Bilan mitigé des dix années d’existence de la Cour pénale internationale à travers l’analyse du principe de complémentarité et de ses conséquences pratiques, très limitantes pour l’action du Procureur.
Actualisation 12 mai 2008 : Le 29 avril 2008, la CPI a rendu public un mandat d’arrêt délivré le 22 août 2006 et jusque-là demeuré sous scellé, à l’encontre de Bosco Ntaganda, ancien chef d’état-major général adjoint des Forces patriotiques pour la libération du Congo (FPLC). Réputé avoir été l’adjoint de Thomas Lubanga, Ntaganda est suspecté par la Cour des mêmes agissements d’enrôlement d’enfants-soldats. Il opère aujourd’hui au Nord-Kivu en tant que chef d’état-major présumé du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), au côté de Laurent Nkunda, lequel refuse refuse jusqu’à présent de le livrer. La Coalition nationale congolaise des ONG pour la CPI a exprimé sa satisfaction au sujet de cette arrestation : “Nous pensons que la CPI vient par ce mandat de faire une jonction de fait entre les procédures en cours en Ituri et les enquêtes à venir dans les Kivus qui devront aboutir certainement à la poursuite des principaux responsables du CNDP impliqués dans les crimes de la compétence de la CPI.”
Fondée par le statut de Rome signé le 17 juillet 1998 par 120 Etats, la Cour pénale internationale (CPI) est sur le point de fêter ses dix ans d’existence. Il est donc temps d’établir un premier bilan de son action. Encore faut-il prendre en compte la temporalité propre de ce dernier spécimen de la justice transitionnelle internationale qui combine des aspects rétributifs (juger les responsables de crimes internationaux) et restauratifs (entre autres par la création d’un fonds d’indemnisation au profit des victimes), en mentionnant tout d’abord sa spécificité majeure : contrairement aux Tribunaux pénaux internationaux « ad hoc » (sur l’ex-Yougoslavie et le Rwanda) qui l’ont précédée, la Cour est permanente, elle a vocation à juger toutes les violations graves du droit humanitaire survenues dans l’un de ses 106 Etats parties (à l’exclusion notoire des Etats-Unis, de la Chine, de la Russie et de l’Inde) à compter de son entrée en vigueur. Deuxièmement, il a justement fallu attendre quatre ans pour que la CPI devienne officiellement opérationnelle, à la date du 1er juillet 2002, conformément au Statut, deux mois après que le 60e Etat signataire (en fait un groupe de six Etats incluant la République démocratique du Congo) eut ratifié son statut fondateur – de nombreux journalistes et juristes se sont alors étonnés que 60 nations soient allées si vite à se départir d’une de leurs compétences fondamentales pour la mettre en partage avec une instance internationale. Et il a fallu attendre encore un an avant que les 18 juges et le Procureur argentin Luis Moreno Ocampo soient élus par les Etats parties. Le 15 juillet 2003, ce dernier tenait sa première conférence de presse et se livrait à une évaluation, à l’aune du Statut de Rome, des premières « communications » que lui avaient fourni, notamment, les ONG internationales sur tel ou tel pays. A la date de publication de cet article, la CPI fonctionne donc en réalité depuis cinq ans.
Quel est son bilan ? En termes juridiques, il est rachitique.
Aucun jugement prononcé, aucun procès entamé – seul Thomas Lubanga, leader d’une milice du district de l’Ituri, au nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), est aujourd’hui à peu près certain de voir son procès commencer le 23 juin 2008, pour le seul crime – très circonscrit, au regard du nombre et de l’intensité des atrocités commises durant le conflit qui a ensanglanté ce district frontalier de l’Ouganda – d’enrôlement et conscription d’enfants soldats.
3 suspects sous les verrous : Outre Lubanga, seul accusé officiel à ce jour, deux leaders de milices ituriennes rivales, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, ont été transférés à La Haye pour leur responsabilité présumée dans l’attaque très meurtrière du village de Bogoro en février 2003, et attendent une première comparution conjointe fixée le 21 mai 2008.
10 mandats d’arrêt émis : 3 contre les chefs de milice ituriens évoqués ci-dessus ; 5 contre les principaux responsables de l’Armée de résistance du Seigneur (ou Lord Resistance Army – LRA), une rébellion ougandaise active dans le nord du pays depuis plus de vingt ans – sur ces cinq suspects, deux sont morts aujourd’hui ; et 2 contre des responsables gouvernementaux soudanais que le Procureur accuse de crimes graves commis au Darfour.
