FABRIQUE DES IDÉES —En confondant le baby boom, transitoire, et l’allongement séculaire de la durée de vie, on fournit des évolutions affolantes de la démographie dans le but de justifier les mesures les plus réactionnaires. 13 novembre 2007

Faut-il craindre de prendre un « coup de vieux » ?

En 1700, un nouveau-né avait en moyenne 25 ans à vivre : c’est ce que les démographes appellent son « espérance de vie ». En 2000, son descendant a, en France, une chance sur deux de devenir centenaire. Cette extraordinaire multiplication par 4 de la durée de vie humaine s’est effectuée, au rythme d’un trimestre gagné chaque année, de manière relativement régulière, du moins si on « gomme » les boucheries que furent les 2 guerres mondiales. Pourtant, durant ces trois siècles, les causes de cette progression régulière ont bien changé :

- A l’origine, les premiers progrès concernent la réduction de la mortalité infantile (un enfant sur deux n’atteignait pas alors l’âge de 10 ans) et cet élément demeure le plus important jusque vers 1950 ; aujourd’hui, il ne constitue plus qu’un aspect secondaire, dès lors que la mortalité infantile (avant l’âge d’un an) est inférieure à un pour mille dans tous les pays développés, et qu’il est, dès lors, statistiquement négligeable.

- Cependant, depuis un demi-siècle, c’est l’espérance de vie au-delà de 50 ans, à laquelle on doit l’essentiel des progrès réalisés. Postulant que l’on devait toutefois s’approcher progressivement des limites biologiques de l’espèce, les perspectives de la population mondiale effectuées par l’ONU ont régulièrement supposé un freinage « logistique », c’est-à-dire une augmentation de plus en plus lente. Mais, à leur grande surprise, il leur a fallu, depuis plus de deux générations, repousser constamment les limites postulées, car jusqu’à présent le rythme d’allongement de la vie humaine ne se ralentit pas et même, dans le cas de la France, il semble plutôt s’accélérer ces dernières années.

En fait, tout indique que ce phénomène essentiel va se poursuivre, sauf catastrophe majeure, pour les générations à venir, car il est manifeste qu’il existe encore des marges de progression importantes pour deux types de raison :

- en premier lieu, les différentiels de mortalité aujourd’hui observés sont très importants et leurs principales causes sont connues, si bien que tous ceux qui préfèrent la vie à la mort auront tendance à s’aligner sur les meilleures pratiques. Au plan mondial, ce sont les Japonais(es) qui vivent le plus longtemps (85 ans pour les femmes) et, en Europe, ce sont les Crétois, grâce à leur fameux régime alimentaire, à base d’huile d’olive, dont il est maintenant démontré qu’il favorise la longévité ; au plan national, la différence d’espérance de vie entre un cadre et un ouvrier dépasse encore les sept ans, mais les deux s’améliorent progressivement et des progrès dans la lutte contre les accidents du travail et la pénibilité de nombreux postes exposés peut et doit permettre de réduire cet écart, à l’instar d’autres pays développés.

- en second lieu, les progrès de la médecine portant sur les principales causes de mortalité que sont le cancer et les maladies cardio-vasculaires, mais surtout les progrès d’un système sanitaire fondé sur la prévention et, plus généralement, la prise de conscience collective des conduites à risque tendent à réduire les cas de mortalité. Pour les esprits les plus sceptiques, peut-on leur rappeler les progrès déjà réalisés, en matière d’accidents de la circulation (qui frappent surtout les jeunes), de consommation de tabac et d’alcool, qui concernaient jusqu’ici principalement les hommes ? C’est ainsi que la différence d’espérance de vie observée en France, est de près de 83 ans pour les femmes et de 77 ans pour les hommes. Mais, précisément, la diminution des conduites à risque ayant plus d’impact chez ces derniers, cet écart commence à se réduire depuis quelques années, au point que pour la seule année 2005, si l’espérance de vie féminine a, selon les derniers chiffres de l’INSEE, augmenté de trois mois et demi, celle des hommes a augmenté de cinq mois.

