Ce texte est la première partie d’un article en deux moments. Cette première section vise à faire une cartographie de ce que l’autrice qualifie de « séquence maccarthyste “à la française” », en décrivant les réseaux actifs de mobilisation contre les savoirs critiques en sciences humaines et sociales en France ces dernières années. Du président de la République à des figures universitaires, en passant par des député·es, des ministres et de haut·es responsables de l’enseignement supérieur et de la recherche, c’est toute une toile d’affinités entre (un certain) monde politique et (un certain) monde académique que l’on découvre. Au travers d’événements, de tribunes, d’associations, etc., différentes sphères s’organisent autour d’une offensive contre des travaux et des chercheur·ses jugé·es trop politisé·es. Leurs armes sont aussi bien le contrôle institutionnel que l’assèchement des financements ou encore les attaques personnelles contre des universitaires, mettant en danger les libertés académiques.
Christelle Rabier est maîtresse de conférences habilitée à diriger les recherches à l’EHESS (site Marseille) et membre du Cermes3. Elle est spécialiste d’histoire de la médecine et des sciences en Europe et dans les colonies, mais aussi de sociologie des sciences contemporaines, dans une perspective féministe.
Le deuxième volet de ce texte, « Savant∙es et politiques contre l’ « islamogauchisme » (2). Le fantôme de Raymond Aron », est à retrouver ici.
Depuis quelque temps, certain∙es universitaires français∙es — à moins que ce ne soient les sciences humaines et sociales ou l’université dans son ensemble — subissent des atteintes inouïes au motif de leurs supposées dérives idéologiques, contraires à la vraie science — « théories du genre », « islamogauchisme»[1], « wokisme ». Non seulement ces accusations injurieuses émanent de l’extrême droite, mais elles se retrouvent dans la bouche de parlementaires et des ministres de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, qui réclament une mise au pas. De façon plus curieuse encore, ce sont des universitaires, elleux-mêmes organisé∙es en collectifs, en associations ou encore en « observatoires », qui s’en font l’écho[2].
Ces voix dénoncent de façon de plus en plus véhémente de prétendus courants scientifiques qui seraient de la pure « idéologie»[3]. Bien évidemment, ces affirmations sont d’autant plus péremptoires qu’elles se réclament d’une autre idéologie, jugée supérieure, souvent désignée par le vocable « valeurs de la République ». Dans un communiqué d’octobre 2020, par exemple, l’association pour la « Qualité de la science française » (QSF) n’hésite pas à écrire que ces recherches ne menaceraient rien de moins que « l’unité de la nation française » : « Il fait peu de doute que se développent dans certains secteurs de l’université des mouvances différentialistes plus ou moins agressives, qui mettent en cause l’unité de la nation, et dont l’attitude envers les fondamentalismes est ambiguë ». Au cours du colloque de QSF sur les nouvelles formes de censures à l’Université le 1er février 2020, Wiktor Stoczkowski (EHESS) fait même le lien entre attentats terroristes et certains travaux universitaires :
Les sciences sociales portent une lourde part de responsabilité dans la fanatisation de cette jeunesse qui se tourne à présent contre elles et contre l’État, [car] cette jeunesse, c’est nous qui l’avons formée dans nos écoles et dans nos universités, ses postures de radicalité participent des modèles que nous lui avons inculqués [et] ses idéologies, elle les a élaborées à partir d’idées glanées dans des travaux des sciences sociales.
Les médias ne sont pas en reste dans cette entreprise de disqualification qui touche prioritairement les sciences humaines et sociales, arguant de leur manque de scientificité. Jean-Frédéric Schaub, directeur d’études à l’EHESS, en tire des conséquences alarmantes pour leur avenir :
Cette fragilité [des sciences sociales] est due à l’idée erronée, régulièrement relayée sur les réseaux sociaux et dans certains milieux universitaires, que la frontière entre production de connaissances savantes et production d’opinions aurait tendance à s’abolir. Ce qui, si cela était avéré, serait un véritable suicide ! À partir du moment où les sciences sociales abandonnent leurs prétentions scientifiques, il n’existe plus aucune raison valable pour que l’État maintienne ses financements.
Pour les un∙es et les autres, c’est au sein même de l’université que cette délétère confusion — entre élaboration scientifique et fabrique de l’opinion d’une part, entre valeurs pro- et anti-républicaines d’autre part — trouve son origine, menaçant l’université et la République françaises toutes ensemble. Point d’orgue de ces attaques en règle, le colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », qui s’est tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 dans un amphithéâtre géré par le recteur de Paris. Les organisateur·rices du colloque entendaient « faire un état des lieux, aussi nuancé que possible, et [envisager] comment conserver au sein du monde scolaire et universitaire, les conditions d’un pluralisme éclairé qui interdise à toute idéologie de s’imposer comme dogme moral contre l’esprit critique [afin] avant tout de favoriser la construction, chez les élèves et étudiants, des repères culturels fondamentaux ». Il s’agissait ainsi pour elleux de restaurer « l’esprit d’ouverture, le pluralisme et la laïcité qui constitue l’essence [du débat intellectuel] », contre l’ordre moral qu’imposerait la pensée « woke » ou « décoloniale » aux enfants et aux jeunes adultes en France. Jugeant que cette manifestation représentait une étape dans la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron, de nombreux chercheur·ses ont fait connaître leur vive inquiétude devant l’ampleur de l’assaut.