4 situations sous enquête : la RDC dans son ensemble (même si le Procureur n’a pour l’instant émis des mandats d’arrêt que sur l’Ituri), le nord de l’Ouganda, le Darfour et la République centrafricaine (RCA) où, selon plusieurs ONG, des crimes sexuels de masse auraient été commis durant deux tentatives de coup d’Etat en octobre-novembre 2002 et février-mars 2003.
En termes financiers, en revanche, le bilan est lourd : la CPI a coûté 470 millions de dollars US à ses Etats parties depuis sa création. Son budget 2008 se monte à 130 millions de dollars.
A ce bilan, il convient d’ajouter quelques éléments de comparaison avec les juridictions pénales internationales qui ont précédé la CPI :
le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), créé en 1993, a jugé 71 personnes en 13 ans d’enquêtes pour un coût total de 1,3 milliard de dollars (soit 100 millions de dollars par an en moyenne)
le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), créé en 1994 et souvent pointé du doigt pour sa gabegie financière, a jugé 35 personnes en 12 ans d’enquêtes, pour un coût total de 1 milliard de dollars (soit 83 millions de dollars par an)
le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, fondé en 2002, a jugé 6 personnes en cinq ans d’enquêtes, pour un coût total de 140 millions de dollars.
La question que pose cet article est donc : pourquoi la CPI a-t-elle fait si peu, pourquoi si cher, pourquoi seulement en Afrique, pourquoi dans des pays si proches et si étroitement imbriqués – chacun des quatre pays sous enquête est frontalier d’au moins deux autres, la RDC étant frontalière des trois autres pays ?
L’hypothèse qu’il émet est la suivante. L’inefficacité de la Cour repose en grande partie sur sa faiblesse congénitale qui fait à la fois son impuissance et sa possibilité d’exister : le principe de complémentarité.
La complémentarité sert-elle les « intérêts de la justice » ?
La Cour pénale internationale, en effet, est dite « complémentaire des juridictions pénales nationales » et ce, dès le préambule et le premier article du Statut de Rome. Cela signifie, comme le stipule l’article 17 du Statut, que la CPI ne peut intervenir sur une affaire que si le cas n’a pas déjà « fait l’objet d’une enquête ou de poursuites de la part d’un État ayant compétence en l’espèce, à moins que cet État n’ait pas la volonté ou soit dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites ». L’Etat a priori compétent (notamment en vertu du lieu de commission des crimes, de la nationalité de leurs victimes ou de leurs auteurs présumés) ne peut donc être dessaisi de sa compétence judiciaire au profit de la Cour que s’il n’a pas instruit, ne peut pas instruire ou ne souhaite pas instruire les faits.
Qui décide s’il en est effectivement ainsi ? La réponse est multiple, et recouvre en fait largement les modes de saisine de la Cour. D’après l’article 13 du Statut de Rome, la CPI peut en effet être saisie de trois manières. Premièrement, par un Etat partie, en arguant par exemple de son incapacité à mener des poursuites à la suite d’un conflit civil qui a partiellement détruit son système judiciaire comme dans le cas de la RDC ou la RCA. Le Conseil de sécurité des Nations unies a également la capacité de déférer une situation au Procureur de la Cour. Ce fut le cas des crimes commis au Darfour, renvoyés devant la CPI par la résolution 1593 du Conseil de sécurité et ce, malgré l’hostilité active des Etats-Unis (qui, pour ce vote, se sont abstenus) envers la juridiction permanente depuis sa création. Enfin, le Procureur peut s’autosaisir d’une affaire suite aux « communications » qui lui sont régulièrement envoyées par des ONG. Mais à l’heure actuelle, il n’a jamais utilisé cette possibilité.
Pourquoi ? Bien qu’il ne se soit jamais exprimé officiellement à ce sujet, on peut retenir notamment une intervention de Luis Moreno Ocampo, expliquant au New York Times, le 2 avril 2006 |1|| : « Je suis un procureur sans Etat – j’en ai une centaine sous ma juridiction et je ne dispose d’aucun policier » . A la différence des TPI ad hoc créés par l’ONU, dont la compétence prime sur celle des Etats et qui ont pu (comme le TPIY) compter sur l’appui de forces armées internationales, la CPI est le fruit d’un traité entre plusieurs Etats ; elle ne peut donc intervenir et progresser dans ses enquêtes que si ces derniers acceptent d’emblée de coopérer avec elle sur le terrain – ce qui suppose la mise à disposition volontaire, notamment, de certains éléments de leurs services juridiques et policiers, voire de leur armée.
