A propos de H.-S. Afeissa (sous la direction de), Ecosophies, la philosophie à l’épreuve de l’écologie, MF Editions, 2009.
Le livre se compose de douze articles répartis en trois parties. La première partie s’intéresse aux questions d’éthique et de justice. Augustin Berque revient tout d’abord sur son concept « d’écoumène », posé comme permettant de poser la médiation être humain-nature, là où la modernité a abusivement (op)posé le sujet et l’objet. J. B. Callicott propose de redécouvrir un ouvrage méconnu d’Aldo Leopold, considéré comme l’un des fondateurs en matière d’éthique environnementale, qui aborde la question d’une éthique de la Terre dans sa globalité. Callicott fait de Leopold un précurseur de Lovelock, car il considère lui aussi la Terre comme un être vivant. Dale Jamieson revient sur la question de la justice dans le domaine des changements climatiques et examine les raisons de reconnaitre un « devoir de protéger la nature ». Enfin Catherine Larrère retrace l’émergence de l’éthique environnementale en tant « qu’éthique appliquée », et estime que le plus gros changement dans ce domaine, en trente ans, est l’émergence de la « globalisation ».
La seconde partie consacrée à la biodiversité commence par un article de Mark Sagoff sur le rôle des communautés de savants (« communautés épistémiques ») en matière de politiques environnementales et le risque qui existe à ce qu’elles remplacent le citoyen dans la prise de décision publique. Raphaël Larrère évoque ensuite le statut des espèces invasives, s’interrogeant de manière fort pertinente sur les raisons qui ont conduit la Société Nationale D’acclimatation à devenir la Société de Protection de la Nature. Peut-on parler de discours xénophobe à l’égard des plantes « invasives », opposées aux plantes « indigènes » qui seules seraient « écologiques » ? Pourtant elles ne font pas nécessairement baisser la biodiversité en quantité absolue, et l’histoire de l’humanité est remplie d’acclimatations – et même d’acculturations réussies. R. Larrère ne conclut pas, il en appelle à une démarche pragmatique. Virginie Maris suggère au philosophe d’adopter une posture « pragmatique » (Dewey), permettant une « gestion adaptative évolutive » des ressources. Enfin devant la difficulté qui existe à définir ce qu’est la « bonne » biodiversité et le risque attenant de voir les définitions scientifiques dominantes s’imposer, Julien Debord propose un « anarchisme écologique » en matière de biodiversité – et là non plus ne conclut pas réellement, car le principe selon lequel « tout est bon » (Feyerabend) demanderait à être articulé avec ce fait écologique primaire qu’est l’interdépendance des éléments de la nature entre eux. Le problème aurait pu être abordé mais l’auteur fait le vœu de s’en tenir à l’aspect épistémologique.
La dernière partie tourne autour des questions de méthode. Andrew Light, s’interrogeant sur les raisons pour lesquelles l’éthique environnementale n’a pas eu beaucoup de conséquences sur la gestion environnementale, estime que la discipline devrait cesser de chercher à déterminer le principe ultime de la validité morale dans ce domaine pour prendre une part active aux débats publics. Nathalie Blanc, géographe montre que la perspective environnementale renouvelle profondément la distinction entre ville et campagne mais elle note aussi que des concepts tels que la biodiversité sont difficiles à transposer sur le terrain. Emilie Hache remarque que les Modernes s’appuyaient sur une éthique du progrès qui comprenait l’avenir en termes d’épargne, ce qui est joliment résumé, et devraient maintenant s’effacer pour laisser la place à une attention ouverte aux scénarios, qu’Hans Jonas appelait de ses vœux. Elle suggère de construire un faitiche du « faire attention ». Hicham-Stéphane Afeissa enfin montre que l’on doit interpréter l’écosophie d’Arne Naess en tenant compte de ses travaux sur l’empirisme sémantique. Le vague de ses propositions doivent alors être vues comme étant le résultat d’une ambition « métaéthique », laissant à chacun et à chacune le soin d’en tirer une application concrète. Ce point rejoint la remarque que nous avions déjà faite au sujet de Naess |1||, à savoir qu’il n’y a pas pire contre-sens que de faire de la Deep Ecology une entreprise autoritaire.
