ITINERAIRES-Témoignage sur les dysfonctionnements de l’enseignement supérieur. 18 octobre 2007.

J’ai décidé de démissionner de mon poste d’enseignant-chercheur en sociologie à l’université (de Lille 1). Depuis le 1er septembre 2007 officiellement, j’ai perdu le statut de maître de conférences et je suis redevenu enseignant de sciences économiques et sociales (SES) au lycée.

Je voudrais ici expliciter les principales raisons d’un choix qui a émergé relativement vite après ma prise de fonctions à l’université en septembre 2006. Je vais tenter d’ordonner mon propos de manière à ce qu’il soit accessible au plus grand nombre, en particulier aux quelques étudiant-e-s que je connais et qui recevront cette lettre.

Que mes ex-collègues de l’université m’excusent pour l’éventuelle naïveté de mon propos ! Ce sont justement ces « évidences » qui parsèment la vie universitaire que j’espère rendre évidentes afin que le plus grand nombre s’en saisisse, les étudiant-e-s – en tant qu’usager-e-s du « service public de l’université » – me paraissant être les plus susceptibles de faire bouger les choses…à condition d’être au courant.

Préalables

1er préalable.

Ma décision, qualifiée par certain-e-s de « courageuse », doit être relativisée par la position spécifique que j’occupais au sein des enseignant-e-s de l’université. En effet, de 1996 à 2006, j’étais professeur agrégé en SES au lycée en Bretagne. En 2006, j’ai été recruté comme maître de conférences en sociologie à l’université de Lille 1. Cependant, j’ai conservé pendant un an – soit jusqu’en juin 2007 – la possibilité de choisir entre mon nouveau statut et mon ancien statut d’agrégé du secondaire. Ma démission, loin de rendre incertain mon avenir, constitue donc un simple retour à la case départ. Par ailleurs, si le métier de maître de conférences à l’université est symboliquement plus enviable que celui d’enseignant au lycée, le salaire était comparable en ce qui me concerne (soit 2300 euros par mois).

2nd préalable.

Ce que je vais raconter là n’a prétention ni à l’exhaustivité ni à l’expertise. Il s’agit d’un témoignage très subjectif, parfois grossier, à partir de ma seule expérience d’un an à l’université. Je délaisserai notamment, sauf allusions, tout ce qui concerne les personnels non enseignants de l’université qui contribuent à la faire tourner (personnels de restauration, de nettoyage, d’administration, de surveillance, de bibliothèque, de reprographie, etc.). Je me contenterai de dire ici que j’ai été choqué par l’invisibilisation que subissent, dans leur grande majorité, ces personnels.

Quand je suis arrivé à l’université – contrairement à ce qui se passe, bien qu’insuffisamment, dans les lycées –, on ne m’a pratiquement rien dit de ces personnels non enseignants, sauf des secrétaires car elles (rarement ils) sont centrales dans l’organisation des enseignements…et des carrières des enseignant-e-s. J’ai vu comment les employées (plus rarement les employés) de la restauration ne font souvent l’objet d’aucun regard de la part de la communauté enseignante. J’ai senti combien les personnels de la documentation étaient si peu intégrés aux dynamiques (inertes) pédagogiques. J’ai ragé d’avoir vu les « concierges » de chaque bâtiment enfoncé-e-s dans des espèces de box obscurs que la communauté enseignante ignorait sauf besoin de clé, de craie ou de lumière. J’ai repéré la solitude des personnels – de plus en plus des exploité-e-s du privé sous l’effet de l’externalisation triomphante – qui nettoient l’université quand les cours se terminent. Etc. Etc.

Pour atténuer ce quotidien qui entretient la séparation bien étanche des corps professionnels hiérarchisés, même pas une information du nouvel enseignant que j’étais sur les différents métiers de l’université, même pas un pot avec tous les personnels non enseignants afin d’apprendre à se voir. J’avais déjà vécu tout cela au lycée mais l’université, par sa dimension, l’amplifie quantitativement et qualitativement. Du coup, j’ai davantage mal vécu qu’au lycée mon appartenance aux bien classé-e-s…

3ème préalable.

Comme je vais me baser sur mon expérience lilloise, bien des membres de la communauté enseignante locale (se) reconnaîtront sans aucun doute (dans) les pratiques que je vais relater. Je fais confiance en leur savoir sociologique pour dépersonnaliser ces pratiques et j’oserai leur rappeler que, pour moi du moins, tout ceci n’est que le pur produit des rapports de pouvoir (de sexe, de classe, de race, d’âge) dans lesquels nos individualités se débattent. Une des raisons principales de mon renoncement à combattre de l’intérieur le système universitaire actuel, c’est justement cette incapacité collective à dépersonnaliser les conflits, et ce – quelle déception pour l’enthousiaste recruté que j’étais ! – y compris dans une fac de sociologie.

Par ailleurs, j’ai croisé des gens bien à la fac et notamment des enseignantes bien. J’entends par « gens bien » ces personnes qui se débattent pour tenir et continuer de remplir leur principale mission : donner aux étudiant-e-s l’envie de venir à la fac, s’éclater en faisant cours, faire de l’université un lieu de vie et pas seulement de travail solitaire, dédramatiser l’enseignement supérieur pour que les catégories populaires ne le fuient pas, etc. Elles (et ils) sont plusieurs à se taper le travail administratif, le travail pédagogique, le travail de suivi personnalisé grâce auxquels la mission tente d’être remplie. Pendant que bien des hommes se gaussent de leur moindre productivité en termes de recherche, je dirais plutôt que bien des femmes sacrifient – une fois de plus – leur carrière parce qu’elles ne peuvent compter sur l’investissement désintéressé des premiers. La domination masculine structure le métier d’enseignant-e et cela contribue fortement à l’échec à/de/dans l’université, en particulier pour les catégories populaires. Il est d’ailleurs amusant de voir combien ces hommes recueillent, par leurs recherches sur les injustices de classe, les lumières de la gloire et favorisent, par leurs pratiques de sexe, l’avenir de ces injustices.

4ème préalable.

Allons plus loin et dissipons tout malentendu : ce qui se passe dans l’institut de sociologie de l’université de Lille 1 n’a joué qu’un rôle mineur dans ma décision de démissionner, sinon celui de matérialiser et de symboliser tout ce que l’université peut actuellement fabriquer en termes de souffrances au travail pour quelqu’un comme moi, à savoir un bien classé – car homme hétérosexuel blanc enseignant d’origine plutôt favorisée (parents profs en lycée public) – mais féministo-anarcho-communisto-libertaro-socialo-sansfrontièresmondialo-etc…et antiâgiste.

C’est un peu con à lire mais je continue de penser qu’un monde sans spécialisations et sans pouvoirs, sans hiérarchies et sans groupes sociaux (de sexe, de classe, de race, d’âge), reste possible. En me condamnant à changer pour tenir, c’est l’université en soi qui était en train de contrarier ma participation à la réalisation de ce possible, pas la fac de Lille 1 à elle toute seule.

5ème préalable.

Même si cela peut paraître paradoxal, en attendant le possible, je suis un défenseur acharné de l’université face aux autres modalités d’enseignement dit supérieur. Ce que je vais raconter là ne doit pas être utilisé pour valoriser les classes prépas, les BTS, les IUT, etc. et autres institutions inventées pour renforcer la séparation des étudiant-e-s en fonction de leurs appartenances sociales.

Même si je rêve – rassurez-vous, le rêve reste flou – d’une société sans école, je plaide aujourd’hui pour le maintien de l’université publique, une et indivisible. Je vomis toutes les dynamiques de professionnalisation qui traversent actuellement l’enseignement supérieur et je pleure que le terme « autonomie » soit dénaturé par une réforme des universités qui ne fera qu’amplifier tout ce qui m’a conduit à démissionner. Même si le sarkozysme a de longue date envahi l’université, il faut sauver ce qui reste et je participerai ardemment à toute mobilisation qui émergera pour déPécresser les facs.

Pour être encore plus clair, je sais que ce que je vais raconter là paraîtra à beaucoup injuste, voire erroné, compte tenu des îlots que les gens bien s’efforcent, à Lille et ailleurs, de préserver. Mais ces îlots ne sont pas l’objet de cette lettre puisque ma décision de quitter le continent universitaire a été motivée par ce qui ne va pas.

