À quinze jours de sa première édition, le festival organisé par l’association Pourvoir féministe affichait déjà complet, avec une jauge à 460 places. Cette première édition s’est tenue le 5 septembre 2021, à Pantin, ville populaire en mutation au nord-est de Paris, à la Cité fertile. Un tiers-lieu à la mode pour les événements associatifs ou militants, dédié à l’expérimentation généreuse. Pourtant, malgré les efforts des organisatrices pour que les intervenantes des tables rondes prévues soient en majorité des personnes racisées, à l’extérieur de la grande halle où se tenait le festival, les serveur·euses et le personnel de sécurité furent parmi les rares personnes racisées aperçues ce jour-là sur cette ancienne friche industrielle de la SNCF.

Au programme de l’événement, des tables-rondes, mais aussi un numéro de stand-up, une chorale, un concert et un karaoké. Le dress code facultatif, « En rage et en joie », suggérait au public de venir en « shorts à paillettes et perfectos à clous ». A l’entrée, celles (98% du public environ) et ceux (la journée s’adresse aux « Enragé·es » et les hommes cis sont bienvenus) qui arrivent s’entendent demander : « Vous aviez oublié le patriarcat, pas vrai ? » tandis qu’on leur propose d’inscrire sur un autocollant le pronom par lequel ielles souhaitent se faire désigner : elle / il / iel. À deux pas, un « Musée du patriarcat » minimaliste consiste en un mur auxquels sont accrochés quelques citations de la littérature féministe et six objets symbolisant l’oppression des femmes : « Éponge », « Police », « Barbie », « Pilule », « Aiguille à tricoter », « Soutif ». Même date de péremption pour tous ces objets : 2022. Ailleurs se trouvent une hache pour « séparer l’homme de l’artiste », un « cahier de doléances féministes » et un « dossier d’instruction du patriarcat ». La poubelle de la salle est barrée d’un bandeau sur lequel est inscrit : « MEN ».

La rencontre était annoncée comme « politique et inspirante, radicale et joyeuse » : comme une forme d’utopie en acte, en somme. La première table ronde s’intitulait justement : « Des utopies aux révolutions féministes ». Facilité du marketing militant ? L’utopie qui brasse large pourrait aisément passer pour leurre un peu criard ou incantatoire. Un hameçon passe-partout destiné à drainer à bon compte un public jeune et vaste. À la fois solennelle et sereine, l’ambiance sur place était presque un peu trop studieuse pour sembler radicale pour de bon. Et pourtant, dans la grande halle de la Cité Fertile, quelque chose semble bien se passer : une attente, une attention, une disponibilité. Comme si l’utopie avait mué. Plutôt que perfection et harmonie, l’utopie féministe qui s’esquisse ici paraît tenir davantage d’un avenir qui bousculerait le présent. D’un carburant. Elle apparaît comme autant de tentatives, de renversements et de ressorts pour puiser là une combustion militante.

Sous forme de verbatim, nous vous proposons d’entendre ce que les participantes à cette table ronde avaient à dire de cette reconfiguration des frontières de l’utopie radicale. De gauche à droite, sur l’estrade, se trouvaient Bibia Pavard, historienne, Aurore Koechlin, sociologue, Marion Pillas, journaliste, et Elvire Duvelle-Charles, autrice. Voici des morceaux choisis de leurs interventions.

Imaginer l’utopie féministe

Elvire Duvelle-Charles

Dans ma tête, c’est assez simple, en fait : c’est juste une journée où on te fait pas chier… Un monde dans lequel on arrive à s’affranchir des rapports de domination de genre, de race, de classe… Ça peut être de la science-fiction, mais moi, ça ne me semble pas si incongru comme idée, un monde dans lequel on arrive à s’écouter, à dialoguer de manière calme et non violente… Je veux comme Miss France en fait, juste la paix dans le monde ! Une utopie féministe, c’est un monde sans peur. C’est quand même fou le nombre d’êtres humains qui vous font peur.