Disons-le tout de go : l’objet de cet ouvrage est difficile à appréhender. Réalisé sous la direction d’Hicham-Stéphane Afeissa, il affirme en quatrième de couverture avoir pour projet de faire se rencontrer ce qui est présenté comme deux traditions de pensée en matière d’environnement, l’une anglo-saxonne (Callicott, Naess et Rolston) et l’autre germano-romaine, pourrait-on dire : Jonas, Sloterdijk, Latour. Le volume, lui, ne comprend que les écrits de Callicott, et Naess en seconde main ; les autres auteurs évoqués sont absents. Où est la rencontre, alors ? L’introduction ne facilite pas les choses, elle ne s’intéresse pas à la rencontre mais à Pierre Hadot et à l’importance des clichés de la Terre à l’ère de la production de masse. Elle n’explique pas non plus pourquoi l’ouvrage est divisé en trois parties, « éthique et justice », « biodiversité, science, valeurs » et « du pragmatisme à la deep ecology ». Le lecteur est renvoyé à sa propre interprétation.
Les textes ne se rencontrent pas davantage. Entre un Marc Sagoff qui met en garde contre le poids des experts et un Dale Jamieson qui glose en expert sur la justice en matière de changement climatique sans avoir connaissance des enjeux réels en cours, entre un Andrew Light qui se demande pourquoi l’éthique environnementale n’a pas eu de conséquences dans le réel et une Nathalie Blanc qui montre que le concept de biodiversité est difficile à traduire sur le terrain, pour ne prendre que ces deux exemples, l’opposition est totale. Et elle n’est pas élaborée. De rencontre, il ne s’en produit pas, les textes qui sont juxtaposés les uns à côté des autres.
Le titre lui-même n’est pas à la hauteur du contenu : à l’épreuve de l’écologie, la philosophie ne se réduit ni à l’éthique environnementale ni à « l’écosophie ». Un tel schéma est extrêmement réducteur. Les allusions au « développement durable » ou à la croissance (Berque, p. 46) sont rares et si en matière de dégradation c’est l’industrie qui est régulièrement pointée du doigt (p. 114), on ne trouvera dans ce livre aucune analyse de ce qu’est l’industrie. On ne trouvera pas d’analyse de ce qu’est « le développement » ou « la technologie ». Ce qu’il est convenu d’appeler « l’écologie politique », d’Ellul à Gorz, de Jean Zin à Serge Latouche, est tout bonnement absent. Le Nouvel ordre écologique de Luc Ferry et la controverse autour de la modernité sont absents, alors que les concepts qui sont utilités dans ce volume (« holisme », « valeur intrinsèque » etc.) soulèvent de vastes débats en philosophie politique. Tout se passe comme si l’éthique environnementale était un domaine d’expertise cloisonné, comme le suggère d’ailleurs Andrew Light.
Depuis la conférence de Stockholm en 1972, les pays du Tiers-monde voient dans la protection de l’environnement une menace pour leur développement. Reconnaitre en 2009 que la nouveauté en matière d’éthique environnementale est la globalisation revient un peu à avouer que le domaine est passé à côté de la globalisation. Le dialogue Europe-Amérique du Nord ignore la littérature sur « l’environnementalisme des pauvres », notamment l’ouvrage de référence de Juan Martinez-Alier et Ramachandra Guha (Varieties of environmentalism, 1998). Il est tout simplement faux d’affirmer que le Sud se soucie moins de l’environnement (p. 112), et cela depuis le départ, depuis 1972. Les luttes environnementales au Sud n’ont pas attendu la création des parcs nationaux au Nord pour savoir quoi faire, on se reportera utilement à This fissured land, an ecological history of India de Ramachandra Guha (Oxford University Press, 1992). L’argumentaire dominant au Sud n’est en aucun cas basé fondé sur une volonté de détruire l’environnement mais sur le souci d’avoir « sa part ». La politique de la ville à Delhi est à peu près aussi « verte » que celle de Paris, avec les mêmes biais – une politique d’espaces verts qui profitent aux classes les plus aisées, la stigmatisation des comportements « polluants » des classes les plus défavorisées etc.