1) Le recrutement : le règne du piston

La première raison de ma démission est que je n’assume pas la manière dont j’ai été recruté. Je n’ai certes pas été le plus grand pistonné de l’histoire des recrutements universitaires mais j’ai bénéficié d’un coup de pouce qui remet en cause toute idée d’égalité des chances entre les candidat-e-s pour le poste que j’ai obtenu. Pour préserver l’anonymat des gens qui ont contribué à ce coup de pouce, je ne raconterai pas tout infra. L’euphorie d’avoir été recruté m’a conduit à oublier pendant quelques mois les conditions biaisées de mon recrutement et puis, en même temps que le doute s’installait sur mon utilité sociale, la légitimité de ma position a commencé à me travailler. Démissionner, c’était aussi pour moi remettre en accord ma socialisation à une certaine idée de la fonction publique avec mon expérience.

Plusieurs types de personnels hiérarchisés se partagent la fonction enseignante. Outre quelques chercheurs, notamment du CNRS, qui acceptent de donner des heures (en général à partir de master 1…), les enseignements reviennent d’abord aux maîtres de conférences (MCF) et aux professeur-e-s d’université (PU), ce second corps étant plus gradé que le premier. Le recrutement de ces deux corps passe par un concours national mais chaque université qui dispose d’un poste vacant doit constituer une commission dite de spécialistes pour faire la sélection dans les candidat-e-s au poste. Pour être clair, le corps est national mais le recrutement est local. Il s’agit d’emplois à vie, stables, correctement rémunérés à partir d’une grille indiciaire dans laquelle on progresse essentiellement en vieillissant, accessoirement en se démarquant.

Par ailleurs, l’université dispose d’une masse laborieuse recrutée annuellement en fonction des besoins. Je pense notamment ici aux enseignant-e-s ayant les statuts de vacataires, de moniteur-e-s, d’ATER. Il s’agit d’emplois précaires puisque ce sont des contrats temporaires. Ils sont hiérarchisés à la fois symboliquement et matériellement : salaires, congés payés, étendue de la protection sociale, accès à une formation, etc., varient selon le type de contrat. Il est relativement facile de repérer ces catégories d’enseignant-e-s en cherchant leur bureau ou leur casier : soit elles n’en ont pas, soit elles en ont un collectif, contrairement aux MCF et aux PU. Ces précaires de l’enseignement universitaire servent de bouche-trous sous l’effet du nombre insuffisant de postes de statutaires stables. Elles et ils sont notamment chargé-e-s de faire les heures de travaux dirigés (TD) qui accompagnent les cours magistraux (CM), accaparés par les MCF et les PU.

On pourrait croire que le recrutement de tous ces personnels se fonde seulement sur le mérite, en particulier celui des MCF et des PU puisque l’accès à ces statuts repose sur un concours de la fonction publique, donc un concours théoriquement basé sur l’égalité des chances et l’anonymat. Même s’il est difficile de livrer une évaluation, une bonne part des recrutements sont biaisés par un système complexe de piston qui favorise les candidat-e-s locaux – autrement dit celles et ceux qui ont fait leur formation dans l’université qui recrute – ou les candidat-e-s déjà connu-e-s par certain-e-s membres des commissions de spécialistes. Rares sont les recrutements d’inconnu-e-s, au sens de seulement « méritant-e-s » avec toutes les réserves que ce terme doit susciter quand on se souvient de Bourdieu. Même dans les facs de sociologie, où l’on sait beaucoup de choses sur les injustices sociales en matière de réussite scolaire et professionnelle, le piston structure largement les processus de recrutement.

Pour donner un aperçu de ce qui se passe, je procéderai en deux temps : d’abord, je raconterai ce qui s’est passé dans mon cas ; ensuite, je tenterai d’expliquer comment on fabrique un-e pistonné-e au niveau local (d’après ce que j’ai compris).

Mon recrutement

J’ai obtenu mon doctorat en décembre 2004. Ayant « oublié » de participer à la campagne de recrutement des MCF de 2005, j’ai décidé le grand saut vers l’université en 2006.

Pour candidater, il faut d’abord être qualifié-e par le Conseil National des Universités, ce que je fus en février 2006. Puis il faut constituer un dossier comprenant notamment un CV détaillé qui relate les activités de recherche, les expériences d’enseignement dans le supérieur et les participations à des tâches plus collectives (direction d’un projet, animation d’un groupe de recherche, etc.). En théorie, il faut adapter son CV au profil de chaque poste mis au concours par les universités, ce qui demande un travail assez lourd. L’année où j’ai candidaté, le nombre de candidat-e-s par poste – pour une trentaine de postes au niveau national – a pu dépasser les 100.

Les dossiers envoyés sont ensuite répartis entre les membres des commissions de spécialistes qui vont sélectionner |1| quelques candidat-e-s pour être auditionné-e-s (en général moins de 10). La participation à l’audition supposera l’envoi d’un certain nombre de publications, en particulier la thèse. Pour les candidat-e-s non locaux, il faudra aussi se déplacer (non remboursé), se loger parfois (non remboursé), manger, etc. Au total, la plupart des auditionné-e-s payent cher pour se déplacer à l’autre bout de la France sur des postes déjà réservés à des candidat-e-s pré-sélectionné-e-s par la magie du piston. Et les sociologues – dont l’orientation politique s’oppose théoriquement aux magouilles libérales – cautionnent très largement ce système, se contentant au mieux d’en commenter les abus…

En 2006, j’avais candidaté à une quinzaine de postes. La phase de candidature révèle déjà que des choses pas claires se passent. « On » (un-e membre d’une commission de spécialistes) vous contacte pour vous proposer un soutien spécifique. Entre candidat-e-s, on s’échange des infos : tel poste est « bétonné » (c’est-à-dire réservé par piston à un-e candidat-e local-e), tel autre semble ouvert, tel autre est opaque (ce qui signifie en général bétonné). Et les rumeurs sont rarement fausses… Bref, on s’organise un peu dans toutes les universités pour glaner des infos et, surtout, tenter d’orienter le placement de tel-le local-e pour qui on ne dispose localement d’aucun poste. Les coups de fil se multiplient, les couloirs universitaires s’animent un peu.

J’ai été retenu pour l’audition à 2 postes qui correspondaient à ma spécialité en termes de recherche. Compte tenu de la qualité des autres candidates et des bruits qui couraient quant à l’issue probable des auditions, je savais n’avoir aucune chance sur le premier poste et les résultats de l’audition ont confirmé mon « intuition ». A Lille 1, les choses s’annonçaient plus vagues. Je n’avais aucune info mais je savais qu’une vieille connaissance, perdue de vue depuis plusieurs années, travaillait à la fac. De plus, je savais qu’une autre personne avait évoqué mon dossier avec un membre influent de la commission de spécialistes locale.

Quelques jours avant l’audition, j’ai contacté par téléphone la vieille connaissance, notamment pour savoir si elle faisait partie de la commission de recrutement, ce qui était le cas. Elle m’a donné quelques infos, évoquant le probable recrutement d’un-e des candidat-e-s locaux sur le poste. Je lui ai proposé de profiter de ma venue à Lille pour se revoir et lui ai demandé de ne pas aller à la commission de spécialistes car cela me gênait, vu l’ancienneté de nos relations. Elle m’a répondu que, s’il fallait que chaque membre de la commission qui connaissait un-e des candidat-e-s se retire, il ne resterait pas grand monde, donc niet. Je passe sur les détails mais je suis allé à l’audition et la vieille connaissance était bien là, parmi la vingtaine de membres de la commission. J’avais trouvé mon audition meilleure que pour le premier poste mais je ne pensais pas être recruté vu la qualité de certains autres dossiers. Or, le soir même, je reçois un coup de fil qui m’apprend que j’ai eu le poste. Une certaine joie me conduit à négliger les questions pertinentes sur les conditions de mon recrutement et sur le rôle des gens qui me connaissaient. J’apprendrai plus tard ce qui s’est passé, en dépit du caractère secret des débats des commissions de spécialistes (mais, en la matière, l’hypocrisie qui règne peut difficilement être moindre).