Marion Pillas

Je retiens l’expression d’Anaïs Bourdet [qui a ouvert l’événement en lisant un extrait du livre collectif Nos amours radicales, paru en septembre 2021 aux éditions Les Insolentes], qui parle d’un monde de câlins… Un monde avec beaucoup moins de violence, un monde plus horizontal, plus fluide.

Aurore Koechlin

Ce serait peut-être, plus concrètement, la nécessité d’une autre prise en charge de tout ce qui est travail reproductif, d’une socialisation des tâches reproductives… Imaginer une sortie de la famille de l’aspect économique qui fonde un peu la domination de genre. C’est important de dire que ce n’est pas utopique en fait. On dit que c’est une utopie pour avoir de la force et pour continuer à se battre… mais ce n’est pas une utopie : c’est un programme. On va le réaliser.

Bibia Pavard

Cette utopie féministe est inséparable de toutes les autres utopies politiques qui, dans l’histoire, sont allées ensemble. Est-ce qu’on peut penser une utopie féministe sans penser, par exemple, aujourd’hui l’utopie écologiste ? Est-ce qu’on peut penser une utopie féministe sans penser aussi à un monde qui sorte du capitalisme et des rapports de domination qui s’inscrivent dans capitalisme-là ? Et est-ce qu’on peut penser une utopie féministe sans le pacifisme ?

Construire l’utopie féministe

Aurore Koechlin

Pour la question de la stratégie, tout découle de l’analyse qu’on fait de la base de l’oppression et de l’exploitation des femmes et des minorités de genre. C’est en grande partie l’assignation au travail reproductif, tout ce qui est soin, santé, éducation. Que ce soit dans le cadre de la famille, du marché, des services publics… A partir de cette analyse, mécaniquement, on a aussi une arme : l’arme de la grève féministe. C’est un mot d’ordre qui a été mis en avant par le collectif Ni Una Menos en Argentine, qui appelle à une grève féministe internationale pour le 8 mars. Un des enjeux, ça serait que, le prochain 8 mars, il y ait vraiment une grève féministe d’ampleur, où toutes et tous on cesse totalement le travail. Qu’il soit reproductif ou productif, d’ailleurs… Après cette journée symbolique se pose la question de comment on continue. Mais déjà c’est un premier point d’appui.

Marion Pillas

A titre personnel, professionnel et collectif, car je parle aussi au nom de La Déferlante, on croit aussi à un outil qui est l’information et la formation. Je pense que, de manière générale, les féministes sont toujours très avides de se former. On essaie de donner des armes intellectuelles.

Elvire Duvelle-Charles

Pour moi, ça a été extrêmement riche d’être dans des lieux dans lesquels j’ai échangé avec d’autres femmes. Un groupe de collage, un groupe de parole, ce sont des lieux qui sont précieux évidemment pour l’action qui est menée, mais en fait surtout pour les conversations qu’on a, les rencontres qu’on fait, les expériences de sororité et d’adelphité qu’on vit… Moi, c’est vraiment ce qui a transformé ma vie : les actions collectives, ces moments où on se retrouve pour peindre des lettres, pour faire un collage, qui sont un peu des réunions en non-mixité improvisées. C’est pas grave de rentrer dans un mouvement, un groupe, une association qui n’est pas complètement en cohérence avec ses idées. En fait, c’est là qu’on arrive aussi à détricoter les choses. Passer à l’activisme, ça te révolutionne aussi toi-même, ta manière de percevoir ton corps… Tu as l’impression que ton corps est beaucoup plus puissant. Quand on voit des images des personnes qui sont en train de coller ou de sauter sur la voiture de DSK, il y un côté où on se dit : “C’est hyper puissant, c’est hyper fort !” Du coup, de savoir qu’on est capable de faire ça, c’est indescriptible le sentiment de puissance, et tout ce que ça t’apporte, après, dans ta vie professionnelle, dans ta manière de t’affirmer avec ton boss, dans le métro. Ça te change vraiment dans ton corps.