L’article qui suit entend mettre en évidence les dynamiques politiques à l’œuvre dans cette « chasse aux sorcières » française en cours depuis 2020, année où huit universitaires ont été publiquement dénoncé∙es « coupables » d’« islamogauchisme » par un député : j’en faisais partie. En observatrice intéressée et attentive de la séquence qui a suivi, j’ai pu mettre en évidence le fonctionnement médiatique d’un groupe restreint et saisir sa relative cohérence idéologique ancrée dans l’histoire de l’université française. En esquissant un portrait de ces politiques et de ces savant∙es, il m’a semblé nécessaire de mettre au jour dans un second article — « Le fantôme de Raymond Aron » — l’articulation de leur projet politique à une certaine tradition intellectuelle française, mais aussi à des histoires collectives et familiales dans une France en prise avec son héritage colonial.
Paris, Sorbonne, janvier 2022
Les ors de l’amphithéâtre Liard ont accueilli, début 2022, un colloque très remarqué. Publicisée dès le début du mois de décembre 2021, la manifestation a rapidement fait l’objet d’articles dans la presse nationale : Mediapart, Libération, Le Monde et L’Obs. La présence de Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, explique sans doute cet engouement journalistique. Non seulement le ministre a ouvert les débats, mais son administration semble être à l’origine de la tenue de l’événement. Christian Kerrero, proche collaborateur de Blanquer depuis 2008, a loué ou mis gracieusement à disposition les locaux à l’association organisatrice, le Collège de philosophie[4]. Nombre de personnalités et de syndicats de droite, voire de droite extrême — de François Bellamy à Éric Zemmour, en passant par Éric Ciotti et par le syndicat étudiant Union Nationale Interuniversitaire (UNI) — ont par ailleurs salué l’événement, dont la portée a largement dépassé l’enceinte de la Sorbonne.
Pourtant, la scientificité de ce colloque, « à mille lieues des conventions universitaires », pour reprendre les mots de l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, s’est révélé être en fonction inverse de la couverture médiatique dont il a bénéficié. En cause, d’abord, le fait que les membres du comité organisateur n’avaient pas pour compétence principale les études des sciences ou l’histoire des institutions universitaires : Emmanuelle Hénin, professeure de littérature française du xviie siècle (Sorbonne Université), Xavier-Laurent Salvador, maître de conférences en humanités numériques et linguistique médiévale (Paris 13), Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie politique, travaillant sur les questions des âges de la vie (Sorbonne Université, Président du Collège de philosophie). Par ailleurs, le « Conseil scientifique » du colloque comprenait des organisateur·rices et des intervenant∙es, ce qui est contraire aux pratiques. Enfin, à l’instar des membres du comité organisateur et à de rares exceptions près, les participant∙es n’avaient pas été invité·es à intervenir au titre de leur spécialité, mais de leur expérience personnelle ou de leur activité extra-universitaire. C’est le président du Comité Laïcité République — le psychanalyste Gilbert Abergel — qui a conclu le colloque, se déclarant « chez lui en Sorbonne », avant de laisser la place au président du Haut Conseil à l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement supérieur (Hcéres).
Pourtant, on aurait pu attendre, au moins lors de la table-ronde « Enjeux épistémologiques », un débat de haute tenue entre spécialistes disciplinaires et universitaires en études des sciences (histoire des idées, épistémologie, sociologie et histoire des sciences), ou, à tout le moins, un débat contradictoire : rien de cela n’a eu lieu. Improprement présentée comme « philosophe des sciences, éditorialiste », Peggy Sastre, essayiste et traductrice à Quillette, Causeur et Le Point, est titulaire d’un doctorat en histoire de la philosophie morale[5] : improbable caution épistémologique du programme, elle était néanmoins absente. D’autres, pressentis, ont annulé leur participation (Olivier Beaud, QSF) ou ne sont pas venus (Jacques Julliard). La critique annoncée des sciences sociales s’est donc faite en l’absence de contradicteur·rices compétentes. Président∙es de séance et intervenant∙es se sont malgré tout félicité∙es de l’excellente tenue des débats et l’ampleur du travail accompli : un an auparavant, jour pour jour, certain·es d’entre elleux se faisaient photographier dans l’amphithéâtre Richelieu pour le lancement de l’Observatoire du décolonialisme, également annoncé dans Le Point[6].
Faute d’une analyse des travaux incriminés, les interventions de la première table-ronde (« Les trois âges de la déconstruction ») se sont focalisées sur les thèmes de l’islam, de la laïcité, du féminisme et de l’antiracisme. Comme le laissent entendre les enregistrements accessibles en ligne, la plupart des tables-rondes ont enchaîné des poncifs antiféministes attendus, tandis que des rires gras ont ponctué les « bons » mots. Ces sujets ont pour l’essentiel été traités au travers d’allusions moqueuses et de piques à l’endroit de militant∙es antiracistes, comme Taha Bouhafs et Assa Traoré. Seule la table-ronde sur la transmission éducative a abordé les questions légitimes que se posent les enseignant∙es sur l’expérience du racisme ou du sexisme à l’école, et a pointé la chape de plomb imposée par l’institution sur ces questions.