Tout laisse penser que les rédacteurs du Statut de Rome ont quelque peu anticipé les difficultés que la Cour rencontrerait sans la coopération du principal Etat intéressé. L’article 53 du Statut, en tout cas, laisse toute latitude au Procureur d’estimer que, même si une affaire « est ou serait recevable au regard de l’article 17 » (relatif à la complémentarité, donc), il convient de ne pas l’instruire « s’il y a des raisons sérieuses de penser, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts des victimes, qu’une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice ». A l’examen des quatre enquêtes en cours de la CPI, cette question des « intérêts de la justice » peut apparaître comme une sorte de parapluie juridique permettant au Procureur d’interpréter à son gré le principe de complémentarité, d’enquêter en priorité sur certains aspects d’une affaire afin de ne pas froisser les autorités nationales, en somme de moduler la façon dont il instruit une situation en vue de s’assurer la coopération des Etats concernés.
Le piège ougandais, ou les effets collatéraux du principe de complémentarité
L’histoire judiciaire de la CPI commence en décembre 2003. Luis Moreno Ocampo est alors discrètement saisi par l’Ouganda, Etat partie au Statut de Rome depuis juin 2002, sur la situation dans le nord du pays. Selon les Nations unies, le conflit opposant la LRA, rébellion qui sévit depuis 1987, à l’armée régulière ougandaise, les Ugandan People Defense Forces (UPDF), a causé directement ou non la mort de 100.000 personnes et provoqué le déplacement de 1,5 million de civils regroupés dans de vastes camps de réfugiés. Les atrocités imputées à la LRA, incluent des massacres de civils, des mutilations, ainsi que l’enlèvement de près de 25.000 enfants utilisés comme soldats ou esclaves sexuels. A la demande du gouvernement ougandais, le Procureur attend néanmoins fin janvier 2004 pour rendre cette saisine publique, au cours d’une conférence de presse qu’il tient à Londres aux côtés du président ougandais Yoweri Museveni. Les ONG s’en alarment, qui voient dans cet acte le signe inquiétant d’une CPI potentiellement instrumentalisée par un Etat.
De fait, le contexte politique ougandais n’est pas étranger à la saisine de la Cour. Après avoir voté une classique loi d’amnistie en 2000 pour les Ougandais impliqués dans le conflit qui n’était pas venue à bout de la rébellion, Kampala a lancé, en mars 2002, avec l’accord des autorités soudanaises, une campagne militaire destinée à éradiquer les bases arrières de la LRA au Sud-Soudan. L’opération « Iron Fist » s’est pourtant soldée par un double échec : courant 2003, elle a conduit les rebelles (1.000 à 3.000 combattants, incluant 150 à 200 commandants, le reste des troupes étant constitué d’enfants enlevés) à refluer vers le nord de l’Ouganda où les combats et les enlèvements se sont intensifiés, et à investir l’est du pays jusque là peu touché par les violences. En outre, le nombre de déplacés internes bondit de 450.000 à 1,5 million. Kampala, doutant de la sincérité des Soudanais à stopper leur soutien à la LRA, conçoit la saisine de la CPI comme une stratégie pour mettre la pression sur Khartoum et impliquer plus directement la communauté internationale dans la résolution du plus ancien conflit du continent africain. Il est en effet difficile de savoir si les autorités ougandaises l’ont déclenchée en vertu du principe de complémentarité en l’absence d’un document officiel accessible.
Moreno-Ocampo ouvre son enquête ougandaise le 29 juillet 2004. La procureure chargée du dossier, l’Américaine Christine Chung, l’instruit rondement, effectue plusieurs déplacements sur le terrain et met à profit des éléments de preuve récoltés… par les magistrats ougandais. Pourtant, le ciel de la justice universelle en ordre de marche se gâte dès novembre 2004. Le quotidien ougandais New Vision, proche du gouvernement, laisse entendre que Museveni a appelé les dirigeants de la LRA à mettre fin aux combats et « engager l’un des processus de réconciliation interne qui existent dans la communauté acholi » (voir l’article de Tim Allen dans ce numéro) et si cette éventualité devait se concrétiser, envisage que « l’Etat retire sa demande |auprès de la CPI| ». La CPI reste de marbre et l’enquête ougandaise est bouclée le 8 juillet 2005. A cette date, la Chambre préliminaire de la Cour autorise l’émission de cinq mandats d’arrêts à l’encontre du « top management » de la LRA : son chef, Joseph Kony, et quatre de ses lieutenants, Vincent Otti, Okot Odhiambo, Dominic Ongwen et Raska Lukwiya. Tous sont accusés de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre. Le mandat de Kony comporte à lui seul 33 chefs d’accusation : 12 pour crimes contre l’humanité (dont esclavage sexuel, viol…) et 21 pour crimes de guerre (comportant des attaques intentionnelles contre les civils, des pillages ainsi que l’enrôlement d’enfants soldats…).
