Avec la fermeture des établissements d’enseignement de la maternelle à l’université, l’ensemble de la communauté éducative a basculé le 16 mars 2020 sous le régime de la « continuité pédagogique ». Ce mot d’ordre devait accompagner son fonctionnement de manière bien plus durable que la seule période du confinement. La nécessité de poursuivre le travail scolaire en dehors de l’espace-temps de l’école n’a en effet pas pris fin pour tout le monde avec la réouverture des écoles, collèges et lycées au mois de mai 2020 : jusqu’à l’été le retour en classe, à temps partiel, est en effet demeuré suspendu au « libre choix des familles ». En sont en outre demeurés exclu·es, les élèves de petite et moyenne sections de maternelle ainsi que les étudiant·es. Depuis la rentrée de septembre, les lycéen·nes et étudiant·es ont pu expérimenter le mode hybride, et pour les second·es un retour au 100% distanciel dès la fin du mois d’octobre.

Ces modes hybrides ou distanciels doivent-ils être considérés comme de simples transformations de l’organisation habituelle du travail, comme du travail en « mode dégradé », ou bien encore comme la révélation voire l’accélération de mutations plus profondes de la politique scolaire ?

Pour conduire cette réflexion, le présent propos s’appuie sur une analyse de la multiplicité des discours qui ont tissé le débat public pendant et après le confinement, sur une série d’enquêtes empiriques publiées à l’issue de cette période mais aussi sur les témoignages plus informels que nous avons pu recueillir du fait de notre implication dans la formation initiale et continue des enseignant·es.

Notre hypothèse est que l’injonction à assurer la « continuité pédagogique » met en évidence des orientations politiques de transformation du rôle et de la place de l’école, mutations elles-mêmes inscrites dans une plus longue durée. Dans ce projet, le pilotage pédagogique semble vouloir allier un strict contrôle du travail des enseignant·es (en renouvelant les programmes et les formations, en intensifiant les injonctions et les protocoles, en multipliant les évaluations des élèves, etc.) et une large autonomie laissée aux autres acteurs éducatifs. Or, comme le montrent nombre d’enquêtes à propos de l’organisation du travail scolaire des enfants comme de celui de son encadrement de la part des adultes pendant la pandémie, les tensions entre les volontés de contrôle et les prescriptions à l’autonomie ont connu une forme d’acmé. Ce pilotage paradoxal a suscité de nombreux dysfonctionnements, tant au niveau des élèves et de leurs familles, qu’à celui des enseignants et de leur encadrement intermédiaire qu’il soit local ou académique.

Au-delà de la simple garde des enfants, l’instruction elle-même a été déléguée aux familles, charge à elles de se saisir et de mobiliser leurs propres ressources, qu’elles soient culturelles, sociales ou économiques. Cette délégation s’est faite sans donner aux enseignants et à leur encadrement de proximité le temps, les moyens ou les outils leur permettant d’accompagner leurs élèves et leurs familles dans ces tâches scolaires, c’est-à-dire justement d’assurer cette continuité pédagogique si largement vantée dans les médias. Ce renvoi brutal des enfants et des adolescent·es à leurs propres ressources familiales, sociales et personnelles a provoqué un très grand désarroi. Au-delà de toutes les questions et les souffrances liées à l’absence de relations sociales, au-delà de toutes les difficultés des familles pour s’occuper de leurs enfants dans ces conditions exceptionnelles, au-delà de la disqualification du travail des enseignant·es, nous devrons poursuivre les observations et les enquêtes afin de décrypter le sens et les effets de ce pilotage politique sur un plus long terme : s’agit-il pour l’État éducateur de se délester, pour partie, de sa mission d’instruction publique ? De suivre ou de poursuivre une politique de libéralisation de l’école ?

Si, contrairement à ce qui a pu se faire en Allemagne, en Grande Bretagne, en Italie ou en Espagne, les établissements français du premier et second degré ont depuis été maintenus ouverts, la situation sanitaire a pu engendrer ici ou là des interruptions assez conséquentes de la scolarité pour les élèves (notamment en cas de classes ou d’écoles fermées ponctuellement, ou à titre individuel en raison des mesures d’isolement des cas contacts). S’ajoute à cela la difficulté de renouer avec la scolarité pour les élèves ou étudiants décrocheurs que la réouverture des établissements ne suffit pas toujours à relancer dans une dynamique de formation.

