Comment lutter contre les violences sexuelles dans les milieux militants ? Ce texte se penche sur les réflexions féministes qui traversent les gauches radicales allemande et française depuis les années 1990. Ne souhaitant pas recourir à la police ou à l’institution judiciaire, trois stratégies s’offrent aux victimes et à leurs allié·es : la pédagogie, via l’éducation des agresseurs, la confrontation directe et l’organisation d’une justice interne alternative. Celles-ci s’avèrent cependant souvent peu efficaces devant les soutiens que rencontrent les agresseurs, si bien que de nombreuses femmes choisissent aujourd’hui de s’auto-organiser en groupe de défense féministe non-mixte. Si elles parviennent ainsi à faire sans la police, il ne semble pas que ces pratiques alternatives permettent de maintenir l’unité des collectifs militants.

Hanaline Brel détient un master en droit ainsi qu’en sociologie urbaine. Elle est engagée dans la lutte féministe contre les violences faites aux femmes.

Émeline Fourment est docteure en science politique, également engagée dans la lutte féministe contre les violences faites aux femmes.

Cet article a d’abord été publié dans le n°92 de Mouvements, « Se protéger de la police, se protéger sans la police », 2017.

« Femmes, frappez en retour ! » : c’est par ce slogan que les féministes autonomes allemandes appelaient leurs camarades femmes à agir contre les violences sexistes dont elles faisaient l’objet à l’extérieur mais aussi à l’intérieur des milieux militants dans les années 1980-90. Ces mots résument à la fois une volonté de se défendre face aux agresseurs et un refus de recourir à la police pour ce faire. Dans cette perspective, la solidarité entre femmes constitue le principal appui de la lutte à mener contre les violences sexuelles.

La recherche sur le mouvement des femmes s’est intéressée aux mobilisations contre les violences sexuelles[1] et aux stratégies visant à faire reconnaître le viol comme un problème public nécessitant une intervention de l’État. Or, l’approche féministe qui refuse de recourir aux institutions étatiques dans la lutte contre les violences sexuelles est bien plus ignorée. Celle-ci, certes plus marginale que dans les années 1960-70, existe pourtant bel et bien et est portée par de nombreuses militantes de la gauche radicale. Critiques du système judiciaire étatique, considéré comme une institution qui échoue à condamner les agresseurs et consolide les dominations patriarcale, raciale et de classe (voir par exemple pour la France le site « Paye ta police »[2]), ces féministes réfléchissent à d’autres façons d’agir en cas de violences sexuelles. Loin d’être abstraites, ces réflexions sont en général développées à partir de situations concrètes de dénonciation de viols commis par des militants sur des militantes[3].

En France comme en Allemagne, une femme sur sept déclare avoir été violée ; dans 86 % des cas, elles connaissent leur agresseur[4]. Ces violences concernant toutes les sphères de la société, elles n’épargnent pas les milieux militants, même si ceux-ci se disent antisexistes. Cependant, contrairement à ce qui se passe dans d’autres groupes sociaux et du fait de la présence de féministes, ces dénonciations y sont rendues publiques et donnent lieu à de vifs débats politiques. Les choses se passent en général ainsi : une victime de violences sexuelles, entourée de soutiens féministes, dénonce publiquement l’agresseur et exige que des mesures soient prises en conséquence (le plus souvent, elle demande l’exclusion du militant du groupe). Deux fronts se forment alors : celui des personnes qui soutiennent la victime dans sa demande et celui de ceux qui prennent le parti de l’agresseur. S’ensuit un bras de fer long et fastidieux, le plus souvent remporté par le camp de l’agresseur : la victime quitte souvent le milieu militant, ses allié·es, si elles y restent, se retrouvent stigmatisé·es. Si l’histoire semble ainsi toujours être reproduite à l’identique, il reste que ces dénonciations sont des moments intenses de réflexion féministe qui amènent les militantes à développer de nombreux outils. On constate ainsi une production importante d’écrits militants sur le sujet s’intéressant aux questions suivantes : comment comprendre et analyser les violences sexuelles ? Comment agir en cas de dénonciation ? Comment répondre à ses adversaires ? Comment soutenir une victime de violences sexuelles ? En bref : comment lutter contre les violences sexuelles dans les milieux militants ?