Bibia Pavard

Ce qui fonctionne bien, ce qui marche, c’est quand on a tout un éventail de prises de positions dans des sphères sociales différentes. C’est ça, aussi, la force des mobilisations féministes : c’est qu’elles ont eu lieu dans la rue, dans les institutions, dans le domaine culturel… Et c’est vraiment lorsque tout s’articule que ça permet de faire bouger les choses. C’est ce que la sociologue Laure Bereni appelle “l’espace de la cause des femmes”, en montrant qu’il y a différents pôles, qui peuvent fonctionner ensemble pour faire avancer la société dans un sens.

Prolonger l’utopie féministe

Bibia Pavard

Il faut se rendre compte qu’on est en train de vivre une époque importante pour l’histoire des féminismes… On vit quelque chose que la sociologie des mobilisations collectives appelle “une ouverture des opportunités politiques”… donc là, il faut vraiment s’engouffrer partout, parce tout à coup l’espace s’ouvre, dans le débat politique, dans l’espace professionnel, au niveau éditorial… Et dans l’histoire, cet espace-là, à un certain moment, il se referme parce qu’il y a un changement de régime politique, par exemple parce qu’il y a une révolution conservatrice. Donc il faut s’immiscer partout, à tous les niveaux, pour essayer de faire bouger les choses parce que c’est le moment de le faire.

Aurore Koechlin

Quoi qu’il arrive, le capitalisme va essayer de récupérer. Plus un mouvement met en cause le pouvoir établi, plus le pouvoir établi va essayer d’annihiler son pouvoir contestataire. Le fait qu’il y ait un mouvement féministe autonome, avec différents féminismes en son sein, c’est une garantie pour nous que les questions féministes soient prises en charge par les principales et principaux concerné·es, et qu’elles soient prises en charge tout simplement. Mais, dans le même temps, je pense qu’il faut ancrer ce mouvement dans une perspective de convergence avec le mouvement anticapitaliste, avec le mouvement antiraciste, avec le mouvement écologique… pour avoir une perspective qui est résolument anticapitaliste. C’est quand même beaucoup plus difficile de récupérer un mouvement qui affiche des couleurs anticapitalistes et qui remet en cause l’ensemble du système, y compris dans sa dimension économique et de classe, que de récupérer un mouvement qui n’affiche pas ça. On a envie, en fait, que l’ensemble de la société devienne un espace safe. Donc, pour ça, on a besoin de nos petits espaces safes locaux. Mais à un moment, il faudra s’attaquer à tout le reste.

Elvire Duvelle-Charles

Je pense qu’on ne peut pas ne pas se faire récupérer. La solution, c’est d’être ambitieuses, c’est-à-dire de toujours vouloir plus, de toujours aller plus loin, d’aller toujours à l’étape d’après et de ne pas se contenter de ce qu’on a, du travail qui est déjà fait. Parce qu’on voit qu’il y a toujours un backlash, une espèce de dénivellement vers le bas des luttes qu’on a essayées de tenir. Il y a vraiment une idée de progression et d’évolution qui est hyper importante à avoir. C’est comme ça qu’on s’en sort.

Derrière la journée de festival Enragé·es, l’association “Pourvoir féministe”, créée en 2020, est à la fois un nouvel acteur dans l’écosystème féministe militant, et un espace de sensibilisation capable de mobiliser déjà un public ample. Entretien avec trois organisatrices bénévoles de la structure, dont son instigatrice, Anaïs Leleux, qui fut auparavant porte-parole de Nous Toutes.

Mouvements (M.) : Pouvez-vous nous préciser l’histoire de Pourvoir féministe, comment vous vous déployez et comment vous avez choisi de vous structurer  ?

Anaïs Leleux (A.L.) : Pourvoir Féministe s’est créée il y a un an dans l’idée de repolitiser le féminisme. Alors que les contenus un peu faciles, prémâchés, sont légion sur Instagram, il nous semblait important de rappeler qu’il s’agissait d’une idéologie politique et d’inciter les féministes à penser un projet politique féministe, radical, transversal.

Marie-Laure Vistos (M.-L.V.) : Un projet qui ne se limite pas à la seule lutte contre les violences sexistes et sexuelles mais qui soit un mouvement de fond.

