Ce dernier volet analyse le discours de la compétitivité, déployé par les défenseurs de la LRU. Quand la “saine émulation” entre universités (inégalement dotées) se fait au détriment de la redistribution et des financements publics. 

|*3ème partie : Quand les Universités seront devenues « libres et responsables », la hausse des droits d’inscription sera inéluctable…*|

Pour que l’UNEF signe cet été l’armistice, avant même d’avoir engagé le combat, le gouvernement, et le Président en tête, avaient renoncé à introduire l’augmentation des droits d’inscription et la sélection à l’entrée du « M. ». Face au développement du mouvement étudiant, qui pointe, parmi d’autres, ces dérives probables, Valérie Pécresse indique vouloir rétablir la vérité, répétant, comme dans son discours du 13 novembre dernier qu’il « n’y a pas de sélection dans la loi : l’accès à l’université c’est le baccalauréat |1| . Quant aux droits d’inscription : ces droits sont et resteront fixés par le ministère. Ils sont aujourd’hui de 165 euros pour la licence, et de 215 euros pour le master ». Mais la crédibilité de la Ministre, sur ce dossier va être bien difficile à restaurer. Certes, les droits d’inscription n’augmentent pas… pour le moment. Mais au cours de la campagne, Nicolas Sarkozy a répété son souhait de vouloir lever les tabous en matière de sélection comme de droits d’inscription : « Que des étudiants veuillent persister dans ces filières, c’est, après tout, leur droit. Mais ce n’est pas le rôle de la collectivité de les financer, encore moins de les inciter » |2| .

Sans modification de la loi, rien n’interdit au ministère à l’avenir, lorsque la mobilisation étudiante sera retombée, d’augmenter sensiblement les droits, d’abord dans certaines filières, celles par exemple que le candidat Sarkozy jugeait « sans débouchés ». Avant d’étendre la mesure aux autres formations, au nom de l’« équité », puisque telle est la raison désormais rituellement invoquée, pour justifier toutes les régressions sociales. Et si l’État ne veut pas prendre la responsabilité politique d’une hausse des droits, un « cavalier législatif », opportunément accroché à un quelconque projet de loi, suffira pour transférer aux établissements désormais autonomes, la « liberté et la responsabilité » de fixer leurs droits. Car la logique de la LRU, de l’autonomie financière accordée aux établissements est bien celle-là. Aux universités d’accroître leurs ressources propres, car l’État ne peut pas tout, nous dit-on |3| , et semble pouvoir, ou vouloir plutôt, de moins en moins. Et que l’on ne s’y trompe pas : si gouvernants et experts en appellent à l’accroissement de l’investissement dans l’enseignement supérieur et la recherche, notamment dans le cadre de la stratégie définie au niveau européen au Conseil européen de Lisbonne (qui s’est donné en mars 2000 l’objectif, à l’horizon « 2010 », de « faire de l’Europe, l’économie et la société de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde »), c’est largement sur le financement croissant par les entreprises et les ménages (sous forme en particulier des droits d’inscription ou plutôt, nouveau vocabulaire, de la vente de prestations éducatives ) qu’ils tablent.

L’objectif de la LRU : diversifier les ressources, au-delà ( ?) du financement étatique

