Au lendemain des attentats de novembre, plusieurs philosophes ont pris position dans le débat relatif à l’état d’urgence et à sa prolongation en France, contribuant à alimenter la réflexion sur le recours aux régimes d’exception. Force est de remarquer que ce débat politico-philosophique est cependant prisonnier de simplifications réciproques et paradoxales. Dans les colonnes du Monde, Giorgio Agamben écrivait ainsi que les Etats de droit démocratiques ne peuvent rien faire contre le terrorisme sans attenter aux libertés, allant jusqu’à suggérer que nos Etats contemporains créeraient eux-mêmes la terreur pour mieux se transformer en « Etats de sécurité », lesquels ont « besoin de la peur pour se légitimer[1] ». Pascal Engel lui a répondu, dans le même quotidien, par une défense de l’état d’urgence, dénonçant chez Agamben l’influence du juriste allemand Carl Schmitt, un penseur conservateur très controversé puisqu’il adhéra au nazisme en 1933 et fut antisémite toute sa vie[2]. Ce qu’Engel oublie de dire, c’est que Schmitt était lui-même aussi un fervent défenseur de l’état d’urgence. A vrai dire, il est certainement, quoi qu’on puisse en penser, le théoricien qui a le plus sérieusement approfondi le problème juridico-politique de l’état d’urgence, celui dont il est impossible de taire le nom aujourd’hui lorsqu’on se penche philosophiquement sur la question des régimes d’exception dérogatoires.

L’état d’exception comme nouveau paradigme de gouvernement ?

Car les philosophes politiques n’ont évidemment pas attendu le 14 novembre 2015 pour s’emparer de la question de l’« état d’urgence » et de l’« état d’exception ». Celle-ci occupait déjà une place éminente dans les discussions politiques des années 1920 et 1930. Depuis les attentats du 11 septembre 2001, elle est revenue en force, tambour battant, au point de s’inscrire au cœur des grands questionnements qui travaillent la théorie politique ; en témoigne le nombre croissant de publications sur ce sujet depuis une quinzaine d’années. Tout donne en fait à penser que l’« état d’exception » a acquis la puissance d’une catégorie politique à partir de laquelle les statuts et les places de la plupart des concepts politico-juridiques classiques sont appelés à être redéfinis et redistribués. Agamben observe, par exemple, depuis plus de dix ans que la prolifération de mesures exceptionnelles pour lutter contre le terrorisme serait en voie de « banalisation » ou de « généralisation », si bien qu’on assisterait à l’avènement d’un nouveau paradigme de gouvernement. A l’en croire, nos Etats de droit démocratiques seraient ni plus ni moins tombés sous la coupe du règne infaillible de l’exception faisant désormais loi[3].

Quel que soit l’intérêt d’une telle lecture, il est souhaitable d’éviter certaines simplifications réductrices : l’état d’urgence en tant que tel n’est nullement une suppression de l’Etat de droit. Il s’agit d’un régime de dérogation temporaire à l’Etat de droit, plus ou moins encadré juridiquement, qui a vocation à « sauver » l’ordre juridique quand celui-ci est en danger ou en crise. Mais reconnaissons qu’Agamben – et d’autres avec lui – n’ont sans doute pas entièrement tort dans leurs critiques ; ils pointent certaines difficultés majeures de l’exception, pourtant destinée à assurer la pérennité de nos Etats libéraux-démocratiques. La lutte contre le terrorisme par la proclamation de régimes d’exception dérogatoires soulève la question on ne peut plus légitime des conséquences directes, sur le plan de l’Etat de droit et des libertés fondamentales, des stratégies et mesures qui sont adoptées face aux menaces bien réelles que le terrorisme international fait peser sur l’Etat et ses citoyens.

J’ai l’air de parler indifféremment d’état d’urgence, d’état d’exception ou de régimes exceptionnels. Mais il existe bien une gradation entre l’article 16 de la Constitution de 1958 (accordant les pleins pouvoirs au Président de la République), l’état de siège évoqué à l’article 36 de la Constitution française (jamais utilisé au cours de la Ve République) et l’état d’urgence de la loi de 1955. De ces trois régimes exceptionnels permettant de déroger aux règles administratives et procédurales de droit commun, l’état d’urgence est manifestement le moins attentatoire aux principes démocratiques fondamentaux : il n’opère aucune confusion des pouvoirs législatif et exécutif, et ne confie aucun pouvoir à l’armée, même s’il autorise toutefois une extension importante de certains pouvoirs de police et de l’administration. Il y a donc bien une gradation. Pourtant, on peut soutenir que ces différents régimes d’exception dérogatoires se laissent tous les trois subsumer sous une seule et même catégorie : celle de l’état d’exception, que Carl Schmitt avait étudiée en profondeur dans les années 1920, à l’époque où la République de Weimar était confrontée à une quasi-guerre civile.