Maintenir la continuité pédagogique ne revêt, dans ces différentes situations, pas le même sens et ne se traduit pas par les mêmes pratiques. Celle-ci engage toujours un processus de traduction sous contrainte de l’impératif de continuité de l’enseignement pour les acteurs concernés : chef·fes d’établissements, personnel·les d’inspection et de formation, enseignant.es, parents, sans oublier les élèves eux-mêmes dont l’autonomie est particulièrement sollicitée dans ce type de situations. La réalité de la « continuité pédagogique » est, comme on s’en doute, tout sauf homogène, la diversité des situations et des contextes donnant lieu à des interprétations contrastées de ce qui « doit se continuer » à distance lorsque le fonctionnement ordinaire de la classe n’est plus assuré.

Si l’on examine le fonctionnement de l’institution scolaire durant toute cette période, la  communication politique et l’expérience sociale de manière plus large apparaissent traversées par des tensions entre : d’une part l’identification d’une dégradation du service public d’éducation et ses effets délétères sur les publics les plus vulnérables [1] et, d’autre part, la mise en œuvre de ressources professionnelles et individuelles, souvent liées aux usages du numérique, mais aussi à des formes d’engagement et d’investissement largement intensifiées.

À bien des égards, on peut estimer que ces dynamiques constituent moins des phénomènes directement induits par les conséquences scolaires de la crise sanitaire que des aspects plus structurels des systèmes éducatifs et du travail qui s’y effectue. D’un point de vue analytique, la « continuité pédagogique » avec ses discontinuités fait dans cette perspective office de loupe donnant à voir les rouages et fonctionnements de l’école ordinaire, avec ses inerties et ses logiques de transformation. L’exacerbation de l’incidence des inégalités sociales, économiques et territoriales résultant du transfert des apprentissages scolaires à la maison n’aura surpris personne, mais l’expérience aura sans doute eu le mérite de mettre davantage en lumière les mécanismes et points de passage par lesquelles celles-ci se métabolisent en inégalités d’apprentissage et dans une certaine mesure également l’impact des pratiques et stratégies pédagogiques différenciées des enseignant·es sur la réussite des élèves. Sans sous-estimer le rapport critique des professionnels vis-à-vis des injonctions ministérielles ou occulter les résistances de certains à la mise en œuvre de la continuité pédagogique [2], on peut estimer que celle-ci aura, au moins pour une partie des professionnel·les, été l’occasion de démontrer publiquement la force de l’engagement des acteurs, alors même que l’institution, seulement préoccupée de communication politique, n’a pas donné de véritables moyens pour soutenir cet engagement.

Les ressources institutionnelles et leurs limites

À la veille de la fermeture des écoles, la communication ministérielle se veut rassurante. Dans son allocution du 12 mars 2020, Jean-Michel Blanquer assure aux Français : « aucun de nos élèves ne doit rester au bord du chemin en cette période ». La continuité du service public d’éducation sera garantie à distance : « c’est une période de travail. Ce sont les modalités qui changent », précise le ministre. Ces modalités « font partie des plus modernes qui existent au monde parce que nous avons un système d’enseignement par le CNED qui est très préparé, sur lequel nous avons travaillé pour préparer justement des situations de ce type » poursuit-il.

Si le ministre ne manque pas d’évoquer le lien que les personnels de l’éducation nationale sauront établir avec les élèves et les familles, on peut s’étonner de l’assurance avec laquelle il fait alors dépendre le succès de la continuité pédagogique de la qualité des cours produits par le CNED (Centre national de l’enseignement à distance). Ces derniers, quoiqu’on en dise, n’ont en effet nullement été développés pour une situation de fermeture brutale de toutes les écoles, mais pour une tout autre configuration : celle d’une « scolarisation » à la maison. Au-delà du souci bien compréhensible de fournir rapidement une réponse aux inquiétudes de la communauté éducative en mettant à disposition des ressources déjà constituées, ce réflexe politique semble procéder d’une confiance sans doute un peu excessive dans la vertu intrinsèquement formative de l’accès à des ressources (numériques autant que possible).

On pourrait également déceler dans cet enthousiasme l’espoir que la crise sanitaire aurait un effet positif : celui d’accélérer la transition numérique de l’institution scolaire et de l’université, faisant, aux dires de l’institution, véritablement entrer l’une et l’autre dans la modernité. Cet espoir a sans doute été en partie satisfait, les outils numériques ayant été largement mobilisés par la communauté éducative, du moins par les personnels et usagers disposant des équipements adéquats (ou ayant été contraints de s’équiper pour l’occasion). Si elle a pu être utilisée par la suite pour mettre en place des visio-conférences, la plate-forme du CNED « Ma classe à la maison » ne semble pas avoir été plébiscitée par les familles et les enseignant.es. Non que les ressources en question aient été dépourvues de qualités intrinsèques, mais parce que celles-ci ne sont que des outils, des outils qu’il est toujours nécessaire de se réapproprier dans des situations singulières et en fonction de ressources antérieurs acquises par les acteurs. Les outils et les ressources, quels qu’ils soient, ne suffisent jamais en eux-mêmes à répondre aux besoins des acteurs.