Pour nous résumer, l’évolution de la durée de la vie, à l’échelle de quelques générations, ne tient pas à des contraintes biologiques, mais fondamentalement à des causes historiques, c’est-à-dire culturelles, sociales et politiques. Or, sur cette première question essentielle pour toute prospective sociale, l’hypothèse la plus vraisemblable est que pendant la plus grande partie du siècle à venir, l’espérance de vie continuera (sauf catastrophe majeure ou, au contraire, innovation considérable) d’augmenter approximativement au rythme que l’on a observé depuis maintenant trois siècles, et qu’il nous faut donc oeuvrer pour les petits enfants autour de nous, en les considérant comme de futurs centenaires…« Quelle horreur », s’exclament parfois certains autour de nous, « une société de grabataires, j’aime mieux mourir avant ». Mais, comme le chantait Brassens, « la suite leur prouvera que non ».

Les vieux ne sont plus ce qu’ils étaient

Il résulte, en effet, de ce qui précède que l’âge moyen de la population devra logiquement s’élever (sauf à supposer des augmentations difficilement imaginables de la natalité et de l’immigration, sujets sur lesquels nous reviendrons, pour tenter de leur donner leur juste place). D’où l’idée que nous entrons dans un « monde de vieux », puisque mêmes les pays jadis qualifiés de jeunes connaissent, en Asie notamment, une évolution de même sens, et qui est (Japon) ou sera (Chine) même beaucoup plus rapide que la nôtre, selon toute évidence. Mais, il convient d’être vigilant en passant de l’analyse de l’âge à celle de la vieillesse, car on risque d’introduire beaucoup de confusion dans les débats nécessaires sur les relations entre les générations.

Car, on ne peut pas passer de façon simple du calcul, imparablement mathématique, de l’âge, à la notion de vieillesse, qui est une appréciation relative, pour des raisons tout à la fois subjectives et objectives :

- pour ce qui est des premières, tout le monde sait que, durant des siècles, un quinquagénaire était considéré comme un vieux, ce qui n’est plus aujourd’hui considéré comme tel…, sauf par une bonne partie du patronat, qui en fait la cible principale de ses licenciements (on aura l’occasion d’y revenir). A une époque donnée, la vieillesse est aussi relative… à l’âge de celui qui en juge : un enfant ou un adolescent considèrera comme vieux un sexagénaire, même alerte, tandis que ses aînés septuagénaires et octogénaires disent du même : « il est encore jeune ».

- Des raisons objectives relativisent encore davantage cette notion de « vieillesse ». Songer, il y a encore une génération à une maison de retraite ou à la place d’un petit village, en dehors de la saison touristique : on y voyait une bonne moitié des personnes qui, non seulement ne pouvaient se déplacer sans une canne, mais pour une bonne part, marchaient, « cassés en deux », ne pouvant avoir pour horizon que quelques mètres devant eux ; ajouter que leur vue et leur ouïe les coupaient encore davantage du reste de la population. Aujourd’hui, la plupart des septuagénaires et des octogénaires marchent droit, voient et entendent (presque) comme tout le monde, dissimulant de mieux en mieux les prothèses qui les assistent. Certes, les maladies neuro dégénérescentes ont considérablement augmenté, du simple fait de l’augmentation de la durée de vie. Mais, tous les spécialistes sont d’accord pour considérer que l’on est, dans ce domaine, à l’aube de progrès très spectaculaires, dès les prochaines années.

Quoiqu’il en soit de ce pronostic, à l’échelle de plusieurs générations, c’est un fait que la morbidité (probabilité d’être malade) aux différents âges, et notamment les plus élevés, a reculé plus vite encore que la mortalité. Pour nous en tenir à l’aspect le plus pénible de la dernière étape de la vie, la perte d’autonomie (le besoin d’être assisté en permanence), que l’on appelle le quatrième âge, sa durée moyenne (actuellement environ un an et demi) se réduit progressivement. Il est vrai qu’elle est très inégalement répartie, suivant les individus, pouvant dépasser la décennie, pour nombre de personnes, représentant pour leurs proches une lourde charge affective et matérielle. De ce dernier point de vue, la collectivité doit développer une politique spécifique de solidarité beaucoup plus active, à l’égard des intéressés et de tous ceux qui les assistent.