Difficile de souscrire aux « vérités » |4| de Valérie Pécresse, sur le non-désengagement de l’État |5| alors que toute la loi LRU vise à diversifier les ressources des établissements. D’ores et déjà, les universités sont aussi financées, et très inégalement, par les collectivités territoriales, d’autres administrations publiques que l’Éducation nationale et les entreprises |6| . Les dispositions juridiques de la loi nouvelle vont permettre de faire davantage appel aux financements privés, celui des entreprises, et celui des mécènes. Les universités vont pouvoir créer des « fondations ». Des fondations universitaires, lorsqu’elles sont seules à l’origine de la création, des fondations partenariales lorsqu’elles partagent cette initiative avec d’autres organismes publics ou privés. Avec une rare célérité, certains établissements se sont lancés dans l’appel au mécénat. Ainsi, le directeur de Sciences Po vient d’écrire aux anciens élèves, les appelant à la générosité. Une générosité peu coûteuse, grâce à la nouvelle loi LRU et aux crédits d’impôts qu’elle institue au bénéfice de ceux qui participent ainsi à financer, et de façon très sélective, l’enseignement supérieur. Richard Descoings se fait à l’occasion conseiller fiscal : « Ainsi, 66 % des dons que vous accepteriez de faire à Sciences Po en 2007 seront déductibles du montant de l’impôt sur le revenu que vous paierez en 2008 (dans la limite de 20 % de votre imposition). Et si vous êtes redevable de l’ISF, vous pourrez verser à Sciences Po jusqu’à 50 000 euros au titre de cette imposition. En somme, vous avez désormais le choix entre verser vos impôts à l’État ou bien vous en acquitter, à hauteur des 2/3, par une affectation dont vous décidez vous-même. Cette révolution financière est aussi une révolution culturelle. Elle me conduit à vous demander de soutenir Sciences Po, à titre personnel, ce que, contrairement aux universités anglaises ou américaines, on n’a pas l’habitude de faire en France. Nous allons être sûrement nombreux à nous concurrencer pour tenter de vous convaincre. Saine émulation ! » Saine émulation en effet que celle-ci, qui va s’engager entre des établissements très inégalement dotés dès le départ ! Pour une école au recrutement très bourgeois, comme l’est Sciences Po, nul doute que la moisson auprès des anciens élèves sera fructueuse ; mais pour les autres, les universités de proximité par exemple ? Mais la justification du don en dit aussi long sur la conception que les modernisateurs – et Richard Descoings, directeur de Sciences Po et conseiller « des » Princes en est l’une des figures de proue – ont de la redistribution (i.e. de la solidarité) et du financement public. Verser ce que l’on doit, en tant que citoyen, à son ancienne école (en bénéficiant au passage d’une décote des deux tiers sur la contribution à acquitter) plutôt que payer l’impôt, qui lui servira, entre autres, à financer l’ensemble de l’enseignement supérieur. On veut bien avoir ses œuvres (l’essentiel pour son ancienne école, le reliquat pour les pauvres), mais payer l’impôt au bénéfice de tous, non !

Dans la course aux ressources propres (en ne considérant pas pour le moment les droits d’inscription), que la LRU ouvre, les différents établissements d’enseignement supérieurs ne sont pas sur la même ligne de départ. Indépendamment des dangers, là encore différentiels selon la position de l’établissement (le risque de dépendance menace toujours les plus fragiles) de ces financements-là, la capacité à les capter sera l’apanage des grands établissements. Sous ce rapport, ce qui passe déjà en matière de collecte de la taxe d’apprentissage (certaines formations universitaires peuvent y prétendre, mais recueillent une portion congrue par rapport, par exemple, à toutes les écoles de commerce) devrait instruire sur la « générosité » sélective des entreprises, indépendante de la qualité des formations qu’ainsi elles encouragent. Quant aux autres ressources, elles seront marginales et iront là encore aux universités de « prestige ». Sans jugement ici sur l’opportunité de tels financements, toutes les universités ne peuvent pas louer à prix d’or leurs amphithéâtres et autres galeries « chargés d’histoire » pour des défilés de mode ou des séminaires d’entreprises. Et de même, toutes ne pourront vendre leur « marque », comme a déjà commencé à le faire aux Émirats arabes unis, l’entreprenant président de Paris IV |7| , avant cette autre institution qu’est le Louvre.

Comment justifier l’inacceptable ? Avec cynisme !

