INTERVENTION—Procès de La Rumeur : l’outrance des propos des rappeurs est à la mesure du silence que la force publique impose quant à ses propres abus, témoignait le chercheur en 2004 lors du jugement du groupe en première instance. 20 juillet 2007.

Madame la Présidente, Mesdames, Messieurs,

Je viens aujourd’hui apporter un témoignage à l’invitation de Me Tricaud à propos d’une affaire sur laquelle je sais peu de choses. Je suis, comme Me Tricaud vous l’a dit, sociologue au CNRS, dans une unité de recherche qui se consacre à la sociologie du droit et des institutions pénales. Pour ma part, je travaille au sein de cette unité sur la police, aussi bien sur l’action de police administrative que sur certains volets de la police judiciaire |1| .

Je sais donc peu de choses de la prévention et pour ne rien cacher à votre tribunal ne connais pas le moins du monde ni le prévenu, ni sa production musicale. Mais l’affaire que vous avez à juger touche je crois à des propos exprimés par voie de presse visant la police et ses abus, ou abus allégués. Me Tricaud m’a donc sollicité dans l’espoir d’apporter quelque clarté à un débat touchant à la recevabilité de propos visant l’action de la police. Recevabilité non pas juridique ou procédurale. Non : recevabilité au regard de la réalité de l’action de la police, et des mille interactions quotidiennes qui constituent son travail.

Je vais vous décevoir : personne ne sait l’étendue ni la réalité des abus commis en France par la police. Mais il y a des raisons à cela. Il existe une institution, que vous connaissez sans aucun doute, qui est le Comité de prévention contre la torture du Conseil de l’Europe. Ce comité dispose de capacités d’enquête et d’investigation dont rêverait tout sociologue. À tout instant, et sans avis préalable, ses membres peuvent se rendre dans tout lieu où des personnes sont retenues contre leur gré et établir si les conditions de détention de ces personnes sont conformes à l’impératif de dignité que pose la Convention européenne des droits de l’homme. Lors de l’une de ses visites en France, en 1993, le Comité avait estimé que « toute personne appréhendée par les services de police encourt en France un risque non négligeable d’être maltraitée ». Le gouvernement français s’était offusqué d’une telle position. Il soutenait au contraire que les services d’inspection avaient connaissance de tout un ensemble de faits allégués de violence ou mauvais traitements et que, de l’ensemble de ces faits allégués, ils établissaient, bon an mal an, environ une cinquantaine de faits avérés.

Mais le gouvernement omettait de rapporter un élément qui me paraît décisif au regard de nos débats : le fait que la police dispose d’un pouvoir discrétionnaire de destitution de la crédibilité des témoignages portés à son encontre. Le ministre de l’Intérieur Pierre Joxe avait commandé au directeur de l’IGPN en 1988 un rapport sur les fautes disciplinaires commises par les fonctionnaires de police. Ce rapport lui fut remis en 1989 par M. Le Doussal, alors directeur, et ne fut jamais publié, pour être à jamais oublié. M. Le Doussal constatait en effet dans ce rapport que la probabilité qu’un fait de violence allégué soit reçu par les services d’inspection était deux à quinze fois moins élevé lorsque la personne auteur de la requête était elle-même reconnue par la police coupable d’une infraction. Et M. Le Doussal précisait en page 34 de son rapport qu’il est toujours facile pour la police de s’abriter derrière un rapport d’outrage ou de rébellion pour destituer la crédibilité du témoignage de la personne alléguant. M. Le Doussal, directeur de l’IGPN, plaidait alors pour une transparence véritable de l’action de la police.

Qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis 10 ans, le nombre de faits de violence allégués a été multiplié par plus de deux. Et le nombre d’infractions d’outrage et outrage-rébellion a été multiplié presque d’autant. J’y vois là le double signe d’une radicalisation indéniable de la tension des rapports de toute une population avec la police, et dans le même temps d’une opacité inchangée de l’action de cette dernière. Ces faits sont indéniables. Ils sont ceux dont vous avez chaque jour à juger lorsque les affaires d’atteinte à l’autorité publique se précipitent à cette même chambre. À la tension croissante s’ajoute une opacité inchangée, presque constitutive d’une police qui semble toujours être plus liée au secret de son action qu’à ce que les textes disent d’elle : qu’elle est une force publique, c’est-à-dire une force soumise au regard du public.