Commence alors une étrange sarabande largement orchestrée par les deux belligérants ougandais : tandis que la LRA – par l’intermédiaire de dirigeants Acholi qui font le voyage de La Haye à deux reprises courant 2006 – tente de convaincre la CPI de retirer ses mandants d’arrêts, Kampala, qui tient là une épée de Damoclès peut-être plus efficace que ses hasardeuses et impopulaires actions militaires, redouble d’efforts pour ramener la LRA à la table des négociations. La communauté internationale, elle, se fait discrète. Et observe avec soulagement en juillet 2006 les pourparlers entre le gouvernement ougandais et la LRA qui débute à Juba (Sud-Soudan) avec la médiation des autorités sud-soudanaises. Même si l’option militaire n’est pas totalement écartée (Raska Lukwiya trouve la mort dans un combat avec l’armée ougandaise en août 2006 et Vincent Otti aurait été exécuté par son propre camp à l’automne 2007), ceux-ci conduisent notamment à « un accord sur la responsabilité et la réconciliation » |2|| signé en juin 2007. Celui-ci rappelle l’engagement des deux parties à « prévenir l’impunité (…) en accord avec la Constitution |ougandaise| et les obligations internationales |du pays|, les exigences du Statut de Rome et en particulier le principe de complémentarité ».
Voilà donc que ressurgit à un moment favorable (pour le gouvernement ougandais) ce principe cardinal, quoique à géométrie variable, du statut fondateur de la CPI. L’accord prévoit en effet que « les mécanismes de justice traditionnelle constitueront une part centrale » des mesures arrêtées. Exit la CPI ? L’accord ne le dit pas explicitement, le gouvernement ougandais se bornant à reconnaître qu’il considérera avec « attention la question des mandats d’arrêts de la CPI visant les leaders de la LRA ». Le clou est néanmoins enfoncé avec l’annexe au texte susmentionné, signée au moment de la conclusion des pourparlers de paix, le 19 février dernier. Ce document |3|| , tout en réaffirmant le principe de complémentarité, stipule qu’une division spéciale de la Cour suprême ougandaise devrait être créée pour juger les présumés responsables qui ont « planifié et mené des attaques systématiques contre les civils » et « commis des infractions sérieuses aux conventions de Genève ». En clair, les auteurs de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre, sans pour autant préciser que les « individus » en question incluraient ceux qui sont actuellement recherchés par la CPI.
Les ONG, et notamment Human Rights Watch |4|| , ont accueilli avec circonspection ce nouveau rebondissement de l’affaire ougandaise. HRW rappelle que c’est aux juges de la CPI de décider si « la tenue de procès locaux représente une alternative acceptable aux poursuites menées par le Procureur ». Les juges de la Chambre préliminaire ont d’ailleurs envoyé un courrier officiel demandant des éclaircissements sur les procédures que Kampala comptait mettre en place, afin de statuer… sur le respect du principe de complémentarité. Au moment où nous écrivons ces lignes, rien n’indique que le gouvernement ougandais ait répondu à cette requête. Pour les leaders de la LRA, en tout cas, la cause semble entendue. Joseph Kony ayant toujours conditionné la signature de tout accord de paix au retrait préalable des mandats d’arrêt une délégation rebelle a fait le voyage jusqu’à La Haye le 10 mars pour l’obtenir. En vain. Pour l’heure, la situation semble suspendue au bon vouloir du chef de la LRA : l’accord de paix définitif aurait dû être signé le 28 mars mais sa signature a été repoussée, le chef rebelle demandant de « plus amples consultations ». Si l’accord devait finalement être signé, la LRA dis
poserait alors d’un mois pour déposer définitivement les armes, période que le gouvernement ougandais pourrait mettre à profit pour saisir le Conseil de sécurité afin qu’il suspende pendant un an les poursuites de la CPI visant la LRA, comme l’y autorise l’article 16 du Statut, précédent que certains envisagent déjà avec réticence (notamment les ONG, toujours sourcilleuses dés que la justice semble devoir être sacrifiée sur l’autel de la paix). A défaut d’avoir produit une sanction juridique, il semble donc que le principe de complémentarité ait d’ores et déjà produit des effets politiques. Mais dans les deux cas, ce sera un revers pour Luis Moreno-Ocampo. A moins que ce dernier ne réussisse à faire passer ce qu’il faut bien appeler un échec judiciaire pour un moteur indispensable (« complémentaire ») à la résolution des conflits.