Dans un tout autre registre, une table-ronde sur les « enjeux institutionnels » a cherché à explorer les normes juridiques qui encadrent la profession universitaire. Deux juristes ont d’abord rappelé l’ensemble des principes et des normes qui encadrent la liberté d’expression universitaire, à commencer par le corpus constitué par le code de l’enseignement supérieur et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Puis, Rémi Pellet a critiqué la ministre Frédérique Vidal pour la faiblesse de son intervention dans plusieurs affaires, en premier lieu celle de Science Po Grenoble[7], et il est venu à la rescousse du professeur agrégé Klaus Kinzler, selon lui injustement mis en cause. Anne-Marie Le Pourhiet est intervenue ensuite : rappelant que les corpus juridiques nationaux et internationaux, tant le code de l’éducation que la recommandation de l’Unesco de 1997, définissent un principe d’« objectivité » vers lequel doit tendre l’activité universitaire, cette professeure de droit constitutionnel a indiqué que selon elle, ce principe serait actuellement mis en cause. Elle a qui plus est pointé la duplicité du législateur français en la matière : « l’État lui-même a tendance à porter atteinte au principe de neutralité idéologique et d’objectivité scientifique, en laissant des revendications communautaires et militantes, issues de la société civile se répandre dans les programmes scolaires […] ainsi que dans la recherche universitaire, (…) qui met la puissance d’État au service d’intérêts catégoriels ». Ainsi, dans le Code de l’éducation, l’État imposerait à l’enseignement supérieur « de contribuer à la construction d’une société inclusive (…) et à la sensibilisation et à la formation aux enjeux écologique et au développement durable » ; avec la loi Fioraso, même, « le service public de l’enseignement supérieur mène une action contre les stéréotypes sexués, tant dans les enseignements que dans les différents aspects de la vie de la communauté éducative », demandant ainsi aux enseignant∙es de « mener une action militante dans [leurs] cours »[8] et aux laboratoires de désigner des référent∙es égalité, véritables « commissaires à la genritude » chargé∙es de promouvoir les politiques de parité, ce qui instituerait, selon Le Pourhiet, une pratique de délation dans une « atmosphère de Révolution culturelle ». Les directives françaises et de l’Union européenne auraient ainsi, selon la juriste, « introduit un cheval de Troie militant intersectionnel liberticide » dans l’enceinte universitaire.
Dans la même table ronde, la sociologue émérite Dominique Schnapper s’est inquiétée du « risque de dévoiement de la rationalité portée par les sciences humaines et du risque de dévoiement de la démocratie représentative », deux dangers liés selon elle. Les comparant au lyssenkisme[9] soviétique, l’ancienne directrice d’études EHESS a récusé la pertinence des travaux qu’elle a résumé sous l’expression non définie de « culture woke », ainsi que les épistémologies post-1980, féministes notamment. Ces travaux s’affranchiraient, à ses yeux, de toute étude empirique et promouvraient une variable explicative unique, se déclinant selon l’époque en « classe », « domination », et — (« apothéose ») — « colonialité ». Pour appuyer sa première crainte (le « dévoiement de la rationalité portée par les sciences humaines »), la présidente du Musée d’art et d’histoire du judaïsme a déclaré que les racisé·es empêcheraient les non-racisé·es d’étudier le racisme ou de le combattre. Quant au « dévoiement » de la démocratie représentative — seconde crainte — Schnapper n’a pas jugé qu’il soit le fait des gouvernant·es elleux-mêmes piétinant les institutions — corruption, abus de pouvoir, coups de force — mais qu’il serait dû aux partisan∙es d’une certaine « radicalité », qui non seulement useraient de leur esprit critique — pourtant inhérent à l’exercice de la citoyenneté — mais mettraient « radicalement » en cause lesdites institutions. Seul exemple de ce « dévoiement » évoqué par l’actuelle présidente du Comité des sages de la laïcité de l’Éducation nationale : l’islamisme .
On ne peut reprocher à cette femme de quatre-vingt-sept ans, à la carrière scientifique et politique exceptionnelle, d’être moins intéressée par la lutte contre les inégalités ou contre les violences dénoncées par les féministes ou par les personnes racisées que ses concitoyen·nes plus jeunes, ni lui reprocher de ne pas être au fait des riches travaux en sciences humaines et sociales récents ou d’être incapable d’évaluer leur rigueur ou leur créativité théorique, méthodologique et empirique. Son avertissement, ramassé en une formule conclusive, a été que « le non-respect des institutions émancipatrices risque de déboucher sur les deux dérives tragiques du xxe siècle : le nazisme et le communisme ». Pourtant, le vrai dévoiement ne résiderait-il pas précisément là, dans le non-respect des institutions démocratiques, au premier chef desquelles figure l’université, en France, sur le continent européen et dans le monde[10] ? Dominique Schnapper a gardé un silence étonnant sur ce point et a préféré agiter les chiffons rouges de l’histoire du siècle dernier.
« Personnalités suspectes » : c’est le champ lexical politique qu’a mobilisé l’allocution du président du Hcéres, Thierry Coulhon, qui a parachevé le colloque de la Sorbonne. Coulhon a commencé par une « brève remarque en tant que citoyen » : « je ne pensais pas vivre une époque où Jacques Julliard et Dominique Schnapper seraient considérées comme des personnalités suspectes (…), où le fait même de participer à un débat serait critiqué ».
Qui qualifie de « personnalités suspectes » Jacques Julliard et Dominique Schnapper ? Qui critique la participation à un débat ? On peine à trouver à qui se réfèrent ces remarques « de citoyen»[11] . Faut-il comprendre que Coulhon a répondu à un appel à l’aide de Schnapper ou de Juillard ? Cherche-t-il, par cette remarque liminaire, à justifier le non-respect de son devoir de réserve en tant que président d’une autorité indépendante en raison du caractère extraordinaire de « l’époque »[12] ?
Coulhon a formulé de façon explicite la menace à peine voilée que ce colloque faisait planer sur la production et le financement des savoirs académiques critiques. Connu pour ses prises de position pseudo-darwiniennes et eugénistes sur l’université, Coulhon a ainsi redéfini le rôle du Hcéres qu’il préside en chargeant cette institution de distinguer « discours académique et universitaire » et « discours militant » : « le Hcéres, ou plutôt les comités de pairs dont il organise le travail doit, entre autres tâches, distinguer ce qui relève d’un travail universitaire ou d’une opinion politique, ou encore d’une croyance non étayée ». Distinguer les sciences critiques des sciences politiquement engagées ne ressort pourtant pas des activités du Hcéres. Fixées par le décret n° 2021-1536 du 29 novembre 2021, ces missions touchent uniquement à l’évaluation des établissements et des formations, tandis que le Hcéres peut être consulté “sur toute question relative aux conditions du respect des exigences de l’intégrité scientifique”, telle que définie par l’article L. 211-2 du code de la recherche, c’est-à-dire « leur caractère honnête et rigoureux»[13]. Pourtant, au prétexte de mises en cause — non étayées — de collègues émérites, Coulhon a purement et simplement escamoté les missions de l’organisme qu’il préside, qui ne s’occupe ni d’évaluation individuelle, ni de sanction disciplinaire des manquements à l’intégrité scientifique, ni de police politique des universités.