Finalement, l’augmentation progressive de l’espérance de vie n’a rien de financièrement rédhibitoire, compte tenu des efforts déjà faits, alors que le 4ème âge représente moins de 2% de la population totale et que ce pourcentage, contrairement à ce que laisse penser une vision « fixiste » des âges, ira plutôt en diminuant. Il est d’ailleurs remarquable de constater que le Japon (dont on vu que la population était la plus âgée du monde) dépense 2% de PIB (37 milliards d’euros) de moins que la France pour sa santé. C’est dire les efforts que nous avons à faire, pour lutter contre la sur-consommation pharmaceutique propre à notre pays, en particulier contre l’appétence aux antibiotiques, et en acceptant sans réticence les médicaments génériques.

Le « papy boom », un mal passager

Dans tout ce qui précède, nous avons choisi de nous placer du point de vue de « tendances longues » (suivant l’expression de Fernand Braudel), c’est-à-dire de ce que l’on peut retenir d’essentiel des trois derniers siècles et d’une prospective raisonnée sur celui qui vient de débuter. Par conséquent, nous nous sommes éloignés du catastrophisme ambiant, celui des technocrates néo-libéraux et de leurs confrères, conseillers intéressés des compagnies d’assurance. Car, ceux-ci bornent systématiquement leurs analyses sur des horizons beaucoup plus courts, 2020 ou à la rigueur 2040 ou 2050.

Ce choix n’est pas neutre : il revient à créer une confusion entre le mouvement pluri-séculaire, que nous avons décrit ci-dessus, et un phénomène transitoire, celui de la génération du « baby boom ». On sait que, par un effet de rattrapage des morts et des naissances manquantes, dus à la guerre, de nombreux pays, et notamment le nôtre, ont connu un niveau de naissances exceptionnellement élevé, pendant toute la période dite des Trente Glorieuses. Il s’ensuit évidemment, 60 ans plus tard environ, une augmentation de même ordre des départs à la retraite et il en ira de même jusque vers 2035 (les personnes nées entre 1945 et 1975). Ce gonflement exceptionnel du nombre de retraités se résorbera ensuite progressivement, puisque non seulement les classes d’âge suivantes seront moins nombreuses, mais aussi au fur et à mesure des décès des représentants de cette génération, dont le pourcentage ne sera plus très important statistiquement (et financièrement), au-delà du milieu du siècle.

En confondant ce phénomène transitoire et le phénomène séculaire de l’allongement de la durée de vie humaine, on fournit des évolutions affolantes du rapport entre le nombre de cotisants et le nombre de retraités, dont le but est de justifier les mesures les plus réactionnaires, dont la réforme Fillon de 2003 ne constituait évidemment que le hors-d’œuvre. Il faut évidement refuser cette présentation, qui fait partie de la tentative générale de désinformation sur les retraites, et répondre méthodiquement à cette question du « papy boom » : à problème transitoire, solution transitoire. Déjà, à l’époque du gouvernement Jospin, nous avions obtenu (difficilement) face aux « projections 2040 » apocalyptiques, sur lesquelles se fondait le rapport Charpin, un mode de financement spécifique pour gérer le « papy boom » : la mise en place d’un Fonds National, alimenté par l’Etat, pour constituer à l’horizon 2020 un capital suffisant permettant de faire face à ce surcroît transitoire de retraités. On n’a d’ailleurs sans doute pas assez remarqué que ce système, aujourd’hui admis par tous dans son principe, est, en fait, le seul système de capitalisation, qui échappe à toutes les critiques décisives faites à l’égard de la capitalisation privée : en effet, il bénéficie également à tous et n’offre en principe aucun risque, puisque garanti par l’Etat. Ce Fonds souffre toutefois de deux défauts principaux :

- la régularité de son financement n’a pas été régulièrement alimentée par le gouvernement Jospin et encore moins par les gouvernements de droite, qui lui ont succédé ;

- la garantie qu’il ne sera pas détourné à d’autres fins ne peut être assurée que par une gestion paritaire par les partenaires sociaux, et adossée à la Caisse des Dépôts et Consignations.