D’une part, tout état d’exception, quel que soit son nom – qu’il soit état de siège, état d’urgence ou pouvoirs spéciaux – menace la liberté des individus et compromet le caractère effectif de la Constitution. Ils constituent tous, à des degrés divers, des suspensions partielles de l’ordre constitutionnel, dans la mesure où ils dérogent à des libertés fondamentales qui sont garanties par la Constitution[4]. Ensuite, la structure de l’exception que Schmitt avait identifiée dans sa théorie de la souveraineté vaut formellement pour chacun de ces régimes dérogatoires. Le lien entre souverain et décision sur l’exception n’est pas moins pertinent pour caractériser l’état d’urgence. C’est même ce lien formel qui renferme nombre des dangers que représente l’état d’urgence pour l’Etat de droit démocratique (quand bien même il s’agirait de l’état ou du régime le moins attentatoire à l’égard de nos libertés).

« Est souverain celui qui décide de l’état d’exception »

En quoi consiste ce lien entre le souverain et la décision sur l’exception ? Dans sa Théologie politique de 1922, Schmitt écrit : « Est souverain celui qui décide de l’état d’exception[5] ». En d’autres termes, l’effectivité de l’ordre juridique serait, en dernier ressort, garantie par la déclaration d’un état d’exception, par une décision du souverain grâce à laquelle, à l’avenir, les normes momentanément suspendues seront de nouveau applicables en raison même de leur suspension. Il existerait des cas « limites » où l’exigence de sauvegarde de l’existence même de l’Etat et de la Constitution, sous l’effet d’une menace interne ou externe (d’une guerre ou d’une révolution), rendrait vitale une période d’exception aux normes ou à la Constitution. Schmitt met ici le doigt sur un paradoxe essentiel : dans certaines « circonstances exceptionnelles », il semble nécessaire de suspendre le droit pour le garantir, ou plus exactement, de suspendre une partie des droits reconnus, ou une partie de la Constitution, dans l’objectif de garantir l’existence de l’Etat, et du même geste, l’existence du droit et de la Constitution. Ce qu’il faut comprendre, c’est que, pour Schmitt, l’exception prouverait qu’à la limite, la réalisation du droit se fait par le biais de sa suspension. La décision du chef de l’Etat, situé au faîte du pouvoir, aurait ultimement pour dessein de conserver le droit en le suspendant. Schmitt affirme sans fard que, dans le cas d’exception, « l’Etat subsiste tandis que le droit recule[6] », mais au nom du droit lui-même.

Cela signifie que le droit a ses conditions d’exercice en dehors de lui-même. Autrement dit, le droit n’est nullement capable de se soutenir lui-même, il renvoie toujours à une situation pour laquelle c’est au chef souverain qu’il revient de décider si elle est une situation « normale » ou « exceptionnelle ». Le souverain – c’est ce qui figure au principe de sa souveraineté – décide seul de proclamer l’exception. Il décide en solitaire de ce qui est normal et de ce qui est exceptionnel, personne ne peut lui interdire de le faire. Schmitt met donc en évidence une subordination du droit au politique[7]. Mais, ce qui constitue la légitimité de cet arbitraire du souverain, c’est que l’exception est temporaire ; elle est une période inscrite dans la brièveté. Dans son principe, elle possède un caractère « transitoire ». Il s’agit d’un moyen en vue d’une fin quasi immédiate, à savoir le rétablissement des conditions d’exercice du droit et de la normalité juridique.