RDC : la complémentarité dicte le rythme des enquêtes et les circonscrit
Au moment où Museveni saisit la CPI en décembre 2003, un conflit au moins aussi sanglant – un analyste du service de renseignement de la Mission de l’Organisation des Nations unies au Congo (Monuc) estime son bilan à 150 000 morts – continue de faire rage sur l’autre rive du lac Albert, côté RDC, dans le district de l’Ituri. Là, un différend originellement foncier entre hemas (très minoritaires) et lendus (au moins 30 % de la population iturienne) a dégénéré, à partir de 2001, en guerre que se livrent plusieurs milices politico-militaires à base ethnique, soutenues à tour de rôle par des acteurs plus puissants comme les UPDF (armée ougandaise qui occupe l’Ituri depuis 1998), le RCD-KML (Rassemblement congolais pour la démocratie – Kisangani – Mouvement de libération) dirigé par Antipas Mbusa Nyamwisi et allié de l’Ouganda, mais aussi des officiers proches des autorités rwandaises et de Kinshasa. Ces milices, telles que l’UPC (Union des patriotes congolais, majoritairement hema), le FNI (Front nationaliste et intégrationniste, majoritairement lendu) ou le FRPI (Forces de résistance patriotiques de l’Ituri, proche des lendus), se battent notamment en vue d’obtenir elles aussi une parcelle de pouvoir à Kinshasa, bien qu’aucune d’entre elles n’ait été invitée aux négociations de Sun City (Afrique du Sud) qui amèneront les principaux belligérants congolais en conflit depuis 1998 à participer aux autorités nationales de transition mises en place dès juin 2003.
Pour ce faire, elles se disputent le contrôle de l’Ituri et notamment de ses riches ressources aurifères, qu’elles exploitent et marchandent illégalement contre des armes et du matériel fournis par des officiers ougandais. Le 19 décembre 2005, cet état de fait est reconnu par la Cour internationale de justice (CIJ) – siégeant également à La Haye, et traitant des différends entre les Etats – qui, dans son arrêt « Activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Ouganda) », conclut « que des officiers et des soldats des UPDF, parmi lesquels les officiers les plus haut gradés, ont participé au pillage et à l’exploitation des ressources naturelles de la RDC ». Concernant les violations graves des droits de l’Homme, la CIJ est plus précise et affirme « que les forces armées ougandaises ont, au cours de leur intervention militaire, commis des meurtres ainsi que des actes de torture et autres formes de traitement inhumain à l’encontre de la population civile, qu’elles ont détruit des villages et des bâtiments civils, (…) qu’elles ont incité au conflit ethnique (…), qu’elles ont été impliquées dans l’entraînement d’enfants-soldats et qu’elles n’ont pris aucune mesure visant à assurer le respect des droits de l’homme et du droit international humanitaire en Ituri ».
De son côté, Luis Moreno-Ocampo affirme explicitement s’intéresser à l’Ituri depuis juillet 2003. Mais il attend d’être officiellement saisi en mars 2004 par Joseph Kabila, président de la RDC, sur la situation « dans l’ensemble du pays depuis le 1er juillet 2002 », pour ouvrir une enquête quelque trois mois plus tard, exactement le 23 juin. La réaction ougandaise ne se fait pas attendre. En juillet, Yoweri Museveni écrit une lettre au Secrétaire général des Nations unies pour lui demander que la RDC « suspende l’activité de la CPI jusqu’à ce que le processus de paix en Ituri et en RDC soit irréversible ».
Dès lors, bizarrement, l’enquête patine. Le Bureau du Procureur, qui ne parvient pas à s’attirer la confiance d’une population meurtrie et méfiante à l’égard d’autorités lointaines, d’ailleurs peu aidé par l’absence d’autorités nationales qui ne recommencent à s’installer qu’en 2005 dans ce district éloigné, attend plus d’un an et demi avant d’émettre en février 2006 un premier mandat d’arrêt à l’encontre de Thomas Lubanga, ancien leader de l’UPC. Mais ce mandat, très maigre, ne comporte que le seul chef d’accusation d’enrôlement d’enfants-soldats. Seize mois s’écoulent encore avant qu’en octobre 2007, puis en mars 2008, tombent Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, leaders respectifs du FRPI et du FNI, pour leurs responsabilités conjointes (massacres, pillages et esclavage sexuel notamment) dans le sac du village majoritairement hema de Bogoro en février 2003.