A tous ceux qui prônent l’urgence d’une nouvelle réforme des retraites, après une évaluation pluraliste et citoyenne des différents scenarii démographiques, c’est bien l’abondement de ce Fonds et son mode de régulation qui constitue le préalable essentiel.

Combien d’habitants en France en 2050 ?

Pour une mortalité donnée, l’évolution de la population globale dépend de deux variables : d’une part, l’évolution de la natalité et, plus précisément, de la fécondité ; d’autre part, de l’évolution de l’immigration nette (à tous ceux qui arrivent sur le territoire national, il faut évidemment retrancher tous ceux qui en partent). Or, l’éventail des résultats possibles est beaucoup plus ouvert qu’on voudrait nous le faire croire.

En 2004, l’INSEE, fort d’un monopole de l’expertise publique qui n’existe dans aucune autre science humaine ou sociale, a publié ce qu’il continue d’appeler des « projections » : il s’agit là d’un terme extrêmement ambigu, qu’il se garde d’ailleurs bien de définir : s’agit-il de projection au sens balistique pour mieux nous prédire le « choc démographique » ? Du sens cinématographique, pour nous vendre son scénario ? Plus vraisemblablement, sa direction de la population, qui est chargée de ce travail, entend par là l’extrapolation linéaire « des tendances passées », pour reprendre une de ses expressions favorites. Il semblerait donc que ledit Institut fait pour la fécondité et l’immigration ce que nous avons fait nous-même pour la mortalité. Mais, il n’en est rien ! Car les experts officiels délimitent les périodes de référence de façon non seulement arbitraire, mais manifestement erronée : et cela, non par incompétence, mais toujours dans le même souci idéologique et politique, qui est d’expliquer qu’il n’y aura pas assez de cotisants pour payer les retraites, et donc qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, abaisser le montant de ces dernières. Reprenons donc les deux chiffres-clés publiés en 2004 pour justifier la réforme Fillon de l’année précédente :

tout d’abord, le taux de fécondité des femmes vivant en France qui était avancé pour 2050, était de 1,8, alors qu’il faudrait qu’il soit de 2,05 pour assurer le renouvellement des générations. Il s’agit là d’une sous-estimation grossière (nous expliquerons plus loin pourquoi), qui oblige moins de cinq ans plus tard à le rectifier a minima pour admettre 1,9, alors que nous en sommes déjà à 2 enfants par femme, dès 2005, d’après le même Institut. Sans se perdre dans trop de considérations techniques, on notera que l’erreur provient de l’utilisation de « l’indice conjoncturel de fécondité », qui, comme son nom l’indique, est très fluctuant. Nous avions déjà fait observer, avec le Conseil Economique et Social, que les variations de l’âge des maternités empêchaient que cet indicateur reflète les réelles évolutions à long terme, qui nous intéressent ici.

En effet, comme tout le monde peut l’observer, les femmes ont choisi de nos jours d’avoir des enfants plus tard, mais elles n’en ont pas un moins grand nombre pour cela. Entre 1945 et 1973, l’âge moyen des maternités est descendu de 29 à 25 ans. Depuis lors, il est remonté pour atteindre aujourd’hui un peu moins de 30 ans. En fait, ce renversement de tendance concerne principalement l’âge de la première maternité, les écarts avec les deuxièmes et troisièmes maternités n’ayant guère varié. Ces données, généralement ignorées, ont deux conséquences pratiques : d’une part, il montre que les possibilités d’emploi influent fortement sur l’âge de la première maternité, et peut être sur la descendance finale ; d’autre part, qu’il n’y a aucune raison de s’inquiéter de la tendance actuelle à l’augmentation de l’âge des maternités, qui met simplement fin à la parenthèse du baby boom, qui représentait principalement un phénomène de rattrapage. Ou, si on veut être plus précis, il y a certes, moins de familles nombreuses (quatre enfants et plus), mais, il y a aussi un recul marqué du nombre de femmes sans enfant.