Les interventions qui ont rythmé les deux journées en Sorbonne ont donc achevé de dissiper tous les doutes qui pouvaient encore planer sur les objectifs du colloque : il s’agissait non seulement distinguer le bon grain des idées de l’ivraie des « idéologies », mais aussi de se donner les moyens de restreindre la liberté des universitaires.
Vers une « chasse aux sorcières » française
La mise au pas des universitaires portée par la sous-commission permanente du Sénat états-unien et son président Joseph McCarthy en 1953 et 1954 serait-elle redevenue d’actualité, mais de ce côté-ci de l’Atlantique ? La communauté universitaire française et étrangère a commencé à en prendre conscience en 2020.
Cette chasse au sorcière a d’abord été le fait de certain·es responsables politiques. Au début de l’été, quelques jours après le succès de la manifestation « Justice pour Adama » devant le Tribunal judiciaire de Paris, le président Emmanuel Macron jugeait que « le monde universitaire est coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux ». Dans ses habits présidentiels, Macron a alors adopté le discours et le projet politique de Marion Maréchal-Le Pen, directrice de l’Institut des sciences sociales, économiques et politiques[14]. Les pressions se sont amplifiées à l’automne : intervention devant le Sénat de Jean-Michel Blanquer dénonçant l’« islamogauchisme » dans les universités, le 28 octobre 2020, aussitôt condamnée par la Conférence de présidents d’université[15] ; demande de création d’une « mission d’information parlementaire sur les dérives idéologiques intellectuelles dans les milieux universitaires » par deux députés Les Républicains, Damien Abad et Julien Aubert, le 25 novembre ; demande suivie le 16 février 2021 de l’annonce de la part de de Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, d’abord sur CNews, puis devant l’Assemblée nationale, du lancement d’une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université[16]. En dépit des demandes virulentes de la communauté universitaire et des organisations syndicales, la ministre n’a pas été démissionnée[17].
Depuis novembre 2020, on a ainsi vu s’opérer un rapprochement entre des personnalités politiques — au nom de la loyauté envers la République une et indivisible — et certain∙es universitaires, plutôt en fin de carrière — au nom de la loyauté envers les canons scientifiques. On pourrait parler de confusion des genres entre deux corps, politique et académique, et deux loyautés — confusion renforcée par l’existence de relations personnelles privilégiées entre les individus concerné∙es.
Un premier ensemble se structure par accointances politiques. Principal héraut des initiatives contre l’« islamogauchisme » à l’université et instigateur de la demande de mission d’information parlementaire, Julien Aubert a été élu député Les Républicains (LR) lors de la précédente mandature (2012-2017) avec le soutien par défection du Front National. Au cours de ces cinq années, le parlementaire a noué de forts liens d’amitié avec certain·es jeunes député·es LR de l’époque — Damien Abad et Gérald Darmanin, ou encore Virginie Duby-Muller — rassemblé∙es sous la bannière des « Cadets Bourbons ». Ces député∙es ont fait leurs premières armes, remarquées, en pourfendant le règlement de l’Assemblée touchant à la féminisation des fonctions et la loi sur le Mariage pour tous, portée par Christiane Taubira.
Le 25 novembre 2020, Aubert et Abad ont lancé une première demande de mission d’information parlementaire sur l’ « islamogauchisme ». Il s’agissait certes pour partie de faire diversion alors que l’attention médiatique s’était brusquement portée sur Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, à l’occasion de la demande de création d’une mission d’enquête parlementaire au sujet des subventions accordées par lui au syndicat « Avenir lycéen ». Mais le 18 février 2021, au plus fort de l’offensive lancée par Frédérique Vidal contre les « islamo-gauchistes » à l’université, Aubert a demandé à nouveau la création d’une mission d’enquête parlementaire. Cette fois, sa demande était soutenue par 97 autres parlementaires, notamment par Valérie Boyer, sénatrice des Bouches-du-Rhône, ancienne porte-parole de François Fillon et très proche de Bruno Retailleau, président du groupe LR au Sénat. Aubert a ainsi triomphé sur Twitter :
« Victoire ! Après deux mois de pression, la majorité @enmarchefr se range à la demande que j’avais formulée avec @damienabad ! Pourquoi l’@AssembleeNat, via @RichardFerrand, a refusé qu’une mission d’information puisse enquêter, c’est une autre histoire… ».
Le 21 février, ces mêmes parlementaires ont adressé une lettre ouverte à Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale, pour réitérer leur demande. Sous les traits d’une initiative maladroite et isolée, on a donc découvert un ensemble de discours et d’actions cohérentes au sommet de l’État, de l’Élysée au Parlement, en passant par deux acteurs majeurs du gouvernement : Gérald Darmanin et Jean-Michel Blanquer. En dépit de sa complexité, cette offensive politique provient d’une source principale unique : la tendance droite catholique des Républicains[18]. Mais de façon plus étonnante, les attaques ont également été menées depuis un deuxième front : une poignée d’universitaires — sur les 65 000 que compte la profession — qui partagent les idées des personnalités politiques citées ci-dessus, à l’instar de certains membres du Printemps républicain.
Les entrepreneur∙es de morale académique
Parallèlement à l’offensive des Républicains et des apparenté·es LREM, la publication du « Manifeste des 100 » en novembre 2020 et la tenue du colloque « Après la déconstruction… » en janvier 2022 ont représenté deux étapes importantes d’une séquence de plus longue durée, partiellement orchestrée par les associations Qualité de la science française et Vigilance Universités.