Ainsi, au terme de presque quatre ans d’enquête sur l’ensemble de la RDC, Moreno-Ocampo n’est parvenu à mettre sous les verrous, pour des crimes impeccablement circonscrits, que trois leaders miliciens sous influence d’acteurs plus puissants au moment des faits – et ce, à chaque fois grâce à la coopération de Kinshasa qui a livré des hommes qui, pour deux d’entre eux, séjournaient déjà en prison depuis 2005. Aucune mention de l’implication des UPDF dans les mandats d’arrêt – durant l’audience de confirmation des charges en novembre 2006, la Chambre préliminaire a même dû corriger l’acte d’accusation de Thomas Lubanga en rappelant au Procureur le caractère international du conflit. Aucune allusion au pic de violence du conflit iturien, survenu en août-septembre 2002 avec la reprise de Bunia au RCD-KML par l’UPC, la tuerie de l’hôpital de Nyankunde ou les massacres de pygmées dans la forêt de Mambasa, événements générant chaque fois plusieurs centaines de morts civils et dans lesquels de puissants politiciens congolais comme Mbusa Nyamwisi (actuel ministre des Affaires étrangères) ou Jean-Pierre Bemba (vice-président des institutions de transitions, aujourd’hui principal opposant en exil) seraient impliqués selon plusieurs rapports d’ONG |5|| .
Aucune avancée concrète, pour l’heure, sur d’autres dossiers congolais comme les violences dans les Kivus où seul le général rebelle tutsi Laurent Nkunda, réputé piloté par Kigali et très gênant pour Kinshasa, semble devoir un jour être inquiété. En RDC depuis 2003, il apparaît donc que le rythme et les résultats des enquêtes de la CPI aient été assez strictement dictés par l’agenda politique des Etats dont elle est complémentaire, et avec lesquels elle est obligée de coopérer.
Darfour : la complémentarité comme mode d’obstruction
Au moment de la signature de l’accord de paix, avec la médiation de l’administration américaine, entre le Sudan People’s Liberation Army (SPLA) et les autorités soudanaises pour mettre fin à un conflit vieux de deux décennies au Sud Soudan début janvier 2005, le Darfour est à feu et à sang depuis déjà deux ans. Dans cette partie occidentale du pays, frontalière du Tchad et de la RCA, les combats opposent l’armée régulière soudanaise épaulée par des milices arabes, les Janjawids, à deux mouvements rebelles issus des ethnies africaines four, massalit et zaghawa…, l’Armée de libération du Soudan (ALS/SLA) et le Mouvement pour la justice et l’équité (MJE/JEM). Les experts internationaux estiment que le conflit du Darfour a fait environ 200.000 morts, principalement parmi les civils issus des ethnies fur, massalit et zaghawa, et 2,5 millions de déplacés en cinq ans.
La communauté internationale commence à se saisir de la question en septembre 2004. Les grands mots fusent. L’ex-Secrétaire d’Etat américain Colin Powell dénonce « un génocide en cours » |6|| . A l’automne, le Conseil de sécurité des Nations unies envoie au Darfour une commission d’enquête conduite par le juriste italien Antonio Cassese (ancien président du TPIY) qui, dans son rapport |7|| remis début 2005, infirme la thèse du génocide au profit de la documentation de « crimes contre l’humanité » et dresse une liste de « 51 suspects probables » qui compte des membres du gouvernement central soudanais. C’est sur la base du rapport de la commission Cassese que le Conseil de sécurité défère la situation du Darfour au procureur de la CPI le 31 mars 2005, en vertu d’une résolution prise sous le chapitre VII de la Charte des Nations unies (c’est-à-dire en cas de « menace contre la paix et la sécurité internationale »). Cette saisine rend la CPI vraiment universelle puisque elle a force obligatoire pour tous les membres de l’ONU, qu’ils soient parties ou non au Statut de Rome. Elle s’applique au Soudan, qui ne l’a pas ratifié mais signé et qui de ce fait, a l’obligation de ne pas affaiblir le traité de quelque manière que ce soit.