Cet article propose de se pencher sur ces réflexions féministes telles qu’elles sont ou ont pu être développées dans les gauches radicales allemande et française. Il s’intéresse aux différentes conceptions de la justice développées par les militantes féministes de ces milieux et à la façon dont les résistances qui leur sont opposées contraignent leurs choix d’action et d’organisation.

Notre propos s’appuie sur des sources diverses récoltées en France et en Allemagne : des archives du mouvement autonome allemand consultées à Berlin et Göttingen qui nous permettent de remonter jusqu’à la fin des années 1980, des documents récoltés en France, des entretiens effectués avec des militantes à Berlin, Göttingen et Paris entre 2013 et 2016 ainsi que nos propres expériences dans les milieux militants parisiens durant cette même période.

Les outils développés par les féministes pour agir contre les violences sexuelles en milieu militant

Le refus de recourir aux institutions judiciaires a amené des féministes libertaires à développer un ensemble de réflexions et d’outils alternatifs pour agir contre les violences sexuelles en milieu militant. Ceci afin de construire « des espaces où ces violences ne sont pas légitimées » et « où la lutte contre elles devient une préoccupation collective »[5], sans quoi elles demeurent invisibles du fait des mécanismes structurels d’occultation des violences sexuelles[6]. Les actions menées ont donc pour point commun d’avoir été développées collectivement par des féministes rassemblées pour mettre fin aux agressions dans leurs milieux, relayer les besoins des femmes victimes et agir de façon à ce que ces besoins soient respectés. Elles sont souvent le fait de groupes de soutien et de solidarité créés dans l’urgence autour des victimes, suite à une dénonciation. Dans une perspective féministe, la démarche de ces groupes implique de toujours croire la victime de façon à aller à l’encontre des mécanismes de décrédibilisation qui suivent systématiquement une dénonciation de violence sexuelle. Une exclusion de l’agresseur des lieux fréquentés par la victime est souvent exigée non pas, de prime abord, pour le punir, mais de façon à garantir un espace où la victime peut se reconstruire et où les autres militantes peuvent évoluer en sécurité.

Ces points communs dans le soutien aux victimes n’empêchent cependant pas une diversité de pratiques dans la façon d’agir suite à une dénonciation. Si l’on s’intéresse à la façon dont les militantes pensent les manières de responsabiliser les agresseurs, l’on peut considérer que ces pratiques sont développées à travers deux perspectives différentes que l’on nommera la pédagogie et l’offensive. Toutes deux diffèrent dans leur analyse des causes des violences sexuelles.

L’approche pédagogique considère que dans de nombreux cas, les agresseurs ne sont pas conscients de ce qu’ils font subir du fait de leur socialisation masculine qui, dans une société patriarcale, n’apprend pas aux hommes à considérer le consentement des femmes. Ceci en raison de la banalisation du viol ainsi que des schèmes normatifs des relations sexuelles qui, en assignant les hommes à un rôle pro-actif et les femmes à un rôle passif, entretiennent cette banalisation. Cet ensemble de représentations de la sexualité hétérosexuelle troublerait la perception du consentement, et ceci tant pour les hommes, qui prennent l’habitude d’obtenir ce qu’ils veulent par la force s’il le faut, que pour les femmes qui n’ont pas l’habitude d’exprimer leurs (non-)désirs. Les agressions sont alors perçues comme dues à une absence de communication aussi appelée « zone grise de consentement ». Dans cette conception, la responsabilisation des agresseurs vis-à-vis de leurs actes suppose un travail d’éducation au consentement. C’est pourquoi des actions de sensibilisation sont menées par le biais de formations ou de brochures[7] rédigées par des militantes, en dehors des cas de dénonciations, de façon à prévenir les violences. Suite à une dénonciation, un travail de prise en charge de l’agresseur peut être entrepris, afin d’éviter une exclusion sans suite qui comporterait le risque qu’il agresse à nouveau mais en dehors des frontières du groupe. En Allemagne, c’est dans cette optique qu’il a été exigé au début des années 1990 que certains agresseurs fassent des « thérapies radicales d’hommes » qui consistent en des groupes de discussion dans lesquels les hommes sont amenés à développer une réflexion critique sur leurs schémas de pensée et leurs comportements. Depuis quelques années, en Allemagne comme en France, cette approche guide aussi la mise en place de processus de justice transformatrice par des militantes féministes. Ceux-ci supposent non seulement une responsabilisation des agresseurs mais aussi de l’ensemble du groupe social autour de lui qui se doit de soutenir le processus, ceci tant d’un point de vue affectif (en encourageant l’agresseur), que d’un point de vue plus coercitif (en refusant de boire des bières avec lui s’il s’avère devenir violent quand il boit, par exemple). Ces processus de justice transformatrice sont toutefois rares en France et en Allemagne par rapport aux tentatives existantes en Amérique du Nord.