S’agissant des enfants d’âge scolaire, le recours aux formations du CNED découle le plus souvent de l’impossibilité d’une fréquentation scolaire (pour cause de santé ou de déplacement familial par exemple), situation qui implique, même lorsqu’elle se veut provisoire, un projet pédagogique spécifique pensé pour un temps assez long et un investissement conséquent de la part des parents. En lien avec l’obligation d’instruction, les cours du CNED visent bien une continuité des apprentissages, mais celle-ci est à chercher du côté de la progressivité des programmes de l’éducation nationale en lien avec les enseignants du CNED et pas avec le travail engagé par les enseignant.es dans le quotidien des classes. L’inadaptation des ressources du CNED à la situation des élèves privés d’école résidait ainsi fondamentalement dans le fait que celles-ci ne s’inscrivaient pas (et ne pouvaient pas s’inscrire) dans les progressions construites par les professeur·es, qu’elles bouleversaient les repères des enfants, et ce faisant n’allait guère dans le sens d’une continuité rassurante. Ces « ressources » supposaient en outre un important travail d’appropriation de la part des parents (ou des élèves eux-mêmes pour ceux étant en âge de travailler en autonomie), travail difficile et chronophage à un moment où bon nombre d’entre elles et eux peinaient à concilier vie professionnelle et familiale.

L’offre de ressources proposées par l’Éducation nationale ne s’est, il est vrai, pas résumée à la seule plateforme « ma classe à la maison » mais s’est trouvée complétée par les ressources recensées ou développées au niveau académique. Les équipes pédagogiques, au niveau des circonscriptions notamment, ont ainsi souvent réalisé un travail considérable pour proposer à leurs collègues des activités pédagogiques pouvant être mise en œuvre à distance. Ces ressources ont pu, dans certains cas, prendre la forme de partenariats avec des éditeurs scolaires et des entreprises de l’edubusiness qui ont pu proposer un accès temporairement gratuit à leurs produits ou grâce à l’achat de licences par l’Éducation nationale, ce qui, au-delà du contexte immédiat, n’est pas sans poser quelques difficultés vis à vis du principe de neutralité commerciale du service public d’éducation. Il s’est agi, plus largement, de relayer via les « banques de ressources numériques éducatives », un ensemble de contenus libres de droits à destination des enseignant.es ou de leurs élèves. Enfin, l’opération « ​Nation apprenante » a permis de fédérer les offres de contenus pédagogiques développées par les acteurs de l’audiovisuel français au travers d’une plateforme unique, Lumni, en lien avec des opérateurs publics dépendant de l’éducation nationale comme le réseau Canopé ou le CLEMI (centre pour l’éducation aux media et à l’information).

Il n’est pas aisé de déterminer quel fut le degré objectif d’appropriation de ces ressources multiples par les professeur.es et par les élèves : les sondages réalisés auprès des enseignant.es [3] font état d’une insatisfaction manifeste à l’égard des supports pédagogiques institutionnels et d’un fort sentiment d’avoir dû se débrouiller seuls pour adapter les contenus pédagogiques au mode distanciel ; ce que d’aucuns ont nommé le grand « démerdentiel » ! Mais, au-delà de l’insatisfaction exprimée à propos des logiciels ou des supports mis à disposition, c’est principalement la nature, le rythme et les modes d’informations adoptés par la hiérarchie qui ont posé problème aux acteurs (souvent informés par le journal de vingt-heures d’une décision à mettre en œuvre depuis la veille !).

Il semble cependant que, dans l’urgence de la situation, une approche quantitative de l’offre de ressources ait été privilégiée au détriment d’une réflexion sur les conditions d’appropriation de ces dernières, conditions qu’on peut supposer fortement tributaires des contextes scolaires, culturels, géographiques et socioéconomiques.