Laurie Dentz (L.D.) : Tout en permettant de faire raisonner, politiquement, la voix des femmes et des minorités.

A.L. : Nous ne sommes pas un parti et n’avons pas pour objectif déterminant d’obtenir la mise en place de ce projet… Nous rêvons évidemment que cet idéal se concrétise un jour. Mais nous souhaitons déjà, par l’éducation populaire et l’organisation de temps d’échange, que les féministes pensent leur utopie, qu’elles se permettent de penser hors du cadre qu’on leur a toujours présenté comme LE cadre. Nous voudrions qu’elles s’autorisent certaines questions, qu’elles s’autorisent à questionner le fonctionnement et l’existence même des institutions, qu’elles se sentent légitimes à le faire.  C’est pour cela que nous organisons pour les y aider des sensibilisations gratuites sur tous les sujets politiques (armée, diplomatie, économie). Elles mettent en avant les travaux de chercheuses féministes radicales, au sens où elles reviennent à la racine des différentes problématiques et des différents mécanismes de domination.

M.-L.V. : Concernant notre fonctionnement, nous avons opté pour une mixité choisie où chacun·e est libre de contribuer à ce qu’iel souhaite et comme iel le souhaite à travers différentes thématiques. De la même manière au sein de l’asso, chacun·e est libre proposer ou contribuer selon ses envies et disponibilités.

M. : Vous avez choisi d’entamer votre « Journée féministe joyeuse et énervée » par une table ronde intitulée « Des utopies aux révolutions féministes ». En quoi la notion d’utopie est-elle féconde pour les luttes féministes actuelles ?

L.D. : Les utopies nous permettent de penser hors du cadre. Le Robert définit après tout l’utopie comme un « Idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité. Conception ou projet qui paraît irréalisable ». Deux points me semblent particulièrement importants: la notion de réalité, qui est différente, propre à chacun·e : elle constitue ce qui est présent autour de nous à un instant T à travers nos yeux. Ce qui nous amène au deuxième point : « qui paraît irréalisable ». Nous voulons penser, hors du cadre de la réalité actuelle, qu’il est possible de construire autre chose, même si cela paraît irréalisable.

M.-L.V. : C’est d’autant plus important que la société actuelle a été pensée et fondée par des hommes cis pour des hommes cis. Ce modèle a atteint ses limites L’utopie n’est qu’un point de départ. Je ne sais pas si c’est un but à atteindre, mais elle fait du bien et nous permet de nous libérer de toutes contraintes. Par exemple, j’aurai adoré vivre dans un monde tel que décrit dans Herland où la coopération et le bien commun sont la base de toute leur organisation !

A.L. : Marie-Laure le disait, ces dernières années, le mouvement féministe s’est énormément focalisé sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. Et c’est effectivement un point clé. Mais ça ne peut pas être l’alpha et l’oméga. Le fait de se concentrer sur ça nous empêche de penser le reste de notre monde idéal. C’est tellement un gros morceau qu’on n’a plus la place, l’espace mental, le temps pour quoi que ce soit d’autre. On ne s’autorise plus à rêver à quoi que ce soit d’autre qu’à un monde où on se sentirait en sécurité. Nous avons besoin de stimuler notre imagination et je crois que la notion d’utopie peut nous y aider. Il me semble que penser un futur désirable, à un moment où les féministes sont déprimées et nombreuses à témoigner d’un burn out, peut aussi nous aider à prendre soin de notre santé mentale.

M. : Quel lien faites-vous entre utopie et révolution ? S’agit-il de passer de l’une à l’autre ?

M.-L.V. : Est-ce qu’une révolution est nécessaire pour atteindre l’utopie ? Certainement !