L’approche offensive estime quant à elle que l’agresseur est tout à fait conscient des agressions qu’il perpètre et qu’elles sont pour lui une façon d’affirmer sa domination sur la victime. Elle est particulièrement bien résumée à travers le slogan « Parce qu’ils savent ce qu’ils font ! »[8] des féministes libertaires autonomes allemandes des années 1990. Concrètement, elle amène à une confrontation directe, physique ou non, des agresseurs qui se traduit le plus souvent par des actions d’intimidation et d’exposition : lancers de peinture ou d’œufs sur l’agresseur ; action de graffiti autour de sa maison ; actions d’intimidation verbale etc. Plus rarement, l’agresseur est passé à tabac. En Allemagne, dans les années 1980-90, une pratique courante voulait que les victimes et leurs allié·es diffusent des affiches intitulées « ATTENTION VIOLEUR » sur lesquelles figuraient les nom et prénom de l’agresseur, ses caractéristiques physiques (parfois accompagnées d’une photo), son adresse postale ainsi qu’un message appelant les femmes à frapper en retour. Enfin, que ce type d’action soit ou non entrepris, l’approche offensive implique d’exiger l’exclusion des violeurs de tous les espaces militants. L’objectif est là de « faire changer la peur de camp » en démontrant que les agresseurs ne bénéficieront pas de l’impunité que la société (ou que leur groupe politique) leur fournit par ailleurs. La sanction est aussi vue comme la meilleure façon de prévenir les violences sexuelles.

Cette façon d’agir peut être adoptée dès le départ par les groupes féministes pour répondre à une violence sexuelle comme cela a été très souvent le cas dans les années 1980-90 en Allemagne. Elle peut cependant aussi intervenir après l’échec d’une approche pédagogique, alors que l’agresseur mobilise l’idée de « zone grise de consentement » ou sa « socialisation masculine » pour se déresponsabiliser. Il n’est en effet pas rare que les agresseurs usent des discours antisexistes auxquels ils ont été familiarisés par leur militantisme pour se disculper – ce qui a pour effet de désarmer les militantes féministes. Cette stratégie des agresseurs est rapportée par les Poissonnières, un groupe d’autodéfense féministe français : « Y a aussi la question de l’intentionnalité pour les autres [militant·es] : si y a pas volonté de violer, c’est pas un viol. Et les violeurs jouent là-dessus systématiquement. Soit en disant “je veux bien comprendre qu’elle ait mal vécu le moment” ou en disant “elle dit n’importe quoi”. Pour nous, y a pas de viol sans violeur : le problème, c’est pas l’intention, c’est le résultat. Et par ailleurs, y a pas de viol par hasard. C’est pas vrai que les hommes ne se “rendent pas compte” qu’ils violent ». (Entretien collectif avec les Poissonnières, avril 2015).

À noter la proximité des arguments de l’agresseur avec la notion de « viol non-intentionnel » invoquée par  l’Inspection générale de la Police Nationale Française pour disculper leur agent accusé de viol dans « l’affaire Théo ».

Le choix de l’offensive intervient souvent quand la victime et son entourage sont mis en difficulté par l’agresseur et ses allié·es. Face au refus de reconnaître les agressions, voire lorsque l’agresseur se lance dans une entreprise de diffamation active contre la victime dans les milieux militants, l’intimidation ainsi que l’affichage de l’agresseur, compris comme une campagne active de contre-information, apparaissent comme les seuls leviers d’action efficaces.