D’après ce qui m’a été rapporté, parmi les 7 auditionné-e-s, on comptait 2 candidat-e-s dit-e-s locaux. Après les auditions, les débats ont rapidement porté sur quel-le candidat-e local-e recruter. Sous l’effet des clans qui coexistent dans la fac de sociologie de Lille 1 (comme ailleurs), l’accord ne surgit pas et on a proposé mon nom comme outsider. Débats et, après plusieurs tours de vote, mon nom sort. Je passe sur les remarques désobligeantes dont j’ai eu à plusieurs reprises écho quant à la qualité de ma candidature (mal habillé, audition sketch, publications cantonnées à des revues féministes, etc.) et j’en viens à ce qui me semble important et mal compris par mes ex-collègues.

Je n’assume pas mon recrutement parce que je pense aux 4 autres candidat-e-s qui auraient pu voir leur nom monter si on avait déjà attiré l’attention sur leur dossier avant les auditions. Pour elles et eux, le concours était biaisé parce que ce ne sont pas des critères objectifs qui ont orienté les débats suite aux auditions. Les trois débattu-e-s – dont moi – étaient déjà connu-e-s et ce n’est pas la qualité de leurs recherches qui a suscité leur sélection, ou du moins il reste un doute sur le rôle exclusif de cette qualité.

Au-delà de ce qui s’est passé dans mon cas, il faut savoir que, la veille de chaque commission de spécialistes, les membres se contactent et organisent leur réseau pour soutenir tel-le candidat-e, au cas où le quorum nécessaire serait un peu juste ; qu’il existe des jeux de chaises pistonnales (tu pistonnes tel-le candidat-e sur tel poste, nous ne t’oublierons pas dans trois ans quand tu demanderas ta mutation) ; que le piston est parfois ouvertement affiché, en dépit des souffrances qu’il peut susciter |2|, etc., etc.

Fabrication d’un-e local-e

Une bonne part du système de recrutement des MCF (et des PU, d’une autre manière) est vérolée par une chaîne de pistons qui fabrique et favorise des recruté-e-s locaux. Je n’ai sans doute pas eu le temps de tout comprendre mais de véritables « trajectoires locales » sont organisées. Il ne s’agit pas pour moi de pointer les individualités qui ont connu de telles trajectoires locales : il s’agit seulement de dénoncer ce système de piston organisé collectivement par la classe enseignante en place dans la majorité des universités.

Tout commence dès le master 1 avec un repérage souple des futur-e-s élu-e-s. On nomme tel-le étudiant-e dans les discussions entre collègues, on l’incite à s’inscrire dans le master 2 de la fac, on lui donne un coup de pouce en lui attribuant une des rares allocations de recherche. Certain-e-s étudiant-e-s perçoivent déjà l’enjeu et commencent à organiser leur avenir, en venant par exemple vous demander – expérience vécue – si tel-le enseignant-e, susceptible de diriger le mémoire en master 2, est bien positionné-e dans l’université locale. S’il-elle ne l’est pas, alors l’étudiant-e renonce à cet-te encadrant-e.

En master 2, la sélection locale s’affine par la cristallisation de réseaux relationnels orchestrés par le monde enseignant. Pour cela, un véritable système de services – pas toujours payés ou déclarés – existe, les enseignant-e-s jouant un rôle assez proche du patronat le plus vulgaire. Bénévolat ou vague rémunération en nature pour l’organisation des colloques, retranscription d’entretiens, parfois même baby-sitting, etc., autant de moyens d’exploiter les étudiant-e-s compte tenu de l’absence d’une politique généreuse de financement des études. Et je passe sur tous les « jeux sexuels » au centre desquels on trouve les hommes enseignants-chercheurs (voir les combats menés par les doctorant-e-s de l’association CLASCHES |3| en la matière)…

Les expériences d’exploitation du master 2 s’élargissent durant le doctorat avec la possibilité pour les étudiant-e-s d’entrer sur le marché secondaire de l’emploi universitaire. Sous couvert d’un discours bien huilé sur l’enrichissement du dossier de l’étudiant-e et sur sa possibilité de financer sa thèse, on remplit les postes de vacataires, de moniteur-e-s, d’ATER. Grâce à la hiérarchie de ces postes, on affine encore la sélection des « locaux » tout en exploitant au meilleur centime la main d’œuvre étudiante. Et ce sont les enseignant-e-s responsables d’année qui s’occupent de définir les besoins et qui seront les « chefs objectifs » de ces précaires le temps de leur contrat. Même si toute la communauté des sociologues converge pour dénoncer la précarisation de l’enseignement, on fait tourner la machine de la précarité et on joue le jeu. Des enseignant-e-s décident du non renouvellement du contrat de tel-le étudiant-e jugé-e incompétent-e, comme dans n’importe quelle entreprise. Et le plus inquiétant, j’y reviendrai, c’est la progressive contamination des esprits par cette logique entrepreneuriale.

Du coup, on cautionne un système injuste. Je pense notamment à l’abandon du principe « à travail égal, salaire égal ». Par exemple, en licence 1, j’étais responsable d’un cours magistral qui était complété par des heures de TD pour lesquelles des salarié-e-s de 4 statuts différents faisaient le même travail : les écarts de rémunération horaire étaient de 1 à 5 !

L’université m’a aussi fait peur parce que je savais qu’il faudrait un jour que je me transforme en patron, et je ne crois pas aux « patrons gentils »…

Enfin, une fois le repérage des locaux achevé, le recrutement pistonné trouve son aboutissement dans
le profilage des postes locaux. Il s’agit de définir très précisément le profil du poste à pourvoir de manière à ce qu’il soit en adéquation avec la spécialité du futur-e candidat-e (cette modalité de piston n’est pas indispensable vu les pratiques de piston qui peuvent être repérées, ceci dit elle favorise un meilleur bétonnage du poste). Compte tenu du temps que nécessite la création d’un poste, j’ai eu écho de réunions stratégiques de profilage 1 ou 2 ans avant le recrutement programmé !

Au total, il est rare de croiser un-e enseignant-e MCF ou PU qui n’a pas un jour bénéficié d’un quelconque piston. De génération en génération de recruté-e-s, le système perdure et se normalise |4|. Et je suis persuadé que plusieurs ex-collègues sourient à la lecture de ces lignes en se disant que je suis bien loin de tout savoir sur l’illégalité – le piston est illégal, faut-il le rappeler – du recrutement à l’université. Car je ne doute pas, n’ayant pu observer in situ les pratiques des commissions de spécialistes, que je ne gratte ici que la première couche…

Selon moi, quelles que soient les « bonnes raisons » d’un tel système qu’on ne manquera pas de m’opposer, l’université est dégueulasse de mettre en place et en œuvre de telles pratiques de recrutement. Non pas que je sois un adepte de la méritocratie : je n’y ai jamais cru, en tant que féministo-etc. Mais je préfère (lutter contre) l’illusion de l’égalité des chances que (collaborer avec) la réalité d’un système de piston. Donc ciao ! Voilà pour la première raison.

2) L’arrivée à la fac : entrée en désert relationnel

Je ne suis pas un enfant de chœur mais j’aimerais bien savoir comment il est possible de fabriquer ce que j’ai perçu à l’université. Quand vous arrivez à la fac, la puce à l’oreille sur l’état de l’université peut vous être donnée par quelques signaux que l’on range traditionnellement dans les « problèmes individuels » mais que, en sociologie, nous savons être des purs produits de l’ordre social. Je pense ici à ces gens que vous croisez (rarement) dans les couloirs et qui vous fuient du regard, comme s’ils avaient peur. Je pense ici au nombre de gens en congé maladie et, visiblement, gravement malades. Je pense ici à la tristesse des regards quotidiens, à l’invisibilité des fous rires, à l’absence de pause-café collective, etc. Je pense ici – et surtout – à tous ces gens qui, lorsqu’ils n’ont plus peur de vous parler, se lancent dans des monologues qui alternent entre la leçon de sociologie et la longue anecdote qu’on comprend mal. Comme si l’accès à une certaine position dans la hiérarchie sociale vous condamnait à un drôle de comportement, si peu réceptif aux autres.

Ces quelques signaux ont alerté le novice que j’étais sur le véritable désert relationnel que constitue l’université. Dès les premières heures, vous comprenez que vous aurez peu d’interactions sur votre lieu de travail et que, si vous croyez aux vertus intégratrices du travail, vous allez en chier. Ce désert relationnel |5| à l’université se traduit notamment de trois manières.