Vigilance Universités (VU), association loi 1901, regroupe environ 250 membres au sein d’une liste de diffusion hébergée par le Réseau National des Télécommunications de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (RENATER). Une poignée d’entre elleux sont particulièrement actif·ves : Gilles Denis, historien des sciences, président et co-fondateur de VU, Isabelle Barbéris, maîtresse de conférences en études théâtrales, Véronique Taquin, autrice et professeure de lettres en classes préparatoires, Yana Grinshpun, linguiste, et Vincent Tournier, maître de conférences à Science-Po Grenoble — ces trois dernièr·es étant intervenu·es dans le « colloque de la honte ». Liste de veille médiatique et de commentaires à chaud, Vigilance universités sert aussi de réservoir à signatures pour des tribunes.
Autre association loi 1901, Qualité de la science française a été « créée en 1982 à l’initiative de Laurent Schwartz, [et] a pour mission de défendre et de promouvoir la qualité et la créativité de l’enseignement supérieur et de la recherche en France ». Ses activités, conduites pour l’essentiel par des juristes, des mathématiciens et des philosophes, consistent à présenter des membres à différentes instances électives (CNESER, CNE notamment) ainsi qu’à organiser des colloques. Une rapide consultation des derniers communiqués confirme la réputation de sa ligne conservatrice et élitiste. Les colloques et tables rondes transcrivent des propos de bonne tenue, mais non sans dérapages. L’une des figures tutélaires de l’association est Olivier Beaud, professeur de droit public. Co-directeur avec Jean-Michel Blanquer de La responsabilité des gouvernants (Éditions Descartes et Cie, 1999), il vient de signer Le savoir en danger : menaces sur les libertés académiques (Paris, PUF, 2021). Initialement annoncé au colloque de la Sorbonne avant de se désister, Beaud fait savoir :
Je refuse l’inquisition politique mais je refuse aussi le silence qui serait de la lâcheté intellectuelle et reviendrait à cautionner des universitaires dont la pratique serait de surdéterminer leurs recherches censément scientifiques (donc objectives) par des considérations lourdement idéologiques, fût-ce au motif de défendre telle ou telle minorité.
Fervent partisan des libertés académiques, Olivier Beaud dénie pourtant leur plein exercice à certain∙es universitaires. Le juriste est ainsi proche d’un groupe plus activement anti-« islamogauchisme » ; il s’en distingue — annulant par exemple sa participation au colloque de la Sorbonne — mais en nourrit néanmoins la réflexion.
Nathalie Heinich fait la jonction entre ces deux associations. Directrice de recherches CNRS « de classe exceptionnelle », se présentant publiquement comme « EHESS » jusqu’au printemps 2021[19], retraitée depuis, Heinich a rédigé plusieurs de ces « Manifestes » ou tribunes, à commencer par le « Manifeste des 100 ». Dans son travail, la sociologue promeut l’étrange concept de « neutralité engagée » dont elle précise l’acception dans un article de 2002 comme une réinterprétation du concept de « neutralité axiologique »[20]. Elle distingue une « énonciation faite au niveau de l’expérience commune (portant sur les objets qui agitent les acteurs) » et une « énonciation faite au niveau épistémique (portant sur les concepts et les méthodes grâce auxquels les chercheurs enquêtent sur l’expérience commune) » :
La suspension du jugement de valeur est une prescription épistémique (portant sur les moyens de la recherche), non une prescription axiologique (portant sur les objets de la recherche). La première est légitime entre chercheurs, la seconde est légitime entre acteurs. Mais un chercheur qui s’autoriserait de sa science pour trancher entre des valeurs dans l’arène morale ou politique commettrait un abus de pouvoir ; et un acteur qui s’autoriserait de ses opinions pour intervenir dans un débat sur la qualité des outils de recherche commettrait un abus d’incompétence – ou, en termes plus fleuris, une connerie.
Même si elle reconnaît dans le même texte que « le chercheur peut redevenir [citoyen] à l’occasion », Nathalie Heinich tente ainsi de réhabiliter l’idée d’une distinction de principe entre les arènes savantes et politiques. Plutôt que de saisir les instruments de légitimation qui construisent l’autorité d’une sphère sur une autre, elle semble tout ignorer des rapports de pouvoir qui existent au sein de la sphère académique, ainsi qu’ont pu l’introduire Pierre Bourdieu avec la notion de champ scientifique ou Jean-Claude Passeron avec les ordres scolaires ou culturels.. Heinich a réitéré ces propos à plusieurs reprises, notamment à l’occasion d’un colloque de QSF en février 2020. S’accordant avec Wiktor Stoczkowski, elle dénonce ainsi lors de son intervention, intitulée « Les ennemis de la liberté académique », les « abus d’incompétence » dont se rendent coupables selon elle les étudiant·es comme certain·es chercheur·ses. À ses yeux, les choix pédagogiques et scientifiques ne peuvent venir contrer l’ordre établi en régentant « les programmes des cours, des séminaires, des conférences, des colloques, en fonction de leurs terrains de luttes préférés (nous soulignons) — qu’il s’agisse de l’antisexisme, de l’antiracisme, de l’anti-islamisme, de l’antihomophobie, et nous attendons avec impatience l’arrivée des luttes antimites ou antiseptiques pour parfaire notre bonheur ». Nathalie Heinich récidive en mars 2021 avec Ce que le militantisme fait à la recherche, un petit tract de la même eau publié aux Éditions Gallimard.