Comment s’étonner alors de l’outrance des propos qui peuvent être tenus sur la police ? Doit-on s’étonner que les deux discours qui tentent d’appréhender la police soient d’une part celui de l’outrance et d’autre part celui du déni ? Tout est fait aujourd’hui pour que la police se perpétue, à l’encontre des textes qui l’imposent comme « force publique », comme l’institution du secret. Tout est ainsi fait pour que les populations qui ont le plus souvent affaire à elle ne la perçoivent que par le prisme de la légende, de l’exorbitant, du mystère.

Dans un tel contexte de parole absente, qui est aussi, indissociablement, vous m’avez compris, outrance suscitée, je m’étonne que l’espace judiciaire soit celui où viennent telle ou telle parole outrancière. J’ai récemment fait une enquête sur les affaires d’outrages jugées au Tribunal de grande instance de Melun de 1965 à 2003, soit environ 5600 affaires. J’ai pu constater que, jusqu’au début des années 1990, les policiers ne se constituaient pas partie civile, ou très rarement, dans ce type de contentieux. Aujourd’hui, 60 % des affaires d’outrage voient les policiers se constituer partie civile et réclamer des DI |2| pour préjudice moral. Et la probabilité de voir un policier se constituer partie civile lorsque son autorité est outragée est plus grande lorsque le prévenu est Arabe ou du moins, car je dispose d’instruments limités pour qualifier les personnes selon leurs appartenances, lorsque la personne porte un nom à consonance arabe.

Quelles conclusions puis-je tirer de ces éléments ? La première est que l’incrimination d’outrage à PDAP |3| est détournée par le mécanisme de la prétention au dédommagement moral. Le policier ne s’estime plus seulement représentant de l’autorité de l’État, mais porteur de sa propre personne : c’est sa personne qu’il voit atteinte, et non plus l’État qu’il incarne. L’autorité judiciaire se voit aujourd’hui comptable d’une personnalisation, d’une privatisation d’une atteinte pensée comme visant l’État. Et cette logique de transformation de l’enceinte judiciaire en arène de règlements de conflits personnels est d’autant plus accentuée lorsque les prévenus sont manifestement issus de l’immigration maghrébine.

La police abrite le secret et les policiers en sont amenés à s’estimer individuellement porteurs d’une logique d’affrontements personnels à l’égard des populations issues de l’immigration. Tel est le résultat de l’histoire d’une police malheureusement comptable de l’urbanisation catastrophique des années 1960 et de la désindustrialisation des années 1980.

Je ne crois pas, au final, qu’il est du ressort de l’institution judiciaire de se prononcer sur tout cela. Si des paroles outrancières ont été prononcées, c’est à la société tout entière de s’en saisir, et d’en débattre : d’amener les acteurs policiers, municipaux, institutionnels, associatifs, militants, à discuter de la condition policière et de contribuer ainsi à la faire force publique, une force soumise au jugement public, et non pas confinée au juge
ment correctionnel.

Un mot pour finir. La plainte initiale fut déposée en juillet 2002 contre le prévenu. Juillet 2002, un ministre prend ses marques à un poste exposé, à la tête d’administrations en rébellion ouverte, quelques mois plus tôt, en octobre 2001, au législateur de la loi sur la présomption d’innocence. Dans le silence de son cabinet s’échangent quelques transactions collusives, destinées à affermir les positions de chacun. Le ministre a besoin de ses syndicats, ou de quelques uns d’entre eux, et ceux-là le savent. « Assurez-nous que vous serez bien notre ministre. » L’une de ces transactions, ce sont ce type de plaintes de principe contre des propos que tous les protagonistes ont sans doute aujourd’hui déjà oublié. Ces propos, j’en suis convaincu, n’ont pas de valeur intrinsèque, mais seulement de valeur marchande : valeur dans le marchandage par lequel des syndicats minoritaires assurent l’oreille et le soutien du ministre, lequel en signant quelques plaintes de principe leur donne des gages d’allégeance.

Là encore, Mme la Présidente, Mesdames Messieurs, vous pourrez juger qu’il appartient à l’autorité judiciaire d’apposer le sceau de la justice à de telles transactions tactiques. Vous pourrez également juger qu’il vous appartient de rendre à la société ce qui lui est en propre, les conditions sous lesquelles la police peut enfin devenir ce que la loi veut qu’elle soit, une force publique, en toute publicité.


|1| A lire : Démocratie et force publique ?, Mouvements (Paris), 18, 2001, p. 68-72.

|2| Dommages et intérêts

|3| Personne dépositaire de l’autorité publique