En extrapolant les résultats d’une enquête engagée par deux sociologues de l’université de Bordeaux sur les pratiques d’accompagnement de la scolarité par les parents durant le confinement [4], on peut par exemple avancer l’hypothèse d’une utilisation plus faible des contenus culturels et pédagogiques proposés via la plateforme lumni chez les élèves de milieux populaires. Un des premiers résultats de cette recherche en cours, est en effet que les familles de milieux populaires n’ont pas consacré moins de temps que celles des classes supérieures au suivi du travail scolaire de leur enfant, mais que ce suivi s’est inscrit dans une dépendance beaucoup plus forte à l’égard des consignes données par les enseignant.es. Les parents de milieux aisés se sont, quant à eux, autorisé davantage de liberté dans l’accomplissement du travail scolaire, en lui substituant souvent des activités alternatives, sans lien direct avec le programme scolaire. Ces dernières familles semblent donc plus susceptibles que les premières de bénéficier du programme « Nation apprenante ». Apparaissent ici les effets socialement différenciés de la logique de libéralisation de l’éducation au nom de la « continuité pédagogique » : proposer des ressources pédagogiques tout en laissant aux familles la charge de les utiliser en situation renforce de fait les inégalités puisque ces familles les emploient en fonction de leurs propres normes et habitudes culturelles et scolaires.

C’est pourquoi la médiation de l’enseignant·e est requise pour sélectionner et scénariser les ressources dans l’optique du traitement des programmes. Cette scénarisation du travail par les enseignant·es, comme le choix des contenus proposés aux élèves ont pu prendre des formes diverses : transmission d’un programme de travail hebdomadaire ou bi-hebdomadaire, sous forme de mails ou via les espaces numériques de travail dans les établissements d’enseignement secondaire et supérieur, production de murs virtuels thématiques (padlets), création de blogs, déclinaison adaptée du cahier journal pour les parents (en maternelle), mise en place de feuilles de route sous forme de document partagé dans certaines formations universitaires, etc [5].

Lorsqu’ils ne remobilisaient pas des exercices ou des activités avec lesquels les élèves étaient déjà familiers, les enseignant.es ont également dû effectuer un important travail d’explicitation ou de transposition des objectifs et consignes de travail, anticipant autant que faire se peut des malentendus et difficultés qui peuvent en temps ordinaire souvent trouver une solution par un recours instantané à l’enseignant·e. Une enseignante de SEGPA explique ainsi comment elle a été amenée à créer une chaîne youtube [6], application dont ses élèves sont déjà familiers, pour expliquer à ces derniers le travail quotidien sous forme de courtes vidéos. Le choix du medium et le format quotidien sont ajustés aux besoins des élèves : afin de ne pas les noyer sous une masse d’informations et de soutenir leur motivation, l’enseignante a ainsi fait le choix d’un format court et d’une présentation échelonnée du travail sous la forme d’un accompagnement au jour le jour. Le choix du mode de communication auprès des élèves constitue une manière de les aider à s’organiser lorsque l’enseignant·e n’est pas là pour garantir par sa présence une structuration efficace du temps des apprentissages (certain.es ont pu choisir de téléphoner régulièrement aux familles pour les accompagner, d’autres ont même circulé dans les cités pour transmettre des documents en format papier pour permettre aux enfants de travailler sans le recours exclusif au numérique). Ce guidage s’avère particulièrement important en maternelle du fait des rythmes spécifiques des jeunes enfants : des enseignant.es ont ainsi pu proposer aux parents des emplois du temps modulables organisés autour de types d’activités à prévoir dans la journée, auxquels étaient associés des blocs de ressources : activités de manipulations, rituels, temps de langage, activité physique…

La médiation des professeur.es s’avère comme on le voit essentielle pour sélectionner les ressources pertinentes, construire un cheminement lisible pour les élèves et leurs familles mais aussi, et c’est sans doute l’un des aspects les plus saillants de l’expérience de la continuité pédagogique, pour maintenir l’engagement des élèves et des étudiants dans les apprentissages.

La continuité pédagogique, une continuité relationnelle

Outre le présupposé problématique suivant lequel tout·e élève (et même tout·e enseignant·e) disposerait d’un ordinateur et d’une connexion internet suffisante pour bénéficier pleinement des ressources numériques mises à sa disposition, ainsi que de la familiarité requises avec le type d’interface proposé par ces outils, la « continuité pédagogique » s’est heurtée à différents obstacles identifiés de longue date par les études relatives à la formation à distance : d’abord les problèmes liés aux usages et aux appropriations différenciées des outils (logiciels et interfaces) mais aussi les difficultés pour les apprenant.es de maintenir leur investissement dans la formation.