Malgré la résolution 1593 du Conseil de sécurité qui enjoint Khartoum et toutes les autres parties au conflit de « coopérer pleinement avec la Cour et le Procureur et leur apporter toute l’assistance nécessaire », les autorités soudanaises ont montré quel cas elles faisaient de cette obligation. Moreno-Ocampo, qui a ouvert officiellement son enquête le 6 juin 2005, doit travailler contre la volonté du Soudan. Outre les éléments de preuve qui lui ont été transmis par la Commission onusienne, ses enquêteurs entendent des témoins et des victimes, entre autres, parmi les 200.000 réfugiés darfouris établis dans des camps au Tchad, sans jamais demander l’autorisation aux autorités soudanaises de se rendre au Darfour, ce qu’avait fait (et obtenu) les membres de la Commission Cassese. Suite à des déclarations du Procureur indiquant en juin 2005 que les personnes sur lesquelles il allait enquêter ne seraient pas jugées par les tribunaux soudanais, le Ministre de la justice soudanais a annoncé immédiatement la création du Tribunal spécial pour le Darfour, une cour itinérante composée de trois juges, dans le but déclaré d’éviter une intervention de la CPI sur le territoire soudanais… en clair au nom du fameux principe de complémentarité.
Le 27 avril 2007, la CPI délivre des mandats d’arrêt à l’encontre de Ahmed Harun, ministre de l’Intérieur entre 2003 et 2005, et d’un dirigeant janjawid, Ali Kushayb – surnommé « le boucher du Darfour » par les réfugiés –, responsables de 51 chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et crimes de guerre et d’avoir « élaboré un plan systématique d’attaques contre des civils au Darfour ». La riposte de Khartoum ne tarde pas. Harun change d’attribution au sein du gouvernement soudanais, qui lui confie les Affaires humanitaires, autrement dit, le contrôle de la gestion et de l’octroi de la protection et de l’assistance aux populations déplacées au Darfour, parmi lesquelles se trouvent des victimes des crimes dont il est accusé. En septembre dernier, le gouvernement soudanais a même confirmé que M. Harun compterait parmi les responsables d’une enquête nationale sur des attaques brutales lancées à l’automne 2006. Quant à Ali Kushayb, il a été relâché « faute de preuves » après que son procès, normalement prévu à Khartoum en mars 2007, eut été ajourné et que le Ministère de la justice soudanais eut interdit la publication de tout document relatif aux procédures criminelles engagées dans le cadre du conflit au Darfour.
Pris au piège d’une complémentarité ineffective, Luis Moreno Ocampo ne semble pas non plus recevoir beaucoup de soutien de la part d’une communauté internationale qui cherche désespérément à déployer une opération hybride de l’ONU et de l’Union Africaine au Darfour (Unamid) , dont le point de contact international serait ironiquement… Ahmed Harun. De nombreux observateurs s’accordent en effet à penser que les mandats d’arrêt de la CPI constituent l’un des obstacles à la mise en place des troupes onusiennes, l’ambassadeur du Soudan aux Nations unies ayant même dénoncé, lors d’un point presse le 20 septembre 2007, la politisation du Procureur de la CPI, accusant ce dernier d’être « arrivé ici |au Soudan| avec un objectif : anéantir le processus de paix ». La puissance théorique conférée à la CPI par la saisine du Conseil de sécurité semble donc largement illusoire et la Cour se retrouve encore au milieu d’un marchandage, désormais classique, entre la paix et la justice, ce alors que le niveau des violences commises au Darfour connaît un net regain depuis le début 2008, avec des modalités similaires aux années 2003-2004 (bombardements de villages par l’armée soudanaise suivis de massacres commis par des milices armées) .
RCA : la complémentarité ou le choix de la date
C’est le 22 mai 2007 que le Procureur a annoncé l’ouverture d’une enquête en République centrafricaine. Selon Luis Moreno-Ocampo, « des viols ont été commis |dans ce pays| en des proportions telles qu’il est impossible de les ignorer au regard du droit international », et ce « en grande partie dans et autour de Bangui », la capitale. Ses services font état d’« au moins 600 victimes identifiées sur une très courte période de cinq mois », entre octobre 2002 et les premiers jours de mars 2003, tout en précisant qu’« il est probable que les chiffres véritables soient plus élevés » .