Ces deux approches – pédagogique et offensive – ont pour ambition commune de responsabiliser les agresseurs. Les militantes doivent faire des choix qui, finalement, les amènent à poser des questions de philosophie de la justice telles que : la fonction du châtiment ; la proportionnalité entre gravité de l’acte et choix de la peine ; la prise en compte de l’intention ; la manière d’empêcher une récidive ; la tension entre sanction et réinsertion ; l’articulation entre culpabilité individuelle et responsabilité collective dans les causes de l’agression ; la place de la victime dans le processus. Sur ce dernier point, si dans une perspective féministe, la volonté de la victime est toujours première – à l’inverse de ce qui se passe dans le système pénal – certaines féministes s’interrogent sur le poids que cela lui fait porter au détriment d’une prise en charge plus collective, alors que déjà pléthore de stratégies ou de mécanismes contraignent les femmes à ne pas dénoncer[9]. La pensée féministe tente ainsi d’articuler différents niveaux d’analyse prenant en compte les individus, leur environnement proche, les mécanismes sociaux et structurels auxquels ils et elles sont soumis·es. Ceci complexifie les choix politiques et principes d’action.

La question de l’individualisation de la peine, principe de droit pénal qui permet au juge d’adapter une peine à la situation du condamné, en est une autre illustration. Le recours aux institutions est souvent d’autant plus rejeté par les féministes libertaires que le risque d’une double peine pour l’agresseur, parce qu’il est racisé, étranger ou souffre de troubles mentaux, est grand. La tension entre la prise en compte de l’imbrication des rapports de pouvoir et le risque de déresponsabiliser certains hommes de leurs actes au motif qu’ils appartiennent à un groupe social dominé est sans cesse rediscutée et reste un problème pour beaucoup de militantes.

Mais au-delà de ces questions que les féministes discutent entre elles, les raisons qui motivent les actions offensives nous montrent que bien souvent, l’approche adoptée par les militantes est largement contrainte et déterminée par les actions menées contre elles par les agresseurs et leurs soutiens.

Les contrecoups à l’action féministe

Si les réflexions féministes autour de la question des violences sexuelles sont particulièrement riches et foisonnantes, il n’en est pas de même pour les contrecoups auxquels elles doivent faire face et qui ont une incidence non négligeable sur leur action. Nous identifions en effet de nombreuses constantes dans les contrecoups (ou backlashs) auxquels les féministes font face.

Tout d’abord, la parole des victimes est systématiquement remise en cause, décrédibilisée voire ignorée. Ceci est fortement lié à ce que Schwendinger[10] et Brownmiller[11] appellent les « mythes sur le viol », c’est-à-dire un ensemble de schémas de perception et d’interprétation du viol, sur ses causes, ses conséquences, ses auteurs, ses victimes, son déroulement et son lieu, communément partagés dans nos sociétés. Concrètement, dans les milieux militants, ces mythes veulent que l’agresseur soit toujours extérieur au groupe. Il est inconcevable pour les militant·es que leurs camarades et amis, avec qui ils ont noué des liens forts, puissent avoir agressé une femme, a fortiori s’ils avaient une relation avec elle. S’ensuivent ainsi des prises de position et témoignages publics en faveur de l’homme dénoncé qui visent à empêcher son exclusion de groupes ou de lieux, en invoquant souvent la présomption d’innocence. L’homme lui-même joue le plus souvent un rôle actif dans ce processus en répandant sa propre version des faits. Cette défense des agresseurs prend une ampleur d’autant plus grande que ceux-ci disposent d’un capital militant important (reconnaissance par les pairs, contacts militants, responsabilités). Ainsi, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les actions féministes les plus radicales, incluant une confrontation directe de l’agresseur, ne sont pas forcément celles qui sont le plus critiquées. On observe plutôt que si l’homme est peu connu des milieux militants, l’action attire rarement des commentaires alors que le simple fait de demander calmement à un militant aguerri de quitter une soirée ou de ne plus fréquenter un bar, peut mener à des discussions interminables.