D’abord, les couloirs et la salle des personnels sont souvent vides, les bureaux fermés, une vague machine à café ayant la fonction symbolique de donner un peu de chaleur (liquide). Ce sont toujours les mêmes que l’on croise, en général celles et ceux qui s’épuisent dans la prise en charge des tâches collectives et qui n’ont pas toujours le temps de discuter. Non seulement les gens semblent travailler davantage à domicile mais en plus, à Lille en tout cas, bien des enseignant-e-s habitent au-delà des distances réglementaires (Voir article 5 du Décret du 6 juin 1984 modifié), en l’occurrence à Paris, parfois même à Marseille ! Evidemment, de telles distances entre lieu de travail et lieu de vie contrarient toute dynamique collective à l’université.

Ensuite, les quelques relations socioprofessionnelles qui existent sont profondément structurées par une conflictualité désarmante. D’une part, les gens ne s’aiment pas et passent un temps fou à commenter dans les discussions les individualités ennemies. Je n’ai pas eu le temps de comprendre tous les processus qui fabriquent les haines interpersonnelles mais c’est assez impressionnant et en général d’une mesquinerie à pleurer : en particulier, j’aurais bien aimé retranscrire ici les innombrables courriels qui circulent et qui témoignent de l’intensité de ces haines.

D’autre part, compte tenu du caractère clanique des relations et du mode de recrutement basé sur le piston, les personnes nouvellement recrutées se retrouvent a priori identifiées comme membres du clan qui les a pistonnées. Dès que vous arrivez, à cause des conflits qu’a pu susciter votre recrutement, vous comprenez que des gens vous aiment déjà et que d’autres ne vous aiment pas (encore). Par exemple, quand j’ai cherché à m’intégrer au laboratoire local de recherche, j’ai vite compris – par la froideur de leur accueil – que ceux qui le dirigeaient n’avaient pas voté pour mon recrutement. Au-delà de mon cas, il faut bien comprendre que cette personnalisation des conflits – théorisée par bien des sociologues comme un des fondements symboliques de la domination – mine les relations de travail et contrarie toute tentative de réforme au niveau local .

Enfin, prévaut une visible « inexistence citoyenne » des enseignant-e-s (qui plus est sociologues) sur leur lieu de travail. Alors que les discours vont bon train sur « l’étudiant consommateur » et sur la dégénérescence des étudiant-e-s par rapport à la génération précédente (celle de 68 ou la sienne), on découvre une communauté enseignante sans syndicats |6| , sans grèves, sans manifestations, sans discussions. Le vide absolu !

J’avais déjà été gêné par le faible investissement collectif des enseignant-e-s lors de la lutte contre le CPE (2006) mais, n’étant pas à la fac, je mettais cela sur le compte de mes prénotions. Mon expérience d’un an a plus que justifié ma gêne. En effet, l’élection de Sarkozy n’a suscité aucune discussion collective, en dépit du gauchisme légendaire des sociologues. De même, alors que la ville de Lille est marquée par des violences policières – contre les étranger-e-s notamment – qui m’ont impressionné par leur fréquence et leur degré, mes ex-collègues ne savaient pas et/ou se taisaient. La réforme de l’université a seulement suscité un mel national nous demandant de signer la pétition « contre les modalités de négociation ». Sauf exceptions, les problèmes sociaux de nos étudiant-e-s (logement, job à côté), en particulier la présence d’étudiant-e-s sans-papiers dans nos facs et leurs conditions de vie effroyables compte tenu de leurs risques d’expulsion, font l’objet d’un mutisme assourdissant. Tout comme la sarkozysation de notre quotidien professionnel avec l’acceptation silencieuse de la sécurisation des universités (on a laissé entrer les agents de sécurité et avec des chiens parfois, les alarmes, la vidéo-surveillance, les portes avec serrure magnético-à-carte etc…). Etc. Etc.

Signe désespérant de cette léthargie collective qui a largement contribué à me faire fuir : le jour où toute la fonction publique s’est mobilisée pour la hausse des salaires (souvent réclamée dans les couloirs pourtant), ben mes collègues universitaires travaillaient |7| ! Et je n’ai même pas osé aller me porter gréviste volontaire tellement je me sentais seul sur ce plan-là.

Tout ceci m’a affolé. D’une part, je vais bien : or, je pense que les déserts relationnels contrarient à moyen terme la bonne santé de n’importe quel-le travailleur-se |8| En particulier, j’ai été très perturbé par l’impossibilité de s’engueuler à l’université, d’entrer en conflit…parce que les gens (pas bien) sont physiquement absent-e-s. D’autre part, compte tenu de la « réforme » en cours de l’université, je ne me voyais pas attendre une mobilisation qui, en l’état de la désorganisation de la profession, a peu de chances de surgir. Si j’ai appris un truc grâce à la sociologie, c’est que les déserts relationnels constituent une formidable autoroute pour un Pouvoir « réformateur ». Je n’aurais pas supporté que la résistance aux réformes (libérales) soit cantonnée aux étudiant-e-s, comme à chaque fois depuis des lustres. Même si le lycée est en train d’être attaqué par ce même Pouvoir, il reste des gens bêtement intéressé-e-s par les autres et par les réformes (libérales) qui les concernent pour s’organiser et résister. Du coup, je préfère rester (avec les) bête(s).

3) Enseigner à l’université : apprendre à mépriser les étudiant-e-s

« Les enseignants chercheurs concourent à l’accomplissement des missions de service public de l’enseignement supérieur |…|. Ils participent à l’élaboration et assurent la transmission des connaissances au titre de la formation initiale et continue. Ils assurent la direction, le conseil et l’orientation des étudiants. Ils organisent leurs enseignements au sein d’équipes pédagogiques |…|. Ils ont également pour mission le développement de la recherche |…|. » (Article 3 du Décret du 6 juin 1984 modifié fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs, souligné par moi).

Compte tenu de la seconde partie de mon troisième préalable (voir supra), je voudrais tenter d’ordonner un facteur central de ma démission, à savoir le mépris des étudiant-e-s qui transparaît dans l’organisation globale des enseignements à l’université et dans les pratiques professionnelles des enseignant-e-s. Là encore, je ne me baserai que sur mon expérience en sociologie mais j’ai cru comprendre que les choses n’étaient pas plus enviables ailleurs. Simplement, le fait que des sociologues participent activement à la fabrication de ce mépris m’a profondément découragé.

Le rapport au métier d’enseignant-e

Dès mon arrivée, j’ai été frappé par la manière dont mon activité de chercheur a retenu (ou pas) l’attention au détriment de mon activité d’enseignant. On s’intéresse à vos récentes publications ou on vous incite à écrire votre premier livre mais on ne se préoccupe jamais du contenu de vos enseignements. Même si les MCF et les PU sont des enseignant-e-s – chercheur-se-s, la valorisation symbolique passe par la seule activité de recherche. |9|. En revanche, on se fout royalement de ce que vous faites en cours avec les étudiant-e-s et, surtout, de comment vous vous organisez. Comme on me l’avait dit en début d’année : « Moins on entend parler de tes cours, plus on suppose que cela se passe bien ». Tout au plus exigera-t-on, pour le bon fonctionnement de l’institution, que les sujets des examens et la correction des copies soient réalisés dans les délais. Pour le reste, liberté absolue !

Un signe tangible de cette prime à la recherche réside notamment dans la chasse aux cours qui sont en adéquation avec les thèmes personnels de recherche (sans doute pour favoriser une meilleure diffusion de ses propres travaux et préoccupations…). De même, la concurrence est forte pour attraper au vol les « niveaux intéressants » (à partir de la licence 3), autrement dit les niveaux qui comprennent les étudiant-e-s déjà sélectionné-e-s et davantage susceptibles de faire un jour…de la recherche. Par exemple, quand je suis arrivé, 3 amphis de première année pour un cours d’« Initiation à la sociologie » étaient sans enseignant-e et j’en ai hérité (avec joie et fierté car je sais l’importance de ces premiers cours pour les étudiant-e-s). Cette violence symbolique, qui consiste à se débarrasser des cours de « bas niveau » et à les refiler aux récemment recruté-e-s, en dit long sur le rapport à l’enseignement et sur l’illusion d’une quelconque communauté enseignante : quand communauté il y a, on partage ! Dans le même type de violence, on notera que plus un-e enseignant-e est gradé-e, plus son service évacue ces mêmes cours ainsi que tous les TD ou autres heures (jugées) folkloriques qui visent à apprendre aux étudiant-e-s à travailler en bibliothèque, à s’organiser, etc.