Mais ces financements-là de toute façon ne seront pas l’essentiel. Il faudra aussi, dans la « nouvelle université », que les « usagers » paient davantage. La conversion des esprits aux nécessités de la hausse des droits d’inscription a depuis longtemps commencé. Même si le gouvernement a provisoirement et tactiquement renoncé à cette mesure impopulaire, on continue à dénoncer « intouchable dogme de la gratuité » |8| , notamment en ce qu’il signifierait « l’égalitarisme contre l’égalité » |9| . Et c’est, ce faisant, une incroyable inversion des valeurs à laquelle on assiste. Des droits d’inscription élevés sont désormais présentés non plus comme une barrière sociale à l’entrée à l’Université mais comme un filtre scolaire efficace, permettant de sélectionner les meilleurs, comme n’importe quel concours d’entrée, mieux même. C’est le point de vue, étroitement économiciste, en tant qu’il est fondé sur une conception hypertrophiée de la rationalité de l’acteur, qui est développé par Robert Gary-Bobo et Alain Trannoy dans un article assez récent de la Revue française d’économie. : « Si chaque étudiant exploite d’une manière rationnelle l’information que véhicule sa note au test d’entrée (ou moyenne au bac), alors, il existe un droit d’inscription qui assure une auto-sélection optimale des étudiants.

En d’autres termes, sous ces hypothèses, il est redondant que l’université utilise la sélection directe par le test d’entrée : un seul instrument de sélection, l’argent, est utilisé à l’optimum ! Nous obtenons une conclusion quelque peu répugnante, mais qui est une conséquence directe de l’hypothèse de rationalité individuelle, jointe à l’hypothèse de « marchés financiers parfaits » . |10| « Conclusion quelque peu répugnante », mais assumée par nos économistes. Et qu’importe si leurs hypothèses sont bien peu réalistes. Des marchés financiers parfaits ? Des acteurs rationnels qui savent précisément s’évaluer et s’auto-sélectionnent sur ce seul critère ? Comme si toutes les boîtes à bacs et autres petites écoles de commerce et d’ingénieurs, pratiquant des frais de scolarité très élevés et accueillant les élèves socialement bien nés mais scolairement moins doués, n’avaient jamais existé… Comme si à l’inverse les élèves scolairement doués mais socialement moins dotés ne s’auto-sélectionnaient pas déjà (alors que les droits d’inscription sont contenus), ne pouvant faire face au coût de leur scolarité (au-delà des frais d’inscription, il faut vivre !). Qu’importe, puisque la conclusion, seule, restera, parée de l’autorité académique de ces/ses auteurs. Mais c’est également en termes d’efficacité pédagogique que ces économistes, et bien d’autres, justifient une politique de droits élevés. Les étudiants, parce qu’ils ont payé, et payé cher, seraient plus investis dans l’étude, et exigeraient davantage, devenus clients, de leurs enseignants, dès lors eux aussi amenés à s’impliquer de façon accrue dans l’enseignement et le suivi des étudiants. Là encore, pourtant, les expériences de toutes les petites écoles, mais aussi d’un certain nombre de plus grandes, qui sélectionnent à l’entrée sur l’argent (pour les premières) et davantage sur le niveau (pour les secondes), devraient inviter à plus de circonspection, quant à l’analyse des facteurs de la libido sciendi. Mais il est vrai, ces jeunes naturellement « entreprenants », tout occupés qu’ils sont à l’organisation d’activités diverses (dans le cadre de leur BDE, bureau des élèves pour les initiés !), peuvent difficilement faire preuve d’assiduité. Il est une dernière justification, tout aussi spécieuse, qui se drape dans l’équité, au-delà des bannières de l’excellence académique ou de l’efficacité pédagogique parallèlement brandies. Les « pauvres » n’enverraient pas leurs enfants à l’université et participeraient quand même à la financer, via l’impôt. La hausse des droits mettrait fin à cette « injustice ». Outre que la hausse massive des droits exclura un peu plus de l’enseignement supérieur ceux qui y ont déjà peu accès, on s’étonne que ces « refondateurs sociaux » (puisqu’ils disent vouloir « refonder la solidarité) n’aient pas le même souci pour tout ce que les pauvres financent « injustement », les multiples golfs municipaux dont ils ne foulent jamais le gazon, par exemple