Schmitt n’a de cesse de ramener la souveraineté sur l’Etat qui, lui, contrairement au peuple, se laisse personnifier comme un sujet (à travers le chef de l’Etat). Mais nos régimes démocratiques consacrent le principe de la souveraineté populaire, tandis que le moment de l’exceptionnalité exhume nécessairement le caractère personnel de la souveraineté, symbole de la verticalité du pouvoir[8]. Il nous faut en effet remarquer qu’à travers la déclaration de l’état d’urgence, les citoyens et le peuple changent de statut politique : ils cessent d’être titulaires de la souveraineté. C’est bien la personne du souverain qui décide et non le peuple. Dans notre cas, le Président François Hollande – et non le peuple – a décidé de l’état d’exception pour faire face à des « circonstances exceptionnelles ». Ainsi, ce bouclier pour la démocratie passe par une négation de la souveraineté populaire, avec les risques d’arbitraire qui en découlent. Ces risques expliquent l’attente légitime d’un contrôle ou d’un contrepouvoir, alors même que ce dispositif existe, par définition, dans le but de réduire autant que possible les contrepouvoirs. Il y a en réalité une tension centrale dans cette catégorie générique d’état d’exception : une tension entre la volonté de l’exécutif qui entend avoir les mains aussi libres que possible, et la nécessité que cette marge de manœuvre accrue, pour ne pas dire arbitraire, soit soumise à une surveillance et à un contrôle renforcés. Le problème recèle au fond une part d’incontournable : condamner par principe l’état d’exception ne reviendrait-il pas à courir le risque de laisser l’Etat de droit démocratique impuissant face à des ennemis qui ont en vue de le détruire, ne serait-ce qu’en jouant contre lui de ses propres principes ?

Quand l’état d’urgence se prolonge, l’exception devient la norme

Si on doit donc reconnaître le bienfondé de ce concept – certaines catastrophes ou crises exigent la mise en place de mesures d’urgence, sans suivre les procédures « normales » de délibération –, il reste que le paradigme de l’exception n’est pas sans poser quelques difficultés inhérentes à la structure même du concept, en particulier lorsqu’on en vient à confondre les paradigmes… Le recours à l’état d’exception se justifie par l’urgence, par l’absolue nécessité d’agir rapidement. Ce régime a pour fondement l’immédiateté de la réaction liée à un sentiment de légitime défense, qui relève pratiquement de l’instinct : on cherche à « sauvegarder » ce qui doit l’être, dans l’urgence. C’est un outil approprié dès lors qu’il s’agit de résoudre des crises particulièrement intenses, mais brèves. Un tel usage de l’exception tend, certes, à mettre à mal la volonté du peuple, le respect des droits et libertés fondamentaux et le souci de contrôler le pouvoir, mais on se résout à l’accepter en raison de la nécessité d’agir avec célérité, durant une période effectivement temporaire ; une période délimitée dans le temps, qui n’a pas vocation à durer plus de quelques jours ou de quelques semaines.

Or, le terrorisme djihadiste, que nous connaissons depuis une quinzaine d’années au moins, n’est pas un phénomène temporaire, loin s’en faut. Il n’est pas près de prendre fin d’ici quelques jours ou quelques semaines – l’affirmer peut paraître une évidence. La réponse à ce problème ne saurait être trouvée dans le paradigme de l’exception, elle réside manifestement ailleurs. Car, dans son principe, l’état d’exception n’a pas pour objectif d’apporter une solution durable à une menace qui n’est pas moins durable. Une fois qu’est passé le moment de péril extrême, il s’avère impératif d’en revenir à la légalité « normale » : pour être soutenable à terme, l’action contre la menace djihadiste, et plus globalement terroriste, doit être en conformité avec les principes constitutionnels et les valeurs démocratiques de nos Etats pris pour cible[9].

Dès l’instant où l’on se trompe de paradigme, où l’on confond normalité et exception (comme quand le Premier ministre promet de prolonger l’état d’urgence « jusqu’à ce qu’on puisse en finir avec Daesh »), le risque d’arbitraire ne fait alors que s’intensifier. Sans l’ombre d’un doute, le terrorisme est un « danger permanent », de sorte qu’après l’urgence, il est toujours envisageable de prolonger l’état d’urgence (parce qu’il y aura toujours cette menace planant sur l’Etat et ses citoyens). Les modalités de « sortie » de l’état d’urgence deviennent floues et évasives. Ce qui ne devrait être qu’un moment, qu’une exception, menace de se généraliser. Après tout, que peut bien signifier constitutionnaliser l’état d’urgence si ce n’est banaliser et naturaliser l’exception ? En prenant le paradigme de l’exception pour une réponse durable à un problème permanent, on confond la sauvegarde immédiate de l’Etat avec l’instauration d’un nouvel ordre fondé sur la dérogation au droit. Le risque, c’est de voir l’exception se pérenniser, devenir un « ordre » en tant que tel ; un ordre où pourrait tendre à se généraliser la marge discrétionnaire de la police (qui agira de plus en plus en souverain), où les pouvoirs de l’administration s’étendront au détriment de la justice, où le pouvoir sera progressivement confisqué entre les mains de l’exécutif et où les freins et contrepouvoirs se retrouveront réduits à peau de chagrin.