Tribunes, pétitions et blogs : les outils de l’inquisition académique
À côté des tracts et des ouvrages[21], le modus operandi de prédilection de cette coalition universitaire à géométrie variable est la pétition publique et, secondairement, le blog. De novembre 2018 à février 2021, les manifestes et tribunes vont se succéder selon un plan de communication millimétré, à la manière de celui qu’a proposé l’agence Havas à l’INRIA.
En novembre 2018, quatre-vingts intellectuel·les inaugurent ainsi dans Le Point une longue série de textes, pétitions et tribunes dénonçant l’hégémonisme supposé du décolonialisme, qui mènerait une véritable stratégie de « censure » : parmi elleux, on trouve les noms désormais familiers d’Anne-Marie Le Pourhiet, de Véronique Taquin, de Dominique Schnapper et des membres du Comité Laïcité République. Un an plus tard, en décembre 2019, un collectif d’intellectuel·les et d’universitaires réitèrent dans L’Express en publiant une tribune intitulée « Les bonimenteurs du postcolonial business en quête de respectabilité académique » où iels déclarent craindre « l’institutionnalisation des “études postcoloniales” », selon elleux scientifiquement peu sérieuses et obsédées par le colonialisme. Parmi les signataires de ce texte, qui passe relativement inaperçu, Laurent Bouvet, co-fondateur avec Gilles Clavreul du Printemps Républicain en mars 2016, Nathalie Heinich, Dominique Schnapper, Pierre-André Taguieff ainsi qu’Isabelle de Mecquenem et Véronique Taquin, membres toutes deux de Vigilance universités. En novembre 2020 parait le « Manifeste des 100 » qui fait, lui, beaucoup de bruit, du fait de sa publication dans Le Monde mais aussi des contre-tribunes qu’il suscite, tout à la fois de la part d’une poignée d’universitaires renommé∙es, d’un plus large rassemblement académique, de revues de sciences humaines et sociales et d’universitaires étrangèr∙es, au point que l’un des signataires décide de retirer publiquement sa signature. Début janvier 2021, le plan de communication se poursuit dans Le Point, avec le lancement du blog Observatoire du décolonialisme (comme nous l’avons déjà signalé plus haut) : tribune, pétition signée par 90 universitaires, beau portrait de groupe pris dans l’amphithéâtre Richelieu, garantie de prestige et indice de soutien politique (fig. 1)[22].
Les soutiens affluent par la mobilisation des partisan∙es via les listes de diffusion. C’est le cas d’une nouvelle pétition en février 2021.
Chers collègues, à l’initiative de Nathalie Heinich et de qq collègues, dont PA Taguieff, JF Braunstein, X Salvador, moi-même etc. cette tribune a été rédigée pour être proposée au Monde (dans un premier temps), et nous proposons à l’Observatoire, à VU et à d’autres collègues de la signer. est-ce que VU s’y associerait en tant que VU ou ses mesmbres souhaiteraient-ils s’y associer individuellement ? les réponses sont urgentes car nous voudrions l’envoyer avant demain soir. je pense que cela n’empêche en rien VU de proposer sa tribune aussi – il faut être nombreux sur ce front. bien à vous, Belinda Cannone
Ce courriel envoyé sur la liste de diffusion Vigilance universités le 19 février 2021 et ceux qui ont suivi indiquent que Nathalie Heinich est avec quelques autres l’instigatrice d’une nouvelle tribune qui paraît le 22 février 2021, à nouveau dans Le Monde, intitulée « Le problème n’est pas tant l’“islamo-gauchisme” que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche ». Cette tribune est cosignée par 130 universitaires dont cette fois les universitaires retraités Pierre Nora, Pierre Manent et Jacques Juillard, de l’EHESS et Alain Ehrenberg, du CNRS. Ce texte réclame que « l’enquête sur l’“islamo-gauchisme” à l’université soit confiée à une instance indépendante du ministère », soit le Haut Conseil à l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (Hcéres). Mais si le Hcéres est bien indépendant du ministère, Thierry Coulhon, le président du Collège de cette, institution, est, on l’a dit, l’ancien Conseiller présidentiel à l’Enseignement supérieur et à la Recherche ; il entretient des liens étroits et bien établis avec la présidence de la République[23]. Selon la tribune publiée en février 2021, un proche du président de la République serait invité ainsi à piloter une grande opération contre les universitaires anti-racistes et féministes accusé·es quelques mois auparavant par ce même président de « casser la République en deux ». Ainsi, fin 2020, quelques universitaires demandent véritablement l’instigation d’une police maccarthyste contre les « ennemis de la République » française.
« C’est dans un tel état d’esprit paranoïaque que, dans ces mêmes milieux, est née l’idée qu’il fallait impérativement agir sur le plan juridique » : le 6 décembre 2020, la rédaction d’Academia fait part de son inquiétude devant les attaques contre les libertés académiques menées par le tandem Qualité de la science française-Vigilance universités[24] :
Quelle va être la suite ? Va-t-on exclure ces savant∙es contemporain∙es de l’université, qui repose pourtant sur le principe de la pluralité et du dissensus ? Va-t-on les exclure en leur déniant tout travail de production et de transmission des connaissances scientifiques, pour les rejeter du côté de la simple expression des opinions ? Le risque, derrière ce feu qu’allument certaines universitaires, est connu : c’est évidemment que le pouvoir politique s’en saisisse, pour en tirer des conséquences juridiques.
Quelques jours plus tard, le 16 février 2021, c’est au tour de la ministre elle-même de sonner la charge. Le colloque de la honte parachève ainsi un mouvement largement médiatisé depuis 2018 qui donne à croire, suivant des tropes de la droite radicale états-unienne, que l’université serait en danger pour des raisons distinctes de l’affaiblissement de son budget[25].