Derrière la hausse des droits d’inscription dans l’enseignement supérieur, la vieille théorie libérale du capital humain

L’enseignement supérieur est-il encore considéré comme un bien public fondamental ? On peut en douter à la lecture des écrits de ceux qui se prononcent pour l’augmentation des droits d’inscription, qu’ils justifient, au niveau individuel, en termes d’investissement et de retour sur investissement. C’est incontestablement une deuxième jeunesse pour la vieille théorie du capital humain, élaborée au début des années mille neuf cent soixante, en particulier par les économistes, longtemps qualifiés d’ultra-libéraux (et ils le restent, même s’ils ne sont plus ainsi disqualifiés), de l’école de Chicago. Il faut dire que les idées de Voucher éducation (lancée par Milton Friedman qui souhaitait qu’ainsi munis de leur chèque éducation, accordé par un État n’intervenant plus directement comme « éducateur », les citoyens puissent mettre en concurrence les établissements éducatifs) et de co-investissement dans la formation professionnelle et l’enseignement supérieur ont été depuis très largement popularisées sous l’appellation mobilisatrice, parce qu’apparemment séduisante, d’« éducation tout au long de la vie ». Il a fallu au préalable – et ces think tanks institutionnels que sont finalement l’OCDE, la Banque Mondiale, l’Unesco ou la Commission européenne s’y sont employés depuis 15 ans – débarrasser cette vieille philosophie de ses oripeaux trop ouvertement libéraux. L’entreprise de brouillage idéologique a été un succès, à tel point que certains « experts » peuvent même être induits en erreur sur l’origine de ces « produits » intellectuels, comme c’est le cas pour Emmanuel Davidenkoff et Sylvain Kahn qui, affirmant que « Les pays de l’Europe du Nord voient l’enseignement supérieur comme un investissement », déclinent, dans la phrase suivante, l’argumentaire du « capital humain », sans référer aucunement à l’école de Chicago : « À partir d’un certain niveau d’instruction, la culture politique nationale |sic| considère que le retour sur investissement atteint une valeur telle, non seulement pour la nation, mais aussi – voire surtout – pour l’individu et sa famille, qu’il est économiquement rationnel et politiquement juste que celui-ci (et la nation) contribue personnellement à cet investissement » |11| .

Cette conception économiciste de l’éducation « tertiaire » (pour reprendre l’expression anglo-saxonne) est, au vrai, fort contestable. Au-delà même de son caractère instrumental, la formation n’étant envisagée que dans ses liens avec le marché du travail sur lequel l’entrée sera ainsi facilitée, elle dénie tous les déterminants sociaux de l’investissement et de la formation des salaires. Considérer que le bénéficiaire d’une formation supérieure en retire immédiatement avantage, c’est oublier qu’en termes de recrutement, aussi bien dans l’obtention de l’emploi que dans les conditions statutaires et salariales, le capital social (i.e. en particulier ici le « réseau » |12| ) joue tout autant que le capital scolaire. Le rendement dudit investissement en capital humain croît dès lors quand on s’élève dans la hiérarchie sociale. Et il apparaît à l’inverse problématique, parce que non assuré, dans les milieux populaires ; ou pour tous ceux qui sont victimes de discrimination, ethniques ou de genre, qui structurent de façon tellement visible le marché du travail qu’elles conduisent désormais les entreprises, sous le feu des critiques, à s’engager sur des programmes de « diversité ». Ce qui est aussi social, et régulièrement occulté par les théoriciens du capital humain et tous leurs ingrats, parce qu’oublieux de leur filiation, épigones, c’est la compétence sociale différentielle à se placer dans une logique d’investissement. Investir, dans les anticipations que cela suppose, exige précisément de pouvoir se projeter dans l’avenir, d’avoir la possibilité d’influer sur son destin, ce qui est plus facile quand le présent est déjà assuré. Mais l’appréciation des risques n’est également pas la même aux différents degrés de l’échelle sociale. À égalité de résultats scolaires, les familles populaires vont considérer comme plus aléatoire la réussite de leurs enfants.