Ces difficultés, déjà conséquentes pour des adultes volontairement engagés dans une démarche de formation, peuvent devenir insurmontables pour des sujets plus jeunes dont le rapport aux savoirs et la motivation pour l’étude sont tout sauf évidents. La rupture avec l’organisation et la socialisation scolaires risquent fort, dans ces conditions, d’être synonyme de rupture avec les apprentissages. Le Plan d’action académique de lutte contre le décrochage lié au confinement, mis en place par l’académie de Montpellier en juin 2020 [7], fait ainsi état de plus 5% d’élèves ayant rompu le lien avec leurs professeur.es et observe des retours en classe plus faibles dans les établissements relevant de l’éducation prioritaire. Il s’agit à la fois d’élèves enclins au décrochage avant le confinement, d’élèves et étudiants dont les conditions de travail à la maison sont incompatibles avec l’étude, mais aussi de ceux que la suspension du cadre spatio-temporel de l’école et de la relation avec les pairs et les enseignant·es a privé d’un étayage nécessaire à l’engagement dans les tâches scolaires.

Cet obstacle se retrouve dans les universités qui ont été, et sont encore, soumises au mode distanciel de manière bien plus durable que les établissements du premier et du second degré. Si le décrochage ne semble pas y avoir été plus massif qu’en temps ordinaire, les études consacrées aux conditions de travail des étudiant·es [8] font état de difficultés fréquentes : problèmes de concentration, sentiment d’être moins efficace et de devoir fournir davantage de travail qu’en temps ordinaire (travail parfois accru par la substitution de travaux à rendre aux évaluations en présentiel). Dans l’ensemble moins empêchés que les élèves du secondaire par des problèmes d’équipement informatique, ils sont cependant nombreux à souligner l’incidence négative de l’isolement sur leur mobilisation quotidienne.

Ces dangers du confinement n’ont, à vrai dire, surpris personne et les équipes pédagogiques, à tous les niveaux, s’en sont préoccupées bien avant que puissent être mis en place les plans de lutte contre le décrochage et les dispositifs de remédiation (« vacances apprenantes », systématisation des dispositifs d’aide aux devoirs) qui ont accompagné le retour des élèves à l’école.

Un des paradoxes de la période est sans doute à cet égard l’intensification des échanges entre les enseignant.es et les familles. Toute une palette d’outils de communication, institutionnels et extra- institutionnels ont été mobilisés à cet effet : outre l’usage intensif du courrier électronique et de leur téléphone personnel, les enseignant.es ont mis à profit les réseaux sociaux (What’s app, Facebook, Twitter) en complément le cas échéant des espaces numériques de travail[9], certain.es ont créé des blogs ou des chaînes Youtube pour garder le contact avec leurs élèves, organisant des défis, les invitant à poster leurs réalisations (travaux plastiques, travaux d’écriture, vidéo de l’enfant récitant sa poésie…[10]). Dans le premier comme dans le second degré, leur souci n’a pas été seulement en cela d’assurer la continuité des enseignements mais aussi de venir apporter aux élèves un soutien psychologique, le recours à la classe virtuelle ayant pu aussi remplir cette fonction de maintien de la relation plutôt que de moyen de diffusion du cours à proprement parler.

À l’université, où le taux d’encadrement est souvent bien moindre que dans les établissements secondaires (avec il est vrai des variations importantes selon les cycles et le type de formation), la question de l’accompagnement des étudiant.es est très vite devenue également un enjeu majeur : Une partie des professeur.es se sont rendus plus disponibles qu’en temps ordinaire pour répondre individuellement aux questions de ces derniers·ères, au risque d’être débordés par l’afflux de mails à traiter. Lorsque les effectifs le permettaient (dans le cas de petites promotions, pour les cours en format TD) ou dans le cas d’étudiant.es en grande détresse, des rendez-vous téléphoniques ou en visio ont été organisés de manière individuelle ou en petits groupes. Exacerbée du fait de la situation, rendue moins formelle par un contexte où l’environnement professionnel n’est plus dissocié de l’environnement privé et familial, l’implication personnelle des enseignant.es est devenue plus visible pour les étudiant.es [11] qui ont pu, le cas échéant, s’y montrer sensibles au point de se sentir obligés en retour d’y répondre par leur investissement dans le travail, suivant une logique de don, contre-don [12].

Quand le lien a été maintenu, ce qui n’a certes pas toujours été le cas, la distance a ainsi pu avoir pour effet de renforcer une relation pédagogique dont la nécessité est devenue plus apparente au moment même où elle devenait plus difficile à faire vivre au quotidien. À l’instar de ce qui vient d’être dit pour les étudiant.es, des témoignages conduisent à penser que l’expérience de la continuité pédagogique a pu engendrer une amélioration de la relation entre les enseignant·es du primaire et du secondaire et les familles, dans le sens d’une plus grande confiance et d’une bienveillance réciproques. Outre la mise en lumière de la conscience professionnelle des professeur·es et de la volonté de bien faire des parents, le transfert à la maison d’une partie des activités relevant traditionnellement de la classe a pu en effet donner à ces derniers un aperçu de la professionnalité enseignante tout en les confrontant aux difficultés multiples de l’accompagnement des enfants dans les apprentissages. De manière symétrique, la situation a engendré du côté des professeur.es une préoccupation accrue pour les conditions d’articulation du travail personnel des élèves avec le cadre de vie familial.