A.L. : Le mot révolution est devenu très galvaudé. L’idée de révolution féministe encore plus. Ce n’est pas anodin qu’elle soit récupérée par le capitalisme comme elle l’est, qu’elle s’affiche sur les t-shirts et les tote-bags. Je pense que l’utopie peut nous aider à repolitiser la révolution. Car si la révolution, c’est un changement d’ordre politique et social, c’est aussi la rotation complète d’un corps mobile autour de son axe. Je suis d’autant moins sûre que l’on parvienne à cette révolution qu’elle reste un impensé. Cette rotation complète reste un impensé. Pour beaucoup de féministes en cette année de présidentielle, la révolution serait d’avoir une femme présidente. Et si ce serait inédit, si cela pouvait conduire à quelques améliorations à condition qu’il s’agisse d’une écoféministe, anticapitaliste, antimilitariste, antiraciste, cela n’aurait rien d’une révolution. Car le système resterait peu ou prou le même.

L.D. : Nous pensons que le système capitaliste dans lequel nous sommes actuellement n’est pas compatible avec les révolutions sociales et politiques. Il est nécessaire de penser différemment. Faire naître des utopies est l’essence même des révolutions.

M. : Quels discours, quelles actions spécifiques qualifieriez-vous d’« utopiques » dans les luttes féministes actuelles ou passées ? 

A.L.: Si l’on parle d’utopie au sens de « projet qui paraît irréalisable », indéniablement « 24h de trêve », d’Andrea Dworkin. C’est à mon sens l’un des discours féministes les plus puissants qui aient été prononcés.  On est en 1983 à Saint Paul, dans le Minnesota et Dworkin qui a été invitée par une association de 500 hommes « pro-féministes », leur demande d’obtenir 24h de trêve pour les femmes. 24h pendant lesquelles elles ne seraient pas violées, pas tuées. Elle conclut en leur disant qu’elle les laisse travailler à ça pour elles et toutes les femmes pour qui ils disent vouloir l’égalité. Ils n’y ont évidemment jamais travaillé.
Maintenant si on envisage l’utopie comme la « construction rigoureuse d’une société, qui constitue, par rapport à celui ou celle qui la réalise, un idéal ou un contre-idéal », je pense que l’anarcha-féminisme peut et doit énormément nous inspirer.

M. : Dans vos actions au fil de l’année, s’agit-il de réinjecter de l’utopie dans la mobilisation, ou de puiser quelque chose dans ce que serait l’utopie ? Et alors, quoi ?

M.-L.V. : Je pense qu’aujourd’hui, il ne suffit plus de se battre contre un système. Sur chacune de nos sensibilisations, on constate assez rapidement en quoi le système est vicié. Donc oui à l’utopie pour inspirer la mobilisation. Mais notre but est de rendre le quelque chose très concret et de se rendre compte que nous sommes toustes capables de cette autre chose.

A.L. : Les deux ma capitaine. Puiser des idées, puiser des méthodes et mettre en place des outils qui doivent permettre aux gens de penser hors du cadre. On a surtout envie de pousser la réflexion, d’amener les féministes à tirer le fil. La plupart des militantes considèrent qu’il faut que la police soit formée pour mieux accompagner les victimes de violences sexistes et sexuelles. Mais faut-il former la police ou faut-il l’abolir ? Ou faut-il encore imaginer autre chose ? Ce qui est sûr, c’est que la plupart du temps on ne s’autorise pas à se poser ces questions car depuis qu’on est gosses on nous apprend qu’il y a des méchants, et que parce qu’il y a des méchants, il faut la police.

L.D. : Je dirais plutôt qu’il s’agit de puiser quelque chose dans les utopies pour réinjecter de l’utopie dans la mobilisation. Je dirais qu’il suffit de ne pas savoir que c’est impossible pour le faire.

M. : Quels groupes féministes, en France ou à l’étranger, considérez-vous aujourd’hui comme porteurs d’utopie ? Qui y fait référence aujourd’hui ?