Cette capacité inégale d’investissement tient enfin, et c’est une difficulté que les tenants de cette conception reconnaissent partiellement (comme une imperfection du marché financier), aux conditions de son financement. Pour payer leurs études supérieures, les étudiants sont, dans cette optique, invités à avoir recours à l’endettement, le supplément de salaires futur leur permettant, sans peine nous dit-on, de rembourser leurs échéances. Mais, outre que ce supplément de salaires est loin d’être garanti pour tous, c’est la possibilité même de l’endettement qui n’est pas ouverte à tous, et en particulier aux moins fortunés, qui sans caution, représentent un risque trop important pour les banquiers. Il revient alors à l’État, et ce serait là nous dit-on une nouvelle politique d’enseignement supérieur dans la « nouvelle université », de faciliter l’accès au crédit, voire de bonifier les prêts. Mais l’obstacle en soi que peut constituer l’endettement, et en particulier dans des familles déjà lourdement endettées, n’est à aucun moment envisagé ; alors même que les partisans de la hausse massive des droits d’inscription universitaires revendiquent une fibre sociale et affichent leur souci de l’accès des plus pauvres, scolairement méritants cependant, aux études supérieures… D’autres invoquent aussi les mesures de modulation des droits en fonction des revenus du foyer de l’étudiant. Tel le directeur de Sciences Po Paris, au moment de l’augmentation 2003 de droits déjà élevés. Enfin, l’exemplarité américaine est bien sûr rappelée : les étudiants démunis sont exonérés de droits et se voient même accorder de généreuses bourses d’études, notamment par des fondations d’entreprises. Ces admirateurs du modèle américain omettent cependant d’évoquer le programme universitaire de l’armée américaine – ROTC |13| – qui finance les études d’un certain nombre de jeunes américains peu fortunés, en contrepartie de la signature d’un engagement temporaire dans l’armée et la probabilité forte qui l’accompagne d’un détour, parfois définitif, par l’Irak. Une autre solution pour financer des études supérieures devenues payantes serait enfin l’exercice par les étudiants infortunés d’une activité professionnelle rémunérée, parallèlement à leurs études. Au-delà de la rémunération qu’elle apporte, elle est présentée comme une expérience professionnelle enrichissante, susceptible d’être ensuite valorisée.