Une première forme de mépris des étudiant-e-s consiste ainsi à choisir ses services en fonction du mérite que ces dernier-e-s ont conquis pour accéder à l’enseignant-e – CHERCHEUR-SE que je suis.

Vous avez dit pédagogie ?

La liberté pédagogique est une vieille rengaine du personnel enseignant afin de protéger l’indépendancegnagnagna…et surtout le privilège de rendre le moins de comptes possible. On oublie souvent que cette fameuse liberté n’a pas vocation à contrarier l’égalité des élèves et des étudiant-e-s face à l’enseignement. Or, c’est bien ce qui se passe à l’université, et puissance 10 par rapport au lycée parce que l’absence de programme collectivement élaboré renforce l’inégalité de traitement : chacun-e pouvant faire ce que bon lui semble, chacun-e fait comme bon lui semble.

Quand j’ai pris mes fonctions (d’enseignant), j’ai voulu savoir comment un cours magistral se déroulait, comment on évaluait lors des examens ou encore ce que les étudiant-e-s (de master 1) avaient déjà fait dans un cours de méthodologie dont je devais assurer la suite. Poser des questions en la matière – par mel puisque les gens sont généralement absent-e-s – induit deux types de sensation : celle de ne pas exister et/ou de faire chier (quand vous n’obtenez aucune réponse) ; celle d’être jugé incompétent puisque vous posez des questions.

Vous pouvez demander à un-e spécialiste de Marx de vous expliquer Marx mais vous ne pouvez pas lui demander comment il-elle explique Marx à ses étudiant-e-s. Tout ceci est lié au fait que l’on peut devenir enseignant-e – chercheur-se sans avoir reçu une quelconque (in)formation en matière pédagogique. En effet, le plus souvent, les MCF et les PU ont réussi un doctorat puis ont montré par leur activité de recherche qu’elles et ils étaient qualifié-e-s…pour chercher. On pourrait s’attendre à ce que cette négligence de l’enseignement dans le processus de recrutement induise une dynamique collective qui consiste à s’organiser pour faire en sorte que notre méconnaissance pédagogique trouve un palliatif. Ben non. Du coup, prévaut une (non) culture pédagogique dont les contours sont les suivants. Premièrement, chaque heure de cours est une forme de création artistique : vous arrivez avec quelques idées jetées sur une feuille volante et vous tenez 1 à 2 heures. Les étudiant-e-s évoquen
t ainsi souvent ces profs qui vous brodent, sous la forme d’un monologue avec les yeux au plafond, un cours très riche en contenu mais sans plan ni véritable fil directeur. Je me souviens d’un-e collègue qui se plaignait d’avoir un amphi partagé en deux groupes aux horaires différents car ce mode d’organisation – qui supposait qu’il répète deux fois la même chose – contrariait la dimension créatrice de son cours. Quand le cours est moins artistique, on repère des enseignant-e-s qui se contentent de répéter pendant plusieurs années le même contenu…comme au lycée ceci dit mais de manière beaucoup plus assumée.

Deuxièmement, le cours magistral est plus valorisé que les autres types de cours, comme en témoigne la difficulté à trouver des enseignant-e-s statutaires pour les heures de TD. Or, la centralité du cours magistral dans l’université actuelle induit une apathie verbale des étudiant-e-s : écrasé-e-s par les monologues des enseignant-e-s et leur inaptitude pédagogique à construire le cours avec leurs usager-e-s, ces dernier-e-s s’enferment dans un mutisme structurel qui rend profondément ennuyeuse et déstabilisatrice l’heure de cours pour tout-e enseignant-e tenté-e par d’autres modes pédagogiques. Par exemple, quand j’ai essayé d’introduire un cours de sociologie politique en licence 3 par un questionnaire-débat (truc qui marche chaque fois au lycée), non seulement j’ai eu du mal à susciter des prises de parole mais j’ai rapidement senti que les 80 étudiant-e-s s’interrogeaient sur le caractère sérieux de mon cours, compte tenu de son décalage avec le cours magistral orthodoxe.

Troisièmement, l’absence en cours des étudiant-e-s ou leur désintérêt ne sont jamais pensés comme le produit de notre inaptitude pédagogique mais comme le résultat de la société de consommation, de la culture-zapping, de la baisse de niveau, etc. Le nombre de conneries que l’on peut entendre sur les mutations de la population étudiante sans jamais s’interroger sur la responsabilité collective des enseignant-e-s, c’est effarant ! Mépriser les étudiant-e-s, c’est utiliser l’arme idéologique de leur inaptitude individuelle – ou collective quand on désigne les Bac Pro ou techno – à faire des études supérieures, arme qui permet de leur cacher les mécanismes par lesquels la pédagogie est délaissée en toute conscience (non professionnelle).

Vous avez dit conscience professionnelle ?

La rémunération des enseignant-e-s à l’université englobant les heures d’enseignement, on est surpris-e par certaines pratiques professionnelles qui dessinent – toujours au nom de la liberté pédagogique – les contours d’un foutage de gueule hallucinant. Bien entendu, certain-E-s enseignant-E-s font leur service consciencieusement et s’investissent en dépit des carences pédagogiques collectives (voir encore mon troisième préalable). Cependant, j’ai été choqué par différentes pratiques qui font l’objet d’un tel silence collectif que nous en devenons les complices objectifs. Il ne s’agit pas ici de « balancer » mes ex-collègues mais de dénoncer les pratiques du groupe dominant des profs dans ses rapports avec le groupe dominé des étudiant-e-s. En tout cas, la théorie du mépris de ces dernier-e-s dispose ici d’indicateurs précis.

D’abord, bien des enseignant-e-s ne remplissent pas leurs obligations réglementaires et versent parfois dans une illégalité structurelle que les étudiant-e-s ne perçoivent pas toujours. Ainsi, quelques enseignant-e-s ne font pas leurs 192 heures annuelles réglementaires et justifient cet état de fait par leur refus de faire des cours de « bas niveau » et/ou trop éloignés de leurs préoccupations en termes de recherche. Dans le même registre, des enseignant-e-s arrivent en retard, ne viennent pas à certaines heures (oui oui, ça existe), n’avertissent pas toujours de leurs absences (aux secrétaires ensuite de gérer l’énervement légitime des étudiant-e-s), etc. Parmi les pratiques illégales les plus répandues, on soulignera l’absence de l’enseignant-e responsable lors de l’ouverture de son sujet d’examen |10|ou encore lors des jurys ou des consultations de copies. Et que dire du mépris affiché quand on se défile de toutes les réunions de pré-rentrée pour présenter son cours aux étudiant-e-s ?

J’ai été très frappé par le nombre de jurys d’examen qui pourraient être annulés par n’importe quel tribunal administratif si les étudiant-e-s posaient réclamation. Dans un jury de première session de première année, nous étions 3, dont la secrétaire. Dans un autre jury, nous ne disposions que des informations concernant les recalé-e-s : autrement dit, nous n’avons pas validé les reçu-e-s ! Dans un autre jury, nous n’avons pas pris en compte les mentions. Dans un autre jury, nous avons soupçonné qu’un-e enseignant-e avait supprimé l’épreuve de rattrapage…en toute liberté.

Dans les trucs rigolos (sauf pour les étudiant-e-s), on relèvera le faible sérieux des enseignant-e-s au moment de suivre le devenir de leurs notes d’examen. En effet, bien des enseignant-e-s ne vérifient pas – absence au jury encourage – le bon report de leurs notes de la copie à la feuille individuelle de résultats transmise à l’étudiant-e. « Grâce » à l’informatique, il n’est pas rare que la saisie des notes suppose plusieurs tours et plusieurs mains de saisie. Dans la plupart des jurys, quand nous avons cherché à vérifier, nous avons repéré des erreurs de report de notes pour au moins une matière représentée. Mais quid dans les jurys où la vérification n’est pas faite ou s’avère impossible |11| ?
De même, j’ai participé à une réunion-bilan d’un semestre de première année au cours de laquelle un-e enseignant-e a assumé son refus de rendre les copies de contrôle continu. Raison affichée : « si je rends les copies, je ne peux pas réutiliser mes sujets d’examen l’année suivante et je dois donc en préparer de nouveaux » !

Ensuite, un jeu enseignant – minoritaire, je le pense encore – consiste à alléger le plus possible sa charge de travail par diverses techniques efficaces.