On observe ainsi le ralliement d’hommes politiques et d’universitaires, retraité∙es pour beaucoup, en vue de faire la part entre la vraie science et celle qui ne la serait pas ; mais, plus grave, pour distinguer au sein du monde universitaire entre les bon∙nes et les mauvais∙es chercheur·ses selon leur opinion politique. Pour ces personnes, pour reprendre la formule ramassée de Christophe Prochasson, président de l’EHESS, les « sciences sociales critiques ne sont pas des sciences sociales militantes »[26] ; il y a donc lieu de distinguer les deux.
Politiques et savant∙es ainsi réuni·es, c’est bien le projet d’une chasse aux sorcières contre les « ennemis de la République » qui est ainsi organisé. En considérant cette nouvelle connexion universitaire et politique, on est à bon droit de se demander si ce plan maccarthyste n’était pas prévu dès l’élection d’Emmanuel Macron ; il tiendrait en trois volets : médiatique – avec l’orchestration des interventions métronomiques des signataires de l’Observatoire du décolonialisme et autres tribunes dans les médias publics et la presse généraliste depuis décembre 2019 ; administratif — avec la création en juin 2021 d’un comité interministériel qui remplace l’Observatoire de la laïcité, dont le rapporteur général, Nicolas Cadène, a déjà été menacé de perdre son poste en novembre 2020 ; et enfin politique – avec la loi « confortant le respect des principes de la République » adoptée le 24 août 2021. Un train politique serait ainsi en marche dans lequel seraient volontairement monté∙es des universitaires à la « neutralité engagée ».
Avec la réélection d’Emmanuel Macron, il est difficile de dire si cette séquence maccarthyste « à la française » est bien terminée. Le définancement de l’université se poursuit : le Sénat a dénoncé l’application bien insuffisante de la LPR dès sa première année ; le nouveau gouvernement, avec Sylvie Retailleau à l’enseignement supérieur, continue la même politique budgétaire que Frédérique Vidal. Thierry Coulhon, qui ne cache pas son souhait d’utiliser le Hcéres pour régimenter la distribution des financements de l’enseignement supérieur, est toujours à la tête de la haute autorité. En mettant en exergue le rôle du Printemps républicain, de l’Action française et même de l’extrême droite dans la séquence, les débats ont montré la centralité des attaques contre d’importants champs de travaux universitaires — féminismes et études coloniales et post-coloniales — qui mettraient en cause une forme de nationalisme scientifique. Ce faisant, c’est aussi un questionnement sur les relations entre science et politique qui a refait surface, réduit pour l’essentiel à la formulation qu’en a proposé Raymond Aron dans Le Savant et le politique (1959).
[1] Ce mot-valise fait l’objet de deux orthographes « islamo-gauchisme » ou « islamogauchisme ». Nous privilégions la première forme, proche de son origine, « judéobolchévique ». Cette connotation expliquerait d’ailleurs le glissement vers le terme de « wokisme » qu’on peut traduire comme « progressisme ».
[2] Ce texte, en deux volets, reprend en partie le premier chapitre de la position de mon habilitation à diriger les recherches, « Pour une épistémologie et une pédagogie féministes et décoloniales des sciences sociales », soutenue le 9 avril 2021. Outre mon jury, je remercie vivement les lecteur·rices de versions préalables de ce texte, notamment Pierre Bataille, Guilhem Corot, Éric Fassin, Olivier Foubert, Caroline Ibos, Isabelle Laboulais, et Noé le Blanc de Mouvements. Je sais gré à Vanina Mozziconacci pour sa patience et sa confiance. Toute ma gratitude va enfin à la rédaction du carnet de recherches Academia.
[3] N. Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, 2021.
[4] Collège de philosophie qu’on ne doit pas confondre avec le Collège international de philosophie. Christian Kerrero est directeur de cabinet de Jean-Michel Blanquer depuis 2017 promu recteur et chancelier des universités de l’académie de Paris en 2020 sans titre universitaire. Le ministre est remercié pour les financements accordés au colloque. Après l’absence de réponse du rectorat de Paris à une demande de pièces concernant le colloque, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) a exigé leur remise (cf. sebastiannowenstein.org, 14/06/2022) ; faute de réponse du Ministère, le Tribunal administratif de Paris a été saisi.
[5] Sa thèse, soutenue à Reims en 2011, est intitulée « Généalogies de la morale : perspectives nietzschéenne et darwinienne sur l’origine des comportements et des sentiments moraux ».
[6] À rebours, de nombreux et nombreuses auditeurs et auditrices universitaires ont publiquement souligné la mauvaise qualité des interventions, créant même un mot-dièse #colloquedelahonte largement repris. Parmi les réactions universitaires, M. Del Potro, « Ils sont vieux, blancs et ils ont peur », blog Mediapart, 6 janvier 2022. ; J. Lebre, « Après la déconstruction ? », blog Mediapart, 26 janvier 2022.
[7] Deux enseignants, Klaus Kinzler et Vincent Tournier — qui participe au colloque — ont été accusés par les étudiant∙es d’avoir eu un comportement raciste, ce qui avait conduit la Ministre à diligenter une inspection, conduisant à la convocation des étudiant∙es en conseil de discipline. Cf. sur academia.hypotheses.org : « Impostures médiatiques ou postures politiques ? À propos de l’affaire Sciences Po Grenoble, d’un article de Mediapart et du Sénat », 12 mars 2021 ; « Klaus Kinzler veut-il tuer Science Po Grenoble ? », 02 mars 2022. Dans Le Monde : « L’enseignant qui accusait Sciences Po Grenoble d’être un institut de “rééducation politique” suspendu pour diffamation », 20 décembre 2021.
[8] Autre exemple du rôle du législateur, au sujet de l’histoire de l’esclavage et l’histoire coloniale cette fois, A. M. Le Pourhiet rappelle une exigence similaire de recherches scientifiques imposées par la loi Taubira du 21 mai 2001 (art. 2) et de la loi du 23 février 2005 (art. 4), cette dernière loi ayant été abrogée, selon elle, « parce qu’elle n’était pas assez décoloniale ».