Mais les contrecoups observés ne se résument pas seulement à un processus de remise en cause des victimes. Ils se traduisent aussi par un glissement progressif de la discussion autour des violences sexuelles vers la question des actions que les victimes et leurs soutiens ont entreprises. Les féministes, et non plus les violences, deviennent alors un problème à résoudre. Ce processus peut suivre plusieurs logiques, l’une n’excluant pas l’autre. La première consiste à diaboliser les féministes. On les soupçonne d’agir dans le secret, de comploter, de dénoncer injustement un homme par vengeance et pour en tirer avantage, ou, lorsqu’elles ont opté pour une stratégie d’offensive, d’être particulièrement cruelles. L’on a ainsi dit des féministes de Göttingen des années 1990 qu’elles étaient des dizaines à agir la nuit, alors qu’elles étaient rarement plus de cinq, tandis qu’en France, en 2015, les Poissonnières ont appris qu’on les soupçonnait d’avoir torturé des hommes dans des caves. Les rumeurs vont ainsi bon train et sont d’autant plus efficaces qu’elles reposent sur des figures misogynes (la sorcière, l’empoisonneuse, la gorgone) ancrées dans l’imaginaire collectif, qui associent les femmes puissantes à la méchanceté et la sournoiserie. Dans la même logique, les féministes (plutôt que les violeurs) sont souvent accusées de diviser le milieu militant et ainsi de l’affaiblir. En période de forte mobilisation, on leur reproche alors de décrédibiliser le mouvement vis-à-vis du grand public comme cela a été le cas à Nuit Debout en 2016, lorsque des féministes ont dénoncé les violences ayant lieu sur la place publique contre de jeunes militantes.

Les féministes, et non plus les violences, deviennent alors un problème à résoudre. Enfin, c’est le paternalisme qui constitue le ressort de la troisième logique observée. Il consiste à admettre que les violences sexuelles sont un problème dans les milieux militants, mais que les actions choisies par les féministes ne sont pas adaptées pour y répondre. Certain·es expliquent ainsi aux militantes ce qu’elles auraient dû faire, d’autres mettent en place un processus de justice différent de celui des féministes, qu’ils et elles estiment plus légitimes. Cette logique a ceci d’ambivalent qu’elle correspond tant à la volonté des féministes de faire reconnaître les violences comme un problème politique, qu’elle contribue au retour de bâton. Elle a eu un impact important sur les militantes allemandes des années 1990 rencontrées, qui ont mené des actions directes qu’elles regrettent aujourd’hui « car ce n’était pas la bonne façon de faire ». Quand elle intervient, la volonté d’organiser un processus de justice différent de celui pour lesquels les victimes et leurs soutiens ont opté, trahit une relation ambiguë avec les institutions judiciaires. En effet, les alternatives proposées consistent souvent en une reproduction du fonctionnement d’un procès : des juges sont désignés, une enquête est menée, les différentes parties et leurs soutiens sont entendues et un jugement est rendu (voir par exemple ce qui a pu être fait dans le mouvement antifasciste allemand dans les années 1990). Ces arènes alternatives de justice se veulent garantes de la neutralité de la décision rendue mais reproduisent, au final, les travers de l’espace judiciaire identifiés par les féministes libertaires : la charge de la preuve repose sur la victime, la présomption d’innocence empêche de conclure à des condamnations.

Les institutions judiciaires ne s’avèrent pas seulement servir de modèle pour certain·e·s militant·es. Parfois, elles apparaissent comme la solution face aux dénonciations. Outre les plaintes en diffamation déposées par des agresseurs contre les féministes, beaucoup de militant·es enjoignent les victimes à porter plainte parce qu’ « un viol ça va au pénal, point ! » (commentaire d’un militant parisien critiquant la confrontation d’un agresseur par un groupe de féministes en 2014). Certain·e·s refusent d’ailleurs de croire les victimes tant qu’elles n’ont pas porté plainte.

Cette invocation soudaine des institutions de justice a de quoi surprendre pour des milieux libertaires. Pour beaucoup de militantes féministes, elles témoignent du fait que les milieux militants et l’État travaillent ensemble au maintien des structures patriarcales. La voie judiciaire peut alors apparaître comme l’une des solutions disponibles, ni meilleure, ni pire, pour tenter d’obtenir justice. Cette conclusion amène certaines victimes à porter plainte, quand elles n’y ont pas été contraintes par des plaintes pour diffamation déposées par les agresseurs.