Par exemple – et je l’isole pour son caractère exemplaire en termes de mépris –, les étudiant-e-s se plaignent souvent de ne pouvoir contacter les enseignant-e-s. Ceci est logique compte tenu de l’invisibilité physique de ces dernier-e-s dans les couloirs et bureaux (voir supra). Mais une solution théorique existe : « même si je suis absent-e, vous disposez de mon mel pour me contacter ». Or, combien d’étudiant-e-s évoquent des enseignant-e-s qui ne répondent jamais ou qui répondent très tardivement ! Ces pratiques apparaissent visiblement efficaces au moment d’échapper à certaines tâches (par exemple au niveau du suivi des mémoires) ou encore de se dispenser d’un déplacement coûteux (par exemple le jour d’un jury pour faire soutenir un mémoire que l’on a encadré).

Des techniques d’évitement existent aussi au moment de la correction des copies de l’examen final correspondant au cours magistral. On prépare un examen rapidement corrigeable : par exemple, un bon vieux QCM débile vaut toujours mieux que des questions induisant une certaine rédaction structurée…et surtout un temps de correction allongé. On se déleste des copies en les refilant aux chargé-e-s de TD, autrement dit aux précaires mal payé-e-s, qui doivent déjà corriger les copies de contrôle continu.

On me rétorquera que ce délestage est réglementé : c’est vrai mais cela n’empêche pas, selon des témoignages multiples, des pratiques de délestage indécent en termes quantitatifs. Et que voulez-vous dire quand vous êtes précaire, à la merci d’un non renouvellement de contrat et – pire – à la merci d’un incident compromettant votre parcours de futur-e recruté-e ! Les pratiques patronales les plus vulgaires se logent dans ces moments de « répartition des tâches » par les MCF et PU.

Enfin, par la non coordination de leurs pratiques, les enseignant-e-s participent très activement à la fabrication d’injustices dans les cursus universitaires. Je n’ai jamais compris pourquoi ce fait si évident suscite aussi peu de réaction collective mais il est très répandu. Comme entraperçu supra, cela commence par l’introuvable coordination des contenus enseignés, renforcée par l’absence de programme commun. Chaque enseignant-e peut mettre dans son cours le contenu qui lui sied et peut utiliser ce contenu individuel pour évaluer les étudiant-e-s. Ainsi, l’évaluation n’est pas un moyen de vérifier l’acquisition de savoirs et savoir-faire collectivement élaborés mais un moyen de vérifier l’adaptation des étudiant-e-s aux choix individuels de chaque enseignant-e. Dans cette dynamique individualiste des contenus et des pédagogies, les filières perdent en cohérence longitudinale (difficile de construire un cours à partir des acquis passés des étudiant-e-s) et transversale (pour un même niveau dont les étudiant-e-s sont partagé-e-s en groupes, un même intitulé de cours peut cacher des contenus très différents).

Je pense aussi à ces enseignant-e-s qui ne jouent pas le jeu en dépit des conséquences terribles que de telles pratiques ont sur l’égalité de traitement des étudiant-e-s. Par exemple, un-e MCF hérite d’un groupe de TD pour lequel il-elle ne dispense pas le cours magistral. Les enseignant-e-s responsables de ce dernier distribuent un recueil de textes commun à tous les groupes de TD avec l’intention explicite d’intégrer dans leur examen final le contenu des textes. Seulement voilà, le-la MCF juge que ces derniers sont de bas niveau, que les étudiant-e-s peuvent les étudier sans l’aide d’un-e prof et que donc il-elle fera d’autres textes en cours de TD (plus proches de ses recherches sans doute). Résultat : tous les groupes de TD n’ont pas fait les mêmes textes et l’examen final commun à tou-te-s les étudiant-e-s devient irréalisable.

Cette incohérence injuste se prolonge dans tout ce qui concerne l’évaluation. Bien entendu, toute réflexion collective sur les attentes et sur les modes d’évaluation est bannie, laissant tout son souffle à la fameuse liberté pédagogique. Mais, en plus, les pratiques de notation varient fortement selon les enseignant-e-s. D’une part, il n’existe aucune concertation collective sur les barèmes souhaitables et, le plus souvent, aucun barème commun pour des copies relevant d’un même sujet mais corrigées par plusieurs enseignant-e-s. Combien de chargé-e-s de TD se plaignent – ou ne s’étonnent plus – de recevoir des copies d’examen final à corriger sans autre précision : au mieux un vague plan de cours et un aussi vague corrigé doublés, en général, d’aucune directive sur la répartition des points par savoir et savoir-faire attendus ! D’autre part, l’identification de chaque enseignant-e passe par une espèce de concours d’individualités au moment de noter. Un-e tel-le note dur, un-e autre note large, etc. Au-delà de la nécessité déplorable de se construire par l’individualisme de son mode de notation, c’est la justice qui est en jeu ! On m’opposera ici que des réunions informelles d’harmonisation post-correction existent pour éviter des écarts trop importants au niveau des moyennes des gens qui corrigent. Outre le fait que ce n’est pas systématique, je me désole que l’on puisse penser que cela suffit à régler la question de la justice dans les corrections de copies.

Le résultat de ce bordel saute aux yeux dès qu’on y fait un peu attention. Par exemple, lors d’un jury, nous avons « par hasard » repéré une différence de moyenne de 6 points pour des TD relevant du même enseignement mais pas des mêmes enseignant-e-s ! De même, les mémoires de master sont évalués par chaque jury en toute liberté et inégalité, induisant des notes assez différentes selon la conception de votre jury (et l’on sait que la note de mémoire joue sur les chances d’obtenir un financement). On peut aussi s’étonner de voir, d’une année à l’autre, les taux de réussite d’un même semestre passer de 30% à 50% en première année, en fonction de l’équipe enseignante et donc de la manière d’évaluer !

Il ne s’agit pas ici de dire qu’il faudrait être plus large ou plus dur au moment de noter. Il s’agit de rappeler qu’un même travail est noté différemment selon l’enseignant-e parce que la communauté des profs refuse de se coordonner. Et ça, c’est dégueulasse !

Au total, les enseignant-e-s contribuent joyeusement à accentuer les inégalités sociales. On sait que les chances d’accès à l’université varient férocement selon les appartenances sociales. On sait aussi que les écarts se creusent à mesure que l’on progresse dans le cursus universitaire. En revanche, j’ai eu la sensation que les enseignant-e-s de l’université ne savaient pas – ou ne voulaient pas (sa)voir – que leurs pratiques professionnelles ne pouvaient que renforcer ces inégalités. Je vivais déjà avec cette sensation au lycée mais l’université, par la position sur-privilégiée qu’elle offre à la classe dominante enseignante, l’a rendue insoutenable. J’aurais pu tenir le coup si, collectivement, la question était posée et des démarches entreprises. Mais que dalle !

Reste une autre question (et raison de démission) : comment s’organisent les enseignant-e-s à l’université ?

4) L’autogestion au service du MOI

De la lecture de ce qui précède il ne faudrait pas déduire que je réclame u
n contrôle plus strict de la hiérarchie. Si j’ai quitté le lycée pour aller à l’université, c’est aussi parce que j’en avais marre de l’encadrement administratif que suppose l’activité d’enseignant-e du secondaire. De même, je refuse que la pédagogie soit sous tutelle de l’administration. Je suis pour une liberté pédagogique COLLECTIVE, autrement dit une organisation des enseignements autogérée par le monde enseignant (et étudiant mais cela est un autre débat).

En arrivant à l’université, j’étais particulièrement enthousiaste lorsque l’on m’a (vaguement) expliqué le mode de prise de décisions au niveau de la filière de sociologie |12| (de Lille 1) |13| . Pour faire simple, l’organisation des enseignements |14| passe par une assemblée générale des enseignant-e-s dont l’animation revient à une personne élue qui dirige la fac de sociologie. Cette personne rythme l’AG après s’être chargée de récolter l’ensemble des points à l’ordre du jour. Par ailleurs, on m’invita à prendre la parole dès la première AG et, visiblement, la liberté d’expression était réelle.

Même si je ne m’attendais pas à l’autogestion parfaite, je trouvais que ce mode d’organisation permettait de rompre avec la simple obéissance que l’organisation de l’enseignement secondaire fait prévaloir. De plus, je savais que toutes les universités ne fonctionnaient pas ainsi et je me disais que j’avais bien de la chance d’être tombé dans une fac qui faisait de la participation de tou-te-s et de la transparence deux impondérables de l’organisation des enseignements.

