Pouria Amirshahi, député PS des Français de l’étranger, revient sur la décision d’inscrire l’état d’urgence dans la constitution, projet contre lequel il a voté. A ses yeux, cette loi a produit des dégâts irrémédiables dans la société française. Il faut “un éveil collectif en inversant le rapport gouverné à gouvernant”, dit-il.
Vous avez été un des premiers députés à vous alarmer de l’instauration durable de l’état d’urgence. Rappelez-nous pourquoi?
J’étais favorable à la mise en place d’un état d’urgence de 12 jours. Je pouvais le comprendre : les assassins couraient encore les rues, et surtout on ne connaissait pas la suite de leurs plans. Mais dans le discours de François Hollande devant les députés et sénateurs à Versailles, j’ai entendu des mots qui, au lieu d’apaiser, de rassembler, au contraire nourrissaient les peurs. Ce discours, que je n’ai pas applaudi, l’installait explicitement dans le camp neo-conservateur. Qui plus est, il tendait la main au bloc réactionnaire.
J’ai voté contre la loi du 20 novembre qui prorogeait l’état d’urgence pour trois mois, car nous avions affaire à une loi d’arbitraire, censée être temporaire, dont on savait qu’elle ne pouvait pas résoudre le problème, et qui ouvrait la voie à sa prolongation sans fin. Aujourd’hui, c’est exactement ce qui se passe : constitutionnalisation de l’état d’urgence, nouvelle loi de prorogation pour trois mois et intégration dans le droit commun de plusieurs mesures propres à l’état d’urgence avec le projet de loi pénale qui nous sera présenté dans quelques semaines.
C’est inquiétant et grave.
La légitimation politique de cet état d’urgence par l’exécutif est renforcée par l’assentiment de l’opinion publique. Est-ce que c’est une bataille perdue?
Non, je ne crois pas. L’opinion est une humeur. Changeante. Il faut convaincre. Déjà elle exprime un ras le bol, a l’impression que là n’est pas le sujet, que l’exécutif ne s’attaque pas aux vrais problèmes. Alors que les attaques de janvier puis novembre 2015 auraient dû nous faire réfléchir sur les dangereuses fragilités de certains de nos jeunes, sur notre politique étrangère, sur les failles existantes dans notre système de renseignement et sur les solutions durables à apporter, l’approche de l’exécutif a un mauvais goût de hors sujet.
L’état d’urgence consiste à maintenir la société française dans un état de sidération similaire à celui que nous avons tous ressenti dans les premières heures après les attentats de janvier et ceux de novembre. Les Français, comme en janvier, veulent dire « nous n’avons pas peur », et le gouvernement leur répond : « vous devez avoir peur ». Plus le temps passe, plus les citoyens expriment à juste titre le besoin de passer à autre chose. De plus en plus voient bien que l’enjeu n’est pas là : il faut s’attaquer à ce qui produit du terrorisme.
Vous estimez que ses effets sur la société française vont être durables avec la constitutionnalisation de l’état d’urgence ? Ou est-ce qu’on peut attendre un retour à la normale sans trop de dégâts?
Le dégât irrémédiable ce serait justement l’inscription de l’état d’urgence dans notre Loi fondamentale, sans réel contrôle et en y maintenant les autres régimes d’exception que sont l’état de siège et l’article 16. Quelle démocratie a trois états d’exception dans sa Constitution ? Quelle démocratie accepte de déchoir certains de ses citoyens et de les envoyer vers des pays étrangers ?
Mais je crois que le mal est déjà fait, en partie. La société est en droit d’exiger une réponse à la hauteur or ce qu’on voit aujourd’hui, c’est le spectacle pitoyable d’un exécutif cherchant par tous les moyens à faire adopter sa révision constitutionnelle au prix de procédés et de discours alarmistes, de petits arrangements avec Nicolas Sarkozy et de pressions sur des parlementaires. Je ne crois pas que le débat politique actuel fasse honneur à la démocratie, ni même à la politique.
La déchéance de nationalité, autre mesure d’exception, est aussi un risque de division de la société?