L’argument laisse pantois : de nombreux étudiants français (les chiffrages sont difficiles du fait de l’hétérogénéité des conditions horaires et statutaires de cette activité) ont déjà un pied à l’université où ils tentent d’étudier et l’autre qui, dans un fast-food où ils sont équipiers, qui, dans un collège, où ils sont assistants d’éducation…. Car la « quasi-gratuité » de l’enseignement supérieur ne vaut que pour les droits d’inscription (dont des « experts », pourtant consacrés, méconnaissent parfois étrangement le montant : Gary-Bobo et Trannoy dans leur article précité évoquent ainsi des droits de 100 euros pour les premiers et seconds cycles !), le coût de la vie universitaire obligeant de nombreux étudiants à travailler. Et cette « polyactivité » a des répercussions le plus souvent négatives sur la réussite des étudiants (à tout le moins, elle est à l’origine de parcours plus lents) notamment en premier cycle que d’ailleurs tous ceux
qui dénoncent les taux d’échec à l’Université oublient d’évoquer, se limitant à l’invocation de la démotivation ou de la faiblesse du niveau de ces nouveaux étudiants, qui n’avaient, jusque-là, pas accès à l’enseignement supérieur.
Mais toutes ces limites peuvent sembler balayées par la proposition développée par les économistes, faussement iconoclastes (en tout cas en sciences économiques où leur néolibéralisme est largement partagé) Robert Gary Bobo et Alain Trannoy : préconisant une hausse massive des droits d’inscription, ils l’assortissent d’une proposition apparemment audacieuse de « Chèque-Projet Professionnel ». Ce chèque, d’une valeur de 60 000 euros, permettant d’autofinancer 5 années d’études supérieures, en en payant chaque année les droits (4 000 euros) et les « frais de logement, de repas et autres pour une valeur approximative de 8 000 euros » n’est pourtant rien d’autre qu’un prêt bonifié, qu’il convient donc de rembourser, avec toutes les inégalités sociales déjà évoquées, liées à ce que la logique d’investissement est l’apanage des milieux favorisés. Et le prêteur (l’organisme dont les deux économistes appellent à la constitution) évaluera le projet, à la manière de ce que fait n’importe quel banquier, ce qui conduira à ce que l’on oriente les enfants des milieux défavorisés vers les filières les plus professionnalisées – pour garantir au mieux le remboursement du prêt – les assignant par là à leur destin de classe, renforçant encore, par rapport au système actuel, « la causalité du probable ».

Des droits plus élevés pour mettre fin à la paupérisation des universités ? Une illusion dangereuse…

Dès lors que l’obstacle réglementaire à l’augmentation des droits d’inscription aura été levé, l’argument de l’augmentation des ressources de l’établissement pourra porter auprès de certains enseignants et personnels ; et la promesse, qui y est associée, de l’amélioration subséquente et conséquente des conditions matérielles de travail (des bureaux, des salles, des équipements…), voire de l’élargissement des primes (les « primes présidentielles » que la LRU a instituées !), emportera l’adhésion des candides.
C’est bien là d’ailleurs une autre justification avancée pour en appeler à l’augmentation massive des droits d’inscription : sortir les universités françaises de leur misère, mettre fin au mouvement de paupérisation qui les affecte pour leur permettre de rivaliser avec les universités du Top 500 de Shanghai. On aurait pu imaginer, au moins à gauche, mais aussi, à droite, dans une tradition gaullienne, que ce soit l’État qui, ayant précisément fait de l’enseignement supérieur un impératif national, abonde substantiellement le budget des universités, rattrape les retards accumulés du fait de ce que les ressources n’ont pas suivi l’accroissement des effectifs, consécutif à l’élévation des taux de scolarisation secondaire. Ce n’est pas le choix prôné par nos modernisateurs, qui se disent continûment sans « tabou », mais en ont pourtant un premier, et fondamental, le tabou « fiscal », l’idée posée en postulat, que la pression en la matière est telle qu’on ne peut engager de nouvelles dépenses publiques, sauf à mettre en péril la production de richesses |14| .

Plus riches, les universités françaises pourront, proclament-ils, faire face à la concurrence internationale en attirant les meilleurs étudiants. Les meilleurs étudiants étrangers, car les plus solvables, dans un cercle vertueux qui veut que ceux-ci se déplacent vers les établissements prestigieux, mais aussi riches, susceptibles de leur offrir des conditions matérielles favorables, et pas seulement l’accès au savoir. Les meilleurs étudiants avancés, chercheurs de demain, qui participeront au rayonnement scientifique de l’établissement, lui permettant, par leurs publications futures, de s’élever encore dans le classement mondial des universités. Et bien entendu, les meilleurs enseignants et chercheurs, à qui il sera possible de proposer enfin des conditions idéales d’enseignement et de recherche, et une rémunération à la hauteur de leurs talents de chercheur, de pédagogue, de consultant, voire de conférencier. Rappelons-le, la loi LRU permet désormais au président d’université de recruter des « contractuels » et de les rémunérer hors grille de la fonction publique.