Malheureusement, la mise en pratique de l’autogestion à l’université m’a fait découvrir une autre forme…d’autogestion.

S’autogérer le moins souvent possible

Première déception : dès que vous arrivez, vous comprenez que les assemblées générales font chier tout le monde, y compris les plus investi-e-s (et aujourd’hui je les comprends !). Du coup, il ne faut pas trop charger la barque alors on fait une assemblée générale tous les 2 mois d’environ 3 heures et au cours de laquelle on traite une bonne quinzaine de points. Le déroulement est assez ritualisé : les premiers points occupent un large espace temporel, suscitant parfois des prises de parole enflammées et avant-gardistes, et les derniers sont traités sur le mode du travail à la chaîne. Au bout de 2 heures, la plupart pensent aux frites de midi et les décisions se prennent sans susciter de grands débats, certain-e-s quittant même l’AG avant la fin. Pourtant, tout le monde est là et c’est bien grâce à ces AG que l’on découvre un-e collègue jamais croisé-e dans les couloirs. En fait, j’ai assez vite compris que l’AG servait surtout, pour une bonne part des enseignant-e-s, à se montrer et à participer sans s’investir dans les tâches collectives. On en repère ainsi un certain nombre qui ne disent jamais rien, voire qui font autre chose grâce à leur portable pendant que les plus investi-e-s font le compte-rendu de leur travail au service de la filière. Tout au plus s’animent-ils-elles un peu lors de l’AG consacrée à la répartition des services (d’ailleurs, pour les faire rester, on programme ce point à la fin de l’ordre du jour de l’AG).

Pour rendre possible la faible fréquence des AG, la personne qui dirige la fac de sociologie occupe une place centrale. Elle se tape, avec deux adjoint-e-s, tout le boulot que suppose la mise à l’ordre du jour d’un point d’AG. Elle gère les relations extérieures et internes. Heureusement, quelques enseignant-E-s prennent aussi en charge certaines tâches collectives, comme la direction d’une année, l’animation d’un groupe de projet, la participation aux journées d’information sur la fac de socio, etc.

Sous l’effet de cette répartition inégalitaire du travail « collectif », l’AG ressemble plutôt à des points info car le faible investissement des gens les empêche de maîtriser les tenants et aboutissants de chaque point. En plus, à partir du 5è point de l’ordre du jour, on n’a plus le temps de discuter car « il faut avancer ».

S’autogérer en fuyant les responsabilités « collectives »

Compte tenu de ce mode original d’autogestion, celles et ceux qui prennent des responsabilités s’épuisent dans la gestion individuelle des tâches collectives, délaissant ainsi d’autres formes d’activités qui leur tiendraient à cœur (comme la recherche).

Du même coup et bien entendu, tout le monde cherche à éviter ces postes de sur-travail dont l’organisation de la succession passe par des moments d’AG assez drôles au cours desquels chacun-e cherche à refiler le bébé aux autres, quitte à utiliser des arguments d’un folklore désarmant. De même, toute personne ayant été repérée comme susceptible de s’investir une fois devient rapidement personne-ressource-pour-toujours, ce qui conduit les plus aguerri-e-s à souffler aux nouvelles personnes recrutées : « Ne te proposes pas trop souvent si tu veux avoir la paix » !

« L’autogestion » que j’ai découverte avait ainsi trois caractéristiques qui allaient à l’encontre de toutes mes prénotions : 1. on divise le travail…pour mieux l’assigner à quelques-un-e-s ; 2. on cherche par tout moyen à échapper aux quelques-un-e-s, sauf quand un nouvel échappatoire devient impossible (i.e. quand ça devient manifestement son tour) ;
3. on n’aime pas faire ce travail « collectif » qui devient une corvée.

Bref, la gueule de l’autogestion !

En fait, j’ai eu le sentiment que « l’autogestion » servait juste à ce qu’un grand nombre échappe aux tâches collectives, et ce en se délestant consciemment du travail collectif sur certain-E-s. Ce mode d’organisation du travail crée des souffrances et des conflits, d’autant que toute personne qui veut se défiler coûte que coûte y parvient.

On ne s’étonnera pas de l’inertie organisationnelle qu’une telle conception de l’autogestion provoque. Cette inertie provient du fait que le refus (légitime) d’une « hiérarchie type lycée » ne repose pas sur une envie collective de travailler à plusieurs, sur la conviction qu’il faut une coordination horizontale, sur la joie de faire ensemble, etc. Comme l’illustre le mépris dominant des étudiant-e-s, ce refus sert surtout à préserver un espace-temps professionnel individuel, voire individualiste. Une autogestion de droite en somme…

5) Rions un peu pour finir : quand l’université devient sarkozyste

Avant de devenir enseignant-chercheur, j’avais déjà entendu parler de professionnalisation, de marchandisation, de sélection, etc., dans l’enseignement supérieur. J’avais déjà participé à des mouvements (étudiants) contre ces dynamiques et je savais que l’autonomie n’avait d’autre fonction que d’uniformiser les universités dans leurs rapports avec le monde de l’entreprise. Mais je pensais que les pratiques et représentations professionnelles des enseignant-e-s faisaient barrage et pour longtemps, en tout cas en sociologie. Ben je m’étais planté…

1. Lors de la première AG à laquelle j’ai participé, j’ai assisté à un vote quasi consensuel et ô combien significatif. Plusieurs enseignant-e-s se plaignaient de ce que les semestres – qui durent 13 semaines – soient organisés en 12 semaines de cours, ce qui les handicapait dans leurs activités personnelles si importantes. Elles et ils demandaient un passage aux 10 semaines de cours, et ce fut adopté en totale autonomie.

En clair, l’AG venait délibérément de voter un alourdissement important de la charge horaire hebdomadaire des étudiant-e-s et de la durée de chaque séance de cours. Vive la liberté pédagogique ! De même, on réduisait le nombre de jours de déplacement sur la fac et on amenuisait les occasions de rendre l’université VIVANTE.

2. Lors de plusieurs AG, un débat hallucinant a sorti de la torpeur un nombre important d’enseignant-e-s. Il s’agissait de savoir ce que l’on devait faire des étudiant-e-s venant de bac professionnel et souhaitant s’inscrire en première année de sociologie, compte tenu de taux de réussite moins élevés que les autres. Je rappelle que ces étudiant-e-s ont le droit de s’inscrire, point barre. Mais, au nom du souci de ne pas envoyer les prolos dans des murs (bourgeois), mes ex-collègues débattaient de modalités (illégales) de sélection. L’un-e avouait avoir empêché cette catégorie d’étudiant-e-s de s’inscrire quand il-elle était responsable de première année. Un-e autre proposait de faire passer des entretiens spécifiques à ces étudiant-e-s pour les décourager en douceur. Etc. Etc. J’étais sur Mars ! Et il a fallu toute la détermination de plusieurs d’entre nous pour faire voter que l’on acceptait tout le monde sans autre formalité !

Dans le même style, j’ai été très choqué par des discussions de couloir au cours desquelles des sociologues de gauche, dont j’apprécie les écrits, défendaient ou comprenaient la mise en place de formes de sélection à l’entrée en master ou en doctorat. Elles et ils prenaient acte de la raréfaction de l’emploi en sociologie et proposaient d’éviter de faux espoirs aux étudiant-e-s qui rêvaient de devenir sociologues. Tuer le rêve plutôt que lutter contre le capitalisme et sa censure de la sociologie…

3. Un autre grand moment d’AG fut un temps de propositions quant aux meilleurs moyens d’attirer des étudiant-e-s (pas les bac pro, hein) en sociologie. Et là, je découvrais un monde qui semblait avoir totalement cédé aux « lois du marché ». Il fallait rendre nos informations plus attractives en s’inspirant du marketing le plus vulgaire. « Et pourquoi ne pas mettre des annonces dans les journaux gratuits comme font les écoles de commerce », proposait l’un-e. Je me permettais alors de dire que c’était peut-être la marchandisation de l’info qui décourageait les étudiant-e-s et que l’on ne savait pas grand-chose de ce qui pouvait pousser un-e étudiant-e à venir (ou pas) en sociologie. Des gens de haute gauche m’ont alors expliqué – en résumé – que, si je n’avais pas compris les mutations actuelles du capitalisme mondial et de la population étudiante, il fallait que je m’adapte au plus vite…
Plus largement, j’ai eu beaucoup de mal à me retrouver dans les journées d’information aux futur-e-s étudiant-e-s et j’étais tiraillé parce que je ne voulais pas me défiler des tâches collectives. Je pense notamment au Salon de l’Etudiant, espèce de foire à beaufs qui s’adonne sans vergogne à cette marchandisation de merde. Par exemple, quand je suis entré dans le Salon de Lille cette année, les futur-e-s étudiant-e-s recevaient à la chaîne un pack sponsorisé par la Société Générale et qui comprenait une publicité de ladite banque (privée) avec le texte hautement intellectuel suivant : « Fêtons ensemble l’esprit rugby ! 1 an de Pack Jeunes + 1 lecteur MP3 pour l’ouverture d’un 1er compte courant ». Youpi !
Et que faire quand, fin juin, un syndicat étudiant majoritaire tentait d’allécher l’usager-e en lui promettant un carnet avec moult réductions (à Carrefour, au salon de coiffure, au cinéma Gaumont, etc.) en échange de son adhésion ? J’en aurais pleuré.