A.L. : Les Zapatistes mexicaines et plus récemment les Kurdes du Rojava. Parce qu’il s’agit de mouvements libertaires, municipalistes qui repensent l’ensemble des mécanismes de domination. Et qui mettent aussi l’accent sur le droit politique des femmes et des minorités opprimées à l’autodéfense. L’histoire de Jinwar, au Rojava, est riche d’enseignements. Des femmes qui s’emparent d’un territoire, en pleine guerre, pour y créer un éco-village en non-mixité et réfléchir aux mécanismes de dominations ? C’est aussi improbable qu’incroyable. J’aime beaucoup l’idée d’un lieu « pour construire et se reconstruire ». Et aussi que le plus important, dans leur contrat social, soit la question du droit des enfants, qu’il ne saurait être question de violenter d’une quelconque façon que ce soit et dont on soit, qu’ils et elles diffusent en grandissant cette idée d’émancipation partout dans le monde.

L.D. Je te rejoins. Il a sûrement été très dur à la révolution du Rojava de penser qu’il était possible de vivre sans une hiérarchisation pyramidale de la population. Pourtant, les femmes se sont organisées en armée pour repousser Daesh. Elles ont mené la révolution en se basant sur le livre utopique, La révolution communaliste d’Abdullah Öcalan. Bien sûr, il y a une différence entre la théorie et la pratique. Ceci dit, aujourd’hui les communes et les différentes populations ethniques sont organisées de façon autonome. Les décisions politiques sont prises par et pour les personnes concernées. Les différentes identités ethniques et religieuses sont protégées et soutenues, elles sont libres d’avoir leur cursus scolaire et d’enseigner leur propre langue, ce qui n’est pas possible dans le système syrien actuel. Les femmes sont présentes à tous les niveaux politiques, des conseils de femmes sont mis en place pour qu’elles puissent discuter en non-mixité des problèmes qu’elles rencontrent. Autant vous dire qu’il fallait penser hors du cadre pour mettre en place un tel projet.

M. : Diriez-vous que certaines œuvres d’utopie féministe vous ont particulièrement inspirées ? Puisez-vous aussi votre inspiration dans des œuvres de fiction et si oui, comment, pourquoi ?

M.-L.V. : Certaines m’ont inspirée ou en tous cas particulièrement remuée sur la façon de traiter les personnages, le genre, les relations. Je pense à Viendra le temps du feu de Wendy Delorme publié cette année, mais également à Herland de Charlotte Perkins Gilman publié en 1915… Ça me fait dire que ça fait longtemps que des utopies féministes sont pensées, qu’on en rêve toustes. N’en restons pas au rêve inaccessible.

A.L. :  La première à laquelle je pense, c’est Cité des Dames, écrit par Christine de Pizan en 1405. C’est à ma connaissance la plus ancienne utopie féministe, et elle parle déjà non-mixité. L’autrice imagine en effet une « place forte », où les femmes pourront « se retirer et se défendre (…) de si nombreux agresseurs ». Cette cité des Dames est aussi pour Pisan un lieu de savoir, où les femmes pourront « apprendre ensemble », « construire une culture des femmes ». J’aime aussi beaucoup la façon dont Charlotte Perkins Gilman, dans Herland, et Virginia Woolf, dans Une Chambre à soi, ont pensé l’importance du logement comme lieu d’émancipation, de repli, de sécurité. Dans Herland, chaque femme dispose d’un domicile à elle, domicile qui ne dispose pas d’une cuisine individuelle.

L.D. : Je regrette que la science-fiction féministe ne soit pas davantage adaptée au cinéma ou en série. Je ne connais aucune œuvre cinématographique aujourd’hui qui parle d’un futur différent, encourageant et inspirant, ni sur le plan social, ni sur le plan écologique, ni sur le plan politique. Peut-être la seule série qui m’a inspirée récemment (et qui n’est pas particulièrement féministe) serait Euphoria. Il y a une personne trans qui est représentée dans la série, elle n’est pas le sujet de la série, et elle n’est pas contrainte à des discriminations pour son identité.

M. : A quoi pourrait ressembler pour vous, en quelques traits, un monde féministe utopique ?  

M.-L.V. : Des territoires autogérés, la communauté de ressources, une éducation non genrée et partagée.