Malgré les affirmations modernisatrices, il n’est pas sûr que toujours l’excellence prévale dans ce système, aussi bien du côté du recrutement des étudiants que des enseignants et chercheurs. Dans un système marchand, il est difficile d’abord, à moins d’être une entreprise très sélective, de refuser des clients (très) solvables : on l’imagine aisément, ne serait-ce qu’au vu de ce que l’on sait en France des pratiques de toutes ces petites (même si elles se proclament grandes dans leurs luxueuses plaquettes) écoles de commerce accueillant des étudiants à fort capital social, mais au vernis culturel écaillé, ou fort de l’expérience de certaines pratiques universitaires d’accueil élargi, dans ces filières pourtant sélectives que sont les ex-DESS, d’un certain nombre d’étudiants « de la formation continue », scolairement médiocres, mais porteurs d’un « financement » important. Certes, les plus prestigieux des établissements pourront échapper à ce genre de dilemmes et recruter des étudiants « riches » et « excellents » (comme l’on disait, dans, un autre registre, « rouge » et « expert » pendant la Révolution culturelle, en Chine) ; mais pressés de trouver des ressources, les autres devront immanquablement en rabattre sur les prétentions académiques, même si ce calcul de court terme peut remettre en cause précisément à terme la pérennité de l’établissement (mais ont-ils vraiment le choix ?).

C’est aussi du côté du recrutement des enseignants et chercheurs qu’il n’est pas sûr que ce soit la seule qualité scientifique qui, en ces matières s’entend, détermine les choix : la proximité du « président-recruteur » risque de peser au moins autant. Outre ce fait oublié, en particulier par ceux qui usent et abusent des métaphores footballistiques |15| , que l’excellence individuelle ne garantit pas, notamment en termes de recherche, l’excellence collective.
Mais c’est également l’affirmation qu’en demandant davantage aux étudiants, les universités vont s’enrichir, qui est loin d’aller de soi. D’abord, parce que l’État aura la tentation de se désengager financièrement dans le même temps (et dans les mêmes proportions) que les universités auront recueilli ces recettes supplémentaires. L’augmentation des droits d’inscription est en réalité l’amorce d’une spirale. Ensuite, parce que toutes les universités ne s’extrairont pas de leur condition paupérisée, et en tout cas pas de la même manière. Les universités déjà les plus renommées, avant l’augmentation des droits d’inscription et l’ouverture à la concurrence qu’elle signifie, capteront les étudiants les plus solvables. Dit autrement, les petites universités verront de toute façon leur supplément de recettes de droits d’inscription limitée par le potentiel de richesse de leurs étudiants, évidemment plus restreint. Les financements privés seront tout aussi inégalement répartis : les entreprises privées, soucieuses de leur image, et autres mécènes naturellement désintéressés feront profiter de façon privilégiée de leur désintéressement les établissements déjà les plus prestigieux. Et si elles s’intéressent, par leurs subsides, aux autres établissements, ce sera alors en position de force, avec la possibilité de peser sur les choix pédagogiques (la tentation de transformer telle ou telle filière en réservoir de main-d’œuvre étroitement ajustée à leurs attentes de court terme, sans engagement d’emploi bien sûr) ou sur les orientations de recherches.

L’industrie, lorsqu’elle finance la recherche, attend un retour sur investissement et peut parfois orienter non seulement la direction des recherches, mais les résultats obtenus. Hervé Morin rappelle ainsi dans Le Monde du 10 janvier 2007 « Après l’industrie pharmaceutique, celle des boissons sucrées, fruitées et lactées est suspectée de n’être pas totalement désintéressée dans son financement de la recherche. Un article paru, mardi 9 janvier, dans la revue PLoS Medecine montre que cet appui peut influencer les conclusions des études en nutrition. Après avoir analysé 206 articles, publiés entre 1999 et 2003, David Ludwig, de l’hôpital pour enfants de Boston (Massachusetts), et ses collègues concluent que, lorsqu’ils sont financés par les industriels, les articles scientifiques portant sur des boissons non alcoolisées ont jusqu’à huit fois plus de chance d’être favorables aux intérêts de leurs sponsors que lorsque les recherches sont conduites… »