4. De même, une AG fut consacrée à nous informer sur la mise en place de filières d’apprentissage en sociologie. Pour favoriser la professionnalisation de nos filières et leur « attractivité compétitive », il s’agissait de trouver à nos étudiant-e-s des boulots d’apprenti-e-s, autrement dit de participer à la précarisation de l’emploi que tant de livres de sociologie scrutent et parfois dénoncent. Là encore, mes critiques, bien que reprises par certain-E-s, suscitèrent chez les autres ces yeux au plafond qui en disent long sur la percée des logiques entrepreneuriales dans les têtes et les discours. En témoigne d’ailleurs la devise mise en avant par la Faculté des Sciences économiques et sociales de Lille en haut de ses plaquettes de présentation : « La liberté d’apprendre, la volonté de comprendre, la faculté d’entreprendre ». En témoigne aussi la facilité avec laquelle le projet de « réforme » de l’université de Pécresse a pu insérer « l’orientation et l’insertion professionnelle » parmi « les missions du service public de l’enseignement supérieur ». Un jour, nous créerons sans doute des commissions paritaires enseignant-e-s / patrons pour aider les entreprises à mieux recruter…

5. Je pense enfin à cette AG durant laquelle nous discutâmes du meilleur arsenal répressif contre les étudiant-e-s qui pratiquaient le plagiat. Plutôt que de réfléchir collectivement à des modes d’évaluation empêchant ce type de pratiques, nous hésitions entre les mesures progressistes suivantes : dénonciation aux autorités administratives, « tribunal informel » de rappel à l’ordre, commission disciplinaire, exclusion, etc.

Non, décidément, l’université n’était pas faite pour moi…


|1| Faute de learning-by-doing, je délaisserai ici les pratiques dont j’ai eu écho en matière de sélection des dossiers : travail mal/non fait, perte de dossiers, répartition injuste du travail de sélection, etc.

|2| Je pense à cette amie candidate sélectionnée pour plus de 10 auditions, à chaque fois refusée en dépit de la qualité de son dossier et à qui on disait parfois qu’elle avait été bien meilleure que les autres : « Oui mais voilà, vous comprenez, on avait un-e candidat-e local-e »…

|3| Collectif de Lutte Anti-Sexiste Contre le Harcèlement dans l’Enseignement Supérieur.

|4| J’ai même entendu parler d’un recrutement pistonné qui avait favorisé un-e candidat-e local-e que bien des personnes de la commission de spécialistes savaient être membre d’une quasi-secte…

|5| A Lille par exemple, même si je n’y ai pas compris grand-chose, la direction du laboratoire de recherche et la direction de l’Institut de sociologie ne s’aiment pas. La conflictualité qui en résulte structure en profondeur les dynamiques discursives mais aussi les inerties réformistes.

|6| Je sais qu’il existe des syndicats à l’université mais je n’ai croisé aucun-e syndicaliste actif-ve en un an.

|7| D’ailleurs, je serais assez curieux de connaître la date de la dernière retenue collective sur salaire pour fait de grève dans la communauté enseignante que j’ai fréquentée…

|8| J’ai compris que les gens avaient conscience de cette dimension à l’annonce de ma décision de démissionner. Alors que je m’attendais à des reproches pour ma « désertion », j’ai eu la surprise d’être plusieurs fois interpellé avec une grande gentillesse (mais avec discrétion). On m’expliquait alors que j’avais bien raison et bien de la chance de pouvoir fuir. Visiblement, le désert relationnel universitaire fait souffrir beaucoup de gens mais la désorganisation collective individualise les souffrances et encourage un silence général…

|9| En particulier, tout ce qui peut relever d’un effort de coordination concerne la recherche J’ai délaissé tout ce qui concerne mon rapport à la recherche dans cette lettre. Je sais que, souvent, les choses ne se passent pas beaucoup mieux mais, comme j’appartiens à un laboratoire qui fonctionne plutôt bien, je n’ai pas d’expérience si négative en la matière. Simplement, je m’inquiète – comme beaucoup – de la marchandisation forcée de l’activité de recherche ainsi que du renforcement des contrôles administratifs, et je m’organise pour éviter toute dépendance financière en choisissant des terrains « pas chers ». J’ai bien senti que, en devenant maître de conférences, j’avais acquis une légitimité de « chercheur » plus forte (ce qui se traduit par davantage d’invitations, d’articles, etc.) mais ce n’est pas vraiment ce qui m’avait motivé dans mon saut vers l’université.

|10| Je ne peux m’empêcher de relater une anecdote à ce propos, qui concerne un groupe d’étudiant-e-s que j’avais en licence 1. Un jour d’examen, ces étudiant-e-s avaient des épreuves de 8 heures à 10 heures du matin, puis pause d’une demi heure, puis mon propre examen à partir de 10 heures 30. Comme les profs responsables des épreuves de 8 heures étaient absent-e-s lors de l’ouverture des sujets, les surveillant-e-s ont commis une erreur et ont distribué mon propre sujet d’examen (soit celui de 10 heures 30). S’en apercevant, elles et ils distribuent le bon sujet puis tentent de récupérer mon sujet puis décident de le redistribuer en se disant qu’il suffisait de supprimer la pause et de faire durer la matinée une demi-heure de moins. Manque de pot, plusieurs étudiant-e-s n’avaient que mon examen à passer et sont arrivé-e-s à 10 heures 30 tandis que, parmi les convoqué-e-s de 8 heures, plusieurs étaient déjà parti-e-s. Résultat : vu les risques de fuite et de réclamation, l’épreuve a été annulée au grand dam des étudiant-e-s et il a fallu tout recommencer (refaire un sujet, retrouver une salle, reconvoquer tout le monde, etc.). Tout ça parce que mes collègues n’étaient pas là lors de l’ouverture des sujets comme elles et ils en ont l’obligation…

|11| Cet élément ne suscitait que peu de réactions de la part de mes ex-collègues, habitué-e-s aux trafics post-jury afin de rattraper les erreurs et omissions. En revanche, pour quelqu’un comme moi qui – venant du lycée – a été socialisé par la grosse machine du bac, c’était proprement hallucinant.

|12| Parce que les personnes nouvellement recrutées sont laissées dans la plus grande ignorance en ce qui concerne la prise de décisions au niveau d’une université, je n’ai pas eu le temps de comprendre le mode d’organisation général de Lille 1 et en particulier tout ce qui relève de l’informel dans le fonctionnement. Je soulignerai seulement que les autorités administratives (Président, Conseil d’administration, etc.) m’ont semblé bien loin de mon travail ordinaire.

|13| L’organisation des filières a de fortes similitudes d’une université à l’autre. Cependant, mon propos doit être relativisé par le fait qu’une certaine autonomie des universités autorise des modes d’organisation variables. Ce que je vais expliquer prévaut à Lille 1 mais ne se retrouve pas systématiquement ailleurs.

|14| Entendons-nous bien : cette organisation des enseignements élude largement les questions de coordination que j’ai évoquées supra pour se focaliser sur la répartition des services, le recrutement de précaires, le planning de l’année, le bilan des examens, les mentions de la filière, le maintien ou non d’un cours déserté, etc.