A.L. : Un monde où frontières, armées et capitalisme auraient disparu. Un monde où l’on prendrait soin de la planète et des enfants. Un monde qui serait pensé pour que tous et toutes y trouvent leur place. Et donc par et pour toutes et tous. Ce qui impliqueraient que les femmes, les personnes trans, les personnes racialisées, les personnes handi, les enfants, qui connaissent une réalité différente de celles des hommes cisgenre adultes valides et ont donc des besoins spécifiques qu’il nous faut prendre en compte, jouent un rôle particulier dans la construction de ce nouveau monde. Pour enfin, parvenir à une égalité réelle.

L.D. : Chaque personne serait respectée dans son identité et son entièreté. Le bonheur d’une infime partie de la population ne dépendrait pas du malheur des autres. Les mots bienveillance et empathie constitueraient les fondements de ce monde. Exploitation serait remplacée par solidarité, production par réparation, punition par apprentissage, etc.

M. : Comment les utopies féministes s’articulent-elles selon vous aux autres élans utopiques, a priori centrés sur d’autres problématiques sociales ? S’agit-il de les articuler ?

M.-L.V. : Le féminisme est transverse et oui il peut et doit s’articuler avec toutes les luttes. Je ne peux pas me dire féministe si je ne lutte pas contre la précarisation. Je ne peux pas me dire féministe si je ne lutte pas pour l’écologie.

A.L. : Bien sûr, à condition que l’objectif soit celui de l’abolition des rapports de domination. Le tout est de ne pas chercher à remplacer une domination par une autre. Que des personnes qui se revendiquent du féminisme prennent le pouvoir pour se comporter de la même façon que les hommes actuellement au pouvoir ne m’intéresse pas. La chercheuse et militante anarcha-féministe Carol Ehrlich l’écrivait très bien en 1977 : « Ni un État des travailleurs ni un système matriarcal ne permettra la fin de l’oppression pour tous et toutes. L’objectif, donc, n’est pas de “s’emparer du pouvoir”, comme les socialistes exhortent à le faire, mais bien d’abolir le pouvoir. » Et quoi de plus utopique, au sens idéaliste aussi bien qu’au sens de projet qui semble inatteignable, que l’abolition du pouvoir ?

M. : Y a-t-il un risque dans l’utopisme ? Toute révolution féministe doit-elle puiser à l’utopie féministe ?

M.-L.V. : Le risque est que ça reste un fantasme. Je préfère viser un idéal, c’est plus enthousiasmant de proposer plutôt que de tenter de réparer un modèle qui ne marche plus.

A.L. : Encore une fois, si par révolution on entend changement global et radical, il nous faut laisser libre cours à notre imagination et rêver en grand. Et donc puiser dans l’utopie, oui. Sinon, on ne pense pas la révolution. On pense au mieux le réformisme ++.

M. : Si la notion d’utopie est souvent associée à celle d’harmonie, l’harmonie dans l’ordre du genre vous semble-t-elle un objectif envisageable ? Souhaitable ?

M.-L.V. : Je ne vois pas ce qu’une distinction genrée a apporté à notre société. L’harmonie du genre pour moi passe par une libération de celui-ci.

A.L. : Si l’harmonie c’est le « rapport heureux entre les parties d’un tout », alors c’est évidemment un objectif souhaitable. Que chacun et chacune trouve sa place, se sente respecté·e, en paix. Attention en revanche à ne pas envisager l’harmonie comme la soi-disant complémentarité entre les hommes et les femmes, qui « par nature » auraient des choses très différentes à apporter, des rôles différents à jouer.

M. : L’utopie féministe a-t-elle des frontières, des limites, et est-ce un enjeu pour les luttes féministes aujourd’hui ?

M.-L.V. : L’utopie est liée à notre imaginaire qui est influencé par notre environnement. Donc je pense que nous ne pouvons avoir qu’un seul modèle d’utopie. Mais chacun·e à notre échelle, nous pouvons construire quelque chose qui nous ressemble.

A.L. : Les seules frontières de notre imagination. L’idée d’une révolution féministe se heurte déjà à bien trop d’obstacles, de limites. N’en mettons pas aux utopies féministes.