Au final, outre que l’enrichissement des universités françaises, après la mue de leur financement, est loin d’être assuré, le désengagement de l’État de ce qui était pourtant considéré comme un « bien public » fondamental, n’est pas sans conséquences – qu’on imagine facilement funestes – sur la qualité de l’enseignement et de la recherche. La défense de la « quasi-gratuité » actuelle des études universitaires devrait s’imposer à tous, même si cette quasi-gratuité ne suffit pas à garantir la démocratisation de l’enseignement supérieur, comme la quasi-gratuité des bibliothèques et des musées ne permet pas, à elle seule, celle de la culture. Il y a bien d’autres facteurs sociaux qui restreignent l’accès à l’éducation et à la culture. Mais en revanche, il ne fait pas de doute que la marchandisation des prestations éducatives et culturelles, au-delà de ses effets propres sur la forme et le contenu desdites « prestations », est l’obstacle premier à tout projet de démocratisation.


|1| On observera qu’elle ne parle cependant pas du Master.

|2| Déclaration de N.Sarkozy du 4 octobre 2006. Cf. « Entrée à l’université : M. Sarkozy souhaite sélectionner les étudiants en fin de premier semestre » Le Monde, 6 octobre 2006.

|3| « aucun pays n’est assez riche pour allouer toutes ses ressources à l’éducation », assène ainsi, au nom du bon sens, Marie Duru-Bellat dans son ouvrage L’inflation scolaire., Seuil, 2006, op.cité p 68. Une évidence, pour faire oublier que la marge de progression possible des dépenses publiques consacrées à l’éducation en général et à l’enseignement supérieur en particulier est encore très forte !

|4| La « vérité ministérielle », après la « vérité présidentielle » (l’expression « La vérité c’est que » est hypertrophiée dans les discours du nouveau président Cf. l’analyse d’Alain Rey, dans Le Monde 2, 24 novembre 2007)

|5| « il n’y aura pas de désengagement de l’Etat avec la réforme » affirme ainsi la Ministre dans une déclaration du 13 novembre 2007, titrée « La vérité sur la réforme des universités ».

|6| Le financement par les « ménages » est théoriquement le même, pour le moment, pour tous les établissements puisque les droits sont fixés nationalement

|7| Un épisode sur lequel Jean-Robert Pitte est étonnamment taiseux, dans ce livre d’universitaire sur l’université écrit « à la première personne » ( de par le style, mais aussi sur le fond, à travers ses confidences intimes distillées, par exemple ici, sur « l’excellentissime boucher de la rue Monge » chez qui il se sert ) Jeunes, on vous ment. Reconstruire l’Université, Fayard mai 2006.

|8| Emmanuel Davidenkoff, Sylvain Kahn, Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation, Hachette, 2006, p 155

|9| Emmanuel Davidenkoff, Sylvain Kahn, op.cité p 75

|10| Robert Gary-Bobo et Alain Trannoy , « Faut-il augmenter les droits d’inscription à l’Université », Revue française d’économie, janvier 2005.

|11| Op.cité p 75

|12| Op.cité p 75

|13| http://www.goarmy.com/rotc/. Voir aussi le film de Michael Moore Fahrenheit 9/11 qui montre l’action des agents recruteurs de l’armée américaine.

|14| Sur ce topique de la pensée néolibéralo-réactionnaire, voir le travail de mémoire entrepris par Albert O.Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Fayard .

|15| Cf. Emmanuel Davidenkoff et Sylvain Kahn, Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation, Hachette, 2006, et notamment p 113 « Real Madrid contre AJ Auxerre ».