C’est, en réalité, le « taux de descendance finale des générations féminines » qui est ici pertinent. Or, il est remarquable de constater que, d’après les travaux de l’Institut national des Etudes Démographiques (INED), celui-ci est resté étonnamment stable (un peu au-dessus de deux enfants par femme), depuis près de 30 ans, et plus exactement même, depuis la légalisation de la contraception et de l’avortement : quand on songe à l’âpreté des luttes idéologiques sur ces sujets (il n’est que de regarder les débats dans des pays voisins de tradition catholique, comme l’Espagne et l’Italie), on peut se féliciter de cette victoire, sans doute irréversible, des idées de progrès et d’émancipation féminine.

De plus, il est politiquement essentiel de noter que même autour de 2 ou 2,1 enfants par femme, on se trouve encore loin des 2,6 enfants que les jeunes couples déclarent désirer, et même des 2,3 qu’un certain nombre de mesures favorables aux familles modestes permettrait d’atteindre : vrais emplois féminins à temps plein ; fiscalisation des pensions alimentaires ; logements sociaux ; crèches et moyens de garde pour les familles nombreuses, toutes mesures, qui peuvent être financées par un plafonnement drastique du quotient familial des familles aisées.

Mais cette première discussion ne doit pas cacher l’essentiel : la France, avec 800 000 naissances pour 540 000 décès, soit un solde de 0,42%, n’est en aucun cas dans la situation des autres pays européens, qui sont tous frappés d’implosion démographique : pour ces derniers, les mesures à prendre concernant les retraites sont d’une toute autre nature que les nôtres. Ceci a deux conséquences immédiates : parler d’une politique européenne des retraites, ou même prétendre fixer des lignes d’action communes (guidelines) en ce domaine ne repose sur aucune rationalité et reviendrait à fixer la même politique de chauffage pour Helsinki et l’Andalousie ou la Sicile ! Sans aller jusqu’à à la fixation de normes communes, toute prétention à enfermer le débat français sur les retraites dans des comparaisons européennes, c’est-à-dire avec des pays qui ont des situations démographiques totalement différentes, pour ne pas dire opposées à celle de notre pays, est un non sens. Pire, venant de gens qui se prétendent des experts, il s’agit d’une manipulation pure et simple de l’opinion. C’est pourquoi une évaluation pluraliste et contradictoire des différents scenarii d’évolution démographique s’impose préalablement à tout nouveau débat citoyen sur les retraites.

Le taux d’immigration en France est le plus faible d’Europe

Le flux migratoire net aurait du être, en moyenne, en France de 50 000 par an pour les 45 ans à venir (2005-2050), selon les mêmes « projections ». Or, moins de cinq ans après, la révision opérée par le même INSEE est encore plus spectaculaire que pour la fécondité : désormais elle doit accepter de retenir une hypothèse avançant le double, soit 100000 par an ! Là encore, malgré le doublement opéré en 5 ans, ce chiffre est évidemment sous-estimé (on est déjà à 105 000, selon l’INSEE) pour trois raisons majeures : la première est que si les chiffres précédents étaient aussi faibles, c’était évidemment pour des raisons d’affichage politique, qui perdurent et interdisent de fournir une estimation sincère (techniquement, la question n’est pas seulement celle de l’immigration clandestine, mais de l’incapacité actuelle de notre appareil administratif à mesurer les flux de sortie) ; la deuxième est que nos engagements européens, en matière de libre circulation des personnes, vont nous conduire, dans les années à venir, à accueillir un plus grand nombre de personnes de l’Est (comme le font d’ailleurs tous les pays voisins) ; la troisième est que nos besoins de main d’oeuvre, aussi bien non qualifiées que qualifiées (c’est pourquoi « l’immigration choisie » n’a pas d’autre sens que « choisie par Sarkozy ») vont devenir rapidement très importants, avec un taux de chômage moyen de l’ordre de 4,5% : il est vrai que l’INSEE nous promettait encore 8,9% pour 2050, il y a seulement 4 ans ! Car, si nous sommes premiers pour la natalité, ce classement ne peut, avant une vingtaine d’années, compenser sur le marché du travail notre dernière place en Europe (avec 0,17%, contre 0,3 à 1%, chez nos voisins) en matière d’immigration. En réalité, au fur et à mesure que nous nous rapprocherons du plein emploi, notre flux net d’immigration devrait logiquement augmenter d’environ 10000 par an, nous permettant d’ici une dizaine d’années de retrouver un flux net un peu au-dessus de 200000 par an, correspondant aux taux que nous connaissions dans les années 1960, lors de notre dernière période de quasi plein emploi.