Dès sa prise de fonction en juillet 2003, le Procureur de la CPI avait pourtant connaissance d’un rapport public de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’Homme (FIDH), documentant notamment les massacres, viols massifs et pillages commis par le pouvoir centrafricain et ses supplétifs pour enrayer le coup d’Etat manqué du général François Bozizé à la fin du mois d’octobre 2002 . Parmi les principaux responsables présumés pointés par la FIDH figurait le président centrafricain de l’époque, Ange-Félix Patassé, ainsi que son chef de la sécurité Abdoulaye Miskine et Jean-Pierre Bemba, alors président du mouvement politico militaire MLC, Mouvement pour la libération du Congo (RDC). Un an et demis plus tard, le 22 décembre 2004, le Procureur accusait réception d’une lettre par laquelle l’Etat centrafricain – désormais présidé par François Bozizé après son putsch réussi de mars 2003 – lui demandait d’examiner l’ensemble des crimes commis en RCA depuis le 1er juillet 2002. Puis, le 11 avril 2006, la Cour de cassation centrafricaine insistait, émettant un arrêt dans lequel elle reconnaissait officiellement l’incompétence de la justice nationale à poursuivre ces trois personnes, en référant explicitement à la CPI via le mécanisme de complémentarité : « Ces personnes se trouvent hors du territoire national. (…) L’État Centrafricain |est| dans l’incapacité de |les| rechercher et |de| les faire arrêter. (…) La Cour pénale internationale offre la meilleure possibilité de rechercher et de punir les auteurs des crimes les plus graves. »
La date choisie par le Procureur pour lancer officiellement son enquête, plus d’un an et demi après ce dernier développement, est donc un grand motif d’interrogation. Faut-il y voir un refus de traiter la plainte tant que Bemba exerçait des responsabilités politiques importantes en RDC ? Vice-président des institutions de transition entre juin 2003 et février 2007, battu par Joseph Kabila au second tour des élections présidentielles en octobre 2006, évincé de Kinshasa et exilé au Portugal le 22 mars 2007, Bemba n’était en effet plus dès lors en état de freiner la coopération de la RDC aux enquêtes de la Cour en Ituri et aux Kivus. Au prix d’une attente longue, la CPI pouvait donc faire jouer la complémentarité en RCA sans craindre de voir son travail mis à mal au Congo.
Conclusion
Au terme de l’examen des quatre enquêtes en cours de la CPI, on peut donc pointer une sorte de paradoxe. En l’absence de moyen de coercition, le Procureur doit se faire saisir par un Etat partie pour pouvoir compter sur sa coopération, sans laquelle nulle enquête, nul usage de la force, nulle arrestation de suspect n’est possible. Mais, comme elle leur est complémentaire justement, les Etats – qui restent les principaux financeurs de la Cour via le budget qu’ils votent annuellement lors de l’Assemblée des Etats parties – ne font jusqu’à présent appel à la CPI que pour s’en servir comme complément à leurs instruments traditionnels de puissance. Le principe de complémentarité réduit le Procureur à voir ses enquêtes circonscrites par l’intérêt des Etats concernés.
Dans son ouvrage Des crimes qu’on ne peut ni juger, ni pardonner (Odile Jacob, 2002), Antoine Garapon en appelait à une CPI dont la modestie serait garante de l’efficacité. Pour le juriste, celle-ci devait s’imposer « d’autant mieux qu’elle ne |serait| pas considérée comme une fin en soi, mais comme un instrument dans le but ultime de réveiller la souveraineté, de la stimuler et non de l’étouffer, de responsabiliser les peuples et non de continuer, sous les meilleurs prétextes du monde, un colonialisme insidieux ». Après cinq ans d’existence, que dire de cette efficacité ? Dans les quatre situations sous enquête, elle est pour l’heure des plus contestables, tant sur le plan judiciaire que sur celui de la prévention des crimes. Cette cour permanente, aboutissement tardif du rêve de l’un des fondateurs de la Croix Rouge, Gustave Moynier, à la fin du XIXe siècle, loin d’être le cauchemar des massacreurs ou de leurs commanditaires, quelle que soit leur nationalité, semble encore destinée à ne rester qu’un instrument périphérique de la politique des nations. Non son centre de gravité vertueux, encore moins le bras séculier d’une communauté internationale déterminée à étouffer les convulsions internes qui ont mené tant de sociétés aux pires extrémités dans le cours du XXe siècle.
|1| |->http://www.nytimes.com/2006/0…
|2| |->http://www.santegidio.org/arc…
|3| |->http://www.mediacentre.go.ug/…
|4| |->http://hrw.org/backgrounder/i…
|5| Voir notamment « Couvert de sang – Violence ciblée sur certaines ethnies du nord-est de la RDC », Human Rights Watch, juillet 2003 : |->http://www.hrw.org/french/rep…