Nous n’en sommes sans doute pas là – pas encore –, mais la vigilance est de mise. Des observatoires de l’état d’urgence ont rapporté quantité de perquisitions en série, musclées et infondées, de même que des assignations à résidence abusives sans lien avec la lutte contre le terrorisme. L’Etat français a même notifié le 24 novembre qu’il avait l’intention de déroger à certains droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et par le droit de l’ONU. Le recours prolongé à l’exception réclame que nous restions vigilants… On doit tout de même rappeler qu’en réponse aux attentats du 11 septembre 2001, le Patriot Act américain n’y est pas allé par quatre chemins. Les pratiques qui en ont découlé ont constitué des transgressions majeures de l’Etat de droit et des droits de l’homme. Cette loi d’exception a permis de créer les statuts de « combattant illégal » et de « combattant ennemi » qui ont débouché sur l’enfermement et la torture à Guantanamo de personnes suspectées de terrorisme sans chef d’accusation ni limitation de durée. Violant allégrement le respect de la vie privée, elle a rendu possible le développement d’un programme de surveillance généralisée (appelé Prism) et la collecte de données personnelles sans aucun lien avec le terrorisme. En outre, le Patriot Act a été reconduit en permanence depuis quatorze ans. Dans ces circonstances, peut-on encore parler d’une loi d’urgence ? Ne s’agit-il pas plutôt d’un nouveau fonctionnement de la démocratie américaine, pour ne pas dire d’un nouvel ordre généralisant l’exception dorénavant en passe de devenir la norme ?

On ne le répétera jamais assez : un état d’urgence prolongé, qui s’inscrit dans la durée, ne revient pas à « protéger l’Etat de droit », comme l’a prétendu François Hollande. Au contraire, cela revient à y contrevenir. Les dérogations autres qu’ostensiblement « temporaires » à notre ordre libéral-démocratique ne peuvent être justifiées au nom de l’Etat le droit et de son idée ; elles en constituent des atteintes manifestes.

 

Tristan Storme est philosophe, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Nantes

 

 

[1] G. Agamben, « De l’Etat de droit à l’Etat de sécurité », Le Monde, le 23 décembre 2015.

[2] P. Engel, « Non Giorgio Agamben, on peut lutter contre le terrorisme sans perdre notre liberté », Le Monde, le 4 janvier 2016.

[3] Voir en particulier G. Agamben, Etat d’exception, Paris, Seuil, 2002.

[4] Ce qu’O. Beaud a très tôt souligné dans le débat public. Voir son article intitulé « Il ne faut pas constitutionnaliser l’état d’urgence », paru dans Le Monde, le 1er décembre 2015.

[5] C. Schmitt, Théologie politique. Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté, dans Théologie politique, Paris, Gallimard Nrf, 1988, p. 15.

[6] Ibid., p. 22.

[7] J.-Cl. Monod a très bien décrit cette subordination du droit au politique que Schmitt a mise en avant dès les années 1920. Voir par exemple sa présentation à la réédition française de C. Schmitt, La Dictature, Paris, Points-Essais, 2015, pp. 7-48.

[8] Sur ce point, je renvoie aux travaux d’E. Balibar consacrés à l’éclairage de la notion contemporaine de souveraineté. Voir en particulier « De la souveraineté : histoire et actualité d’un problème », dans S. Théodorou (éd.), L’Exception dans tous ses états, Marseille, Parenthèses, 2007, pp. 131-147.

[9] Je rejoins ici ce qu’a soutenu F. Saint-Bonnet dans un entretien accordé à laviedesidees.fr (« Contre le terrorisme, la législation d’exception ? », le 23 novembre 2015), ainsi que les arguments avancés par B. Manin après les attentats du 11 septembre 2001 (« The Emergency Paradigm and the New Terrorism », dans S. Baume, B. Fontana [eds], Les Usages de la séparation des pouvoirs – The Uses of the Separation of Powers, Paris, Michel Houdiard, 2008, pp. 135-171).