019-309 du 11 avril 2019.

[15] S. GONTHIER « Les copies du bac prises en otage par une minorité agissante en voie de zadisation », Télérama, 4 juillet 2019.

[16] L’étude d’impact de la réforme estime que les enseignant·es verraient leur pension de retraite baisser de 30% par rapport au régime actuel. Voir l’analyse d’H. STERDYNIAK, « L’étude envisage une forte paupérisation des enseignants et plus généralement des fonctionnaires », Le Monde, 5 février 2020.

[17] A. LLOBET, Les professeurs du secondaire en action : de l’engagement professionnel à la mobilisation politique, thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris-Dauphine, 2011.

[18] A. LLOBET. « Syndicats et professeurs dans l’enseignement secondaire : quand les sociabilités participent à la régulation du groupe professionnel », Terrains & travaux, vol. 25, no. 2, 2014, p. 95-112.