On peut considérer à cet égard que la période du confinement a été caractérisée par une prise de conscience particulièrement vive de la vulnérabilité des publics scolaires et étudiants. Si les enseignant.es n’ignorent évidemment pas l’existence de la pauvreté ou du mal logement, ils ont parfois été surpris par la difficulté extrême des conditions de travail de certains de leurs élèves partageant leur « espace de travail » avec de jeunes frères et sœurs, ou contraints de recopier à la main depuis leurs smartphones le contenu des fichiers envoyés par les professeur.es.

Passer des bons sentiments à une sollicitude effective, de nature à modifier les pratiques dans le sens d’une attention accrue à la vulnérabilité propre aux humains (ce que montrent les travaux sur le Care [13] et aux situations individuelles, n’est possible qu’au prix d’une énergie difficilement soutenable dans la durée, surtout lorsqu’elle ne repose que sur un appel à la conscience professionnelle et à un sur-engagement des personnels d’éducation.

Continuité et discontinuité scolaire 

Si certaines enquêtes ont pu mettre en évidence le fait que le confinement (la rupture avec le quotidien de l’école) avait pu avoir des effets positifs sur certain.es élèves [14], ou étudiant.es [15] et sur l’institution scolaire, avec un renforcement de l’appropriation des outils numériques institutionnels et non institutionnels, on peut cependant se demander si la « continuité pédagogique » peut être séparée de la continuité scolaire. Même si les élèves et les étudiant.es les plus autonomes et qui se trouvent dans des conditions favorables au travail à distance, s’en sortent bien, ce succès n’est-il pas conditionné par le caractère transitoire de la rupture avec l’enseignement en présentiel ?

Au-delà même de la question pédagogique, le retour à l’école semble s’imposer, du moins pour les plus jeunes, en vertu du principe de la division du travail éducatif qui permet d’une part aux parents d’avoir une activité professionnelle, et leur évite d’autre part d’avoir à se transformer en instructeurs·trices ou répétiteurs·trices, activité pour laquelle bon nombre d’entre eux n’ont, bien légitimement d’ailleurs, que peu de compétences, de dispositions ou d’appétence.

Sur fond de reconnaissance de la valeur de la formation en présence, de nombreuses questions ont été soulevées par la fermeture des écoles et de tous les lieux d’éducation et d’instruction, comme en témoigne la floraison printanière d’enquêtes puis d’appels à projets de recherche, sur l’école en temps de Covid, observée dès le mois d’avril 2020. Dans un article publié à cette période sur le site web des Cahiers pédagogiques, le sociologue François Dubet exprimait l’espoir que le retour à l’école ne serait pas un simple retour à un état antérieur mais que l’institution saurait tirer les conséquences de ce que le confinement a, peut-être mieux que les sociologues (ou en tout cas de manière plus persuasive), mis en lumière, à savoir l’impact des conditions de vie des élèves sur le travail scolaire [16]. A côté d’une vigilance accrue des enseignant.es aux angles morts de leurs pratiques de classe, la reconnaissance de ce que la continuité pédagogique à distance n’a pas permis de sauvegarder devrait en outre, selon Dubet, conduire à rendre davantage justice à la valeur propre de « l’école à l’école » en faisant davantage de place à la dimension éducative et collective des apprentissages par différence avec des activités où cette plus-value par rapport à l’école connectée est moins nette : la leçon et les exercices individuels.

La privation d’école a pu souligner, par contraste, l’importance des dimensions intersubjective et sociale des apprentissages mais cela signifie-t-il pour autant qu’il serait souhaitable d’externaliser la leçon et les exercices individuels (fût-ce dans un monde idéal où tous les élèves bénéficieraient d’un environnement domestique favorable à l’étude connectée) ?