La méconnaissance de la question environnementale au Sud conduit même Dale Jamieson à voir dans la culture sur brûlis le parangon de comportement anti-écologique (p. 101) alors que c’est une pratique qui est reconnue comme étant parfaitement soutenable, tant que la forêt n’était habitée que par ceux qui pratiquent cette culture. Le même auteur, sur la foi de « travaux en psychologie », affirme que le réchauffement climatique ne heurte pas notre sens moral (p. 92)… il n’a sans doute pas lu le Hindustan Times ces derniers temps. Dale Jamieson, discutant de justice et de climat, oublie que le changement climatique est produit par l’accumulation de gaz à effet de serre et non par les émissions instantanées, prendre en compte ce point aurait peut-être modéré sa propension à voir les automobilistes chinois aussi coupables que les automobilistes canadiens… Bref, au regard des négociations en cours et de l’enjeu d’avoir à élaborer un avenir commun à l’échelle globale comme le suggérait le rapport Brundtland, ces distinctions paraissent bien théoriques et détachées des discussions actuelles.
Si elles sont rarement nouvelles, les questions posées par cet ouvrage ne sont évidemment pas dénuées de pertinence. Oui, la biodiversité est difficile à définir ; oui il n’est pas facile de savoir si l’on doit influencer un écosystème dans un sens ou dans un autre, raisonner sur la base d’espèces ou d’écosystèmes etc. Mais qui ignore ces enjeux, désormais ? L’essentiel a déjà été dit. On se souvient de l’excellent ouvrage de Catherine Larrère, Du bon usage de la nature, devenu un classique, ainsi que de son livre sur les éthiques environnementales (PUF, 1997). On a en mémoire l’excellent petit recueil de classiques anglo-saxons publié sous la direction d’H.-S. Afeissa (Vrin, 2007). Ces questions semblent avoir connu leur apex dans le passé. La réflexion sur la nature et les catastrophes semble maintenant tourner un peu en rond. Ce livre donne l’impression de vouloir avant tout à s’assurer de la légitimité du champ créé, au sens bourdieusien, ainsi que du leadership en son sein. Les moyens utilisés sont classiques : inter citation, ticket d’entrée dans la discussion reposant sur la maîtrise d’un corpus d’auteurs communs etc. Entre la conclusion d’Henry Shue qui fait des riches les responsables du changement climatiques (conformément au Protocole de Kyoto) et celle d’Axel Gosseries qui estime que tout le monde devrait réduire ses émissions sur un pied d’égalité, Catherine Larrère ne tranche pas, le débat entre soi semble se suffire à lui-même. L’exploration du réel devient secondaire devant les enjeux de pouvoir qui sont liés au champ disciplinaire. Le champ est devenu hermétique à la critique extérieure, notamment celle de Luc Ferry (Le nouvel ordre écologique, 1992) ou celle de la sociologie de l’environnement. Le fait que la thèse de Gosseries soit un pur jeu logique, revendiqué comme tel (Gosseries affirme dès le départ s’appuyer sur une théorie de la justice à l’exclusion des autres, sans justifier pourquoi celle-là serait plus adéquate qu’une autre), semble indifférent. Gosseries affirme par exemple que sa théorie évite « l’écueil d’une uniformisation constante des niveaux de bien-être et de revenu qui ne laisserait aucune place à la responsabilité et à la liberté des personnes » |2||, ce qui indique qu’il se place dans le cadre du libéralisme moderne à la Dumont et le met en totale contradiction avec la promesse faite par les pays développés en général depuis Stockholm et la ministre de l’environnement danoise en particulier récemment dans le Hindustan Times. Tant que « se développer » signifie adopter l’organisation sociale des pays « développés », se développer impliquera d’émettre plus de gaz à effet de serre, c’est ceci qu’il faudrait interroger !
Mais le propos de ce livre est différent. En matière de justice, aucun des quatre articles invoqués n’est réellement concluant, tous ne renvoient finalement qu’à un devoir envers « la nature ». Il n’est fait référence aux écologistes que pour se moquer de leurs contradictions supposées (Larrère, p. 112). Alors que les comportements « verts » deviennent un souci massif, l’éthique environnementale continue de ne s’intéresser qu’à la gestion des ressources, et de laisser totalement de côté la question des inégalités. Comment concilier l’argument du livre, en première page de couverture, qui affirme que la crise environnementale remet en cause notre forme de civilisation, et son contenu, qui se désintéresse de l’économie, du développement, bref de notre forme de civilisation, de notre être propre – la modernité ? L’éthique environnementale, soucieuse de la nature mais insouciante des êtres humains et de ce qui les fait courir aujourd’hui : le développement ?