Les contrecoups observés suite aux dénonciations de violences sexuelles dans les milieux libertaires ont pour principal effet l’épuisement et le désillusionnement des militantes. Beaucoup se désengagent, d’autres au contraire, durcissent leur positionnement féministe, adoptent une approche offensive ou délaissent les milieux militants mixtes pour ne plus s’organiser que de façon non mixte (entre femmes et minorités de genre). Ainsi une exclusion informelle des femmes des milieux militants mixtes s’opère, paradoxalement accompagnée d’un renouveau du militantisme féministe en non-mixité autour de l’idée d’autodéfense féministe.

Conclusion : l’autodéfense féministe comme solution

Les dénonciations de violences sexuelles s’avèrent creuser un fossé entre les militantes féministes et le reste du milieu militant. Alors que les premières, rassemblées autour de la victime pour la soutenir, ont été amenées à développer de multiples analyses, réflexions et modes d’action pour lutter contre les violences sexuelles, les autres militant·es campent sur leur refus de reconnaître les violences sexuelles et n’amorcent ainsi aucune réflexion à ce sujet. De même, alors que les unes cherchent à développer une véritable culture du consentement et à transformer les pratiques sexuelles, les autres s’obstinent à considérer qu’il ne peut y avoir de violeurs dans leurs rangs.

Ce fossé toujours plus grand, alimenté par des attaques personnelles et de nombreuses ruptures amicales, finit par convaincre les militantes féministes qu’elles n’ont rien à attendre des autres militant·es et que la solution réside dans l’auto-défense féministe, comprise dans un sens large, individuel et collectif : apprendre à se défendre physiquement, à transmettre aux autres les techniques de défense et se former à intervenir en cas de besoin ; mettre en place des réseaux et des structures de solidarité féministe en non-mixité, d’actions collectives contre les agresseurs, de soutien collectif (prendre soin l’une de l’autre, créer des affinités féministes, soit un type de relation qui va à l’encontre d’une logique de concurrence entre femmes). L’auto-défense rencontre elle aussi ses problèmes, dont les conflits internes et le manque de ressources qui sont détenues majoritairement par les hommes militants, mais elles apparaissent bien souvent comme un moindre mal par rapport à ce qui a pu être vécu auparavant.

[1] Voir notamment : P. Delage, Violence conjugal/Domestic Violence. Sociologie comparée d’une cause féministe France/États-Unis, 1970-2013, Thèse de doctorat, 2014 ; l. Boussaguet, La pédophilie, problème public. France, Belgique, Angleterre, Paris, Dalloz, 2008; D. M. Busch, « Women’s Movement And State Policy Reform Aimed At Domestic Violence Against Women. A Comparison of the Consequences of Movement Mobilization in the U.S. and India », Gender & Society vol. 6, n° 4, 1992, p. 587-608.

[2] Ce site féministe recueille des « Témoignages de sexisme, culture du viol et culpabilisation des victimes de la part ou au sein de la police » pour mieux les dénoncer.

[3] Nous traitons ici exclusivement de violences sexuelles commises par un homme sur une femme, surtout parce qu’elles représentent la majorité écrasante des cas rencontrés tout comme dans le reste de la société où les victimes sont des femmes dans neuf cas sur dix et les agresseurs des hommes dans 99% des cas (données HCE, 2016 ; Schöttle M., 2004).

[4] Source : enquête CVS 2010-2015 INSEE-ONDRP et SCHÖTTLE, 2004.

[5] Fanzine « Lavomatic. Lave ton linge en public ».

[6] P. Romito, Un silence de mortes. La violence masculine occultée, Traduit de l’italien par J. Julien, Paris, Syllepse, 2006.

[7] Par exemple, en France. En Allemagne, dans le cadre de discussions plus larges sur l’antisexisme.

[8] En référence aux propos du Christ sur la croix : « Pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, 23, 34).

[9] A. Morvan et al., Éducation populaire et féminisme. Récits d’un combat (trop) ordinaire. Analyses et stratégies pour l’égalité, Rennes, La Grenaille, 2016.

[10] J. R. Schwendiger & H. Schwedinger, « Rape myths : In legal, theoretical, and everyday practice », Crime and Social Justice, n° 1, 1974, p. 18–26.

[11] S. Brownmiller, Against Our Will : Men, Women, and Rape, New York, Simon & Schuster, 1975.