Même sous ses formes les plus classiques et magistrales, un cours n’est jamais en effet une ressource en première instance mais bien davantage une expérience partagée. Rien n’interdit il est vrai d’envisager que cette expérience puisse avoir lieu par écrans interposés, mais avec la distance bon nombre des ressorts pédagogiques qui font la leçon incarnée se trouvent affaiblis voire désactivés, du côté du jeu de scène de l’enseignant·e comme de l’ambiance de la salle. Ce qui se trouve ainsi perdu, c’est tout un faisceau d’échanges infra-verbaux permis par la présence comme les expressions corporelles, les murmures, ou les flottements que perçoit en temps ordinaire le professeur.e dans le face à face avec ses élèves ou étudiant·es, et qui ont une incidence plus qu’anecdotique sur la teneur de ce qui se dit et sur la manière dont cela se dit.

Les exercices individuels tirent eux aussi parti de leur inscription dans un espace et une temporalité partagés qui contribuent à rythmer la distribution de l’énergie investie par l’élève dans les apprentissages tout en permettant à l’enseignant·e de préciser les consignes ou d’ajuster les tâches en temps réel. En dépit de la présence, dans les textes officiels, de l’impératif de différenciation pédagogique, on reproche souvent à l’école d’imposer un cadre uniforme (aussi désigné par le concept de « forme scolaire ») peu respectueux des singularités apprenantes, mais ce cadre n’a-t-il pas le mérite de soutenir le travail personnel des élèves qui ne disposent pas encore de l’autonomie nécessaire pour maintenir leur attention ou organiser leur activité ?

En faisant voler en éclat cette structuration partagée des apprentissages, l’expérience de l’école à distance a contribué à relancer la question, identifiée de longue date par les sociologues [17], du « travail personnel » des élèves. La sollicitude pour les publics scolaires qui s’est particulièrement exprimée durant la période a pu en cela répondre à un besoin récurrent des élèves et des étudiant.es : besoin d’attention et d’échange interpersonnel certes, mais aussi besoin d’accompagnement dans l’acquisition de compétences d’autonomie, nécessaires à la réussite scolaire en temps ordinaire mais plus cruciale encore en mode distanciel. On peut penser dans cette optique, que davantage que la multiplication de ressources en ligne, un moyen de préparer les futures générations d’élèves et d’étudiants à l’éventualité de crises du type de celle que nous traversons serait d’inscrire, de manière structurelle dans les cursus, un accompagnement spécifique vers cette autonomie dans le travail personnel (en ciblant explicitement des compétences telles que la capacité à gérer son temps, à planifier et à hiérarchiser des tâches ou encore à développer des stratégies pour minimiser les sources de distraction).

 

Conclusion

La « continuité pédagogique » a largement fait fond sur la conscience professionnelle des personnels éducatifs ainsi que sur la responsabilité des usagers du service public d’éducation (enfants et parents). Quoiqu’avec bienveillance, ces derniers ont en effet été mis en demeure de poursuivre le travail scolaire en faisant preuve d’une autonomie sans précédent et dans des conditions parfois très dégradées. Éprouvante pour bien des familles, cette situation a également mis les professionnel·les en tension, ces derniers ayant souvent eu le sentiment d’être livrés à eux-mêmes tout en étant paradoxalement exposés à des directives tatillonnes de leur hiérarchie.

Si l’on peut ainsi avoir le sentiment que la « continuité pédagogique » a reposé sur les personnes plus que sur l’institution elle-même, il est aussi permis de se demander dans quelle mesure le renforcement de cette sollicitation des individus et de leurs ressources propres ne participe pas au projet de mutation libérale de l’école et de la scolarisation. La faible reconnaissance, voire le discrédit porté sur le travail des enseignant·es durant cette période, pouvant être également analysés comme une forme de disqualification du service public d’éducation de la part de ceux qui en sont les responsables.

Anne-Claire Husser est Maîtresse de conférences en philosophie de l’éducation à l’université Claude Bernard, Lyon I/ Inspé et membre du laboratoire Education Cultures Politiques.

Françoise Carraud est Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université Lumière Lyon II (HDR) et membre du laboratoire Education Cultures Politiques

[1] Les évaluations nationales conduites à la rentrée de septembre 2020 en français et en mathématiques auprès des élèves de CP et de CE1 ont ainsi fait apparaître un creusement important de l’écart des performances entre élèves scolarisés en réseau d’éducation prioritaire et ceux des établissements ordinaires. S’il fait apparaître un rebond des élèves de CP depuis la rentrée de septembre, le bilan intermédiaire publié en mars 2021 par la Direction de l’évaluation de la prospective et de la performance (DEPP) sur la base des évaluations conduites en janvier 2021 auprès des CP met en évidence la persistance d’un écart en français plus important qu’en 2019 entre ces types d’établissements. français.  https://www.education.gouv.fr/evaluations-2020-reperes-cp-ce1-premiers-resultats-307122