Oui indéniablement. Dès le discours de Versailles, cette question a divisé la société française. En annonçant vouloir étendre la déchéance de nationalité aux binationaux nés Français, quel message François Hollande a-t-il fait passer si ce n’est de dire à une partie de la population française qu’en fait, elle n’est qu’à moitié française, française sous conditions. C’est une gifle à la République. La République, c’est une promesse d’émancipation, d’égalité où chacun doit avoir sa place. Il n’y a pas de Français d’un côté et de demi-Français de l’autre. Il n’y a aucune raison que, pour un même crime, il y ait deux peines différentes. Il n’y aucune raison qu’un autre pays accueille un « terroriste » né français, ayant grandi et travaillé en France et accepte ainsi de devenir le réceptacle de nos monstruosités. Imaginons qu’un terroriste franco-malien soit déchu de sa nationalité au Mali, l’accepterions-nous ? Ce projet est non seulement dangereux mais aussi inutile qu’absurde.
Tout le monde a bien compris que la déchéance de nationalité est une mesure symbolique, pour marquer le coup. Mais quel symbole ! L’exécutif a réussi le tour de force de nous replonger dans le débat délétère initié à l’époque par Nicolas Sarkozy sur l’identité nationale. Une boîte de Pandore a été ouverte : hier, Nicolas Sarkozy proposait la même chose pour les assassins de policiers, et demain que diront-ils à ceux qui pensent qu’on doit l’élargir à d’autres crimes ou délits ? Qu’un président de gauche y pense, cela témoigne d’une incroyable perte de repères ! Même la droite, quand elle a remis en cause le double droit du sol et le droit du sang avec les lois Pasqua n’avait pas été aussi loin.
C’est une grande perdition que de s’engager dans un débat de ce type. Les mesures annoncées depuis les attentats du 13 novembre sont une victoire culturelle et symbolique supplémentaire du bloc réactionnaire. L’exécutif a commencé à jeter l’opprobre sur celles et ceux qui sont des citoyennes et des citoyens attachés aux libertés, attachés au droit, et qui considèrent que la France regorge de bien des possibilités pour construire un nouveau projet positif, constructif, plutôt que d’attiser des tensions avec la constitutionnalisation de l’état d’urgence et de la déchéance. Et pendant que ces propositions divisent et même hystérisent notre pays, on ne traite plus du reste : les politiques économiques, sociales et culturelles…
Quels effets cela va-t-il produire sur les forces progressistes? La gauche est-elle durablement en ruine à vos yeux?
Ce qui est en ruine, ce sont les formes d’organisation partisane que sont les partis politiques. La gauche, quant à elle, est debout et bien vivante, que ce soit dans les associations, sur le terrain, dans l’action locale. Il faut l’écouter cette gauche, entendre tous ceux qui irriguent notre société. Il faut recréer les causes communes de la France dans un pays qui n’en a plus, et où l’on divise selon les groupes et les communautés.
Nous avons vécu avec les régionales un véritable bras d’honneur électoral. La révision constitutionnelle aura les mêmes conséquences – voire pire – sur l’engagement des citoyens dans les partis traditionnels. Ne parlons pas de ce dernier remaniement inutile, comique voire ubuesque, qui ne changera absolument rien à la feuille de route néolibérale et conservatrice de l’exécutif… Il est plus que temps d’impulser un éveil collectif en inversant le rapport gouverné à gouvernant, en se rappropriant la chose commune, la chose politique.
C’est ce que le Mouvement commun tente de construire. Déjà plusieurs étapes ont déjà été franchies avec succès : l’élaboration d’une charte, le lancement de la Web TV. Nous avons cherché à rassembler un arc politique large, puisque toute la gauche y est représentée. Par ailleurs, nous refusons de nous situer par rapport aux injonctions faites par les échéances électorales. Nous voulons nous réapproprier le temps politique, son rythme.
Ce chantier est fastidieux : tout est à reconstruire. La solidarité active, la souveraineté politique des citoyens, la liberté des médias… C’est bien pour cela, que nous ne pouvons nous borner à « prévoir 2017 »… !