Or, les rectifications faites récemment par l’INSEE, pour insuffisantes qu’elles soient, changent déjà complètement la donne : là où on nous annonçait pour 2050 une France de 64 millions d’habitants, on a dès maintenant un « scénario central » (cette manie se prolonge) de 70 millions. Si la question n’était pas aussi sérieuse, on pourrait s’amuser à poser cette question d’école primaire : si l’INSEE nous promet chaque année plus d’un million d’habitants supplémentaires pour 2050, combien serons nous effectivement à cette date ? Entre 110 et 120 millions, c’est peut être beaucoup…

Le scénario alternatif du Conseil Economique et Social : une France de 83 millions d’habitants ?

Pour débattre plus sérieusement de cette question, qui engage notre mode de vie d’ensemble (quid de l’empreinte écologique ?), comme évidemment le financement des retraites, il existe heureusement un autre scénario proposé, discuté et adopté par une très large majorité (dont l’unanimité des organisations syndicales) en 2004 par le Conseil Economique et Social. Or, si ce point de vue n’est que consultatif, il s’agit de la troisième assemblée constitutionnelle française et son avis aurait mérité d’être lu par l’INSEE, car il lui aurait permis de donner dès cette époque les chiffres qu’il publie maintenant, et surtout de lui éviter d’avoir à les corriger à nouveau d’ici 5 ans !

Ce scénario alternatif repose sur un principe de bon sens, vérifié par l’évolution française depuis la guerre, c’est-à-dire plus de 60 ans : il suppose que l’évolution de la fécondité et de l’immigration est dépendante du niveau de chômage, alors que l’INSEE suppose que ces trois variables sont indépendantes les unes des autres. Ainsi, pendant les « Trente Glorieuses » (de 1945 à 1973), la France était en quasi plein emploi, avec une fécondité et une immigration fortes ; durant les « Trente Piteuses », qui ont suivi, de 1974 à aujourd’hui, nous avons connu un chômage de masse, avec une fécondité et une immigration faibles. Dans la mesure, où l’INSEE et le COR acceptent enfin de se placer dans une hypothèse de retour à un chômage de 4,5% (ce qui est, en effet, probable, compte tenu précisément des données démographiques des prochaines années), ils doivent en tirer toutes les conclusions, en matière de fécondité et d’immigration et présenter des perspectives alternatives, pour ce qui concerne le rapport entre les âges : pour le nombre d’actifs, l’ancien scénario de l’INSEE projetait une baisse, de 26,8 millions en 2005 à 26 millions en 2020, puis à 23,9 millions en 2050. Or, le scénario du CES repose, au contraire sur une poursuite de l’augmentation du nombre d’actifs, qui pourrait atteindre 29,5 millions en 2020 et 32,6 millions en 2050.

En d’autres termes, pour un taux de chômage identique dans les deux scenarii, le nombre d’emplois et donc de cotisants serait plus élevé de plus de 13% en 2020, et de près de 37% en 2050, dans celui adopté par le CES. Ceci signifierait que les charges prévisibles de financement sur les retraites (le rapport du nombre de retraités sur le nombre de cotisants) seraient allégées d’autant !

Bien entendu, on peut trouver ce dernier scénario trop optimiste, de même que l’ancien scénario de l’INSEE était (de son propre aveu) trop pessimiste et que son dernier, selon nous, l’est encore beaucoup trop. Mais, devant ces divergences considérables d’appréciation, la question évidemment préalable est tout simplement celle de la démocratie : les principaux acteurs, l’Etat et les partenaires sociaux acceptent-ils le principe d’une évaluation pluraliste, reposant sur des expertises contradictoires, et un débat sur la question de savoir combien il faut financer, avant de savoir qui le fera et comment on y parviendra ?