[2] Voir le billet d’Etienne Guillaud, « Une résistance coûte que coûte ? Le rapport militant à la « continuité pédagogique » d’un professeur des écoles durant le confinement », carnet Décrypter la société du Covid-19, Un chantier du CENS, 30/05/2020. https://covid19cens.hypotheses.org/563

[3] Citons notamment l’enquête Harris interractive sur le ressenti professionnel des enseignant.es pour le SNUipp-FSU (réalisée en ligne du 23 avril au 4 mai 2020 auprès de 7391 enseignant.es et enseignant.ees des écoles), et celle conduite par l’Institut français de l’éducation Les effets du confinement sur l’activité des professionnels de l’enseignement (enquête par questionnaire a été réalisée en mai-juin 2020 auprès de 4300 professionnel.les de l’enseignement primaire, secondaire et de l’enseignement supérieur): http://ife.ens-lyon.fr/ife/recherche/groupes-de-travail/enseignement-et-confinement-1

[4] R. Delès et F. Pirone, « Confinement et « école à la maison » : le point de vue des parents ». Dossier de synthèse consultable en ligne, 28/04/2020: https://www.u-bordeaux.fr/Actualites/De-la-recherche/Confinement-et-ecole-a-la-maison-le-point-de-vue-des-parents

[5] P.-F. Coen et S. Pellegrini, « Une feuille de route numérique pour évaluer formativement la progression des étudiants.es en contexte d’enseignement à distance », Évaluer. Journal international de recherche en éducation et formation, Numéro Hors-série, 1, 2020, p. 59-65.

[6] Diane Béduchaud et Élodie Leszczak, rapport d’enquête de l’Ifé sur Les effets du confinement sur l’activité des professionnels de l’enseignement, « Les Directeurs d’école, Personnels de direction et Inspecteurs », 2020, p. 50.

[7] https://www.ac-montpellier.fr/cid152433/lutte-contre-le-decrochage-lie-au-confinement.html

[8] S. GENEVOIS, G. LEFER-SAUVAGE, N. WALLIAN, Pré-rapport d’enquête nationale Etudiants & Confinement 2020. Institut Coopératif Austral de Recherche en Education (ICARE – EA 7389). 2020. hal-02863856

[9] S. GENEVOIS, G. LEFER-SAUVAGE, N. WALLIAN, Questionnaire d’enquête auprès des enseignant.es « Confinement et continuité pédagogique » ICARE. 2020. (hal-02934483

[10] Un certain nombre de ces initiatives diffusées sur les réseaux sociaux « ouverts » ont à leur tour été relayés par le compte twitter du ministère. On peut y voir une manière de saluer le travail des enseignant.es à l’instar des soignants mobilisés dans les hôpitaux tout en donnant une image rassurante de la capacité de l’institution à assurer la continuité pédagogique.

[11] Voir par exemple J-L. DENNY, « Le confinement pédagogique : de la pandémie à l’expérience d’apprentissage des étudiants », Recherches & éducations, Hors série, n° de Juillet 2020 URL : http://journals.openedition.org/rechercheseducations/10252

[12] B. ALBERO, “Autoformation et contextes institutionnels  : Une approche socio-historique” dans Autoformation et enseignement supérieur. Paris, Hermès Science / Lavoisier, 2003, p. 42.

[13] Voir notamment, P. MOLINIER, Le travail du care. Paris : La Dispute, 2013.

[14] Voir par exemple l’enquête menée par P. HAAG dans le cadre d’une recherche sur le vécu des élèves, du CP à la terminale : « Confinement et éducation à distance, le regard des élèves », Carnets de l’EHESS, 29 avril 2020: https://www.ehess.fr/fr/carnet/coronavirus/confinement-et-%C3%A9ducation-distance-regard-%C3%A9l%C3%A8ves. Notons que l’enquête a plutôt ciblé des élèves confinés dans de bonnes conditions et n’a pas atteint les élèves décrocheurs.

[15] C. GREMION, L. PERRIARD, et F. SCHUSSELE, « La liberté spatiotemporelle comme facteur d’engagement des étudiants? Étude de deux cas (peut-être pas si uniques) ». Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, 17(3), 2020, p. 25-31. https://doi.org/10.18162/ritpu-2020-v17n3-05

[16] F. DUBET, « Après le virus, l’école sera-t-elle comme avant ? », Les cahiers pédagogiques, 20 avril 2020. https://www.cahiers-pedagogiques.com/Apres-le-virus-l-ecole-sera-t-elle-comme-avant

[17] P. RAYOU (dir.), Faire ses devoirs, enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire, Presses universitaires de Rennes, 2009.