[9] Du nom de Trofim Lyssenko, scientifique russe tristement célèbre pour avoir produit des études expérimentales grossièrement falsifiées afin de soutenir la propagande du régime stalinien.
[10] Au sujet de l’adoption de la Loi de Programmation pour la recherche (LPR) 2021-2030, des actrices de premier plan ont ainsi pu parler de « déni de démocratie ». Pour une veille sur cette question, voir le carnet Academia et par exemple, son bilan pour 2020. Rappelons ici l’inquiétude de nos collègues grec∙ques depuis le vote de la loi concernant la « sécurité » et le maintien de l’ordre dans les universités grecques votée le 11 février 2021 et son application. Cf. sur academia.hypotheses.org : « VIDÉO. Loi de programmation de la recherche : déni de démocratie », 14 octobre 2020 ; « L’instauration d’une police universitaire embrase les campus grecs, selon Courrier international », 28 mai 2022.
[11] Mises en cause que l’on peine à identifier, même pour une observatrice très attentive de la vie universitaire.
[12] Sur la polysémie et les usages de ce terme, voir « Faire époque », T. Angeletti, Q. Deluermoz et J. Galonnier, Tracés. Revue de sciences humaines, vol. 36 (2019).
[13] Mesure votée dans la Loi de programmation de la recherche (2021-2030), le « serment doctoral d’intégrité scientifique » vient désormais de faire l’objet de l’article 10 d’un arrêté du 26 août 2022, qui n’engage aucunement l’employeur, les responsables hiérarchiques ou les institutions en cas de manquement.
[14] Sur les relations effectives entre Emmanuel Macron et Marion Maréchal, voir F. Johannes et A. Chemin, « Un conseiller d’Emmanuel Macron a déjeuné secrètement avec Marion Maréchal en octobre à Paris », Le Monde, 27 décembre 2021. L’article est sous-titré « Bruno Roger-Petit, “conseiller mémoire“ du chef de l’État, a invité la nièce de Marine Le Pen et figure de l’extrême droite identitaire dans un restaurant parisien ».
[15] Un mois plus tard, Qualité de la science française déplore l’usage du terme « islamogauchisme », mais reconnaît qu’il « fait peu de doute que se développent dans certains secteurs de l’université des mouvances différentialistes plus ou moins agressives, qui mettent en cause l’unité de la nation, et dont l’attitude envers les fondamentalismes est ambiguë ».
[16] Pour toute la séquence, se reporter à « Alerte brune. Newsletter d’Academia du 15 au 21 février 2021 ». Compte tenu du rôle joué par ce député, il est intéressant de remarquer que Julien Aubert se félicite de la sortie de la ministre dès le 16 février, avant que la communauté ESR en soit informée par Martin Clavey sur soundofscience.fr.
[17] Frédérique Vidal cesse ses fonctions ministérielles en mai 2022, après la réélection d’Emmanuel Macron, sans s’être expliquée sur sa démarche auprès du Conseil d’État.
[18] Confirmée par la sympathie d’Éric Zemmour pour Jean-Michel Blanquer, exprimée lors de son interview par Laurence Ferrari sur CNews le 23 mai 2022 (après la 6e minute) : « [Jean-Michel Blanquer] défendait mal ses idées ; mais au moins il avait les mêmes idéaux que moi ».
[19] Bien qu’elle n’y soit pas directrice d’études. Elle semble avoir cessé de se prévaloir de ce titre à la fin 2021.
[20] N. Heinich, « Pour une neutralité engagée », Questions de communication, vol. 2, 2002, p. 117-127, citation p. 120. Sur la « neutralité axiologique », voir « Savant∙es et politiques contre l’“islamogauchisme” » (2).
[21] Citons, à côté des textes de Nathalie Heinich, ceux de S. Beaud et G. Noiriel, Race et sciences sociales. Une socio-histoire de la raison identitaire, Agone, 2021 ; O. Beaud, Le savoir en danger: menaces sur la liberté académique, PUF, 2021 ; K. Kinzler, L’islamophobie ne m’a pas tué, éd. du Rocher, 2022 ; J.-F. Braunstein, La religion woke, Grasset, 2022.
[22] Un autre blog préexiste, à la teneur proche en plus haineux et scatologique et qui affectionne l’attaque ad hominem, Perditions idéologiques, animé notamment par deux linguistiques en milieu de carrière, Georges-Elia Sarfati et Roland Assaraf, et aussi par Yana Grinshpun et Jean Szlamowicz, ces deux derniers universitaires étant à l’initiative de l’Observatoire du décolonialisme.
[23] Le 5 janvier 2021, plusieurs universitaires ont d’ailleurs déposé un recours en annulation devant le Conseil d’État pour s’opposer à sa nomination à la tête de l’organisme chargé d’évaluer la recherche en France, recours rejeté in fine par la juridiction.
[24] Academia.hypotheses.org est un blog d’analyse et de veille sur l’emploi à l’université et sur les libertés universitaires, à la rédaction duquel je participe.
[25] Voir A. Mahoudeau, La Panique woke, Paris, Éditions Textuel, 2022 ; F. Dupuis-Deri Francis, Panique à l’université rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux éditeur, 2022 ; Id. « Qui a peur des études féministes et antiracistes à l’université ? », The Conversation, 3 octobre 2022 – dont les échanges en commentaire avec Nathalie Heinich et Vincent Tournier ont un grand intérêt.
[26] Propos tenus à l’occasion d’un débat sur la réforme des retraites à destination des étudiant∙es de l’EHESS Marseille et rapportés le 17 janvier 2020 par le compte Twitter de l’EHESS [consulté le 6 juin 2022].